Un fichier électoral de cette taille peut valoir 500.000 dollars, indique
Tim Bonier, spécialiste de la question.
Cependant, les données de Facebook ne sont pas un fichier électoral.
Elles ne sont exploitables politiquement qu’après une analyse
« psychographique » aboutissant à des approximations du genre
« si un internaute clique sur des vidéos de petits chats, il a tendance à
voter Trump, s’il en pince pour les petits chiens il penche plutôt vers
Clinton ». (À propos : quand vous répondez à un « test de
personnalité gratuit » sur Facebook, vous contribuez à alimenter ce genre
d’analyses.) Pour Antonio
García Martínez, ancien collaborateur de Facebook devenu journaliste à Wired,
cette démarche est « nébuleuse et plus ou moins astrologique ». Son
intérêt électoral réel est probablement assez mince.
D’autant plus que les informations de Facebook sont sujettes
à caution. Seth Stephens-Davidowitz, docteur en économie de Harvard, ancien
expert en données chez Google et journaliste au New York Times, le
souligne dans Everybody Lies, dont la traduction française, Tout le monde ment… (et vous aussi !), paraîtra dans quelques jours chez Alisio[2].
Facebook détient bel et bien « le plus grand jeu de données jamais
constitué sur les relations humaines », mais ces données ne sont pas
toutes sincères.
En voici un indice. La revue culturelle américaine Atlantic
et le magazine de ragots National Enquirer ont la même diffusion,
quelques centaines de milliers d’exemplaires. On s’attendrait donc à ce que
chacun recueille le même nombre de « j’aime » sur Facebook. Or, note
Seth Stephens-Davidowitz, « à peu près 1,5 million de personnes
aiment Atlantic ou discutent de ses articles sur leur page. Environ
50 000 seulement aiment l’Enquirer ou parlent de ses
contenus. » On aime dire à ses amis qu’on lit un mensuel chic, on n’aime
pas leur dire qu’on lit un tabloïd vulgaire. Dans leur profil Facebook, les
utilisateurs se montrent non pas tels qu’ils sont mais tels qu’ils voudraient
être vus.
Facebook peint les hommes comme ils devraient être,
Google les peint tels qu’ils sont
Il en va autrement avec les moteurs de recherche : on
leur dit ce sur quoi on s’interroge réellement, ils sont un « sérum de
vérité numérique ». Atlantic et National Enquirer sont
« googlés » en nombre sensiblement identique. Implicitement, on
confie à Google ses préoccupations véritables. Des préoccupations qui, montre
Seth Stephens-Davidowitz, ne sont pas toujours politiquement correctes.
Les réseaux sociaux sont aujourd’hui un
vecteur privilégié des « petites phrases ». Des citations
reproduites, partagées, aimées et commentées sur Facebook et/ou retweetées sur
Twitter peuvent être diffusées très vite et mémorisées largement. Pourtant, à suivre le raisonnement de Tout le monde ment, elles ne révèlent pas
forcément une adhésion sincère. Dans bien des cas, elles seraient plutôt une
marque de connivence : puisque mes « amis » (au sens Facebook)
aiment ou détestent cette petite phrase, je dois l’aimer ou la détester aussi.
D’ailleurs, les phrases rapportées sont souvent biaisées : leur contenu
exact importe moins que la signification partagée par le groupe[3].
En revanche, une recherche sur Google dénoterait un intérêt plus profond… dont
le sens pourrait être difficilement analysable.
« Corneille peint les hommes comme ils devraient
être, Racine les peint tels qu’ils sont », assurait La Bruyère. La société
connectée réactualise cette célèbre formule : aujourd’hui, Facebook peint
les hommes comme ils devraient être, Google les peint tels qu’ils sont. Les
réflexions futures sur la genèse, l’évolution et le rôle social des petites
phrases dans notre monde connecté devront assurément tenir compte de cette
distinction.
Michel Le Séac’h
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Tout le monde ment... (et vous aussi !) ‑ Internet et le Big Data : ce que nos recherches Google disent vraiment de nousde Seth Stephens-Davidowitz,
préface de Steven Pinker,
352 pages,
disponible aux formats livre papier et eBook numérique
parution le 29 mai 2018,
Éditions Alisio