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15 août 2023

Dans La Tentation du Sauveur, Jean Garrigues illustre les noces de l’ethos et du pathos

Jean Garrigues est assurément l’un des meilleurs connaisseurs de la parole politique en France. Parmi ses nombreux ouvrages figurent notamment Les grands discours parlementaires de la Cinquième République (Armand Colin, 2006) et Les grands discours parlementaires de Mirabeau à nos jours (Armand Colin, 2017). Il a publié voici quelques mois La Tentation du sauveur – Histoire d’une passion française, où il décrit avec verve, passion et précision documentée l’enthousiasme suscité chez les Français par quelques personnages hors du commun, tous des hommes (une brève apparition de la « Madone du Poitou » et quelques allusions à Jeanne d’Arc soulignent le déséquilibre sans le compenser).

Ce livre est en fait une version augmentée d’un ouvrage de 2012, Hommes providentiels. Histoire d’une fascination française (Seuil). Notons que les petites phrases y font leur entrée en même temps qu’Emmanuel Macron :

Aux yeux de l’opinion, il apparaissait comme un homme neuf, contrastant avec les apparatchiks socialistes ou républicains, ces vieux routiers de la politique qui occupaient la scène publique depuis des décennies. C’était d’ailleurs sa marque de fabrique, cultivée à coups de petites phrases, de vraies provocations ou de fausses naïvetés.

En réalité, elles y étaient depuis longtemps, même si ce n’était pas sous cette appellation, ici manifestement péjorative*. Jean Garrigues, implicitement, ne reconnaît pas les petites phrases comme un phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, dans son analyse de l’homme providentiel, il éclaire en passant, mais brillamment, leur genèse et leur mission.

La fonction du sauveur « s’illustre par les nombreux récits et anecdotes légendaires qui accompagnent le règne d’Henri IV », note-t-il par exemple. On pourrait ajouter que ces récits et anecdotes sont souvent condensés dans une formule brève prêtée au roi : « Paris vaut bien une messe », « Ralliez-vous à mon panache blanc », etc. Ce qu’en langage contemporain on qualifierait volontiers de « petite phrase ».

Spécialement instructives sont les pages consacrées à Gambetta, dont l’immense popularité est ponctuée de formules enthousiasmantes, à Rouen (« Si nous ne pouvons faire un pacte avec la victoire, faisons un pacte avec la mort ! »), à Bordeaux (« Jurons tous la guerre à outrance ! »), etc. « Chacun est bien forcé de reconnaître l’"effet magique" de l’éloquence gambettiste », note l’auteur, citant Raymond Poincaré : « Nous autres, adolescents, […] nous nous répétions les passages les plus ardents des discours d’Amiens, de Belleville, du Château-d’eau » (p. 58). Ces « passages ardents » répétés pourraient bien être des synonymes d’époque de nos petites phrases partagées sur les réseaux sociaux.

La culture de l’ethos

Mais ce que révèle surtout Jean Garrigues, en creux, c’est ce qui précède les petites phrases, leur terreau fertile. L’homme providentiel ne naît pas ex nihilo, il acquiert d’abord une image. Le moteur de son ascension n’est jamais l’exégèse de son programme politique. C’est l’éloge de sa personnalité. Parmi de nombreux exemples, l’auteur note ainsi que « les élections législatives des 23 et 30 novembre 1958 confirment cette sacralisation du pouvoir, car c’est autour de la personne du Général que se focalise la campagne. » (p. 175). Une petite phrase ne résume pas un programme mais un personnage.

En fait, le seul thème « programmatique » récurrent chez les hommes providentiels paraît être celui de la guerre, ou plutôt de la paix, qu’il s’agisse de mettre fin à la guerre d’Indochine pour Mendès France, de ramener l’ordre en Algérie pour de Gaulle ou de chasser les Prussiens pour Gambetta. Ce sont des thèmes plus existentiels que politiques.

Devenir un homme providentiel ne suppose pas forcément une personnalité flamboyante. Le livre s’attache entre autres au cas de Pierre Mendès France. On aime se représenter ses partisans comme des citoyens obéissant à une rationalité politique. En réalité, il est porté par une faveur de la presse qui se soucie assez peu de détailler son programme politique. Au mieux, on vante sa « haute compétence », sans préciser même dans quel domaine elle s’exerce. À l’égard de ce type de personnage, le rôle essentiel de la presse n’est pas celui d’exégète : rien ne vaut un reportage dans Paris Match.

La campagne de « Monsieur X », devenu Gaston Defferre, en 1963, face au général de Gaulle, est l’exemple même de ce tournoi inégal (p. 194) : « Les Français auront alors à choisir entre, d’une part, cette politique et l’homme qui se sera engagé à l’appliquer et, d’autre part, le personnage historique, séduisant mais mystérieux, et qui considère qu’il n’a pas à exposer une politique, ni à rendre des comptes ». La victoire de la légende sur le programme est sans appel.

La condition du pathos

Reconnaît-on l’homme providentiel à ce qu’il dit ? Ou plutôt l’inverse ? Ses paroles portent dans la mesure où elles expriment ce qu’il est censé être ‑ son ethos, pour reprendre les catégories d’Aristote. Mais la personnalité du leader elle-même est une œuvre dialectique : elle est, au minimum, choisie par le peuple, guidé plus par le sentiment que par la raison. « Pierre Mendès France, entre ses adversaires et lui, voit se dresser pour le défendre cette espérance d’un peuple reclus de honte et de douleur… » écrit par exemple François Mauriac dans L’Express (p. 149).

Jean Garrigues souligne « la grande diversité des motivations qui suscitent ces engouements » (p. 151). Cependant, elles se rapportent le plus souvent à une personnalité, fantasmée ou pas : désir de modernité, confiance, affection, etc. Les choix politiques paraissent secondaire. L’auteur compare même Mendès France à Pétain : « Aussi différents que soient les deux hommes, les projets et les valeurs qu’ils véhiculent, ils se rejoignent dans cette sphère de la complicité fusionnelle avec les Français qui fait le succès ou l’échec de la mythographie providentialiste » (p. 158). Il rappelle la petite phrase chargée de sens du président Georges Pompidou au journal télévisé le surlendemain de la mort de son prédécesseur : « Françaises, Français, le général de Gaulle est mort. La France est veuve » (p. 184) : l’avis de décès officialise en quelque sorte les noces du pathos et de l’ethos.

Noces restées à l’état de fiançailles interrompues, en revanche, pour le général Boulanger (1837-1891), porté par un enthousiasme populaire autoalimenté, puis apparemment évaporé d’un coup. On date classiquement sa défaveur du jour où il refusa de lancer un coup d’État. Mais son incapacité à fournir des petites phrases n’avait-elle pas préparé cette chute ? Le discours majeur de sa carrière politique, en 1888, est, relate Jean Garrigues, « un long pensum débité d’une voix monocorde » (p. 81). Cette fois, pas de France veuve. « Ci-gît le général Boulanger qui mourut comme il vécut : en sous-lieutenant », propose Clemenceau** en guise d'épitaphe après le suicide de l’homme provisoirement providentiel sur la tombe de sa maîtresse.

La « passion française » telle que la décrit Jean Garrigues est faite avant tout « d’une rencontre entre le désir collectif d’un peuple et la prophétie d’un sauveur, c’est-à-dire d’une alchimie complexe où les mots et les images comptent tout autant que les faits » (p. 14). Autrement dit, une rencontre entre un pathos, un ethos et un logos, au sens le plus élémentaire qui soit : les petites phrases sont de la partie

Jean Garrigues, La Tentation du sauveur : histoire d'une passion française
Payot, collection Histoire
ISBN 978-2-228-93024-6
256 pages, 20,00 €

* Dans Les grands discours parlementaires de Mirabeau à nos jours, Jean Garrigues citait cette critique de Michel Rocard, alors Premier ministre : « Le rythme politique auquel nous vivons tous, passant de l’élection au sondage, de la petite phrase au coup médiatique, érigera, si nous n’y prenons garde, la myopie en art de gouvernement et rabaissera la responsabilité du citoyen à l’opinion passagère à la mode ».
** Qui le connaissait de longue date : ils avaient été camarades de lycée à Nantes.

Michel Le Séac’h

22 mars 2023

« La foule n’a pas de légitimité » : après un débat pauvre en petites phrases, Emmanuel Macron reprend la parole par accident

Le débat parlementaire sur la réforme des retraites a été pauvre en petites phrases. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. Aucune formule n’a été qualifiée de « petite phrase » par un nombre significatif de médias.

Sans doute, Gala a bien titré, début mars, « Olivier Véran ridiculisé : cette petite phrase qui fait rire jaune », avec confirmation par BFMTV, qui a aussi évoqué une petite phrase du ministre du travail, tandis que Francetvinfo distinguait chez Élisabeth Borne « une petite phrase qu’elle a répété une dizaine de fois dans l’hémicycle ». Mais ce sont plutôt des exceptions qui confirment la règle : ce débat s’est déroulé sans formule remarquable qui ait saisi les esprits.

Cette disette irait plutôt dans le sens de ce que disent certains commentateurs : quoique massivement hostile à la réforme, l’opinion publique n’a pas trouvé de vrai débouché politique, pas de porte-parole consensuel.

Cette période de carence s’est soudain achevée le 21 mars de la plus étrange façon. La veille de son entretien télévisé de ce mercredi, le président de la République reçoit des parlementaires de sa majorité. L’un de ceux-ci diffuse un enregistrement clandestin dans lequel Emmanuel Macron déclare : « La foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus ».

La formule se répand immédiatement sur les réseaux sociaux. Elle est expressément tenue pour une petite phrase par TF1, francetvinfo, L’Indépendant, L’Humanité, France Bleu, RMC et d’autres. Et elle est reçue de manière très négative. Le quotidien suisse Le Temps évoque « cette petite phrase, maladroitement tirée de son contexte ou volontairement clivante, quoi qu’il en soit très polémique ». « Ce qui m'inquiète, c'est le retour d'une vieille spécialité d'Emmanuel Macron : la petite phrase qui fâche, prononcée à contre-temps », s’inquiète Stéphane Vernay sur RCF.

Comme au temps des gilets jaunes

Il est troublant de constater qu’on retrouve le même genre de phénomène qu’à la grande époque du « carré macronien » (« je traverse la rue », les « Gaulois réfractaires », les « gens qui ne sont rien », le « pognon de dingue ») : des phrases ambiguës, prononcées et/ou saisies plus ou moins au hasard, sorties de leur contexte… ou entrées dedans et interprétées systématiquement de manière négative.

Quant au fond, la petite phrase enfonce pourtant une porte ouverte : bien entendu, la foule n’a pas de légitimité face au suffrage universel (Donald Trump lui-même n’a pas été jusqu’à prétendre que l’assaut du Capitole par ses partisans, le 6 janvier 2021, suffisait à renverser le résultat de l’élection présidentielle américaine). Mais cette analyse constitutionnaliste n’est guère audible : la petite phrase est condamnable, non à cause de son contenu mais à cause de son auteur et du contexte.

Ce qui, en un sens, n’est pas totalement négatif pour Emmanuel Macron : son statut de leader est confirmé. Et c’est même un leader sans concurrent crédible. Mais c’est aussi un leader négatif, celui qui, dans une polarité politique inversée, apparaît comme un repoussoir irremplaçable, attesté par ses petites phrases insupportables – ou du moins insupportées.

M.L.S.

Illustration : copie partielle d’écran TF1, entretien d'Emmanuel Macron avec Marie-Sophie Lacarrau et Julian Bugier

16 mai 2022

Jean Castex, un Premier ministre (presque) sans petite phrase

Jean Castex a donc quitté l’hôtel Matignon. Rarement l’expression « petite phrase » aura été aussi peu prononcée à propos d’un personnage si haut placé dans la hiérarchie politique. Et ce n’est sans doute pas un hasard : rarement aussi un Premier ministre aura fait si peu d’ombre à un président.

Les petites phrases accrochées aux basques de Jean Castex ne sont pas seulement rares, elles sont modestes, comme en témoignent ces quelques titres parus dans la presse française :

Ont également été qualifiées de petites phrases, occasionnellement : « Le meilleur moyen de soulager l’hôpital, c’est de ne pas tomber malade », « Il ne suffit pas d’acheter des lits chez Ikea pour ouvrir des places en réanimation », « Les soignants ne demandent pas d'augmenter le nombre de lits en réanimation mais veulent surtout éviter que les malades arrivent à l'hôpital », « Les vaccinés n’ont plus de chance d’attraper la maladie » (lui-même l’attrapera deux fois), « La véritable variable, ce qui a le plus d'impact, on le sait, c'est fermer les écoles », « Je suis favorable à ce que nous allions plus loin et que nous élargissions les compétences de la collectivité européenne d’Alsace », « Il y a des gens qui rouspètent et il y a des gens qui agissent », « Il ne faut jamais raconter des fadaises ». Rien de tout cela ne semble avoir laissé de trace durable. Et rien ne peint un caractère.

Moins fort que Raffarin

Jean Castex ne restera pas dans l’histoire contemporaine comme « celui qui a dit » ceci ou cela. Hormis Jean-Marc Ayrault, trou noir de la politique, on ne voit pas de Premier ministre plus chiche en formules remarquables.

En particulier, aucune de ses petites phrases ne pourrait être considérée comme « assassine ». Jean Castex a peut-être tué StopCovid ou la campagne « Dedans avec les miens, dehors en citoyen », mais aucune de ses formules un peu remarquées n’était destinée à nuire à un autre homme politique(1). Surtout, aucune n’a pu être prise comme l’expression d’une rivalité avec le président de la République.

Les quelques phrases citées plus haut auraient pu, sans doute, acquérir une bien plus grande notoriété si la presse et l’opinion en avaient décidé ainsi. Si elles ne l’ont pas fait, c’est qu’elles n’ont pas vu chez Jean Castex l’étoffe d’un leader politique. Ce qui n’est pas une critique. Au poste qu’il a occupé pendant deux ans, il faut sans doute du talent et de l’abnégation pour bien montrer qu’on n’ira pas plus haut. Il n’aura pas surpassé Jean-Pierre Raffarin dans cet exercice, mais il aura bien fait le job.

Michel Le Séac’h

(1) À une exception subliminale près. « J'aurai l'occasion de me déplacer plus tard avec le ministre de l'Intérieur qui sera désigné sur ma proposition », avait-il déclaré le lendemain de sa nomination à Matignon, lors d'une visite à un commissariat. Deux ou trois journaux, dont Gala, y avaient vu une « petite phrase » annonçant que Christophe Castaner ne ferait pas partie du gouvernement qu'il était en train de constituer.

07 janvier 2022

Valérie Pécresse : « il faut ressortir le Kärcher »

« Je vais ressortir le Kärcher de la cave », assure Valérie Pécresse dans un entretien à La Provence. Puis, dans un tweet : « Il faut ressortir le Kärcher qui a été remisé à la cave par Hollande et Macron depuis plus de dix ans ». Et encore, dans la soirée du 6 janvier, sur son compte Twitter de campagne : « "Je veux que la peur change de camp. Les voyous, les dealers, les mafieux, les prêcheurs de haine, c’est eux qu’il faut harceler, traquer et priver de leurs droits civiques. Je passerai le kärcher. »

« Il faut ressortir le Kärcher » est aussitôt qualifié de « petite phrase » par de nombreux médias comme Télé 7 jours (« Petites phrases : Valérie Pécresse fait plus fort qu'Emmanuel Macron et propose de "ressortir le Kärcher" ! ») ou Gala.

Bien entendu, ce « Kärcher » est l’écho d’une déclaration de Nicolas Sarkozy en 2005. Alors ministre de l’Intérieur, il promettait de « nettoyer la racaille au Kärcher ». Plus de quinze ans après, la formule reste fameuse et clivante.

Valérie Pécresse aurait pu tenter une petite phrase originale, qui lui aurait été propre, pour afficher une intention sécuritaire. Mais elle aurait eu du mal à imprimer, la candidate en est sûrement consciente, faute d’une cohérence cognitive avec son image personnelle assez lisse. 

 « Une expression qu’on attendrait plus dans la bouche d’un jeune du 9.3 que dans celle d’une élue biberonnée entre Neuilly et Versailles »remarque Benoït Gaudibert dans L’Est républicain. Mais justement, l'un des buts de la manœuvre est probablement de corriger son image ! Réutiliser une petite phrase célèbre, c’est récupérer aussi son message, ses sous-entendus. L’industriel Kärcher n’en est peut-être pas ravi, mais ce n’est pas sa réputation d’efficacité que Valérie Pécresse entend exploiter. C’est la réputation d’énergie de Nicolas Sarkozy. Récupération qui n’est pas sans risque : tous ses concurrents de droite s’empressent de rappeler que l’ancien président, finalement, n’a guère utilisé son Kärcher.

Petites phrases recyclées

Le recyclage de petite phrase n’est pas propre à Valérie Pécresse. La méthode a déjà fait la preuve de son efficacité. Par exemple quand Emmanuel Macron recycle une phrase de Donald Trump, « Make our planet great again ». Ou, bien auparavant quand, lors de la campagne présidentielle de 1988, François Mitterrand glisse ironiquement à Jacques Chirac : « Vous n’avez pas le monopole du cœur pour les chiens et les chats », reprenant la petite phrase de Valéry Giscard d’Estaing qui, selon certains, avait tranché le sort de l’élection de 1981 (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »).

Ce genre d’exercice a ses limites. Un leader ne peut se contenter de reprendre les paroles des autres. On ne connaît pas de petite phrase recyclée qui soit devenue un mot historique.

Mais Valérie Pécresse n’a pas renoncé à imposer ses propres petites phrases. Au contraire : quand elle accuse Emmanuel Macron d’avoir « cramé la caisse », elle impose sa marque. Et peut-être Emmanuel Macron est-il inspiré par ce parler relâché quand il dit vouloir « emmerder les non-vaccinés » !

Ce qui pourrait signifier que les candidats à la présidentielle de 2022 ont fini par redécouvrir cette face méconnue de la communication politique que sont les petites phrases. Comme avant eux Manuel Valls, marchant explicitement sur les traces de Clemenceau (ce qui prouve au passage que les petites phrases ne peuvent pas tout…).

Michel Le Séac’h

03 décembre 2021

Éric Zemmour : une petite phrase d'un seul doigt

Qui a dit, en se déclarant candidat à l’élection présidentielle : « Je veux que mon pays redresse la tête et pour cela retrouve le fil de notre histoire millénaire. (…) Je veux une France libre, libre, et fière de ce qu'elle est, de son histoire, de sa culture, de ses paysages, de ses femmes et de ses hommes qui ont traversé tant d'épreuves et qui n'appartiennent à personne » ? Non, ce n’est pas Éric Zemmour le 30 novembre 2021, c’est Emmanuel Macron dans sa déclaration de candidature du 16 novembre 2016.

Personne sans doute ne saurait aujourd’hui citer de mémoire un passage de cette déclaration sans petite phrase, sans une formule brève représentative du candidat et susceptible de devenir slogan ou d’être répétée dans les conversations entre amis. Cela n’a pas empêché son auteur d’être élu président de la République. L’avenir n’est jamais écrit.

L’amygdale et l’hippocampe

La déclaration de candidature d’Éric Zemmour était attendue – attendue au tournant, pourrait-on dire, même. À peine était-elle en ligne que des critiques l’ont condamnée avec des raffinements d’expression mûrement préparés ! Pourtant, sa forme originale a surpris. Le choix d’une vidéo a permis de la truffer d’images fortes et nombreuses. Elles tendent à accaparer les commentaires. Personne ne semble avoir remarqué dans les paroles du candidat une phrase une plutôt qu’une autre. Lui-même ne s’est pas attaché à en désigner une.

Comme celle d’Emmanuel Macron en 2016, la déclaration fait l’impasse sur les figures techniciennes du discours politique contemporain : pas de statistiques du chômage, pas de courbe de la délinquance, pas de taux d’augmentation du SMIC, pas de montant de la dette publique. À peine distingue-t-on quelques vagues pistes pratiques (« nous devons réindustrialiser la France »…). Éric Zemmour n’affiche pas une compétence de gestionnaire, il ne présente pas un programme. Il s’adresse au cœur, ou plutôt à l’amygdale et à l’hippocampe. « En dix minutes seulement, Eric Zemmour réussit le pari de mobiliser les trois ressorts émotionnels principaux de la politique : la peur, l’indignation et l’espoir », observe Clément Viktorovitch sur France Info.

Tel est bien le rôle du leader : éclairer les dangers, mobiliser les énergies, éveiller les espérances. Le monde de l’entreprise le sait bien : le leadership tient une place majeure dans les théories du management. La vie politique contemporaine, elle, a longtemps préféré une démarche plus confortable dans laquelle la gestion des affaires courantes exauce les espérances. Ce qui peut se défendre, grâce aux progrès des technologies (et à l’efficacité du leadership entrepreneurial !), tant que les espérances portent sur le niveau de vie. Mais ce qui ne suffit plus quand elles s’expriment en termes d’ordre public, d’identité culturelle ou d’écologie.

Un doigt vaut mille mots

La vidéo d’Éric Zemmour a néanmoins un côté expérimental. Depuis les débuts de l’espèce humaine, la relation entre leader et suiveurs passe par la parole. Les images enregistrées ne datent que d’un peu plus d’un siècle, autant dire rien. Les visions du passé et de l’avenir ne passaient jadis que par des mots. Bien sûr, notre appétence pour les images est évidente, Lascaux en témoignait déjà, mais leur rôle dans la formation des convictions et des allégeances est encore mal connu. On dit classiquement qu’une image vaut mille mots. En multipliant les images, Éric Zemmour a-t-il submergé les mots ?

Si faute de petite phrase on conserve de lui une image, cela risque de ne pas être celle de la bibliothèque pompidolienne ou du micro ici-londonien mais celle, spontanée, sans mise en scène, de son doigt d’honneur de Marseille. Certes, « Casse-toi pauv’ con » n'a pas nécessairement nui à Nicolas Sarkozy, « La réforme oui, la chienlit non » a réjoui les électeurs du général de Gaulle et « Arrêtez donc d’emmerder les Français » reste sans doute la petite phrase la plus connue de Georges Pompidou. Mais ce sont des paroles et, comme Éric Zemmour le dit lui-même, le geste n’est pas élégant. Il devrait en convenir, il est plus doué pour la parole que pour l’image.

Michel Le Séac’h

07 septembre 2021

Sans petite phrase vacharde, où ira Xavier Bertrand ?

À propos de l’élection présidentielle de 2022, Le Figaro a publié hier un sondage d’autant plus intéressant qu’il écarte toute certitude ! « La compétition électorale reste très ouverte », lit-on. Était-on mieux fixé il y a cinq ans ? « Présidentielle : un sondage donne la gauche éliminée au premier tour dans tous les cas » titrait Le Monde le 7 septembre 2016. François Hollande serait devancé par Marine Le Pen et le candidat de droite, Nicolas Sarkozy ou Alain Juppé. Il allait couler encore beaucoup d’eau sous les ponts, trois de ces quatre-là étant exclus du jeu.

Quelques jours plus tôt, le 28 août 2016, François Fillon avait posé la fameuse question : « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » Il était alors classé en quatrième position dans les sondages sur la primaire de la droite et du centre. Moins de trois mois plus tard, il devancerait finalement Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et Bruno Le Maire. Et on le donnerait pour largement élu en 2017. Cependant, Emmanuel Macron venait de se déclarer candidat le 16 novembre…

Instruits par l’expérience, on sent que les candidats d’aujourd’hui marchent sur des œufs. Xavier Bertrand « a demandé à ses troupes de ne se livrer à aucune critique ni petite phrase vacharde vis-à-vis des équipes adverses », révèle Marion Mourgue dans Le Figaro[1]. Est-ce si raisonnable ?

Pas de leader silencieux

Une petite phrase est un instrument de leadership. Ce n’est pas seulement une déclaration, c’est un processus : il ne suffit pas qu’elle soit émise par un candidat, encore faut-il qu’elle soit admise par le public. En retenant une petite phrase, celui-ci adoube un leader (positif ou négatif, mais c’est une autre histoire). Une petite phrase vacharde n’est pas différente des autres. Chez toutes les espèces sociales, les individus dominants s’affrontent avec les moyens du bord : cornes, crocs, griffes, ergots… Chez l’homme, avec des mots. Ça peut faire aussi mal mais c’est moins dangereux pour la survie de l’espèce. Ex « Mister Nobody », François Fillon a pris le dessus grâce à une petite phrase. Elle allait finalement faire sa perte, mais là encore c’est une autre histoire.

Personnage nouveau en politique, Emmanuel Macron avait lui-même été distingué par plusieurs petites phrases avant de se déclarer candidat (« Les femmes salariées de Gad, pour beaucoup illettrées », « Le traité de Versailles de la zone euro », « La gauche a pu croire que la France pourrait aller mieux en travaillant moins », « Le libéralisme est une valeur de gauche », « La meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler », etc.). Elles lui avaient valu de solides inimitiés, mais elles avaient aussi établi sa stature dans l’électorat. Elles avaient fait de lui un leader crédible.

En s’interdisant les petites phrases, Xavier Bertrand joue la sécurité. Il fait profil bas. Au risque d’en rester là.

Michel Le Séac’h

Photo : Xavier Bertrand en campagne pour François Fillon le 5 avril 2017. Photo Thomas Bresson via Flickr, licence CC BY 2.0.
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[1] Marion Mourgue, « Le faux plat de Xavier Bertrand », Le Figaro, 6 septembre 2021.