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11 juin 2023

Élisabeth Borne, Pétain et le RN : quasiment un acte de lèse-majesté

Ce printemps 2023 demeure pauvre en petites phrases : les déclarations qualifiées de « petites phrases » par des médias ne sont pas nombreuses, ne le sont pas massivement et ne déclenchent pas de vagues notables.

« T’as vu, j’ai dit du bien des pesticides », lance le ministre de l’Agriculture à l’adresse d’une journaliste de Public Sénat. Un confrère de passage saisit la phrase dans une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux. Sud Ouest pointe « la petite phrase de Marc Fesneau qui ne passe pas ». Le ministre est peu connu, la formule ambiguë, le second degré plausible : la polémique tourne court.

« J’ai quatre enfants à nourrir » rappelle le ministre de l’Économie à Léa Salamé, assurant qu’il est sensible à la hausse des prix. Gala commente « cette petite phrase de Bruno Le Maire qui a du mal à passer ». Mais qui passe quand même, vu la minceur du sujet.

La seule candidate sérieuse de ces dernières semaines vient d’Élisabeth Borne. « Maintenant, le Rassemblement national y met les formes, mais je continue à penser que c'est une idéologie dangereuse », déclare la Première ministre à Radio J le 28 mai. Puis : le RN est « héritier de Pétain, absolument ». Un propos tenu le dimanche de Pentecôte au micro d’une radio communautaire qui revendique 28 000 auditeurs quotidiens a toutes les chances de rester ignoré, surtout dans une après-crise des retraites où les Français songent plutôt à profiter des ponts calendaires.

Deux petites phrases et pas une

Europe 1 évoque néanmoins « une petite phrase qui n’est pas passée inaperçue ». En effet, Marine Le Pen, Jordan Bardella et Sébastien Chenu, plus hauts responsables du RN, protestent vertement. Ne craignent-ils pas un « effet Streisand » en mettant en évidence un propos qui, sans eux, se serait perdu dans l’éther ? Manifestement non : leur réaction sans doute coordonnée montre qu'ils jugent le sujet porteur pour eux.

Emmanuel Macron lui-même semble partager leur avis. Le 31 mai, en conseil des ministres, il tance sa Première ministre : « Vous n’arriverez pas à faire croire à des millions de Français qui ont voté pour l’extrême droite que ce sont des fascistes ». On ne peut pas combattre le RN avec des arguments moraux et « les mots des années 1990 qui ne fonctionnent plus ».

L’AFP évoque ce début de polémique dans une dépêche, plusieurs médias la reprennent. « La sphère politique est occupée depuis plusieurs jours à commenter une petite phrase d’Élisabeth Borne qui a déclaré que le Rassemblement national était "l’héritier de Pétain" », résume 20 minutes. « Deux petites phrases », corrige Planet.fr : celle de la Première ministre et celle du chef de l’État. Elles « ont fait réagir à gauche comme à droite de l’échiquier politique, mais aussi au sommet de l’État ».

Il n’y a rien de programmatique dans ces petites phrases. Elles ne portent pas sur des orientations politiques, des dispositions à prendre, des ambitions nationales. Elles portent sur des enjeux de pouvoir et de personnes. La Première ministre évoque la possible accession au pouvoir d’un parti politique contemporain qu’elle rejette au nom d’une référence historique, et peut-être de sentiments personnels. Le président de la République la « recadre » au nom d’une tactique électorale… et peut-être de sentiments personnels.

Petite phrase désirée ou accident de com ?

S’en prendre au Rassemblement national au nom de Pétain était quasiment un acte de lèse-majesté. En 2018, le président de la République a rendu un certain hommage au maréchal Pétain, « un grand soldat de la Grande Guerre ». Mathilde Panot le lui a vivement reproché l’an dernier. Élisabeth Borne n’a pas cité Emmanuel Macron, bien entendu, mais sa sortie résonne avec celle de la patronne des Insoumis à l’Assemblée nationale. De plus, sur le plan de la pratique politique, Emmanuel Macron a par deux fois vaincu Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle. Les deux fois en l’attaquant sur le thème de la compétence et pas sur celui de Pétain. C’est lui qui sait y faire ! La Première ministre allait-elle lui administrer une leçon de morale ?

« Sans doute [Emmanuel Macron] a-t-il profité de cette "petite phrase" pour régler quelques comptes avec sa Première ministre » estime Maurice Szafran dans Challenges. On songe inévitablement à Nicolas Sarkozy recadrant François Fillon : « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c'est moi. »

Alarmée par les rumeurs sur son prochain remplacement, Élisabeth Borne a-t-elle délibérément essayé de s’imposer au centre du jeu politique avec une petite phrase remarquable ? En tout état de cause, elle semble peu douée pour cela. « Inutile d’attendre de sa part une envolée lyrique ou une petite phrase qui va faire le buzz », assure Pascal Auzannet, qui a été l’un de ses collaborateurs à la RATP.

Le sujet n’a guère accroché. Les recherches sur « Pétain » enregistrées par Google sont restées beaucoup moins nombreuses qu’au 11 novembre 2018, bien sûr, mais aussi qu’en juillet 2022 après les propos de Mathilde Panot : la Première ministre émeut moins les internautes ‑ mais les milieux politiques, eux, n’ont rien perdu de l’épisode. Très probablement, elle n’a rien géré du tout, rien vu venir. Elle s’est laissé accrocher une petite phrase de hasard qui ne peut que nuire à son autorité. Emmanuel Macron connaît bien le phénomène : il en a souffert plus d'une fois à ses débuts*. Il n’a peut-être pas envie de porter le fardeau de quelqu’un d’autre.

M.L.S.

* voir Les Petites phrases d'Emmanuel Macron -- Ce qu'il dit, ce qu'on lui fait dire

Photo : Élisabeth Borne en 2022 dans l’hémicycle européen de Strasbourg. CC-BY-4.0 : © European Union 2022– Source: EP. Via Wikimedia.

12 décembre 2022

L’Étrange victoire – Macron II, l’histoire secrète par Louis Hausalter et Agathe Lambret

La réélection d’Emmanuel Macron a laissé un goût d’inachevé. Louis Hausalter et Agathe Lambret, journalistes respectivement à Marianne et BFMTV, cherchent à le dissiper en racontant l’envers du décor de sa campagne présidentielle de 2022. Économe de grandes envolées, leur récit décrit avec une abondance de détails plus d’une trentaine de moments significatifs vus de l’intérieur. Ils gardent le secret de leurs sources, à l’évidence proches du président. Les initiés s’amuseront sûrement à les deviner en découvrant des portraits plus indulgents que d’autres dans ce tableau globalement mitigé. G. s’en sort mieux que K., par exemple…

Il y a peu de petites phrases dans ce livre. En fait, la locution n’y figure qu’une fois, de manière très significative : « Désormais, Macron a peur des petites phrases. Elles ont disparu de son langage. Même à l’occasion de longs échanges sur le terrain, où la tentation est partout, le président se réfrène. Quitte à avoir l’air étrangement amorti. » (p. 177).

Les auteurs ne semblent pas remarquer, en revanche, que la demande s’est tarie. Naguère, les médias et l’opinion prélevaient des petites phrases à leur gré dans n’importe quel échange. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », par exemple, extrait d’un bref dialogue avec un visiteur lambda en 2018, a été érigé en critique envers tous les chômeurs. Ce phénomène a pratiquement disparu. Sans quoi, que le président se réfrène ou pas, la campagne de 2022 aurait été davantage épicée de petites phrases puisées ici ou là.

Petites phrases pas si disparues

Si la demande s’est tarie, ce n’est pas vraiment le cas de l’offre. Hausalter et Lambret consacrent même un mini-chapitre à un « concours de punchlines » : « À quelques heures du débat d’entre deux tours, l’assistance réunie autour d’Emmanuel Macron à l’Élysée cherche des formules qui feront mouche face à Marine Le Pen. Les Technos en ont tiré une de leur sac : "Arrêtez avec le chat qui cache la forêt !" Manière de plaisanter sur la passion très médiatisée de la candidate RN pour ses bêtes. »

Ce n’est pas seulement une affaire d’entourage. Le président ne se réfrène pas tant que ça, en réalité. « Avec eux, Macron rôde ses angles et teste des formules. C’est là qu’il met au point une attaque en piqué contre la baisse de la TVA sur l’énergie proposée par Le Pen. […] Lui-même a déjà forgé personnellement quelques piques, par exemple sur l’emprunt russe du RN : "Vous parlez à votre banquier quand vous parlez de la Russie". » (p. 190) Lors du débat télévisé, l’agressivité n’est pas retombée. « Soudain, au détour d’un échange aride sur les chiffres du chômage, Emmanuel Macron réveille un peu les troupes. "C’est pas Gérard Majax, ce soir, madame Le Pen !" On pouffe de rire dans la pièce. […] Place à la partie sur l’écologie, qui fait moins rire les troupes. "Elle est en train de remonter ", met en garde Sébastien Lecornu. "Il faut taper plus fort, vas-y Emmanuel, tape ! Démasque-la !" crie Richard Ferrand, bien réveillé, devant l’écran de télévision. » (p. 199)

Emmanuel Macron ne réserve pas ses piques à Marine Le Pen. « Très loin de la retenue que mettait jusqu’ici le président pour parler de ses adversaires. Macron qualifie Zemmour de "candidat malentendant", et l’invite à s’équiper à moindres frais, grâce à la réforme "100 % santé", qui permet le remboursement de certaines prothèses. Une réponse droite, un peu maladroite aussi. On imagine que le chef de l’État l’a peaufinée avec ses communicants, mais il n’en est rien. Cette riposte, il l’a préparée tout seul. » (p. 112)

Le programme ne fait pas le poids

Certains de ses proches « trouvent lunaire cette façon d’aborder le combat politique ». D’abord, un président en exercice n’a pas à descendre dans l’arène comme les autres, surtout quand une guerre fait rage depuis quelques jours en Europe. « Emmanuel Macron lui-même donne l’impression de vouloir enjamber ce début de campagne. Tant pis si, jusque dans son entourage, on s’est un peu ennuyé ce soir devant sa prestation sur TF1, lisse et consensuelle. Pour l’instant, il se tient au-dessus de la mêlée et fait presque mine d’ignorer l’existence de ses concurrents. » (p. 61)

Ensuite et surtout, beaucoup considèrent que la campagne doit être menée programme contre programme, c’est un combat d’idées. Ce point de vue, celui du clan des « Technos » élyséens paraît l’emporter au début. Leur stratégie inspire l’essentiel des interventions d’Emmanuel Macron. « L’élaboration de ce programme a été une véritable boîte noire. Certes, la garde rapprochée partageait cette idée qu’il fallait des mesures précises et fortes pour donner de la légitimité au président réélu. Qu’Emmanuel Macron, très haut dans les sondages au déclenchement de la guerre, ne devait pas se contenter d’un effet drapeau. Il fallait contrer ce phénomène, et recentrer l’attention sur les marqueurs du programme. » (p. 83)

Mais la présentation du programme par le candidat se passe mal. « L’énumération des concepts abstraits a noyé la déclinaison des mesures concrètes. Est-ce bien le même qui avait intimé à ses collaborateurs, dans les réunions préparatoires : « Je ne veux surtout pas d’un programme de techno, je veux raconter quelque chose » ? En off, un ministre de premier plan s’est désolé : "On dirait un Premier ministre qui prononce son discours de politique générale". » (p. 90) Les adversaires des « Technos » se déchaînent. Dès lors, l’aspect programmatique de la campagne sera plutôt une sorte d’os à ronger pour les bénévoles dont on ne sait que faire.

Les choses sérieuses, elles, passent entre les mains des politiques. Désormais, la campagne sera faite moins de concepts que d’images, de valeurs et de sentiments, éventuellement agressifs. Emmanuel Macron emprunte même à la concurrence. « Nos vies, leurs vies valent plus que tous les profits » (p. 119), proclame-t-il à La Défense Arena. La formule est en fait d’Olivier Besancenot ! Loin d’avoir disparu de la campagne, les petites phrases sont revenues au score sur le programme.

Michel Le Séac’h

Louis Hausalter, Agathe Lambret
L’Étrange victoire – Macron II, l’histoire secrète
Éditions de l’Observatoire, 2022
ISBN : 979-10-329-1327-7
224 pages, 19 euros

08 décembre 2022

Sécurité pour la Russie : une petite phrase internationale d’Emmanuel Macron plus remarquée à l’étranger qu’en France

 Les petites phrases d’Emmanuel Macron ont assez souvent été prononcées à l’étranger. C’est le cas par exemple de :

- « la colonisation est un crime contre l’humanité » (en Algérie)

- « le Gaulois réfractaire » (au Danemark)

- « les Français détestent les réformes » (en Roumanie)

- « l’Otan est en état de mort cérébrale » (dans un entretien avec The Economist)

Le filon n’est pas épuisé. À la fin de sa récente visite aux États-Unis, le chef de l’État est interrogé par Marie Chantrait dans le 13H00 de TF1, le 3 décembre. À propos de la guerre en Ukraine, il pose cette question rhétorique : « Qu’est-ce qu’on est prêts à faire, comment nous protégeons nos alliés et les États membres en donnant des garanties pour sa propre sécurité à la Russie le jour où elle reviendra autour de la table ? » Elle est expressément qualifiée de « petite phrase » par TF1 et Le Figaro (« encore une petite phrase » écrit même le quotidien).

Elle n’est pas vraiment nouvelle en réalité. Le président de la République a déjà manifesté son désir de ménager la Russie. « Il ne faut pas humilier la Russie », a-t-il déclaré au mois de mai dernier, déjà dans un contexte international – à Strasbourg, mais devant le parlement européen. Il a repris la formule le 3 juin devant la presse française. La formule a été qualifiée de petite phrase par Le Monde, Radiofrance, TF1 ou RFI. Elle lui a déjà valu des reproches en Europe. Cependant, il a paru changer de cap radicalement avec une intervention d’une très grande fermeté à l’égard de la Russie devant l’assemblée générale des Nations Unies le 20 septembre. Le balancier est résolument reparti dans l’autre sens.

Réactions indignées

Ces petites phrases ne sont pourtant pas très discutées en France. Les Français semblent moins en demande de petites phrases présidentielles qu’il y a cinq ou six ans. Peut-être parce qu’ils ont désormais l’impression de connaître Emmanuel Macron assez bien, ou de pouvoir puiser dans un répertoire déjà assez fourni. En revanche, son mandat l’a rendu plus audible des cercles dirigeants internationaux. Son « baffling statement » du 3 décembre soulève un grand nombre de réactions indignées en Ukraine même et dans plusieurs pays d’Europe orientale.

La plus brève et la plus éloquente est celle de Toomas Ilves, ancien président de l’Estonie, sur Twitter : « Oh FFS ». Le sigle peut désigner des tas de choses (Fédération française de ski, etc.). Ici, selon toute apparence, il est issu de l’argot anglophone et signifie « for fucks sake ». Ce dérivé de « for Christ’s sake » signifie en gros « arrête donc de déconner ». Le surlendemain, Toomas Ilves célébre l’anniversaire du « mémorandum de Budapest ». Par ce traité signé en 1994 entre l’Ukraine et la Russie, la première remettait ses armes nucléaires à la seconde, qui s’engageait en contrepartie à garantir sa sécurité. 

« M. Macron, donner des garanties de sécurité à la Russie, c’est comme fournir un garde du corps à Jack l’éventreur », s’indigne le diplomate ukrainien Olexander Scherba. Parmi les réactions les plus remarquées figure aussi celle de l’ex-champion du monde d’échecs Garry Kasparov, d’origine russe : « les Ukrainiens vivent à nouveau une journée où les missiles russes pleuvent sur leurs villes, mais Macron parle de garanties de sécurité pour… la Russie ?! Et la sécurité pour les gens innocents vraiment attaqués, alors ? »

Mais la pire réaction pour Emmanuel Macron est sans doute… celle qui lui est le plus favorable. Sa déclaration est saluée avec satisfaction par l’agence de presse officielle russe TASS (l’acronyme signifie « Agence télégraphique de l’Union soviétique »). Celle-ci préfère cependant ignorer une autre phrase du président de la République, curieusement peu remarquée en France. Elle porte sur une éventuelle reprise de la Crimée par l’Ukraine : « Est-ce que vous pensez que quand nous, Français et Françaises, nous avons eu à vivre la prise de l'Alsace et de la Lorraine on aurait aimé en pleine guerre qu'un dirigeant du reste du monde nous dise vous devez faire ceci et cela ? ». Il est douteux que la comparaison historique inspire à Vladimir Poutine un sentiment de sécurité.

Michel Le Séac’h
Illustration : copie d'écran agence Tass sur Twitter

06 octobre 2022

Sandrine Rousseau : la notoriété par les petites phrases

« Il faut changer de mentalité pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité » a déclaré voici quelques jours Sandrine Rousseau, députée Europe-Écologie-Les Verts (EELV). La sortie a été qualifiée de petite phrase par, entre autres, Le Monde, TF1, (« une énième petite phrase qui a déchaîné les passions ») ou Gala (« Une petite phrase qui a fait grand bruit et qui a valu une salve de critiques à la femme politique »).

Sandrine Rousseau pouvait-elle ignorer ce qui allait se passer ? C’est douteux. Elle défraie la chronique politique depuis un bout de temps, presque toujours de la même manière. La presse désigne souvent ses déclarations comme des « petites phrases ». Quelques exemples :

Ses soutiens s’en désolent. « Face à l’irruption de Sandrine Rousseau dans le débat public (…), aucune méthode de disqualification ne lui sera épargnée : focales sur ses "petites phrases" dites "polémiques" et psychologisation de son combat politique tracent les grandes lignes », écrivait Sophie Eustache chez Acrimed[i]. « A contrario, ses propositions (…) ne sont pas (ou si peu) discutées. » Autrement dit, la presse s’intéresse moins à ce qu’elle promet qu’à ce qu’elle dit, et considère que ce qu’elle dit révèle qui elle est. « Je ne suis pas reconnue comme autre chose qu’une femme ayant parlé de son vécu personnel », estime Sandrine Rousseau elle-même.

Jacques Julliard, qui ne l’aime pas, dit finalement la même chose dans Le Figaro[ii] : les médias « ont repéré en elle la "bonne cliente", celle qui fait de l’écoute, en raison même de l’énormité de ses propos. (…) Ainsi va de nos jours le système médiatique : ce n’est pas la nature de son contenu qui fait la valeur de l’information mais la personnalité de l’informateur. » La réciproque est vraie : c’est l’information qui fait la personnalité de l’informateur pour un public qui ne le rencontrera d’aucune autre manière.

Qui imagine l’entrecôte grillée mise en examen ?

Or Sandrine Rousseau n’est pas n’importe quel « informateur ». L’an dernier, elle dispute la primaire de l’élection présidentielle chez EELV. Quand elle se déclare, les observateurs la donnent largement battue par Yannick Jadot, Éric Piolle et Delphine Batho, beaucoup plus connus et titrés qu’elle. Elle est finalement qualifiée pour le second tour, auquel elle obtient 49 % des voix ! Malgré une campagne très virulente ‑ ou justement grâce à cette campagne virulente ?

Son cas n’est pas sans rappeler celui de François Fillon lors de la primaire de la droite en 2016. Classé quatrième dans les sondages au début de la campagne, il s’impose finalement. Entre-temps, il y a eu sa petite phrase « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? »

Consciemment ou non, les électeurs se disent sans doute que la personnalité d’un président compte finalement davantage, face à l’adversité, que des « propositions » soumises à bien des aléas. Et si pour eux ses petites phrases résument son caractère, il est légitime qu’ils y prêtent attention. Surtout si le personnel politique les y incite. « La députée écologiste Sandrine Rousseau est devenue l’une des cibles favorites de cercles conservateurs en raison de ses propos mêlant écologie et féminisme », note Le Monde. Cela « démontre » implicitement son importance pour eux. S’ils la critiquent, c’est qu’elle compte !

Emmanuel Macron a probablement bénéficié d’un phénomène analogue en 2014 à la suite de sa petite phrase sur les « illettrées de Gad » : l’opposition saisit l’occasion pour s’en prendre vivement au jeune ministre de l’économie. Ce faisant, elle lui confère d’emblée une stature spéciale.

Cela n’a probablement pas échappé à la députée écologiste. « Faire évoluer les mentalités par des punchlines bien huilées, telle est la stratégie que Sandrine Rousseau a décidé d’adopter », assure Anastasia Wolfstirn dans Gala, en rubrique « News de stars »[iii]. S’agit-il d’ailleurs de « faire évoluer les mentalités » ou d’assurer sa notoriété ? Sa phrase sur la virilité de l’entrecôte n’est pas originale. Comme l’a observé Frédéric Mas, on en lit davantage chez Pierre Bourdieu et Roland Barthes (« le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin », etc.)[iv]. L’importance de cette petite phrase n’est pas dans ce qu’elle dit de la viande mais dans ce que les électeurs comprennent de Sandrine Rousseau.

Michel Le Séac’h

 Photo Wikimedia Commons par Tilou90, licence CC-AS 4.0


[i] Sophie Eustache, « Sandrine Rousseau, la candidate qui n’a pas plu aux médias », Acrimed, 4 octobre 2021. https://www.acrimed.org/Sandrine-Rousseau-la-candidate-qui-n-a-pas-plu

[ii] Jacques Julliard, « Au secours, Monsieur Xi Jinping ! », Le Figaro, 3 octobre 2022. https://www.lefigaro.fr/vox/politique/jacques-julliard-au-secours-monsieur-xi-jinping-20221002

[iii] Anastasia Wolfstirn, « Sandrine Rousseau “caricature de ses idées” ? Pourquoi ses adversaires l’apprécient… », Gala, 10 septembre 2022. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/sandrine-rousseau-caricature-de-ses-idees-pourquoi-ses-adversaires-lapprecient_501821

[iv] Frédéric Mas, « Sandrine Rousseau : le steak qui cache la forêt », Contrepoints, 1er septembre 2022. https://www.contrepoints.org/2022/09/01/437955-sandrine-rousseau-le-steak-qui-cache-la-foret

22 mars 2022

Monsieur Macron, vous n’avez pas le monopole du programme

Ce matin du 22 mars, si l’on interroge Google sur Macron + programme + présidentielle, la première réponse affichée par son moteur de recherche est le programme d’Emmanuel Macron… en 2017.

Pourtant, le président de la République a présenté son programme de candidat 2022 il y a cinq jours. Après s’être fait longuement tirer l’oreille. Non seulement il a attendu le dernier jour, le 5 mars, pour officialiser sa déclaration de candidature, mais il n’a pas présenté en même temps un programme de gouvernement. Dans un premier temps, il s’est contenté de le livrer « au compte gouttes », comme écrivait Alexandre Lemarié dans Le Monde. De toutes parts, on le lui reprochait vivement.

Puis, après sa conférence de presse programmatique à Aubervilliers le 17 mars, les critiques ont changé. « La droite accuse le candidat Macron de ‘piller’ le programme de Pécresse », relève Libération. À peine Emmanuel Macron s’était-il exprimé que Valérie Pécresse elle-même lui reprochait d’avoir repris les points essentiels de son propre programme. « Monsieur Macron va faire la réforme des retraites jusqu’à 65 ans. Qui a eu le courage de le dire ? C’est nous ! […] Qui a reparlé du nucléaire ? C’est nous ! », etc.

Les candidats à l’élection présidentielle de 2022 doivent-ils vraiment s’écharper pour des programmes ? Comme l’a observé François Hollande (La Montagne y voit même une petite phrase), la guerre en Ukraine a rendu « obsolètes » tous les programmes politiques. Mais l’obsolescence a-t-elle attendu la guerre ? Plus fondamentalement, les électeurs tiennent-ils encore vraiment à ce qu’on leur serve des programmes ? Voici des indices troublants.

D’après Google Trends, les recherches des internautes sur l’expression « programme politique » n’ont jamais été aussi importantes (indice 100) qu’en avril 2017. En mars 2017, elles étaient à l’indice 41 ; en février, à l’indice 18. Avant l’élection de 2017, le programme d’Emmanuel Macron avait déjà suscité un fort courant d’intérêt (indice 42) en novembre 2016. C’est le mois où il a annoncé sa candidature et publié Révolution. Rien de tel cette année. En février 2022, les recherches sur « programme politique » en étaient à 11, et au 22 mars, à 14. Et pour « programmes politiques », au pluriel (courbe rouge sur le graphique ci-dessous), qui peut dénoter un désir de comparaison, c’est quasiment encéphalogramme plat.

Si l’on s’intéresse au temps long, les statistiques de Google Ngram Viewer incitent à la réflexion. Elles portent sur la fréquence des mots dans les livres publiés par année. C’est un indicateur très approximatif qui n’a d’intérêt que s’il révèle des tendances vraiment marquées. Ce qui est bien le cas ici. La présence de l’expression « programme politique » dans les livres en français progresse franchement tout au long de la 5e République et culmine en 2002-2006. Puis l’intérêt semble s’évanouir subitement.

Les programmes politiques sont un phénomène relativement neuf. En 1762, selon la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie française, un « programme » était un « placard qu'on affiche au coin des rues, ou qu'on distribue par les maisons, pour inviter à quelque action publique ». En 1935, la 8e édition note seulement : « se dit, par extension, d'un Exposé de principes ou d'idées, de l'énumération des réformes, des mesures projetées par un gouvernement, un parti, un homme politique, etc. L'opposition a fait connaître son programme. Le programme du ministère. ». La 9e édition, en cours de rédaction, a besoin de plus de 130 mots pour traiter du programme « spécialt. polit. ».

Mais les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Il est bien possible que les programmes électoraux aient dès à présent fait leur temps. Que les électeurs n’y croient plus beaucoup. Ou, pour le dire de manière optimiste, qu’ils reviennent aux fondamentaux : l’élection présidentielle ne sert pas à élire un programme mais un candidat. Comment connaître celui-ci ? Parfois, une petite phrase peut le dévoiler plus qu’un long programme.

Michel Le Séac’h 

19 janvier 2022

À la recherche des petites phrases perdues d’Emmanuel Macron

Pour les commentateurs politiques, l’annonce prochaine d’une candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle ne fait semble-t-il aucun doute. Certains commencent à dresser des bilans. François-Xavier Bourmaud a tenté dans Le Figaro, ce 19 janvier, de faire le point sur « Cinq ans de discours, à la recherche du mot juste et de la phrase percutante ». Des formules qu’on pourrait comparer à « Le nationalisme c’est la guerre » de François Mitterrand ou à « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de Jacques Chirac.

Sa récolte n'est pas très fournie. Pour François-Xavier Bourmaud, le président a surtout été marqué par ses discours d’hommage. Il cite ceux prononcés après l’assassinat de Samuel Paty ou lors des obsèques de Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, tués au cours d’une opération militaire en Afrique. Pourtant, le chef de l’État  n’a pas pour les héros d'aujourd'hui les mêmes accents lyriques que pour ceux d’hier. 

« En ce jour, le silence millénaire de l’esprit de résistance et de l’acharnement français vous accompagne », déclamait-il ainsi en octobre dernier devant le cercueil d’Hubert Germain, dernier survivant du commando Kieffer. « C’est cette cohorte chevaleresque qui vient du fond des âges, de Reims, d’Arcole et du Chemin des Dames, de la Garde impériale à Koufra, d’Orléans à Bir-Hakeim, qui se tient à vos côtés et nous rappelle cette irrésistible résolution de la France. » Jamais il n’a invoqué la même « cohorte chevaleresque » pour les militaires français tués dans les opérations décidées par lui. En comparaison, une formule à la troisième personne comme « Celui qui meurt au combat, dans l’accomplissement de son devoir, n’a pas seulement accompli son devoir, il a rempli sa destinée » a des airs de minimum syndical.

Le plus souvent, d’ailleurs, l’Élysée se borne à un communiqué plutôt standardisé. Ainsi, après la mort du brigadier Ronan Pointeau, tué au Sahel, à l’automne 2019, par un engin explosif, le chef de l’État « adresse ses condoléances attristées à sa famille et à ses proches, et les assure de la pleine solidarité de la Nation en ces douloureuses circonstances. Ses pensées vont également vers ses camarades engagés dans les opérations au Sahel. » Il y a de la tristesse, de la compassion, mais rien pour mobiliser les Français. Lesquels étaient désormais 51 % à s’opposer à ces opérations en janvier 2021, alors que 63 % y étaient favorables en 2013.

Un seul discours fait exception, celui 28 mars 2018 en l’honneur du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, assassiné par un islamiste après avoir pris la place d’une otage. Emmanuel Macron fait alors écho à une intense émotion populaire : « Soudain se levèrent obscurément dans l’esprit de tous les Français, les ombres chevaleresques des cavaliers de Reims et de Patay, des héros anonymes de Verdun et des Justes, des compagnons de Jeanne et de ceux de Kieffer »

Une guerre qui marque peu

Quant aux « discours de guerre » prononcés dans les premiers temps de la pandémie de covid-19, il est peu probable qu’ils laissent des traces impérissables. Le discours du 16 mars 2020 détient pourtant le record historique du discours présidentiel écouté par le plus grand nombre de Français. C’est celui du « nous sommes en guerre ». Il doit être « immédiatement performatif », assure l’entourage du chef de l’État à songeant notamment au fameux « quoi qu’il en coûte ». Mais ce « quoi qu’il en coûte » remonte en réalité à l’adresse présidentielle du 12 mars, qui avait cherché au contraire à rassurer les Français.

« Autant de mots qui ont marqué sur le moment mais pas forcément imprimé aussi profondément que ses lointains prédécesseurs », conclut François-Xavier Bourmaud. Pas autant, sans doute, que des formules moins maîtrisées (quoique…) comme « Je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou «Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » !

Michel Le Séac’h

07 janvier 2022

Valérie Pécresse : « il faut ressortir le Kärcher »

« Je vais ressortir le Kärcher de la cave », assure Valérie Pécresse dans un entretien à La Provence. Puis, dans un tweet : « Il faut ressortir le Kärcher qui a été remisé à la cave par Hollande et Macron depuis plus de dix ans ». Et encore, dans la soirée du 6 janvier, sur son compte Twitter de campagne : « "Je veux que la peur change de camp. Les voyous, les dealers, les mafieux, les prêcheurs de haine, c’est eux qu’il faut harceler, traquer et priver de leurs droits civiques. Je passerai le kärcher. »

« Il faut ressortir le Kärcher » est aussitôt qualifié de « petite phrase » par de nombreux médias comme Télé 7 jours (« Petites phrases : Valérie Pécresse fait plus fort qu'Emmanuel Macron et propose de "ressortir le Kärcher" ! ») ou Gala.

Bien entendu, ce « Kärcher » est l’écho d’une déclaration de Nicolas Sarkozy en 2005. Alors ministre de l’Intérieur, il promettait de « nettoyer la racaille au Kärcher ». Plus de quinze ans après, la formule reste fameuse et clivante.

Valérie Pécresse aurait pu tenter une petite phrase originale, qui lui aurait été propre, pour afficher une intention sécuritaire. Mais elle aurait eu du mal à imprimer, la candidate en est sûrement consciente, faute d’une cohérence cognitive avec son image personnelle assez lisse. 

 « Une expression qu’on attendrait plus dans la bouche d’un jeune du 9.3 que dans celle d’une élue biberonnée entre Neuilly et Versailles »remarque Benoït Gaudibert dans L’Est républicain. Mais justement, l'un des buts de la manœuvre est probablement de corriger son image ! Réutiliser une petite phrase célèbre, c’est récupérer aussi son message, ses sous-entendus. L’industriel Kärcher n’en est peut-être pas ravi, mais ce n’est pas sa réputation d’efficacité que Valérie Pécresse entend exploiter. C’est la réputation d’énergie de Nicolas Sarkozy. Récupération qui n’est pas sans risque : tous ses concurrents de droite s’empressent de rappeler que l’ancien président, finalement, n’a guère utilisé son Kärcher.

Petites phrases recyclées

Le recyclage de petite phrase n’est pas propre à Valérie Pécresse. La méthode a déjà fait la preuve de son efficacité. Par exemple quand Emmanuel Macron recycle une phrase de Donald Trump, « Make our planet great again ». Ou, bien auparavant quand, lors de la campagne présidentielle de 1988, François Mitterrand glisse ironiquement à Jacques Chirac : « Vous n’avez pas le monopole du cœur pour les chiens et les chats », reprenant la petite phrase de Valéry Giscard d’Estaing qui, selon certains, avait tranché le sort de l’élection de 1981 (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »).

Ce genre d’exercice a ses limites. Un leader ne peut se contenter de reprendre les paroles des autres. On ne connaît pas de petite phrase recyclée qui soit devenue un mot historique.

Mais Valérie Pécresse n’a pas renoncé à imposer ses propres petites phrases. Au contraire : quand elle accuse Emmanuel Macron d’avoir « cramé la caisse », elle impose sa marque. Et peut-être Emmanuel Macron est-il inspiré par ce parler relâché quand il dit vouloir « emmerder les non-vaccinés » !

Ce qui pourrait signifier que les candidats à la présidentielle de 2022 ont fini par redécouvrir cette face méconnue de la communication politique que sont les petites phrases. Comme avant eux Manuel Valls, marchant explicitement sur les traces de Clemenceau (ce qui prouve au passage que les petites phrases ne peuvent pas tout…).

Michel Le Séac’h

01 janvier 2022

Emmanuel Macron a-t-il annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa réélection en 2022 ?

Des vœux du président de la République pour 2022, les médias retiennent surtout un message positif : « Je suis résolument optimiste »… Mais certains notent une tonalité en demi-teinte, un manque général de dynamisme : le président ne semble pas à l’offensive.

Ils remarquent aussi une déclaration un peu étrange. Après avoir rappelé que 2022 serait une année électorale, Emmanuel Macron ajoute : « Pour ma part, quelles que soient ma place et les circonstances, je continuerai à vous servir. Et de la France, notre patrie, nul ne saura déraciner mon cœur. »

La Montagne qualifie ce passage de « petite phrase-clé », et la plupart des médias s’interrogent sur sa signification. Sans guère s’y attarder en général. Pourtant, il y aurait beaucoup à en dire.

Tout au long de son allocution, Emmanuel Macron distingue nettement ce qui est collectif et ce qui est personnel. Il entretient un dialogue entre la première personne du singulier :

J’ai avant tout une pensée pour nos 123 000 compatriotes à qui le virus a enlevé la vie... Je n’oublie pas non plus ceux d’entre vous qui sont touchés par le COVID long… Je veux ce soir, une fois encore, en votre nom à tous, témoigner notre reconnaissance pour nos personnels soignants…

et la première personne du pluriel :

Nous aurons à prendre de nouvelles décisions pour lutter contre l’islamisme radical… Nous aurons à prendre de nouveaux choix industriels… Nous aurons à élire au printemps prochain le Président de la République…

Quand il dit « je continuerai à vous servir », il s’exprime à titre personnel, non en tant que président de la République. Et « quelle que soit ma place » ne peut guère signifier autre chose que : si je ne suis plus président. La presse y voit une clause purement rhétorique, certainement pas la marque d’une hésitation. « Son intention de briguer un nouveau mandat ne fait guère de doute », écrit par exemple Alexandre Lemarié dans Le Monde.

On imagine que les vœux du président ont été lus et relus par ses communicants. Or, c’est un principe de base, un candidat ou un presque-candidat à une élection n’évoque jamais la possibilité d’être battu. Il évoque à la rigueur la catastrophe que serait l’élection d’un autre – mais il en parle au conditionnel. Il y a quelque chose d’étrange dans la formule d’Emmanuel Macron.

Et l’étrangeté de ce « quelle que soit ma place » est encore accrue par la phrase qui le suit : « Et de la France, notre patrie, nul ne saura déraciner mon cœur. » Déjà bizarre en soi, elle devient plus troublante encore si l’on considère son origine. Comme le notent Charlotte Chaffanjon et Lilian Alemagna dans Libération, elle est empruntée à L’Étrange défaite de Marc Bloch ! Ce livre écrit en 1940 n’est pas exactement la référence qu’on attendrait d’un candidat qui se prépare à gagner une élection.

Qui plus est, la citation n’est pas reproduite exactement. Voici le passage en question :

la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux.

Dans ces lignes aux accents zemmouriens, on lit bien : « je ne saurais déraciner mon cœur » et pas « nul ne saura déraciner mon cœur ». Emmanuel Macron déforme donc le propos de Marc Bloch. Une simple étourderie ? C’est très peu probable. Il a lui-même cité la phrase de l’historien dans sa forme exacte. C’était il n’y a pas si longtemps, le 4 septembre 2020, au Panthéon, lors du 150e anniversaire de la proclamation de la République. Là encore, si la mémoire lui avait manqué, ses communicants auraient rectifié le tir.

Assurément, cette partie des  vœux présidentiels contient un message subliminal. Lequel ? Sans s’égarer en conjectures, il faut rappeler qu’Emmanuel Macron a déjà évoqué l’hypothèse de sa non-candidature en 2022. Et même deux fois plutôt qu’une.

  • Le 4 décembre 2020, dans un entretien avec Brut, interrogé sur l’élection de 2022, il répond : « Parce que les circonstances l'exigeront, peut-être que je devrai faire des choses dures dans la dernière année […], qui rendront impossible le fait que je sois candidat. »
  • Le 15 décembre 2021, reçu par TF1 et LCI, il refuse de dire s’il sera candidat à un second mandat en 2022. « Au moment où nous nous parlons je dois encore prendre des décisions difficiles », explique-t-il. Et il ajoute : « Je ne suis pas là pour conserver le pouvoir […], il y a une vie avant et une vie après. »

À quelles « choses dures », à quelles « décisions difficiles » Emmanuel Macron pouvait-il penser ? En comparaison de la réforme des retraites, du rétablissement des comptes publics ravagés par le « quoi qu’il en coûte », des mesures à prendre face au réchauffement climatique, des perspectives migratoires, de la lutte contre le séparatisme islamique, etc., la crise sanitaire apparaîtra demain comme un parcours de santé… Nul n’est mieux placé que lui pour s’en apercevoir. Il n’est probablement pas du genre à fuir ses responsabilités. Mais il n’a qu’une vie, et il n’en a peut-être pas assez épuisé les plaisirs pour, à 44 ans, faire don de sa personne à la France.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d'écran, site elysee.fr, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/12/31/voeux-2022-aux-francais

09 décembre 2021

Zemmour contre Macron : « un type qui n’est pas fini »

Éric Zemmour, nul n'en doute, a un compte à régler avec Emmanuel Macron : « C'est un adolescent qui se cherche, on a l'impression d'un type qui n'est pas fini, quelqu'un qui n'a pas les idées claires », déclare-t-il, invité par Jean-Jacques Bourdin sur BFMTV le 7 décembre.

Cette petite phrase suscite des réactions vives sur le respect dû au chef de l’État ou sur les abus de langage du candidat Zemmour. Pourtant, elle n’est pas d’une radicale originalité. « Il me donne l’impression d’un jeune homme qui n’est pas fini », écrit Philippe de Villiers, à propos du président, qu'il a rencontré à plusieurs reprises[i].

Toujours à propos d'Emmanuel Macron, l’essayiste de gauche modéré Jacques Julliard estime qu'« il émane de [son] ivresse dans le maniement des concepts quelque chose d’adolescent »[ii]. Plus à gauche, l’universitaire Damon Mayaffre, spécialiste de la parole politique, estime qu’il y a dans le discours présidentiel « quelque chose d’inachevé, voire d’inavoué »[iii].

En 2017 déjà, alors que Le général Vincent Desportes croyait déceler « un autoritarisme juvénile » chez Emmanuel Macron, la journaliste Anne Fulda publiait de ce dernier un portrait en « jeune homme si parfait »[iv]. Elle le décrivait comme un « candidat aux allures de Petit Prince virtuel »

Blondet et Larrutouru ont une référence plus moderne, Le Roi Lion de Disney : « Emmanuel Macron, lui, se prend pour Simba, le petit prince trop cool »[v]. C’est plus charmant que « type qui n’est pas fini », mais pas si différent sur le fond…

Michel Le Séac’h


[i] Philippe de Villiers, Le Jour d’après, Paris, Albin Michel, 2021.

[ii] Jacques Julliard, « L’énigme Macron », Le Figaro, 4 janvier 2021

[iii] Emilio Meslet, « Quand un algorithme décrypte les mots de Macron », L’Humanité, 5 juin 2021, https://www.humanite.fr/quand-un-algorithme-decrypte-les-mots-de-macron-709376.

[iv] Anne Fulda, Emmanuel Macron, un jeune homme si parfait », Paris, Plon, 2017.

[v] Eliot Blondet et Paul Larrouturou, Élysée confidentiel, Paris, Flammarion 2021.

03 décembre 2021

Éric Zemmour : une petite phrase d'un seul doigt

Qui a dit, en se déclarant candidat à l’élection présidentielle : « Je veux que mon pays redresse la tête et pour cela retrouve le fil de notre histoire millénaire. (…) Je veux une France libre, libre, et fière de ce qu'elle est, de son histoire, de sa culture, de ses paysages, de ses femmes et de ses hommes qui ont traversé tant d'épreuves et qui n'appartiennent à personne » ? Non, ce n’est pas Éric Zemmour le 30 novembre 2021, c’est Emmanuel Macron dans sa déclaration de candidature du 16 novembre 2016.

Personne sans doute ne saurait aujourd’hui citer de mémoire un passage de cette déclaration sans petite phrase, sans une formule brève représentative du candidat et susceptible de devenir slogan ou d’être répétée dans les conversations entre amis. Cela n’a pas empêché son auteur d’être élu président de la République. L’avenir n’est jamais écrit.

L’amygdale et l’hippocampe

La déclaration de candidature d’Éric Zemmour était attendue – attendue au tournant, pourrait-on dire, même. À peine était-elle en ligne que des critiques l’ont condamnée avec des raffinements d’expression mûrement préparés ! Pourtant, sa forme originale a surpris. Le choix d’une vidéo a permis de la truffer d’images fortes et nombreuses. Elles tendent à accaparer les commentaires. Personne ne semble avoir remarqué dans les paroles du candidat une phrase une plutôt qu’une autre. Lui-même ne s’est pas attaché à en désigner une.

Comme celle d’Emmanuel Macron en 2016, la déclaration fait l’impasse sur les figures techniciennes du discours politique contemporain : pas de statistiques du chômage, pas de courbe de la délinquance, pas de taux d’augmentation du SMIC, pas de montant de la dette publique. À peine distingue-t-on quelques vagues pistes pratiques (« nous devons réindustrialiser la France »…). Éric Zemmour n’affiche pas une compétence de gestionnaire, il ne présente pas un programme. Il s’adresse au cœur, ou plutôt à l’amygdale et à l’hippocampe. « En dix minutes seulement, Eric Zemmour réussit le pari de mobiliser les trois ressorts émotionnels principaux de la politique : la peur, l’indignation et l’espoir », observe Clément Viktorovitch sur France Info.

Tel est bien le rôle du leader : éclairer les dangers, mobiliser les énergies, éveiller les espérances. Le monde de l’entreprise le sait bien : le leadership tient une place majeure dans les théories du management. La vie politique contemporaine, elle, a longtemps préféré une démarche plus confortable dans laquelle la gestion des affaires courantes exauce les espérances. Ce qui peut se défendre, grâce aux progrès des technologies (et à l’efficacité du leadership entrepreneurial !), tant que les espérances portent sur le niveau de vie. Mais ce qui ne suffit plus quand elles s’expriment en termes d’ordre public, d’identité culturelle ou d’écologie.

Un doigt vaut mille mots

La vidéo d’Éric Zemmour a néanmoins un côté expérimental. Depuis les débuts de l’espèce humaine, la relation entre leader et suiveurs passe par la parole. Les images enregistrées ne datent que d’un peu plus d’un siècle, autant dire rien. Les visions du passé et de l’avenir ne passaient jadis que par des mots. Bien sûr, notre appétence pour les images est évidente, Lascaux en témoignait déjà, mais leur rôle dans la formation des convictions et des allégeances est encore mal connu. On dit classiquement qu’une image vaut mille mots. En multipliant les images, Éric Zemmour a-t-il submergé les mots ?

Si faute de petite phrase on conserve de lui une image, cela risque de ne pas être celle de la bibliothèque pompidolienne ou du micro ici-londonien mais celle, spontanée, sans mise en scène, de son doigt d’honneur de Marseille. Certes, « Casse-toi pauv’ con » n'a pas nécessairement nui à Nicolas Sarkozy, « La réforme oui, la chienlit non » a réjoui les électeurs du général de Gaulle et « Arrêtez donc d’emmerder les Français » reste sans doute la petite phrase la plus connue de Georges Pompidou. Mais ce sont des paroles et, comme Éric Zemmour le dit lui-même, le geste n’est pas élégant. Il devrait en convenir, il est plus doué pour la parole que pour l’image.

Michel Le Séac’h

07 septembre 2021

Sans petite phrase vacharde, où ira Xavier Bertrand ?

À propos de l’élection présidentielle de 2022, Le Figaro a publié hier un sondage d’autant plus intéressant qu’il écarte toute certitude ! « La compétition électorale reste très ouverte », lit-on. Était-on mieux fixé il y a cinq ans ? « Présidentielle : un sondage donne la gauche éliminée au premier tour dans tous les cas » titrait Le Monde le 7 septembre 2016. François Hollande serait devancé par Marine Le Pen et le candidat de droite, Nicolas Sarkozy ou Alain Juppé. Il allait couler encore beaucoup d’eau sous les ponts, trois de ces quatre-là étant exclus du jeu.

Quelques jours plus tôt, le 28 août 2016, François Fillon avait posé la fameuse question : « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » Il était alors classé en quatrième position dans les sondages sur la primaire de la droite et du centre. Moins de trois mois plus tard, il devancerait finalement Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et Bruno Le Maire. Et on le donnerait pour largement élu en 2017. Cependant, Emmanuel Macron venait de se déclarer candidat le 16 novembre…

Instruits par l’expérience, on sent que les candidats d’aujourd’hui marchent sur des œufs. Xavier Bertrand « a demandé à ses troupes de ne se livrer à aucune critique ni petite phrase vacharde vis-à-vis des équipes adverses », révèle Marion Mourgue dans Le Figaro[1]. Est-ce si raisonnable ?

Pas de leader silencieux

Une petite phrase est un instrument de leadership. Ce n’est pas seulement une déclaration, c’est un processus : il ne suffit pas qu’elle soit émise par un candidat, encore faut-il qu’elle soit admise par le public. En retenant une petite phrase, celui-ci adoube un leader (positif ou négatif, mais c’est une autre histoire). Une petite phrase vacharde n’est pas différente des autres. Chez toutes les espèces sociales, les individus dominants s’affrontent avec les moyens du bord : cornes, crocs, griffes, ergots… Chez l’homme, avec des mots. Ça peut faire aussi mal mais c’est moins dangereux pour la survie de l’espèce. Ex « Mister Nobody », François Fillon a pris le dessus grâce à une petite phrase. Elle allait finalement faire sa perte, mais là encore c’est une autre histoire.

Personnage nouveau en politique, Emmanuel Macron avait lui-même été distingué par plusieurs petites phrases avant de se déclarer candidat (« Les femmes salariées de Gad, pour beaucoup illettrées », « Le traité de Versailles de la zone euro », « La gauche a pu croire que la France pourrait aller mieux en travaillant moins », « Le libéralisme est une valeur de gauche », « La meilleure façon de se payer un costard, c'est de travailler », etc.). Elles lui avaient valu de solides inimitiés, mais elles avaient aussi établi sa stature dans l’électorat. Elles avaient fait de lui un leader crédible.

En s’interdisant les petites phrases, Xavier Bertrand joue la sécurité. Il fait profil bas. Au risque d’en rester là.

Michel Le Séac’h

Photo : Xavier Bertrand en campagne pour François Fillon le 5 avril 2017. Photo Thomas Bresson via Flickr, licence CC BY 2.0.
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[1] Marion Mourgue, « Le faux plat de Xavier Bertrand », Le Figaro, 6 septembre 2021.

18 juillet 2021

Avec Emmanuel le hardi, Alain Duhamel n’éclaire pas tous les mystères de la parole présidentielle

Dans son dernier livre, paru au début de cette année, Alain Duhamel s’amuse à attribuer aux présidents de la Cinquième République des surnoms à la manière des monarques de l’Ancien régime. Le général de Gaulle eût été Charles le Grand, Mitterrand, François le Hutin, etc. « Quant à Emmanuel Macron, écrit l’essayiste, c’est Emmanuel le Hardi qui semble le plus approprié, comme pour Philippe III le Hardi au XIIIe siècle ». Cette référence est-elle bien judicieuse ?

« Dans la galerie des rois de France, il n'y a guère de figure plus effacée et plus sacrifiée que celle de Philippe III », constate le grand médiéviste Charles-Victor Langlois dans la biographie qu’il a consacrée à ce fils de saint Louis. « Les chroniqueurs du moyen âge sont discrets sur son compte ; les écrivains modernes lui ont reproché en passant son "incurable incapacité". Il n'est connu que par son surnom énigmatique, qui a fait le désespoir des commentateurs, car on n'attribue à ce prince aucun trait marqué d'héroïsme ou de témérité. »


Alain Duhamel en attribue davantage à Emmanuel Macron. « Qui peut nier ses aptitudes à prendre les décisions les plus difficiles et les plus osées ? » demande-t-il, le comparant à Churchill, Disraeli et Guizot. Son livre n’éclaire pas totalement le personnage, cependant. Il est en grande partie consacrée à de vastes tours d’horizon sur l’état de la démocratie française et la géopolitique de l’Europe, ou encore à la présentation des candidats potentiels à l’élection présidentielle de 2022. Ces tableaux sont bien troussés, comme toujours. Mais le personnage principal reste dans une semi-obscurité.

Peut-être la hardiesse du Hardi est-elle surtout de la jeunesse et de l’inexpérience. En tout cas, les nobles intentions achoppent parfois sur l’exécution. Si le président de la République « inspire et contrôle de très près la construction de son image », il est aussi, « en même temps », le premier acteur de sa dégradation. Il soigne « ces grands discours qu’il signe d’un style », ses écrits « témoignent de sa hardiesse et de la diversité de ses talents d’expression » mais il multiplie les bévues et les gaffes qui lui aliènent une bonne partie des Français et des corps constitués.

Les petites phrases, un mystère pas éclairci

Alain Duhamel, en dépit de sa bienveillance, ne peut que le constater : « la France a un jeune président entreprenant et audacieux mais clivant et, on l’a vite constaté de petites phrases intempestives en petites phrases provocatrices, imprudent » (p. 52). Ah ! « les fameuses ‘’petites phrases’’, aussitôt happées par dix smartphones, aussitôt relayées par vingt sites aux aguets, aussitôt répercutées sur les réseaux sociaux, tambourinées et trompetées sur les chaînes d’information continue ». Le président serait ainsi victime d’une «  malédiction des ‘’petites phrases’’ ».

Mais si telle est leur importance, pourquoi l’analyste subtil qu’est Alain Duhamel ne cherche-t-il pas davantage à explorer leur genèse et leur fonction ? Elles ont au moins une part de mystère, pourtant, puisque « parfois aussi, des ‘’petites phrases’’, lancées sur le ton de la plaisanterie, sans penser à mal, colportant d’ailleurs une part de vérité, allument néanmoins des incendies médiatiques aussi théâtraux que disproportionnés ». Le constat est un peu court. Est-ce le « ton de la plaisanterie » ou la « part de vérité » qui déclenche l’incendie ? Ou autre chose encore, qu’Emmanuel le hardi ne cherche pas à tirer au clair ? 

Si les smarphones, les réseaux sociaux, les chaînes d'information continue accélèrent la circulation des « fameuses petites phrases », ils ne les créent pas. Le peuple n'avait pas besoin de smartphone pour se répéter  « Delenda est Carthago » en quittant le Sénat ou « De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace » aux portes de l'Assemblée. L’ombre qui demeure sur le personnage d'Emmanuel Macron demeure aussi sur ce qui aura aussi été une grande caractéristique de son mandat, les petites phrases accrochées à ses basques. Mais peut-être Alain Duhamel, qui a toujours la plume alerte, prépare-t-il déjà un Emmanuel le clivant pour en dire plus.

Michel Le Séac’h

Alain Duhamel, Emmanuel le hardi, Paris, Les Éditions de l’Observatoire, 286 pages, 20 €

08 juillet 2021

Macron ou le mystère du verbe, de Damon Mayaffre : le mystère fait de la résistance

La déclaration de candidature d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle de 2022 fait un tabac ! Elle est l’œuvre d’un algorithme d’intelligence artificielle. Il y a bien longtemps que des humoristes ont proposé des générateurs de langue de bois, dans la foulée du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert ou de l’Exégèse des lieux communs de Léon Bloy. On en trouve en ligne chez Odexa, ActuFinance, Nota-PME et d’autres. Mais celui-ci est spécialisé dans le « parler Macron ». On s’y croirait ! On s’y croirait, et en même temps, on sent qu’il manque quelque chose. On y reviendra plus bas.

Ce texte est l’épilogue fantaisiste d’un ouvrage tout à fait sérieux, Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine, un gros livre (342 pages) à la présentation sobre et qualitative. Son auteur, Damon Mayaffre, enseigne à l’Université Côte d’Azur. Docteur en histoire, il a bifurqué vers la linguistique via l’étude logométrique du discours politique. Après Chirac, Sarkozy et les autres, il se penche sur celui d’Emmanuel Macron ‑ du moins celui du « jour d’avant » puisque la pandémie de covid-19 a changé subitement le discours du chef de l’État. Le livre est fondé sur l’étude de cent discours soumis au crible du logiciel Hyperbase développé par l’Université Côte d’Azur et le CNRS.

Il est divisé en trois parties : la « naissance » d’Emmanuel Macron en 2017, sa « généalogie » révélée par les parentés de son discours avec celui de ses prédécesseurs et son « actualité », c’est-à-dire ses principales thématiques.

Spécificités du discours macronien

Dès sa naissance, le discours d’Emmanuel Macron privilégie le mouvement (le nom « En Marche ! » en est témoin). Avant l’élection présidentielle il est truffé de verbes comme « changer », « transformer », « bouger », « construire » et toute une série de mots en « re- » : « renouveler », « refonder », « réformer », « recréer » et les substantifs correspondants. Emmanuel Macron adore la lettre « r », plaisante Damon Mayaffre.

S’y ajoute une particularité remarquable repérée par la logométrie : « Chez Macron, les verbes de changement sont très souvent employés de manière intransitive, c’est-à-dire sans complément d’objet. (…) Macron peut répéter ‘’je veux transformer’’, ‘’il faut réformer’’, sans avoir à préciser l’objet politique de la transformation ou des réformes souhaitées : le mouvement présenté comme une fin en soi » (p. 62). Ce que confirme la fréquence, dans ses discours, du suffixe « -tion » (évolution, libération…), qui connote le mouvement.

S’il est question de « projet », ce mot lui-même est répété « pour ne pas nécessairement avoir à dire de quel projet il s’agit ». Les pronoms « je » et « nous » sont multipliés « pour fabriquer une communauté de destin indépendamment du contenu ou du programme » et « s’en tenir au processus pour performer un consensus qui apparaîtra d’autant plus évident qu’il est non explicité ». Est-ce spontané ou délibéré ? Le résultat en tout cas, est que « la parole que Macron s’applique à prononcer est consciemment fuyante en cherchant à ne rien dire de net qui puisse choquer, diviser, idéologiser. »

Ex Machina

Les cent discours analysés constituent donc un « corpus » fragile et définir le « macronisme » est difficile. Damon Mayaffre y voit d’abord  une « rhétorique du processus ». Mais il se présente aussi comme un « pragmatisme », une « rhétorique de l’explication, un discours du ‘’parce que’’ », une « troisième voie entre l’ultra-libéralisme et le social-réformisme » et un « idéal européen ». Le « mystère du verbe » est loin d’être totalement levé.

Si la logométrie permet de repérer la structure du discours macronien dans la première partie du livre, elle met aussi en évidence, dans la troisième partie, quatre thématiques prioritaires : l’économie, la société, le social et le régalien (qui inclut l’Europe). La santé n’y est pas, pour des raisons de calendrier : la grande majorité des discours cités datent de la période 2017-2019 et sont donc antérieurs à l’épidémie de covid-19. L’auteur examine le sujet à part, dans un avant-propos intitulé « Macron ‘’ex machina’’ » ‑ autrement dit, un commentaire de texte rédigé sans l’aide de l’ordinateur.

Et à vrai dire, ce qualificatif pourrait aussi concerner largement la troisième partie du livre. L’ordinateur repère les thèmes du discours à travers des mots, voire des phrases. Rien de plus en réalité. Damon Mayaffre leur donne du sens par le commentaire. Il est dommage qu’il manifeste souvent des sentiments personnels à l’égard de son sujet d’étude. Exemple : « La forme la plus anecdotique de cette présidence publicitaire est sans doute l’éloge funèbre que le premier des Français se sent obligé de prononcer, devant les caméras de télévision, pour un chanteur franco-belge exilé fiscal aux États-Unis et aux mœurs dissolues, mais dont le chef de l’État semblait vouloir récupérer auprès des fans un peu d’aura et de notoriété » (p. 178).

Emprunts ou ressemblances ?

Revenons sur la deuxième partie du livre. Elle examine les « emprunts du discours » d’Emmanuel Macron à « ses huit devanciers » (sept en réalité), les précédents présidents de la Ve République. « L’intelligence artificielle peut chiffrer avec précision ces emprunts multiples », assure l’auteur ; « après apprentissage, l’algorithme évalue chaque phrase de Macron pour lui trouver une forme de paternité ou de source d’inspiration dans le corpus présidentiel » (p. 126). L’ordinateur de Damon Mayaffre calcule même un « taux d’inspiration » : Emmanuel Macron serait ainsi inspiré à 2 % par de Gaulle, 7 % par Pompidou, 3 % par Giscard, 12 % par Mitterrand, 21 % par Chirac, 29 % par Sarkozy et 26 % par Hollande.

Mais comment faire la part de ce qui est « emprunt » ou « inspiration » et de ce qui est air du temps ou préoccupations communes chez les titulaires successifs d’une même fonction ? « Quand Macron imite Giscard, nous versons ainsi dans un discours sans visage ni patrie », écrit par exemple Damon Mayaffre. Faut-il y voir une imitation de l’un par l’autre ou plutôt la marque commune d’un passage par l’ENA et l’Inspection des finances ? Sans doute, « à quarante ans de distance, Macron se rapproche de Giscard […] sur un thème particulier et récurrent du débat politique français : le nucléaire. » Ce rapprochement n’est pas quantitatif : Emmanuel Macron parle peu du nucléaire – moins que Mitterrand ou Sarkozy. Mais ses positions « rappellent étrangement celles de Giscard d’Estaing ». On soupçonne pourtant que tous deux parlent métier, tout simplement : l’un a présidé au grand programme nucléaire, le second est soumis à la clause de revoyure implicite de ce programme après quarante ans de vie des premières centrales.

Les petites phrases absentes

« Pour qui n’a qu’un marteau, tout a l’air d’un clou », disait Abraham Maslow. Ici, l’algorithme examine tous les passages de Macron et mesure systématiquement leurs ressemblances avec les discours des présidents précédents. Fatalement, il en trouve. Mais conclure à des inspirations ou des emprunts peut être une extrapolation hâtive. Exemple : « Jacques Chirac articule, pendant douze ans, majoritairement des platitudes ou des généralités. Et Emmanuel Macron, lorsqu’il l’imite, n’hésite pas à prononcer quelques discours à l’eau tiède, mouillés de bons sentiments et pleins de vide » (p. 185). On soupçonne que cette « imitation de J.C. » est en fait un caractère commun aux adeptes de la langue de bois. Mais puisque seuls les discours de Chirac figurent dans la base de données, le logiciel conclut que ceux de Macron s’en inspirent.

Si ce livre est riche en observations, son principal enseignement est « en creux ». « Comprendre le macronisme, c’est d’abord – tel est le postulat de ce livre – comprendre les mots-images, les phrases-idées, les discours-symboles par lesquels Emmanuel Macron s’exprime et espère convaincre les Français. » Cependant, si le logiciel repère bien les mots, les phrases et les discours, il ne saisit pas encore bien les images, les idées et les symboles. Surtout, il ne saisit pas les sous-entendus et l’arc émotionnel que les mots peuvent traduire ou susciter entre un leader et son peuple. C’est pourquoi il ignore les petites phrases.

Ces dernières, pourtant, traversent furtivement le livre : « supposons que Macron prononce une phrase comme ‘’vous n’avez pas le monopole des sentiments’’ ou même ‘’vous n’avez pas l’exclusivité des sentiments’’ ou encore ‘’le monopole du cœur n’est pas votre propriété’’. Alors, le logiciel identifiera automatiquement, après examen du lexique, de la grammaire et de la syntaxe, une ressemblance linguistique avec Giscard d’Estaing lors de son fameux débat avec Mitterrand en 1974 » (p. 126). Mais saurait-il exclure « vous n’êtes pas le seul à posséder un muscle cardiaque » ? Comprendrait-il la ressemblance sémantique avec : « cessez donc d’arborer vos sentiments en bandoulière » ?

La singularité confirmée des petites phrases

Mieux encore : « supposons maintenant que Macron s’écrie à la tribune : ‘’Je vous ai entendus !’’ Hyperbase détectera l’inspiration gaulliste d’un discours de juin 1958 à Alger » (p. 126). Mais Hyperbase ignorera probablement le double sous-entendu du « je vous ai compris » gaullien (« …mais je ne ferai pas ce que vous désirez » pour l’un, « …donc il fera ce que nous désirons » pour les autres). Hors contexte, n’importe quel politicien peut dire « je vous ai compris », « je vois ce que vous voulez » ou « je perçois vos désirs » sans que le rapprochement avec de Gaulle soit le moindrement pertinent. Paradoxalement, Emmanuel Macron lui-même a bel et bien dit « Je vous ai compris » dans un discours du 18 février 2017. Hyperbase ne l’a pas repéré car ce discours ne figurait pas dans la base de données.

Celle-ci n’incluait pas non plus les discours d’Emmanuel Macron à l’étranger car ils « ne sont pas directement adressés aux Français et se trouvent très contraints linguistiquement par les circonstances et par le protocole » (p. 50). Mais les Français écoutent leur président même quand il ne s’adresse pas directement à eux ! Certaines de ses petites phrases les plus remarquées ont été prononcées à l’étranger (« le Gaulois réfractaire » au Danemark, « les Français détestent les réformes » en Roumanie, « la colonisation est un crime contre l’humanité » en Algérie…).

En les ignorant, ce livre confirme implicitement le caractère singulier des petites phrases dans le discours politique. Encore inaccessibles à l’intelligence artificielle, elles impliquent à la fois l’orateur et l’auditoire. Une petite phrase, saillante et détachable, c’est justement ce qui manque au pastiche, réussi par ailleurs, de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron. Peut-être n’en est-il que plus vrai à cause de cela : la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron en 2016 n’en contenait pas non plus. Mais le président de la République a sans doute assez appris pour ne pas refaire cette erreur.

Michel Le Séac’h

Damon Mayaffre
Macron ou le mystère du verbe – Ses discours décryptés par la machine
Éditions de l’Aube, 2021. ISBN 978-2815937467. 342 pages, 24 €.