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18 octobre 2024

Israël et l’ONU selon Emmanuel Macron : la petite phrase n’est pas dans ce qui est dit mais dans ce qui est sous-entendu

« M. Netanyahou ne doit pas oublier que son pays a été créé par une décision de l'ONU », aurait déclaré Emmanuel Macron mardi dernier, au cours d’un conseil des ministres. Plusieurs de ces derniers auraient ensuite répété ses propos au Parisien.

Cette déclaration est qualifiée de « petite phrase » par plusieurs médias comme Le Parisien, Le Point, Le Figaro, Ouest-France, L’Opinion, TF1, L’Indépendant, Tribune juive et quelques autres. Selon certains, le président de la République aurait ajouté : « et par conséquent, ce n'est pas le moment de s'affranchir des décisions de l'ONU ».

La petite phrase est « historique, diplomatique, politique », estime L’Opinion. Elle suscite de vives réactions. Benyamin Netanyahou, premier ministre israélien, adresse dans un communiqué « Un rappel au président de la France : ce n'est pas la résolution de l'ONU qui a établi l'État d'Israël, mais plutôt la victoire obtenue dans la guerre d'indépendance avec le sang de combattants héroïques, dont beaucoup étaient des survivants de l'Holocauste – notamment du régime de Vichy en France ». Plusieurs personnalités françaises s’élèvent bruyamment contre la déclaration présidentielle.


Une erreur historique, si erreur il y a, justifie-t-elle d’aussi vives réactions ? Le droit français ne laisse pas toujours aux faits objectifs le soin de se défendre eux-mêmes. La « loi Gayssot » de juillet 1990 punit « ceux qui auront contesté […], l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité ». Rien de tel ici. Plusieurs commentateurs s'attachent à décrire les circonstances de la création d’Israël. Mais ce qui déclenche l’émotion ici n’est évidemment pas le débat historique lui-même. C’est ce qu’il sous-entend.

Caroline Yadan, députée de la 8ème circonscription des Français établis hors de France, en a fait l’exégèse : « Que signifie en filigrane cette affirmation ? Que ce qu’a fait l’ONU, l’ONU peut le défaire ? S’agit-il d’un avertissement ? Au moment où l’Etat d’Israël est menacé dans son existence même par des barbares islamistes qui veulent sa destruction, cette phrase vient légitimer le bain de sang du 7 octobre. » Ce qui revient à soupçonner en « filigrane », sous une phrase de moins de vingt mots concernant un événement de 1947, une prise de position retentissante à la fois sur 3 500 ans d’histoire et sur un sujet actuel très brûlant.

Gérard Larcher, président du Sénat, s’est gardé de le dire explicitement, mais il n’écarte manifestement pas d’emblée l’hypothèse d’un tel « filigrane » dans les propos d’Emmanuel Macron. S’il « ne le soupçonne de rien » et évoque prudemment une « méconnaissance de l’histoire d’Israël  ». il ajoute : « je dis que le droit à l'existence d'Israël n'est pas discutable ni négociable », sorte de petite phrase en retour, chargée d’un message implicite inverse.

Il est donc clair que ce qui fait la petite phrase n’est pas son contenu mais son sous-entendu.

Mécontenter beaucoup de gens avec une seule petite phrase

Par ailleurs, la péripétie rappelle clairement le manque de maîtrise des petites phrases dont a toujours fait preuve Emmanuel Macron. Il lui est souvent arrivé de faire devant un public des déclarations susceptibles d’en irriter un autre. Ainsi, à l’instar des « Gaulois réfractaires », diverses formules prononcées à l’étranger l’ont desservi en France. Comptait-il qu’une déclaration effectuée au cours du conseil des ministres ne serait pas rapportée (« What happens in L’Élysée stays in L’Élysée »…) ? Ce serait nouveau !

Emmanuel Macron a démenti ses propos « tels qu’on les a rapportés » en administrant à ses ministres une leçon de déontologie : « il appartient à chacun des participants à ce conseil de se montrer respectueux des règles et de ses fonctions par éthique, par discipline personnelle, pour ne pas faire circuler des informations fausses, tronquées ou sorties de leur contexte ». Le thème des « informations fausses, tronquées ou sorties de leur contexte » est un grand classique à propos des petites phrases. Mais c’est oublier que les petites phrases, en tant que telles, ne sont pas destinées à délivrer des informations.

Classiquement, elles font connaître au peuple la position d’un chef. Le chef devrait se féliciter que sa parole soit répétée et connue du plus grand nombre. Or, si un banquier peut à l’occasion tenir en même temps deux discours différents aux protagonistes d’un deal tenus par le secret des affaires, en politique, un double langage est destructeur pour le leadership. Et ici, la situation est compliquée par l’intervention de ministres. Le président peut difficilement accuser ses ministres de mensonge.

Il ne lui reste qu’à reprocher à la presse de ne pas s’en tenir aux communiqués officiels. Ce qui lui vaut une réponse virulente de l’Association de la presse présidentielle : « Le Président met ici gravement en cause la déontologie de la presse qui enquête et recoupe ses sources avec rigueur. Notre travail ne peut se résumer à reprendre les déclarations officielles. » S’il est difficile de satisfaire tout le monde en même temps, il est possible de mécontenter tout le monde en même temps.

Michel Le Séac’h

Illustration : Emmanuel Macron commentant ses déclarations, capture d’écran BFMTV

12 septembre 2024

Poutine dans le texte, par Elisabeth Sieca-Kozlowski. Lecture au filtre des petites phrases

Il n’est pas rare que la presse attribue des « petites phrases » à Vladimir Vladimirovitch  Poutine. Pourtant, peu d’entre elles marquent durablement. En un quart de siècle d’exercice du pouvoir, le président du plus grand pays du monde n’a pas livré beaucoup de formules mémorables. La plus connue sans doute, « on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes », date de 1999, une époque où il n’était que numéro 2 derrière Boris Eltsine. Elle esquisse le portrait d’un homme brutal et déterminé. Pourquoi un dirigeant d’une telle stature est-il si peu cité en comparaison d’un de Gaulle ou d’un Churchill, par exemple (ou même d’un Trump et d’un Macron) ?

Poutine dans le texte inspire quelques éléments de réponse. Ce livre d’Élisabeth Sieca-Kozlowski, sociologue de l’EHESS spécialiste de la Russie, présente une sélection de textes du président russe et de quelques dignitaires (Medvedev, Tolstoï…) et intellectuels (Sergueïtsev, Douguine…) publiés ou prononcés entre 2001 et 2023.

À travers ces textes, Élisabeth Sieca-Kozlowski étudie successivement la conception de l’ordre international qui s’est formée dans l’esprit de Vladimir Poutine entre 2001 et 2015, la question de l’Ukraine telle qu’elle s’est posée à lui au lendemain de la révolte de Maïdan (2014-2021) et les justifications qu’il avance au début de la guerre.


Poutine, en fait, parle peu, ou plutôt ne dit pas grand chose. S’il pratique volontiers les discours-fleuves, il semble peu s’écarter du texte écrit pour lui. Sauf peut-être pour des remarques qui peuvent paraître d’une surprenante naïveté, fausse ou réelle (« On entend souvent dire que la politique est un sale métier. Peut-être pas aussi sale que cela, pas à ce point quand même. »)

Des représentants du Kremlin indiquent toutes les semaines aux médias d’État les éléments de langage à utiliser, « à tel point que tous les médias diffusent tous la même information et relaient les messages de Poutine qui, lorsqu’il s’adresse à son peuple, cherche à maintenir une apparence de normalité en abordant des thèmes attendus par la population, sur le ton du "business as usual". On a l’impression d’être dans un univers orwellien » (1). Il s’exprime rarement à bâtons rompus lors de ses apparitions publiques ‑ au point qu’on imagine parfois qu’il lui arrive de se faire représenter par un sosie. Il s’exprime peu à l’étranger, instruit peut-être par ses dérapages des premiers temps (2).

Une palette d’attitudes différentes

Si le logos de Poutine est mesuré, son ethos est disparate. Élisabeth Sieca-Kozlowski évoque une « vision du monde hétéroclite et d’abord très hésitante » et même des « errements géopolitiques » et des « positionnements qui varient en fonction des opportunités et se superposent » (ces deux dernières expressions sont empruntées à Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales IFRI).

Amical envers les pays occidentaux au moins d’apparence à ses débuts, Poutine déclare dans un discours au Bundestag, en septembre 2001 : « Aujourd’hui, nous devons le dire une fois pour toutes : la guerre froide est terminée ! … Il nous faut impérativement affirmer que nous renonçons à nos stéréotypes et à nos ambitions et que, dorénavant, nous travaillerons ensemble à la sécurité des peuples d’Europe et du monde entier. » Mais alors que l’économie russe se rétablit, il adopte des attitudes plus hostiles à partir de 2007.

Lors des manifestations pro-européennes de la place Maïdan, à Kiev, début 2014, Poutine réagit d’abord en dirigeant politique contesté. L’Ukraine fait partie de sa sphère d’influence, comme la Biélorussie. À ses yeux, les manifestations anti-Ianoukovytch sont nécessairement suscitées par des comploteurs. « Des nationalistes, des néonazis, des russophobes et des antisémites ont exécuté ce coup d’État », déclare-t-il le 18 mars 2014 devant la Douma d’État.


Dans les semaines suivantes, la Russie occupe militairement la Crimée, sécurisant ainsi le port militaire de Sébastopol, loué à l’Ukraine depuis un traité de 1997. Vladimir Poutine légitime l’opération au nom de l’histoire : la presqu’île serait un territoire russe, malencontreusement donné à l’Ukraine quelque 70 ans plus tôt. Il ne tarde pas à perfectionner cet argument par une touche humanitaire : « J’ai entendu des résidents de Crimée dire qu’en 1991, ils ont été abandonnés comme un sac de pommes de terre », assure-t-il.

Puis il étend cette affirmation et se présente comme une sorte de chevalier blanc venant au secours du Donbass : il s’y déroule un génocide (3) commis par l’Ukraine contre des Russes ethniques, la Russie ne peut pas ne pas entendre leur appel au secours. Un idéal moral plus élevé encore est invoqué : « L’issue de la Seconde Guerre mondiale est sacrée […]. Mais cela ne contredit pas les hautes valeurs des droits de l’homme et des libertés, fondées sur les réalités des décennies d’après-guerre. » L’argument est à son paroxysme lorsque débute l’invasion russe en février 2022.

À partir du moment où l’offensive patine, Poutine pivote vers un autre argument : l’Ukraine n’est qu’un paravent, la guerre a été voulue par les pays occidentaux. Alors qu’il leur reprochait quelques mois plus tôt de n’avoir pas pris position dans le Donbass après 2014, il leur impute désormais d’avoir systématiquement préparé un conflit ; l’offensive russe les aurait simplement pris de vitesse. Comme les dirigeants américains avant la guerre en Irak en 2003, il évoque même des sites d’armes de destruction massive, notamment biologiques (« un réseau de plusieurs dizaines de laboratoires qui menaient, sous la direction et avec l’appui financier du Pentagone, des programmes militaro-biologiques »). Et l’Occident n’est pas seulement un adversaire militaire : à partir de septembre 2022, Poutine évoque à plusieurs reprise une « désatanisation » face à la dégradation des valeurs morales en Occident : « cette négation profonde de l’humanité, cette subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, cet écrasement de la liberté prennent les traits d’une "religion à l’envers" ‑ d’un satanisme pur et simple. » L’opération militaire spéciale prend des accents de guerre sainte.

Il y a une sorte de « tuilage » entre les différentes couches argumentaires. Un même discours en reprend en général au moins deux. Dans l’allocution du 24 février 2022 annonçant une « opération militaire spéciale », celle-ci est destinée « à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine », et quelques instants plus tard à protéger la Russie contre une expansion de l’OTAN. « Un grand nombre d’éléments de langage introduits dans ce premier discours de guerre sont de fait déjà présents dans l’espace public depuis plusieurs années », relève Élizabeth Sieca-Kozlowski. Poutine s’affiche ainsi, simultanément ou tour à tour, politicien, historien, humanitaire, moraliste, victime, stratège et prédicateur (4). Aucune petite phrase ne peut être typique d’un personnage aussi kaléidoscopique.

Des publics en décalage

À qui s’adresse Vladimir Poutine ? Une petite phrase suppose une concordance entre l’ethos de son auteur et le pathos de son public. Or le public visé par Poutine n’est pas toujours clairement désigné et leurs longueurs d’onde sont rarement les mêmes. Même si la majorité du peuple russe se rallie au drapeau, la guerre n’est probablement pas désirée – à preuve les centaines de milliers de jeunes hommres (261.000 selon l’estimation officielle du FSB) qui quittent le pays dans les semaines suivant l’offensive russe. Il n’est pas facile d’en dire plus, les Russes étant en général peu désireux d’aborder le sujet – ce qui est probablement une réponse en soi – mais Poutine s’évertue sans doute à convaincre un public qui n’a pas très envie de l’entendre.

De même que ses mobiles, des publics différents peuvent être « tuilés ». « Chers citoyens de Russie ! » commence-t-il le 24 février 2022, s’adressant ostensiblement au peuple russe. Mais vers la fin de son allocution, il bifurque vers les Ukrainiens (« je lance un appel aux citoyens de l’Ukraine », qu’il s’agit de protéger contre « ceux que vous appelez vous-mêmes des "nazillons". »), puis vers les « militaires des forces armées de l’Ukraine » (« toute la responsabilité d’une éventuelle effusion de sang reposera entièrement sur la conscience du régime au pouvoir »).

Enfin, avant de revenir aux « Chers citoyens de Russie », il s’adresse à des pays tiers non spécifiés mais qui doivent être clairs dans son esprit puisqu’il les menace expressément à la deuxième personne : « quelques mots importants, très importants pour ceux qui pourraient être tentés de l’extérieur d’interférer dans les événements qui se déroulent. Quiconque tente d’interférer avec nous, voire de mettre en danger notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et vous conduira à des conséquences auxquelles vous n’avez jamais été confrontés dans votre histoire. » Il réitère ses menaces dans d’autres interventions, ajoutant parfois : « Ce n’est pas du bluff », comme si l’on avait pu en douter. (Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, quelques mois après les avoir invités à rester neutres dans le conflit qui commence, Poutine accusera les Occidentaux de l’avoir voulu et préparé depuis des années.)

Naturellement, Poutine songe probablement à l’OTAN, qui semble l’obséder. Il la place, parfois élargie à un « Occident collectif », au centre d’une vision du monde conflictuelle. L’OTAN a bien plus d’importance pour lui que pour n’importe quel Occidental, hormis la frange acquise à son discours. L’auditeur occidental comprend la menace, il n’en comprend pas bien la cause : deux ans et demi plus tôt, Emmanuel Macron attribuait même à l’OTAN un encéphalogramme plat. Il n’y a pas d’alignement entre un orateur à l’ethos multiple et un public désigné de manière allusive.

Les petites phrases sont têtues

Vladimir Poutine est pourtant un dirigeant attentif à son image et entouré de spécialistes de la communication ; Giuliano da Empoli en a livré un tableau saisissant dans Le Mage du Kremlin. Il cite volontiers des dirigeants ou des intellectuels comme Stolypine ou Soljenitsyne (« Ce sont de grands penseurs, ajoute-t-il, et franchement je suis reconnaissant à mes assistants d’avoir trouvé ces citations »). Attaché à brosser de vastes fresques historiques (mensongères ou pas, la question n’est pas là), il aimerait sans doute y avoir sa place un jour. Il tente manifestement des formules mémorables illustrant sa science, sa sagesse ou sa bonté (« La grande mission des Russes est d’unir et de consolider la civilisation », « L’histoire nous apprend qu’en 1940 et au début de 1941, l’Union soviétique a tenté d’empêcher ou, du moins, de retarder le déclenchement de la guerre »…). Mais ce ne sont pas elles qui sont retenues, car elles ne correspondent pas à l’ethos personnel que le pathos populaire lui prête.


De même que la vox populi française a spontanément attaché à Emmanuel Macron des petites phrases méprisantes qu’il ne recherchait certainement pas, les petites phrases attachées à Vladimir Poutine le dépeignent en général comme agressif et malveillant. D’où le succès d’« on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » ou de formules comme :

  • « "Couvrir sa patrie de merde, ici, c’est toujours le bienvenu, c’est considéré comme un mérite, et beaucoup de gens le font avec plaisir» (2012)
  • ».« Quelqu'un au sein du gouvernement turc a décidé de lécher les Américains quelque part. Je ne sais pas si les Américains ont besoin de ça » (2015)
  • « Tout peuple, et à plus forte raison le peuple russe, sait distinguer les patriotes véritables des vendus et des traîtres et recracher ces derniers comme on recrache un moucheron qui nous aurait volé par accident dans la bouche » (2022)
  • « Aujourd’hui, nous entendons dire qu’ils veulent nous vaincre sur le champ de bataille. Eh bien, que puis-je dire ? Qu’ils essaient […] les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. » (2022)

Le pli est pris : comme Emmanuel Macron encore, Poutine voit même certaines paroles interprétées à rebours de ses intentions expresses. « L’effondrement de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle », déclare-t-il devant l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie le 25 avril 2005. Il s’en expliquera plus tard dans un entretien avec le Financial Times : vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés hors des frontières de la nouvelle Russie « et personne n’a pensé à eux. Ce n’est pas une tragédie, cela ? […] Je visais non pas la composante politique de la chute de l’URSS, mais son aspect humanitaire. » Or on y avait entendu en général une nostalgie de la Guerre froide : on ne prête qu’aux riches.

Élisabeth Sieca-Kozlowski reproduit ainsi un passage d’un discours prononcé à l’occasion du 350e anniversaire de la naissance du tsar Pierre le Grand, le 9 juin 2022 :

« Pierre le grand a mené la guerre du Nord pendant vingt-et-un ans. On a l’impression qu’en combattant la Suède, il s’emparait de quelque chose. Il ne s’emparait de rien, il reprenait ce qui était à la Russie. […] Depuis la nuit des temps, des slaves vivaient là-bas aux côtés des peuples finno-ougriens. Il en est de même en direction de l’Ouest, la ville de Narva et ses premières campagnes. Pourquoi s’est-il rendu là-bas ? Il y allait pour les récupérer et les renforcer. C’est ce qu’il faisait. Apparemment, c’est aussi à nous maintenant de récupérer ce qui appartient à la Russie.

Poutine se présente en successeur du plus prestigieux des tsars et invoque une légitimité historique. Mais ce qui est retenu est un message agressif, « récupérer ce qui appartient à la Russie », aggravé par la mention de Narva, ville estonienne. Sa propension à agiter la menace nucléaire n’arrange rien. En 2018, déplorant le désastre que serait une guerre atomique, il ajoute : Mais que nous importe le monde si la Russie n’existe plus ? », phrase qui, note Élisabeth Sieca-Kozlowski, a été interprétée par un grand nombre comme « Après moi, le déluge ». Poutine croit sans doute rectifier le tir en assurant qu’il ne prévoit pas d’attaque nucléaire préventive. Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter :

« Oui, on dirait que nous nous croisons les bras et que nous attendons que quelqu’un utilise des armes nucléaires contre nous. Eh bien, oui, c’est ce qu’il en est. Mais tout agresseur devrait savoir que les représailles sont inévitables et qu’il sera anéanti. Et nous, en tant que victimes d’une agression, nous irons au paradis en tant que martyrs, tandis qu’il périront simplement parce qu’ils n’auront même pas le temps de se repentir de leurs péchés. »

Il aura beau faire, après un quart de siècle au pouvoir comme président ou comme Premier ministre de la Russie, Poutine traîne un ethos de dirigeant impérialiste doublé d’un manipulateur. Il n’a presque aucune chance de s'en débarrasser. S’il tient à laisser derrière lui des petites phrases qui deviendront citations historiques, il a intérêt à cultiver des formules du genre « Quia nominor Leo ».

Élisabeth Sieca-Kozlowski 
Poutine dans le texte 
CNRS Éditions, 2024, ISBN 2271149142
390 pages, 25 €

Michel Le Séac’h

(1) Élisabeth Sieca-Kozlowski, interviewée par Le Jounral du CNRS, 14 mars 2024, https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-la-tete-de-vladimir-poutin

(2) Lors d’un sommet de l’Union européenne, en novembre 2002, à un journaliste du Monde qui l’interroge sur les armes utilisée en Tchetchénie, il répond : « les journalistes qui s'inquiètent pour les Tchétchènes peuvent se faire circoncir ». Voir https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2137824001041/sommet-de-l-union-europeenne-derapage-verbal-de-vladimir-poutine-sur-la

(3)  En fait de génocide, la guerre dans le Donbass aurait, selon l’ONU, coûté la vie à 6 500 combattants prorusses, 4 400 militaires ukrainiens et 3 405 civils entre 2014 et 2020.

(4) Manque le juriste, car si Poutine évoque parfois une promesse verbale faite à Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN (« ils nous ont trompé ou, dans le langage populaire, tout simplement arnaqué »), il omet de rappeler les traités internationaux par lesquels la Russie a garanti les frontières de l’Ukraine.

Photos :


19 juin 2024

Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? d’Arnaud Benedetti. Lecture au filtre des petites phrases

 « En France plus qu’ailleurs la politique nous apprend à ne jamais être définitif » : Arnaud Benedetti, politologue et directeur de La Revue politique et parlementaire, avait sans doute un pressentiment en écrivant cette phrase qui conclut son dernier livre, Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? Rédigé dans la perspective de la présidentielle de 2027, il s’est trouvé propulsé en pleine actualité avec la dissolution de l’Assemblée nationale : les portes pourraient être plus proches que prévu.

Ce livre dense et opportun analyse une situation politique dans une démarche prospective ; il traite de sociologie électorale, de stratégies, de mécanique interne des partis, fort peu de campagne électorale ou de communication. L’essentiel de son contenu est donc étranger au champ de ce blog consacré aux petites phrases. Il lui arrive néanmoins de noter combien ces dernières contribuent aux mouvements de la politique nationale. Mais celles qu’il cite viennent rarement du RN : « Des gars qui fument des clopes et roulent au diesel » (Benjamin Griveaux, p. 15), « un panier de gens déplorables » (Hillary Clinton, p. 16), « Alors qu’il me faut présenter la démission de mon gouvernement » (Michel Rocard puis Élisabeth Borne, p. 88), « Il ne faut pas se contenter d’annoncer que des têtes vont tomber mais dire lesquelles et le dire rapidement » (Paul Quilès, p. 135), « Entre nous et les communistes, il n’y a rien » (André .Malraux, p. 218). 

Un ouvrage consacré au Rassemblement National ne pourrait cependant ignorer la petite phrase qui a imposé à Jean-Marie Le Pen une sorte de plafond de verre : « après l’affaire du détail, il avait compris que l’accès au pouvoir lui serait définitivement barré » (p. 40). Le livre ne se donne pas la peine de revenir sur cet épisode archi-connu. Le 13 septembre 1987, interrogé sur les chambres à gaz lors d’un Grand jury RTL-Le Monde, le fondateur du Front National répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé, je n’ai pas pu moi-même en voir, je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » Ainsi, une seule phrase bien exploitée par ses adversaires peut briser la carrière d’un homme politique représentant plus de 10 % de l’électorat. « Marine Le Pen, elle, ne dévie pas de sa trajectoire », constate Arnaud Benedetti. « Sur les échecs du père, elle espère construire sa victoire future… » : la petite phrase de Jean-Marie Le Pen reste, trente-six ans plus tard, une sorte de cadavre dans le placard.

Stratégie de la proximité ou profil bas ?

Mais ce que révèle ce livre est plutôt en creux : il illustre la puissance des petites phrases à travers leur absence. « Entre 2017 et 2022, Emmanuel Macron, lui aussi, est devenu "l’homme du passif" », écrit Arnaud Benedetti en référence à la flèche décochée par Mitterrand à Giscard avant la présidentielle de 1981. Marine Le Pen va-t-elle s’en inspirer au cours de son débat avec Emmanuel Macron en 2022 ? « Pour faire oublier la prestation ratée d’il y a cinq ans, Marine Le Pen doit être résolument offensive », estiment ses conseillers. Car le président de la République s’est lui-même mis en position de faiblesse, y compris par des petites phrases : « la rue à traverser pour trouver un emploi, les gens qui ne sont rien », etc. Ce sont autant de « petits cailloux de la colère » (p. 23).

On connaît la suite : « Empruntée, telle apparaîtra Marine Le Pen durant cette joute, laissant le privilège de l’attaque au roi qui non sans morgue opérera à front renversé. […] C’est lui qui est à l’offensive, alors que sa concurrente retient ses coups, ne le traque pas sur son bilan, se laissant passivement déborder » (p. 26) par un président qui « s’implique vraiment ». Elle « reste en deçà, presque enfermée dans un complexe d’infériorité, semblant surtout animée par la volonté subliminale de corriger l’image d’agressivité brouillonne qu’elle a donnée d’elle-même cinq ans plus tôt ». Résultat : pour la plupart des commentateurs, Marine Le Pen a « perdu » le débat. « Elle n’est jamais vraiment entrée dans le jeu, esquivant en quelque sorte le choc des armes, cherchant à éviter la faute comportementale rédhibitoire mais mutatis mutandis s’interdisant de combattre. »

Sa « stratégie de la proximité » ne tombe pas du ciel », estime Arnaud Benedetti. « À l’époque des réseaux sociaux, de la sursaturation communicante, de la recherche permanente de la punchline et du storytelling qui s’efforcent d’imprimer leur empreinte sur la trame du flux continu de l’info, Marine Le Pen tend à installer une présence familière et tranquille. » La campagne des législatives de 2022 est marquée par la même modération. « Durant toute une campagne marquée par le tonitruant appel de la Nupes et de LFI, en particulier, à faire de Jean-Luc Mélenchon le Premier ministre de cohabitation, le Rassemblement national, par contraste, semble entrer dans la bataille mezzo voce, sans trop d’enthousiasme apparent, comme s’il était sonné par le nouvel échec de sa leader. » Puis, à l’Assemblée nationale, « le tout nouveau groupe s’attèle dès son accès au Palais-Bourbon à adopter un comportement irréprochable ».

Davantage de petites phrases chez Bardella

On parle donc rarement de « petites phrases » à propos de Marine Le Pen, et Aux portes du pouvoir n’en signale qu’exceptionnellement (« La prestation agressive à mon encontre du ministre de l’Intérieur témoigne d’une rage inutile, et surtout contre-productive. En réalité, Monsieur Darmanin est un marin de petit temps. » ‑ p. 66). Après tout, peut-être est-ce pour cela qu’elle a pu surmonter le gender gap signalé par le sondeur Jérôme Fourquet et se faire une place dans l’électorat féminin. « Les femmes apaiseront le débat public », assure Christine Kelly dans Femmes en politique : premier bilan (Cherche Midi, 2024).« Avec elles, vous verrez, c’en sera terminé des petites phrases, de la colère, de la violence, des coups de Jarnac, des magouilles ».

Une recherche sur le web révèle en revanche une plus grande fréquence des « petites phrases » récentes associées au nom de Jordan Bardella. Cela contribuerait-il cette fois à expliquer sa percée dans l’électorat jeune ? « Jordan Bardella se dit prêt, jeune homme pressé qui déclare début février qu’il n’hésitera pas à demander la dissolution si sa liste vire largement en tête au soir du 9 juin », note Arnaud Benedetti. « Effet de communication sans conteste à peu de frais, mais qui a pour vocation d’attester que le parti qu’il dirige est en état de marche, disposé à gouverner dès lors que les électeurs le décideraient » (p. 178). Et peut-être aussi d’attester que le désir de leadership que sa présidente n’a pas voulu afficher est bien présent en lui ?

Arnaud Benedetti
Aux portes du pouvoir - RN, l'inéluctable victoire ?
Michel Lafon, 2024, ISBN 13 : 978-2749955407
240 pages, 18,45 euros

Michel Le Séac’h

11 juin 2023

Élisabeth Borne, Pétain et le RN : quasiment un acte de lèse-majesté

Ce printemps 2023 demeure pauvre en petites phrases : les déclarations qualifiées de « petites phrases » par des médias ne sont pas nombreuses, ne le sont pas massivement et ne déclenchent pas de vagues notables.

« T’as vu, j’ai dit du bien des pesticides », lance le ministre de l’Agriculture à l’adresse d’une journaliste de Public Sénat. Un confrère de passage saisit la phrase dans une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux. Sud Ouest pointe « la petite phrase de Marc Fesneau qui ne passe pas ». Le ministre est peu connu, la formule ambiguë, le second degré plausible : la polémique tourne court.

« J’ai quatre enfants à nourrir » rappelle le ministre de l’Économie à Léa Salamé, assurant qu’il est sensible à la hausse des prix. Gala commente « cette petite phrase de Bruno Le Maire qui a du mal à passer ». Mais qui passe quand même, vu la minceur du sujet.

La seule candidate sérieuse de ces dernières semaines vient d’Élisabeth Borne. « Maintenant, le Rassemblement national y met les formes, mais je continue à penser que c'est une idéologie dangereuse », déclare la Première ministre à Radio J le 28 mai. Puis : le RN est « héritier de Pétain, absolument ». Un propos tenu le dimanche de Pentecôte au micro d’une radio communautaire qui revendique 28 000 auditeurs quotidiens a toutes les chances de rester ignoré, surtout dans une après-crise des retraites où les Français songent plutôt à profiter des ponts calendaires.

Deux petites phrases et pas une

Europe 1 évoque néanmoins « une petite phrase qui n’est pas passée inaperçue ». En effet, Marine Le Pen, Jordan Bardella et Sébastien Chenu, plus hauts responsables du RN, protestent vertement. Ne craignent-ils pas un « effet Streisand » en mettant en évidence un propos qui, sans eux, se serait perdu dans l’éther ? Manifestement non : leur réaction sans doute coordonnée montre qu'ils jugent le sujet porteur pour eux.

Emmanuel Macron lui-même semble partager leur avis. Le 31 mai, en conseil des ministres, il tance sa Première ministre : « Vous n’arriverez pas à faire croire à des millions de Français qui ont voté pour l’extrême droite que ce sont des fascistes ». On ne peut pas combattre le RN avec des arguments moraux et « les mots des années 1990 qui ne fonctionnent plus ».

L’AFP évoque ce début de polémique dans une dépêche, plusieurs médias la reprennent. « La sphère politique est occupée depuis plusieurs jours à commenter une petite phrase d’Élisabeth Borne qui a déclaré que le Rassemblement national était "l’héritier de Pétain" », résume 20 minutes. « Deux petites phrases », corrige Planet.fr : celle de la Première ministre et celle du chef de l’État. Elles « ont fait réagir à gauche comme à droite de l’échiquier politique, mais aussi au sommet de l’État ».

Il n’y a rien de programmatique dans ces petites phrases. Elles ne portent pas sur des orientations politiques, des dispositions à prendre, des ambitions nationales. Elles portent sur des enjeux de pouvoir et de personnes. La Première ministre évoque la possible accession au pouvoir d’un parti politique contemporain qu’elle rejette au nom d’une référence historique, et peut-être de sentiments personnels. Le président de la République la « recadre » au nom d’une tactique électorale… et peut-être de sentiments personnels.

Petite phrase désirée ou accident de com ?

S’en prendre au Rassemblement national au nom de Pétain était quasiment un acte de lèse-majesté. En 2018, le président de la République a rendu un certain hommage au maréchal Pétain, « un grand soldat de la Grande Guerre ». Mathilde Panot le lui a vivement reproché l’an dernier. Élisabeth Borne n’a pas cité Emmanuel Macron, bien entendu, mais sa sortie résonne avec celle de la patronne des Insoumis à l’Assemblée nationale. De plus, sur le plan de la pratique politique, Emmanuel Macron a par deux fois vaincu Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle. Les deux fois en l’attaquant sur le thème de la compétence et pas sur celui de Pétain. C’est lui qui sait y faire ! La Première ministre allait-elle lui administrer une leçon de morale ?

« Sans doute [Emmanuel Macron] a-t-il profité de cette "petite phrase" pour régler quelques comptes avec sa Première ministre » estime Maurice Szafran dans Challenges. On songe inévitablement à Nicolas Sarkozy recadrant François Fillon : « Le Premier ministre est un collaborateur. Le patron, c'est moi. »

Alarmée par les rumeurs sur son prochain remplacement, Élisabeth Borne a-t-elle délibérément essayé de s’imposer au centre du jeu politique avec une petite phrase remarquable ? En tout état de cause, elle semble peu douée pour cela. « Inutile d’attendre de sa part une envolée lyrique ou une petite phrase qui va faire le buzz », assure Pascal Auzannet, qui a été l’un de ses collaborateurs à la RATP.

Le sujet n’a guère accroché. Les recherches sur « Pétain » enregistrées par Google sont restées beaucoup moins nombreuses qu’au 11 novembre 2018, bien sûr, mais aussi qu’en juillet 2022 après les propos de Mathilde Panot : la Première ministre émeut moins les internautes ‑ mais les milieux politiques, eux, n’ont rien perdu de l’épisode. Très probablement, elle n’a rien géré du tout, rien vu venir. Elle s’est laissé accrocher une petite phrase de hasard qui ne peut que nuire à son autorité. Emmanuel Macron connaît bien le phénomène : il en a souffert plus d'une fois à ses débuts*. Il n’a peut-être pas envie de porter le fardeau de quelqu’un d’autre.

M.L.S.

* voir Les Petites phrases d'Emmanuel Macron -- Ce qu'il dit, ce qu'on lui fait dire

Photo : Élisabeth Borne en 2022 dans l’hémicycle européen de Strasbourg. CC-BY-4.0 : © European Union 2022– Source: EP. Via Wikimedia.

12 décembre 2022

L’Étrange victoire – Macron II, l’histoire secrète par Louis Hausalter et Agathe Lambret

La réélection d’Emmanuel Macron a laissé un goût d’inachevé. Louis Hausalter et Agathe Lambret, journalistes respectivement à Marianne et BFMTV, cherchent à le dissiper en racontant l’envers du décor de sa campagne présidentielle de 2022. Économe de grandes envolées, leur récit décrit avec une abondance de détails plus d’une trentaine de moments significatifs vus de l’intérieur. Ils gardent le secret de leurs sources, à l’évidence proches du président. Les initiés s’amuseront sûrement à les deviner en découvrant des portraits plus indulgents que d’autres dans ce tableau globalement mitigé. G. s’en sort mieux que K., par exemple…

Il y a peu de petites phrases dans ce livre. En fait, la locution n’y figure qu’une fois, de manière très significative : « Désormais, Macron a peur des petites phrases. Elles ont disparu de son langage. Même à l’occasion de longs échanges sur le terrain, où la tentation est partout, le président se réfrène. Quitte à avoir l’air étrangement amorti. » (p. 177).

Les auteurs ne semblent pas remarquer, en revanche, que la demande s’est tarie. Naguère, les médias et l’opinion prélevaient des petites phrases à leur gré dans n’importe quel échange. « Je traverse la rue, je vous trouve du travail », par exemple, extrait d’un bref dialogue avec un visiteur lambda en 2018, a été érigé en critique envers tous les chômeurs. Ce phénomène a pratiquement disparu. Sans quoi, que le président se réfrène ou pas, la campagne de 2022 aurait été davantage épicée de petites phrases puisées ici ou là.

Petites phrases pas si disparues

Si la demande s’est tarie, ce n’est pas vraiment le cas de l’offre. Hausalter et Lambret consacrent même un mini-chapitre à un « concours de punchlines » : « À quelques heures du débat d’entre deux tours, l’assistance réunie autour d’Emmanuel Macron à l’Élysée cherche des formules qui feront mouche face à Marine Le Pen. Les Technos en ont tiré une de leur sac : "Arrêtez avec le chat qui cache la forêt !" Manière de plaisanter sur la passion très médiatisée de la candidate RN pour ses bêtes. »

Ce n’est pas seulement une affaire d’entourage. Le président ne se réfrène pas tant que ça, en réalité. « Avec eux, Macron rôde ses angles et teste des formules. C’est là qu’il met au point une attaque en piqué contre la baisse de la TVA sur l’énergie proposée par Le Pen. […] Lui-même a déjà forgé personnellement quelques piques, par exemple sur l’emprunt russe du RN : "Vous parlez à votre banquier quand vous parlez de la Russie". » (p. 190) Lors du débat télévisé, l’agressivité n’est pas retombée. « Soudain, au détour d’un échange aride sur les chiffres du chômage, Emmanuel Macron réveille un peu les troupes. "C’est pas Gérard Majax, ce soir, madame Le Pen !" On pouffe de rire dans la pièce. […] Place à la partie sur l’écologie, qui fait moins rire les troupes. "Elle est en train de remonter ", met en garde Sébastien Lecornu. "Il faut taper plus fort, vas-y Emmanuel, tape ! Démasque-la !" crie Richard Ferrand, bien réveillé, devant l’écran de télévision. » (p. 199)

Emmanuel Macron ne réserve pas ses piques à Marine Le Pen. « Très loin de la retenue que mettait jusqu’ici le président pour parler de ses adversaires. Macron qualifie Zemmour de "candidat malentendant", et l’invite à s’équiper à moindres frais, grâce à la réforme "100 % santé", qui permet le remboursement de certaines prothèses. Une réponse droite, un peu maladroite aussi. On imagine que le chef de l’État l’a peaufinée avec ses communicants, mais il n’en est rien. Cette riposte, il l’a préparée tout seul. » (p. 112)

Le programme ne fait pas le poids

Certains de ses proches « trouvent lunaire cette façon d’aborder le combat politique ». D’abord, un président en exercice n’a pas à descendre dans l’arène comme les autres, surtout quand une guerre fait rage depuis quelques jours en Europe. « Emmanuel Macron lui-même donne l’impression de vouloir enjamber ce début de campagne. Tant pis si, jusque dans son entourage, on s’est un peu ennuyé ce soir devant sa prestation sur TF1, lisse et consensuelle. Pour l’instant, il se tient au-dessus de la mêlée et fait presque mine d’ignorer l’existence de ses concurrents. » (p. 61)

Ensuite et surtout, beaucoup considèrent que la campagne doit être menée programme contre programme, c’est un combat d’idées. Ce point de vue, celui du clan des « Technos » élyséens paraît l’emporter au début. Leur stratégie inspire l’essentiel des interventions d’Emmanuel Macron. « L’élaboration de ce programme a été une véritable boîte noire. Certes, la garde rapprochée partageait cette idée qu’il fallait des mesures précises et fortes pour donner de la légitimité au président réélu. Qu’Emmanuel Macron, très haut dans les sondages au déclenchement de la guerre, ne devait pas se contenter d’un effet drapeau. Il fallait contrer ce phénomène, et recentrer l’attention sur les marqueurs du programme. » (p. 83)

Mais la présentation du programme par le candidat se passe mal. « L’énumération des concepts abstraits a noyé la déclinaison des mesures concrètes. Est-ce bien le même qui avait intimé à ses collaborateurs, dans les réunions préparatoires : « Je ne veux surtout pas d’un programme de techno, je veux raconter quelque chose » ? En off, un ministre de premier plan s’est désolé : "On dirait un Premier ministre qui prononce son discours de politique générale". » (p. 90) Les adversaires des « Technos » se déchaînent. Dès lors, l’aspect programmatique de la campagne sera plutôt une sorte d’os à ronger pour les bénévoles dont on ne sait que faire.

Les choses sérieuses, elles, passent entre les mains des politiques. Désormais, la campagne sera faite moins de concepts que d’images, de valeurs et de sentiments, éventuellement agressifs. Emmanuel Macron emprunte même à la concurrence. « Nos vies, leurs vies valent plus que tous les profits » (p. 119), proclame-t-il à La Défense Arena. La formule est en fait d’Olivier Besancenot ! Loin d’avoir disparu de la campagne, les petites phrases sont revenues au score sur le programme.

Michel Le Séac’h

Louis Hausalter, Agathe Lambret
L’Étrange victoire – Macron II, l’histoire secrète
Éditions de l’Observatoire, 2022
ISBN : 979-10-329-1327-7
224 pages, 19 euros

08 décembre 2022

Sécurité pour la Russie : une petite phrase internationale d’Emmanuel Macron plus remarquée à l’étranger qu’en France

 Les petites phrases d’Emmanuel Macron ont assez souvent été prononcées à l’étranger. C’est le cas par exemple de :

- « la colonisation est un crime contre l’humanité » (en Algérie)

- « le Gaulois réfractaire » (au Danemark)

- « les Français détestent les réformes » (en Roumanie)

- « l’Otan est en état de mort cérébrale » (dans un entretien avec The Economist)

Le filon n’est pas épuisé. À la fin de sa récente visite aux États-Unis, le chef de l’État est interrogé par Marie Chantrait dans le 13H00 de TF1, le 3 décembre. À propos de la guerre en Ukraine, il pose cette question rhétorique : « Qu’est-ce qu’on est prêts à faire, comment nous protégeons nos alliés et les États membres en donnant des garanties pour sa propre sécurité à la Russie le jour où elle reviendra autour de la table ? » Elle est expressément qualifiée de « petite phrase » par TF1 et Le Figaro (« encore une petite phrase » écrit même le quotidien).

Elle n’est pas vraiment nouvelle en réalité. Le président de la République a déjà manifesté son désir de ménager la Russie. « Il ne faut pas humilier la Russie », a-t-il déclaré au mois de mai dernier, déjà dans un contexte international – à Strasbourg, mais devant le parlement européen. Il a repris la formule le 3 juin devant la presse française. La formule a été qualifiée de petite phrase par Le Monde, Radiofrance, TF1 ou RFI. Elle lui a déjà valu des reproches en Europe. Cependant, il a paru changer de cap radicalement avec une intervention d’une très grande fermeté à l’égard de la Russie devant l’assemblée générale des Nations Unies le 20 septembre. Le balancier est résolument reparti dans l’autre sens.

Réactions indignées

Ces petites phrases ne sont pourtant pas très discutées en France. Les Français semblent moins en demande de petites phrases présidentielles qu’il y a cinq ou six ans. Peut-être parce qu’ils ont désormais l’impression de connaître Emmanuel Macron assez bien, ou de pouvoir puiser dans un répertoire déjà assez fourni. En revanche, son mandat l’a rendu plus audible des cercles dirigeants internationaux. Son « baffling statement » du 3 décembre soulève un grand nombre de réactions indignées en Ukraine même et dans plusieurs pays d’Europe orientale.

La plus brève et la plus éloquente est celle de Toomas Ilves, ancien président de l’Estonie, sur Twitter : « Oh FFS ». Le sigle peut désigner des tas de choses (Fédération française de ski, etc.). Ici, selon toute apparence, il est issu de l’argot anglophone et signifie « for fucks sake ». Ce dérivé de « for Christ’s sake » signifie en gros « arrête donc de déconner ». Le surlendemain, Toomas Ilves célébre l’anniversaire du « mémorandum de Budapest ». Par ce traité signé en 1994 entre l’Ukraine et la Russie, la première remettait ses armes nucléaires à la seconde, qui s’engageait en contrepartie à garantir sa sécurité. 

« M. Macron, donner des garanties de sécurité à la Russie, c’est comme fournir un garde du corps à Jack l’éventreur », s’indigne le diplomate ukrainien Olexander Scherba. Parmi les réactions les plus remarquées figure aussi celle de l’ex-champion du monde d’échecs Garry Kasparov, d’origine russe : « les Ukrainiens vivent à nouveau une journée où les missiles russes pleuvent sur leurs villes, mais Macron parle de garanties de sécurité pour… la Russie ?! Et la sécurité pour les gens innocents vraiment attaqués, alors ? »

Mais la pire réaction pour Emmanuel Macron est sans doute… celle qui lui est le plus favorable. Sa déclaration est saluée avec satisfaction par l’agence de presse officielle russe TASS (l’acronyme signifie « Agence télégraphique de l’Union soviétique »). Celle-ci préfère cependant ignorer une autre phrase du président de la République, curieusement peu remarquée en France. Elle porte sur une éventuelle reprise de la Crimée par l’Ukraine : « Est-ce que vous pensez que quand nous, Français et Françaises, nous avons eu à vivre la prise de l'Alsace et de la Lorraine on aurait aimé en pleine guerre qu'un dirigeant du reste du monde nous dise vous devez faire ceci et cela ? ». Il est douteux que la comparaison historique inspire à Vladimir Poutine un sentiment de sécurité.

Michel Le Séac’h
Illustration : copie d'écran agence Tass sur Twitter

06 octobre 2022

Sandrine Rousseau : la notoriété par les petites phrases

« Il faut changer de mentalité pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité » a déclaré voici quelques jours Sandrine Rousseau, députée Europe-Écologie-Les Verts (EELV). La sortie a été qualifiée de petite phrase par, entre autres, Le Monde, TF1, (« une énième petite phrase qui a déchaîné les passions ») ou Gala (« Une petite phrase qui a fait grand bruit et qui a valu une salve de critiques à la femme politique »).

Sandrine Rousseau pouvait-elle ignorer ce qui allait se passer ? C’est douteux. Elle défraie la chronique politique depuis un bout de temps, presque toujours de la même manière. La presse désigne souvent ses déclarations comme des « petites phrases ». Quelques exemples :

Ses soutiens s’en désolent. « Face à l’irruption de Sandrine Rousseau dans le débat public (…), aucune méthode de disqualification ne lui sera épargnée : focales sur ses "petites phrases" dites "polémiques" et psychologisation de son combat politique tracent les grandes lignes », écrivait Sophie Eustache chez Acrimed[i]. « A contrario, ses propositions (…) ne sont pas (ou si peu) discutées. » Autrement dit, la presse s’intéresse moins à ce qu’elle promet qu’à ce qu’elle dit, et considère que ce qu’elle dit révèle qui elle est. « Je ne suis pas reconnue comme autre chose qu’une femme ayant parlé de son vécu personnel », estime Sandrine Rousseau elle-même.

Jacques Julliard, qui ne l’aime pas, dit finalement la même chose dans Le Figaro[ii] : les médias « ont repéré en elle la "bonne cliente", celle qui fait de l’écoute, en raison même de l’énormité de ses propos. (…) Ainsi va de nos jours le système médiatique : ce n’est pas la nature de son contenu qui fait la valeur de l’information mais la personnalité de l’informateur. » La réciproque est vraie : c’est l’information qui fait la personnalité de l’informateur pour un public qui ne le rencontrera d’aucune autre manière.

Qui imagine l’entrecôte grillée mise en examen ?

Or Sandrine Rousseau n’est pas n’importe quel « informateur ». L’an dernier, elle dispute la primaire de l’élection présidentielle chez EELV. Quand elle se déclare, les observateurs la donnent largement battue par Yannick Jadot, Éric Piolle et Delphine Batho, beaucoup plus connus et titrés qu’elle. Elle est finalement qualifiée pour le second tour, auquel elle obtient 49 % des voix ! Malgré une campagne très virulente ‑ ou justement grâce à cette campagne virulente ?

Son cas n’est pas sans rappeler celui de François Fillon lors de la primaire de la droite en 2016. Classé quatrième dans les sondages au début de la campagne, il s’impose finalement. Entre-temps, il y a eu sa petite phrase « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? »

Consciemment ou non, les électeurs se disent sans doute que la personnalité d’un président compte finalement davantage, face à l’adversité, que des « propositions » soumises à bien des aléas. Et si pour eux ses petites phrases résument son caractère, il est légitime qu’ils y prêtent attention. Surtout si le personnel politique les y incite. « La députée écologiste Sandrine Rousseau est devenue l’une des cibles favorites de cercles conservateurs en raison de ses propos mêlant écologie et féminisme », note Le Monde. Cela « démontre » implicitement son importance pour eux. S’ils la critiquent, c’est qu’elle compte !

Emmanuel Macron a probablement bénéficié d’un phénomène analogue en 2014 à la suite de sa petite phrase sur les « illettrées de Gad » : l’opposition saisit l’occasion pour s’en prendre vivement au jeune ministre de l’économie. Ce faisant, elle lui confère d’emblée une stature spéciale.

Cela n’a probablement pas échappé à la députée écologiste. « Faire évoluer les mentalités par des punchlines bien huilées, telle est la stratégie que Sandrine Rousseau a décidé d’adopter », assure Anastasia Wolfstirn dans Gala, en rubrique « News de stars »[iii]. S’agit-il d’ailleurs de « faire évoluer les mentalités » ou d’assurer sa notoriété ? Sa phrase sur la virilité de l’entrecôte n’est pas originale. Comme l’a observé Frédéric Mas, on en lit davantage chez Pierre Bourdieu et Roland Barthes (« le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin », etc.)[iv]. L’importance de cette petite phrase n’est pas dans ce qu’elle dit de la viande mais dans ce que les électeurs comprennent de Sandrine Rousseau.

Michel Le Séac’h

 Photo Wikimedia Commons par Tilou90, licence CC-AS 4.0


[i] Sophie Eustache, « Sandrine Rousseau, la candidate qui n’a pas plu aux médias », Acrimed, 4 octobre 2021. https://www.acrimed.org/Sandrine-Rousseau-la-candidate-qui-n-a-pas-plu

[ii] Jacques Julliard, « Au secours, Monsieur Xi Jinping ! », Le Figaro, 3 octobre 2022. https://www.lefigaro.fr/vox/politique/jacques-julliard-au-secours-monsieur-xi-jinping-20221002

[iii] Anastasia Wolfstirn, « Sandrine Rousseau “caricature de ses idées” ? Pourquoi ses adversaires l’apprécient… », Gala, 10 septembre 2022. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/sandrine-rousseau-caricature-de-ses-idees-pourquoi-ses-adversaires-lapprecient_501821

[iv] Frédéric Mas, « Sandrine Rousseau : le steak qui cache la forêt », Contrepoints, 1er septembre 2022. https://www.contrepoints.org/2022/09/01/437955-sandrine-rousseau-le-steak-qui-cache-la-foret

22 mars 2022

Monsieur Macron, vous n’avez pas le monopole du programme

Ce matin du 22 mars, si l’on interroge Google sur Macron + programme + présidentielle, la première réponse affichée par son moteur de recherche est le programme d’Emmanuel Macron… en 2017.

Pourtant, le président de la République a présenté son programme de candidat 2022 il y a cinq jours. Après s’être fait longuement tirer l’oreille. Non seulement il a attendu le dernier jour, le 5 mars, pour officialiser sa déclaration de candidature, mais il n’a pas présenté en même temps un programme de gouvernement. Dans un premier temps, il s’est contenté de le livrer « au compte gouttes », comme écrivait Alexandre Lemarié dans Le Monde. De toutes parts, on le lui reprochait vivement.

Puis, après sa conférence de presse programmatique à Aubervilliers le 17 mars, les critiques ont changé. « La droite accuse le candidat Macron de ‘piller’ le programme de Pécresse », relève Libération. À peine Emmanuel Macron s’était-il exprimé que Valérie Pécresse elle-même lui reprochait d’avoir repris les points essentiels de son propre programme. « Monsieur Macron va faire la réforme des retraites jusqu’à 65 ans. Qui a eu le courage de le dire ? C’est nous ! […] Qui a reparlé du nucléaire ? C’est nous ! », etc.

Les candidats à l’élection présidentielle de 2022 doivent-ils vraiment s’écharper pour des programmes ? Comme l’a observé François Hollande (La Montagne y voit même une petite phrase), la guerre en Ukraine a rendu « obsolètes » tous les programmes politiques. Mais l’obsolescence a-t-elle attendu la guerre ? Plus fondamentalement, les électeurs tiennent-ils encore vraiment à ce qu’on leur serve des programmes ? Voici des indices troublants.

D’après Google Trends, les recherches des internautes sur l’expression « programme politique » n’ont jamais été aussi importantes (indice 100) qu’en avril 2017. En mars 2017, elles étaient à l’indice 41 ; en février, à l’indice 18. Avant l’élection de 2017, le programme d’Emmanuel Macron avait déjà suscité un fort courant d’intérêt (indice 42) en novembre 2016. C’est le mois où il a annoncé sa candidature et publié Révolution. Rien de tel cette année. En février 2022, les recherches sur « programme politique » en étaient à 11, et au 22 mars, à 14. Et pour « programmes politiques », au pluriel (courbe rouge sur le graphique ci-dessous), qui peut dénoter un désir de comparaison, c’est quasiment encéphalogramme plat.

Si l’on s’intéresse au temps long, les statistiques de Google Ngram Viewer incitent à la réflexion. Elles portent sur la fréquence des mots dans les livres publiés par année. C’est un indicateur très approximatif qui n’a d’intérêt que s’il révèle des tendances vraiment marquées. Ce qui est bien le cas ici. La présence de l’expression « programme politique » dans les livres en français progresse franchement tout au long de la 5e République et culmine en 2002-2006. Puis l’intérêt semble s’évanouir subitement.

Les programmes politiques sont un phénomène relativement neuf. En 1762, selon la 4e édition du Dictionnaire de l’Académie française, un « programme » était un « placard qu'on affiche au coin des rues, ou qu'on distribue par les maisons, pour inviter à quelque action publique ». En 1935, la 8e édition note seulement : « se dit, par extension, d'un Exposé de principes ou d'idées, de l'énumération des réformes, des mesures projetées par un gouvernement, un parti, un homme politique, etc. L'opposition a fait connaître son programme. Le programme du ministère. ». La 9e édition, en cours de rédaction, a besoin de plus de 130 mots pour traiter du programme « spécialt. polit. ».

Mais les arbres ne montent pas jusqu’au ciel. Il est bien possible que les programmes électoraux aient dès à présent fait leur temps. Que les électeurs n’y croient plus beaucoup. Ou, pour le dire de manière optimiste, qu’ils reviennent aux fondamentaux : l’élection présidentielle ne sert pas à élire un programme mais un candidat. Comment connaître celui-ci ? Parfois, une petite phrase peut le dévoiler plus qu’un long programme.

Michel Le Séac’h 

19 janvier 2022

À la recherche des petites phrases perdues d’Emmanuel Macron

Pour les commentateurs politiques, l’annonce prochaine d’une candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle ne fait semble-t-il aucun doute. Certains commencent à dresser des bilans. François-Xavier Bourmaud a tenté dans Le Figaro, ce 19 janvier, de faire le point sur « Cinq ans de discours, à la recherche du mot juste et de la phrase percutante ». Des formules qu’on pourrait comparer à « Le nationalisme c’est la guerre » de François Mitterrand ou à « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » de Jacques Chirac.

Sa récolte n'est pas très fournie. Pour François-Xavier Bourmaud, le président a surtout été marqué par ses discours d’hommage. Il cite ceux prononcés après l’assassinat de Samuel Paty ou lors des obsèques de Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, tués au cours d’une opération militaire en Afrique. Pourtant, le chef de l’État  n’a pas pour les héros d'aujourd'hui les mêmes accents lyriques que pour ceux d’hier. 

« En ce jour, le silence millénaire de l’esprit de résistance et de l’acharnement français vous accompagne », déclamait-il ainsi en octobre dernier devant le cercueil d’Hubert Germain, dernier survivant du commando Kieffer. « C’est cette cohorte chevaleresque qui vient du fond des âges, de Reims, d’Arcole et du Chemin des Dames, de la Garde impériale à Koufra, d’Orléans à Bir-Hakeim, qui se tient à vos côtés et nous rappelle cette irrésistible résolution de la France. » Jamais il n’a invoqué la même « cohorte chevaleresque » pour les militaires français tués dans les opérations décidées par lui. En comparaison, une formule à la troisième personne comme « Celui qui meurt au combat, dans l’accomplissement de son devoir, n’a pas seulement accompli son devoir, il a rempli sa destinée » a des airs de minimum syndical.

Le plus souvent, d’ailleurs, l’Élysée se borne à un communiqué plutôt standardisé. Ainsi, après la mort du brigadier Ronan Pointeau, tué au Sahel, à l’automne 2019, par un engin explosif, le chef de l’État « adresse ses condoléances attristées à sa famille et à ses proches, et les assure de la pleine solidarité de la Nation en ces douloureuses circonstances. Ses pensées vont également vers ses camarades engagés dans les opérations au Sahel. » Il y a de la tristesse, de la compassion, mais rien pour mobiliser les Français. Lesquels étaient désormais 51 % à s’opposer à ces opérations en janvier 2021, alors que 63 % y étaient favorables en 2013.

Un seul discours fait exception, celui 28 mars 2018 en l’honneur du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, assassiné par un islamiste après avoir pris la place d’une otage. Emmanuel Macron fait alors écho à une intense émotion populaire : « Soudain se levèrent obscurément dans l’esprit de tous les Français, les ombres chevaleresques des cavaliers de Reims et de Patay, des héros anonymes de Verdun et des Justes, des compagnons de Jeanne et de ceux de Kieffer »

Une guerre qui marque peu

Quant aux « discours de guerre » prononcés dans les premiers temps de la pandémie de covid-19, il est peu probable qu’ils laissent des traces impérissables. Le discours du 16 mars 2020 détient pourtant le record historique du discours présidentiel écouté par le plus grand nombre de Français. C’est celui du « nous sommes en guerre ». Il doit être « immédiatement performatif », assure l’entourage du chef de l’État à songeant notamment au fameux « quoi qu’il en coûte ». Mais ce « quoi qu’il en coûte » remonte en réalité à l’adresse présidentielle du 12 mars, qui avait cherché au contraire à rassurer les Français.

« Autant de mots qui ont marqué sur le moment mais pas forcément imprimé aussi profondément que ses lointains prédécesseurs », conclut François-Xavier Bourmaud. Pas autant, sans doute, que des formules moins maîtrisées (quoique…) comme « Je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou «Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » !

Michel Le Séac’h

07 janvier 2022

Valérie Pécresse : « il faut ressortir le Kärcher »

« Je vais ressortir le Kärcher de la cave », assure Valérie Pécresse dans un entretien à La Provence. Puis, dans un tweet : « Il faut ressortir le Kärcher qui a été remisé à la cave par Hollande et Macron depuis plus de dix ans ». Et encore, dans la soirée du 6 janvier, sur son compte Twitter de campagne : « "Je veux que la peur change de camp. Les voyous, les dealers, les mafieux, les prêcheurs de haine, c’est eux qu’il faut harceler, traquer et priver de leurs droits civiques. Je passerai le kärcher. »

« Il faut ressortir le Kärcher » est aussitôt qualifié de « petite phrase » par de nombreux médias comme Télé 7 jours (« Petites phrases : Valérie Pécresse fait plus fort qu'Emmanuel Macron et propose de "ressortir le Kärcher" ! ») ou Gala.

Bien entendu, ce « Kärcher » est l’écho d’une déclaration de Nicolas Sarkozy en 2005. Alors ministre de l’Intérieur, il promettait de « nettoyer la racaille au Kärcher ». Plus de quinze ans après, la formule reste fameuse et clivante.

Valérie Pécresse aurait pu tenter une petite phrase originale, qui lui aurait été propre, pour afficher une intention sécuritaire. Mais elle aurait eu du mal à imprimer, la candidate en est sûrement consciente, faute d’une cohérence cognitive avec son image personnelle assez lisse. 

 « Une expression qu’on attendrait plus dans la bouche d’un jeune du 9.3 que dans celle d’une élue biberonnée entre Neuilly et Versailles »remarque Benoït Gaudibert dans L’Est républicain. Mais justement, l'un des buts de la manœuvre est probablement de corriger son image ! Réutiliser une petite phrase célèbre, c’est récupérer aussi son message, ses sous-entendus. L’industriel Kärcher n’en est peut-être pas ravi, mais ce n’est pas sa réputation d’efficacité que Valérie Pécresse entend exploiter. C’est la réputation d’énergie de Nicolas Sarkozy. Récupération qui n’est pas sans risque : tous ses concurrents de droite s’empressent de rappeler que l’ancien président, finalement, n’a guère utilisé son Kärcher.

Petites phrases recyclées

Le recyclage de petite phrase n’est pas propre à Valérie Pécresse. La méthode a déjà fait la preuve de son efficacité. Par exemple quand Emmanuel Macron recycle une phrase de Donald Trump, « Make our planet great again ». Ou, bien auparavant quand, lors de la campagne présidentielle de 1988, François Mitterrand glisse ironiquement à Jacques Chirac : « Vous n’avez pas le monopole du cœur pour les chiens et les chats », reprenant la petite phrase de Valéry Giscard d’Estaing qui, selon certains, avait tranché le sort de l’élection de 1981 (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »).

Ce genre d’exercice a ses limites. Un leader ne peut se contenter de reprendre les paroles des autres. On ne connaît pas de petite phrase recyclée qui soit devenue un mot historique.

Mais Valérie Pécresse n’a pas renoncé à imposer ses propres petites phrases. Au contraire : quand elle accuse Emmanuel Macron d’avoir « cramé la caisse », elle impose sa marque. Et peut-être Emmanuel Macron est-il inspiré par ce parler relâché quand il dit vouloir « emmerder les non-vaccinés » !

Ce qui pourrait signifier que les candidats à la présidentielle de 2022 ont fini par redécouvrir cette face méconnue de la communication politique que sont les petites phrases. Comme avant eux Manuel Valls, marchant explicitement sur les traces de Clemenceau (ce qui prouve au passage que les petites phrases ne peuvent pas tout…).

Michel Le Séac’h

01 janvier 2022

Emmanuel Macron a-t-il annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa réélection en 2022 ?

Des vœux du président de la République pour 2022, les médias retiennent surtout un message positif : « Je suis résolument optimiste »… Mais certains notent une tonalité en demi-teinte, un manque général de dynamisme : le président ne semble pas à l’offensive.

Ils remarquent aussi une déclaration un peu étrange. Après avoir rappelé que 2022 serait une année électorale, Emmanuel Macron ajoute : « Pour ma part, quelles que soient ma place et les circonstances, je continuerai à vous servir. Et de la France, notre patrie, nul ne saura déraciner mon cœur. »

La Montagne qualifie ce passage de « petite phrase-clé », et la plupart des médias s’interrogent sur sa signification. Sans guère s’y attarder en général. Pourtant, il y aurait beaucoup à en dire.

Tout au long de son allocution, Emmanuel Macron distingue nettement ce qui est collectif et ce qui est personnel. Il entretient un dialogue entre la première personne du singulier :

J’ai avant tout une pensée pour nos 123 000 compatriotes à qui le virus a enlevé la vie... Je n’oublie pas non plus ceux d’entre vous qui sont touchés par le COVID long… Je veux ce soir, une fois encore, en votre nom à tous, témoigner notre reconnaissance pour nos personnels soignants…

et la première personne du pluriel :

Nous aurons à prendre de nouvelles décisions pour lutter contre l’islamisme radical… Nous aurons à prendre de nouveaux choix industriels… Nous aurons à élire au printemps prochain le Président de la République…

Quand il dit « je continuerai à vous servir », il s’exprime à titre personnel, non en tant que président de la République. Et « quelle que soit ma place » ne peut guère signifier autre chose que : si je ne suis plus président. La presse y voit une clause purement rhétorique, certainement pas la marque d’une hésitation. « Son intention de briguer un nouveau mandat ne fait guère de doute », écrit par exemple Alexandre Lemarié dans Le Monde.

On imagine que les vœux du président ont été lus et relus par ses communicants. Or, c’est un principe de base, un candidat ou un presque-candidat à une élection n’évoque jamais la possibilité d’être battu. Il évoque à la rigueur la catastrophe que serait l’élection d’un autre – mais il en parle au conditionnel. Il y a quelque chose d’étrange dans la formule d’Emmanuel Macron.

Et l’étrangeté de ce « quelle que soit ma place » est encore accrue par la phrase qui le suit : « Et de la France, notre patrie, nul ne saura déraciner mon cœur. » Déjà bizarre en soi, elle devient plus troublante encore si l’on considère son origine. Comme le notent Charlotte Chaffanjon et Lilian Alemagna dans Libération, elle est empruntée à L’Étrange défaite de Marc Bloch ! Ce livre écrit en 1940 n’est pas exactement la référence qu’on attendrait d’un candidat qui se prépare à gagner une élection.

Qui plus est, la citation n’est pas reproduite exactement. Voici le passage en question :

la France, enfin, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux.

Dans ces lignes aux accents zemmouriens, on lit bien : « je ne saurais déraciner mon cœur » et pas « nul ne saura déraciner mon cœur ». Emmanuel Macron déforme donc le propos de Marc Bloch. Une simple étourderie ? C’est très peu probable. Il a lui-même cité la phrase de l’historien dans sa forme exacte. C’était il n’y a pas si longtemps, le 4 septembre 2020, au Panthéon, lors du 150e anniversaire de la proclamation de la République. Là encore, si la mémoire lui avait manqué, ses communicants auraient rectifié le tir.

Assurément, cette partie des  vœux présidentiels contient un message subliminal. Lequel ? Sans s’égarer en conjectures, il faut rappeler qu’Emmanuel Macron a déjà évoqué l’hypothèse de sa non-candidature en 2022. Et même deux fois plutôt qu’une.

  • Le 4 décembre 2020, dans un entretien avec Brut, interrogé sur l’élection de 2022, il répond : « Parce que les circonstances l'exigeront, peut-être que je devrai faire des choses dures dans la dernière année […], qui rendront impossible le fait que je sois candidat. »
  • Le 15 décembre 2021, reçu par TF1 et LCI, il refuse de dire s’il sera candidat à un second mandat en 2022. « Au moment où nous nous parlons je dois encore prendre des décisions difficiles », explique-t-il. Et il ajoute : « Je ne suis pas là pour conserver le pouvoir […], il y a une vie avant et une vie après. »

À quelles « choses dures », à quelles « décisions difficiles » Emmanuel Macron pouvait-il penser ? En comparaison de la réforme des retraites, du rétablissement des comptes publics ravagés par le « quoi qu’il en coûte », des mesures à prendre face au réchauffement climatique, des perspectives migratoires, de la lutte contre le séparatisme islamique, etc., la crise sanitaire apparaîtra demain comme un parcours de santé… Nul n’est mieux placé que lui pour s’en apercevoir. Il n’est probablement pas du genre à fuir ses responsabilités. Mais il n’a qu’une vie, et il n’en a peut-être pas assez épuisé les plaisirs pour, à 44 ans, faire don de sa personne à la France.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d'écran, site elysee.fr, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/12/31/voeux-2022-aux-francais