La communication politique est en même temps vedette et paria
dans le dernier livre de Gaspard Kœnig, Contre’Un – pour en finir avec
l’élection présidentielle.
La première partie de Contr’Un (titre emprunté à
Étienne de La Boétie), à la fois pratique et théorique, décrit les affres d’un
philosophe embarqué dans une campagne présidentielle. Gaspard Kœnig a tenté
l’aventure en 2022, sans obtenir les cinq cents parrainages nécessaires.
Étrange tentative puisque ce candidat était hostile par principe à l’élection
du président de la République au suffrage universel direct.
Pour lui, cette élection doit être celle d’un programme et
non d’un homme : « Je ne pouvais pas prononcer les mots :
"Je suis candidat à la présidence de la République." Trop pompeux,
trop prétentieux, trop impudique. Et au fond, assez malhonnête par rapport à
notre objectif : présenter un programme » (p. 42). Un objectif
prégnant au point que sa propre directrice de campagne n’était pas sûre d’avoir
compris qu’il s’était déclaré candidat.
Sa paralysie n’est pas seulement verbale. La gestuelle suit.
Saluer la foule d’une estrade lui paraît « une rupture d’égalité
irrémissible, contraire à l’esprit de la démocratie ». C’était trop
pour lui : « Je ne pouvais pas faire ça. Mes bras restaient collés
à mon corps. » Or la foule aspire à ce salut. Il lui faut du temps
pour l’admettre, non sans gâcher l’occasion. « De guerre lasse, je me
résolus à lever le bras, mais d’un air tellement contrit que les vivats
s’arrêtaient net » (p. 45).
Sans doute y a-t-il de l’autodérision dans ce portrait d’un
candidat empoté, mais Gaspard Kœnig y revient sans cesse : seul le
programme compte, l’incarnation lui répugne. « Le point d’orgue de
cette personnalisation constante est de savoir qui est, ou qui est
vraiment comme on lit sur la couverture des magazines, le candidat. Je
l’ignorais moi-même, et ce vaste exercice de psychanalyse participative ne m’a
guère aidé » (p. 50). Mais est-il bien raisonnable d’aspirer à
la présidence de la République quand on ne sait pas qui l’on est « vraiment » ?
Famille, timbre de voix et petites phrases
Ce qui n’empêche pas les certitudes, pourtant. Le philosophe
ne prend jamais de recul par rapport à ses propres conceptions. Jamais il ne se
demande pourquoi les citoyens aspirent à une incarnation. « S'intéresse-t-on
encore à la famille de l'un, au timbre de voix de l'autre, aux petites phrases
du troisième ? », demande-t-il (p. 12). À cet « encore »,
on devine une foi dans l’amélioration du citoyen avec le temps. « Qu’y
a-t-il de plus médiéval que ces bains de foule, à mi-chemin entre la guérison
des écrouelles et le baiser aux reliques ? », note-t-il aussi (p.
57). Il remonte même plus loin dans l’évolution du vivant : « TGV
après TGV, photo après photo, je me sentais comme une bête qui pisse pour
marquer son territoire »(p. 56).
Ce n’est pas une simple métaphore. Gaspard Kœnig y revient
implicitement, plus loin, en citant l’historien Raymond Huard : « Il
apparaît bien que le principe de l’élection d’un "chef", représentant
la nation et auquel on s’en remet pour assurer le fonctionnement de l’État,
corresponde – même si on peut le regretter – à une structure mentale encore
fortement enracinée dans les esprits, au moins au stade actuel du
développement de l’humanité. » Et le philosophe d’ajouter : « N’est-il
pas temps de changer de structure mentale, de passer à un autre stade de
développement de l’humanité ? » (p. 177). Le « il
faut dissoudre le peuple » de Bertolt Brecht n’est pas loin. Mais chez
le dramaturge allemand, c’était une plaisanterie.
Le temps des programmes est-il venu ou passé ?
Face aux indices qui brossent le tableau impressionniste
d’une personnalité politique, Gaspard Kœnig n’en a que pour les idées. « S’il
est difficile de dissimuler des idées, il est en revanche aisé de maquiller ses
traits de caractère », affirme-t-il, comme si le mensonge n’existait
pas en politique. Il déplore « l'absence quasi générale de doctrines et
de programmes »* (p. 12).
* Notation paradoxale puisque, depuis le Programme commun de
gouvernement de l’Union de la gauche en 1972, doctrines et programme ont
proliféré comme jamais auparavant. Même si, comme le montre Ngram Viewer de
Google, le mouvement semble avoir brutalement décéléré :
À l’inverse de ce que désire Gaspard Kœnig, il n’y a pas
dépassement de l’homme politique par le programme politique. Au contraire, ce
dernier paraît plutôt avoir fait son temps. En 2022, Emmanuel
Macron n’a affiché le sien qu’à la mi-mars, à un moment où les jeux étaient
déjà faits. Le Parti socialiste avait préparé le sien avec soin ; il n’a
pas atteint 2 % des voix – et on l’a reproché à sa candidate, pas à son
programme. Éric Zemmour avait dépassé 17 % des intentions de vote avant de
présenter un programme, il est tombé à 7 % ensuite.
Gaspard Kœnig n’a pas
subi la même épreuve faute d’avoir pu aller au bout de sa candidature, mais il ne peut admettre que oui, en effet, encore et toujours,
depuis aussi loin que l’histoire peut le déterminer, on s’intéresse « à
la famille de l'un, au timbre de voix de l'autre, aux petites phrases du
troisième ».
Le citoyen a-t-il tort ou n’est-ce pas plutôt le philosophe
qui contrarie sa propre nature en visant la présidence de la République ? « Oui,
oui. Mais tu vois… les gens veulent quand même un chef », lui fait
observer Hervé Novelli. Il répond : « Un chef ? Je ne sais
pas. Je n’ai pas franchement envie d’être chef »(p. 73). La
cause devrait être entendue…
L’incarnation par les petites phrases
Après ces considérations (im)pratiques sur sa propre
vocation, Gaspard Kœnig, dans une deuxième partie intitulée « L’Adieu
au Général », passe en revue la conception gaullienne du pouvoir. De
Gaulle est pour lui « l’homme du 8 juin », car l’élection du
président au suffrage universel direct, objet du discours du 8 juin 1962, « représente
une rupture majeure dans notre histoire républicaine, faisant d’un homme non
plus la clé de voûte, mais le pilier central de nos institutions. Cette
concentration de la légitimité démocratique en un seul et unique point
transforme le débat public en un pugilat de personnalités qui ne peuvent avoir
d’autres objectifs que la présidence » (p. 119).
Ce qui se traduit dans la communication politique par « ces
formules répétées, souvent moquées, où de Gaulle se voit comme l’incarnation de
la nation, par-delà toute légalité démocratique » (p. 145). En
d’autres termes, des petites phrases, témoins et outils de cette incarnation.
Gaspard Kœnig analyse avec subtilité la pensée du Général mais, tout à sa
condamnation de la personnalisation du pouvoir, il omet de se demander en quoi
elle rejoint ou pas les aspirations du peuple. Et même quand il évoque
celles-ci, c’est pour les déplorer : « Le peuple réclame son
guide. Et il ne supporte pas ceux qui trahissent le devoir d’incarnation :
François Hollande, le seul président à avoir voulu rester "normal" au
mépris de l’anormalité propre à la fonction, ne fut pas à même de se
représenter » (p. 146).
Souveraineté dispersée
Dans une troisième partie, Gaspard Kœnig se demande comment,
en pratique, instaurer son idéal. Surprise : il préconise en premier lieu
de « revenir à la Ve République », celle de 1958, d’avant le
funeste référendum du 28 octobre 1962 qui a instauré l’élection du président de
la République au suffrage universel direct. Deuxième surprise : lui qui
déplorait chez le citoyen amateur d’incarnation présidentielle « une
structure mentale encore fortement enracinée dans les esprits », il
déclare soudain : « l’homme est un animal politique parce que la
politique est jouissive, parce qu’on y trouve une réalisation de soi ».
Et d’envisager dans « la dispute, disputatio scolastique ou
engueulade au café des Sports, un principe de plaisir » (p. 197). À
condition toutefois que ces discussions « politiques » se cantonnent
à des sujets anodins…
Ce qui est plus facilement le cas, par définition, à un
niveau décentralisé, c’est pourquoi le message de Gaspard Kœnig dans ce livre
est finalement un plaidoyer en faveur d’une « souveraineté
dispersée » assurée par une démocratie locale directe et une démocratie
délégative au niveau national. Qu’il espère à l’horizon 2058.
M.L.S.
Gaspard Koenig, Contr’Un – pour en finir avec l’élection présidentielle
Éditions de l’Observatoire, 240 pages, 20 €
ISBN 979-10-329-2650-5