27 février 2023

Sous-entendu et petite phrase chez Emmanuel Macron

Avare de déclarations publiques ces derniers temps, le président de la République l’est aussi, ipso facto, de petites phrases. Ses visites à Rungis le 21 février, puis au Salon de l’Agriculture le 25, ont été pour les médias l’occasion de scruter les propos présidentiels. Comme le note Benjamin Morel, politologue à Paris 2 Panthéon-Assas, « sur un sujet d’actualité, le risque de la petite phrase qui devient virale existe quand on a une caméra qui filme en continu »[i].

La récolte n’est cependant pas très abondante. Christian Huault, éditorialiste de Monaco Matin évoque « quelques petites phrases lâchées entre volailles et légumes, histoire -- entre les deux débats parlementaires -- de reprendre la main sur un sujet patate chaude qu’il a soigneusement laissé entre les mains de sa Première ministre et des vaillants soldats Dussopt et Attal »[ii]. Mais il ne s’aventure pas à des citations plus précises.

En fait, une seule déclaration présidentielle a été qualifié de « petite phrase » par quelques médias. « C’est une petite phrase qui n’est pas passée inaperçue », assure l’un[iii]. « Cette petite phrase a bien failli échapper aux caméras », estime l’autre[iv]. Mais RMC et deux ou trois autres confirment : s’il y a eu une petite phrase lors de ces visites d’Emmanuel Macron aux temples de l’agro-alimentaire, c’est celle-ci, qui date du 21 :

« on va essayer de faire faire un petit geste diesel, vous allez voir »

Un petit geste pour une petite phrase ? On a connu le président de la République plus radical (« on met un pognon de dingue dans les minima sociaux », « nous sommes en guerre », « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder »…). En fait, on dirait un lot de consolation. Quand Emmanuel Macron s’exprime, on a pris l’habitude d’entendre des petites phrases[v]. Maintenant qu’il s’exprime peu, on ne s’est pas encore dépris de cette habitude : il fallait dénicher une petite phrase quelconque.

Cependant, pourquoi avoir retenu celle-ci plus que d’autres qui ne le méritaient pas moins ? Le président de la République n’annonce rien d’autre qu’une mesure modeste, un « petit geste », encore hypothétique et qui dépendrait d'un tiers (« faire faire »)... Ce choix paraît pourtant assez significatif. Il est fréquent que l’annonce d’une décision à venir, encore mystérieuse, par un haut personnage, soulève un intérêt pas forcément proportionné. Peut-être parce qu’elle manifeste doublement l'exercice du pouvoir : le pouvoir de faire et celui de dire… ou pas.

Les sous-entendus ne sont pas si fréquents en fait sur le terrain politique : les dirigeants annoncent en général soit des mesures décidées, soit des mesures qui devront être validées par d’autres (parlement, partenaires sociaux…).  Ils le sont davantage dans la bouche des dirigeants sportifs. Ainsi, quand l’entraîneur Rudi Garcia note que Cristiano Ronaldo est « sans club pour le moment – joker, comme on dit », la presse sportive y voit expressément une petite phrase[vi]. C’est même devenu un instrument de pilotage majeur pour les présidents des banques centrales, comme lorsque Mario Draghi, en 2012, se dit « déterminé à protéger l’euro quoi qu’il en coûte », sans en dire davantage sur les mesures qu’il pourrait prendre. Les sous-entendus des leaders impressionnent en tant que gestes jupitériens.

M.L.S.

Illustration : copie partielle d’écran TF1


[i] Sur BFM TV, cité par Florent Buisson, « Plan de sobriété sur l’eau, visite en Chine… Les annonces d’Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture », Paris Match, 25 février 2023.

[ii] Christian Huault, « Service après-vente », Monaco Matin, 22 février 2023.

[iii] Guilhem Pouiol, Capital, 21 février 2023.

[v] Voir Michel Le Séac’h, Les Petites phrases d’Emmanuel Macron, autoédition 2022.

[vi] Guillaume Jacquot, « La petite phrase de Rudi Garcia sur l’avenir de Ronaldo », Sport.fr, 10 décembre 2022.

15 février 2023

Contr’Un, de Gaspard Kœnig : à l’Élysée, programme ou incarnation ?

La communication politique est en même temps vedette et paria dans le dernier livre de Gaspard Kœnig, Contre’Un – pour en finir avec l’élection présidentielle.

La première partie de Contr’Un (titre emprunté à Étienne de La Boétie), à la fois pratique et théorique, décrit les affres d’un philosophe embarqué dans une campagne présidentielle. Gaspard Kœnig a tenté l’aventure en 2022, sans obtenir les cinq cents parrainages nécessaires. Étrange tentative puisque ce candidat était hostile par principe à l’élection du président de la République au suffrage universel direct.

Pour lui, cette élection doit être celle d’un programme et non d’un homme : « Je ne pouvais pas prononcer les mots : "Je suis candidat à la présidence de la République." Trop pompeux, trop prétentieux, trop impudique. Et au fond, assez malhonnête par rapport à notre objectif : présenter un programme » (p. 42). Un objectif prégnant au point que sa propre directrice de campagne n’était pas sûre d’avoir compris qu’il s’était déclaré candidat.

Sa paralysie n’est pas seulement verbale. La gestuelle suit. Saluer la foule d’une estrade lui paraît « une rupture d’égalité irrémissible, contraire à l’esprit de la démocratie ». C’était trop pour lui : « Je ne pouvais pas faire ça. Mes bras restaient collés à mon corps. » Or la foule aspire à ce salut. Il lui faut du temps pour l’admettre, non sans gâcher l’occasion. « De guerre lasse, je me résolus à lever le bras, mais d’un air tellement contrit que les vivats s’arrêtaient net » (p. 45).

Sans doute y a-t-il de l’autodérision dans ce portrait d’un candidat empoté, mais Gaspard Kœnig y revient sans cesse : seul le programme compte, l’incarnation lui répugne. « Le point d’orgue de cette personnalisation constante est de savoir qui est, ou qui est vraiment comme on lit sur la couverture des magazines, le candidat. Je l’ignorais moi-même, et ce vaste exercice de psychanalyse participative ne m’a guère aidé » (p. 50). Mais est-il bien raisonnable d’aspirer à la présidence de la République quand on ne sait pas qui l’on est « vraiment » ?

Famille, timbre de voix et petites phrases

Ce qui n’empêche pas les certitudes, pourtant. Le philosophe ne prend jamais de recul par rapport à ses propres conceptions. Jamais il ne se demande pourquoi les citoyens aspirent à une incarnation. « S'intéresse-t-on encore à la famille de l'un, au timbre de voix de l'autre, aux petites phrases du troisième ? », demande-t-il (p. 12). À cet « encore », on devine une foi dans l’amélioration du citoyen avec le temps. « Qu’y a-t-il de plus médiéval que ces bains de foule, à mi-chemin entre la guérison des écrouelles et le baiser aux reliques ? », note-t-il aussi (p. 57). Il remonte même plus loin dans l’évolution du vivant : « TGV après TGV, photo après photo, je me sentais comme une bête qui pisse pour marquer son territoire »(p. 56).

Ce n’est pas une simple métaphore. Gaspard Kœnig y revient implicitement, plus loin, en citant l’historien Raymond Huard : « Il apparaît bien que le principe de l’élection d’un "chef", représentant la nation et auquel on s’en remet pour assurer le fonctionnement de l’État, corresponde – même si on peut le regretter – à une structure mentale encore fortement enracinée dans les esprits, au moins au stade actuel du développement de l’humanité. » Et le philosophe d’ajouter : « N’est-il pas temps de changer de structure mentale, de passer à un autre stade de développement de l’humanité ? » (p. 177). Le « il faut dissoudre le peuple » de Bertolt Brecht n’est pas loin. Mais chez le dramaturge allemand, c’était une plaisanterie.

Le temps des programmes est-il venu ou passé ?

Face aux indices qui brossent le tableau impressionniste d’une personnalité politique, Gaspard Kœnig n’en a que pour les idées. « S’il est difficile de dissimuler des idées, il est en revanche aisé de maquiller ses traits de caractère », affirme-t-il, comme si le mensonge n’existait pas en politique. Il déplore « l'absence quasi générale de doctrines et de programmes »* (p. 12). 

* Notation paradoxale puisque, depuis le Programme commun de gouvernement de l’Union de la gauche en 1972, doctrines et programme ont proliféré comme jamais auparavant. Même si, comme le montre Ngram Viewer de Google, le mouvement semble avoir brutalement décéléré :

À l’inverse de ce que désire Gaspard Kœnig, il n’y a pas dépassement de l’homme politique par le programme politique. Au contraire, ce dernier paraît plutôt avoir fait son temps. En 2022, Emmanuel Macron n’a affiché le sien qu’à la mi-mars, à un moment où les jeux étaient déjà faits. Le Parti socialiste avait préparé le sien avec soin ; il n’a pas atteint 2 % des voix – et on l’a reproché à sa candidate, pas à son programme. Éric Zemmour avait dépassé 17 % des intentions de vote avant de présenter un programme, il est tombé à 7 % ensuite.

 Gaspard Kœnig n’a pas subi la même épreuve faute d’avoir pu aller au bout de sa candidature, mais il ne peut admettre que oui, en effet, encore et toujours, depuis aussi loin que l’histoire peut le déterminer, on s’intéresse « à la famille de l'un, au timbre de voix de l'autre, aux petites phrases du troisième ».

Le citoyen a-t-il tort ou n’est-ce pas plutôt le philosophe qui contrarie sa propre nature en visant la présidence de la République ? « Oui, oui. Mais tu vois… les gens veulent quand même un chef », lui fait observer Hervé Novelli. Il répond : « Un chef ? Je ne sais pas. Je n’ai pas franchement envie d’être chef »(p. 73). La cause devrait être entendue…

L’incarnation par les petites phrases

Après ces considérations (im)pratiques sur sa propre vocation, Gaspard Kœnig, dans une deuxième partie intitulée « L’Adieu au Général », passe en revue la conception gaullienne du pouvoir. De Gaulle est pour lui « l’homme du 8 juin », car l’élection du président au suffrage universel direct, objet du discours du 8 juin 1962, « représente une rupture majeure dans notre histoire républicaine, faisant d’un homme non plus la clé de voûte, mais le pilier central de nos institutions. Cette concentration de la légitimité démocratique en un seul et unique point transforme le débat public en un pugilat de personnalités qui ne peuvent avoir d’autres objectifs que la présidence » (p. 119).

Ce qui se traduit dans la communication politique par « ces formules répétées, souvent moquées, où de Gaulle se voit comme l’incarnation de la nation, par-delà toute légalité démocratique » (p. 145). En d’autres termes, des petites phrases, témoins et outils de cette incarnation. Gaspard Kœnig analyse avec subtilité la pensée du Général mais, tout à sa condamnation de la personnalisation du pouvoir, il omet de se demander en quoi elle rejoint ou pas les aspirations du peuple. Et même quand il évoque celles-ci, c’est pour les déplorer : « Le peuple réclame son guide. Et il ne supporte pas ceux qui trahissent le devoir d’incarnation : François Hollande, le seul président à avoir voulu rester "normal" au mépris de l’anormalité propre à la fonction, ne fut pas à même de se représenter » (p. 146).

Souveraineté dispersée

Dans une troisième partie, Gaspard Kœnig se demande comment, en pratique, instaurer son idéal. Surprise : il préconise en premier lieu de « revenir à la Ve République », celle de 1958, d’avant le funeste référendum du 28 octobre 1962 qui a instauré l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Deuxième surprise : lui qui déplorait chez le citoyen amateur d’incarnation présidentielle « une structure mentale encore fortement enracinée dans les esprits », il déclare soudain : « l’homme est un animal politique parce que la politique est jouissive, parce qu’on y trouve une réalisation de soi ». Et d’envisager dans « la dispute, disputatio scolastique ou engueulade au café des Sports, un principe de plaisir » (p. 197). À condition toutefois que ces discussions « politiques » se cantonnent à des sujets anodins…

Ce qui est plus facilement le cas, par définition, à un niveau décentralisé, c’est pourquoi le message de Gaspard Kœnig dans ce livre est finalement un plaidoyer en faveur d’une « souveraineté dispersée » assurée par une démocratie locale directe et une démocratie délégative au niveau national. Qu’il espère à l’horizon 2058.

M.L.S.

Gaspard Koenig, Contr’Un – pour en finir avec l’élection présidentielle
Éditions de l’Observatoire, 240 pages, 20 €
ISBN 979-10-329-2650-5