21 décembre 2024

Emmanuel Macron et les petites phrases : aux sources d’une idiosyncrasie

 « "C’est désastreux" - Macron, le retour fracassant des petites phrases assassines », titre le site d’information blue News, du groupe Swisscom. Vingt fois depuis son élection en 2017, des proches, des observateurs, voire le président lui-même, ont cru pouvoir annoncer : « les petites phrases, c’est fini ». Fausse sortie à chaque fois, éternel retour fracassant.

Cette fois, c’est à Mayotte. Mayotte où Emmanuel Macron s’était déjà illustré en 2017 avec « le kwassa-kwassa [bateau traditionnel] pêche peu, il amène du Comorien ». Ce 19 décembre, en visite dans une île ravagée par l’ouragan Chido, il déclare face à une foule protestataire : « Vous êtes contents d'être en France. Parce que si c'était pas la France, vous seriez dix mille fois plus dans la merde ! »

De ce dérapage, il donne une explication étrange : « J'avais des gens du Rassemblement national qui étaient face à moi et qui insultaient la France en même temps, qui disaient qu'on ne fait rien, etc. » Dans une île où six électeurs sur dix ont voté Marine Le Pen à la présidentielle, il est probable en effet que la foule contenait « des gens du Rassemblement national ». Mais, sauf à considérer que, si Mayotte est en France, le Rassemblement national n’y est pas, cette explication n’explique en rien le comportement du président.

Et comme de toute évidence ce comportement est récurrent chez lui, on parlera d’idiosyncrasie – ou façon de réagir qui lui est propre. Son entourage aurait tout intérêt à détecter les genres de circonstances susceptibles de provoquer de telles réactions.

Vanity Fair fait une observation intéressante. Plusieurs des petites phrases les plus notoires du président ont été prononcées alors qu’il avait tombé la veste : « C'est devenu un grand classique de la présidence d'Emmanuel Macron : la déambulation en bras de chemise, les manches retroussées puis la petite phrase polémique. »

Comme je l’ai noté voici cinq ans déjà, les voyages hors de la métropole semblent aussi ouvrir les vannes de la parole présidentielle. D’une manière générale, les contextes internationaux semblent propices. Il est arrivé à Emmanuel Macron de prononcer une petite phrase (ainsi qualifiée par au moins un grand média) en recevant un journal étranger ou en s’exprimant devant le parlement européen.

Mayotte conjuguait la chemise et le voyage. C’était aussi le cas, tout juste un mois auparavant, du déplacement présidentiel à Rio de Janeiro pour le G20. Emmanuel Macron avait déclaré en bras de chemise, à propos des dirigeants haïtiens : « Ils sont complètement cons ».

À ces tentatives d’explications géo-vestimentaires, Philippe Moreau-Chevrolet en ajoute une davantage politique. Cité par plusieurs médias à la suite d’une dépêche AFP, il estime que le chef de l’État pratique un rapport de force, utilisant « la petite phrase pour dominer l'échange quitte à abîmer encore davantage son image déjà autoritaire ». Une petite phrase apparaît ainsi comme un symbole de pouvoir, au même titre qu’un sceptre ou une couronne. Des mots qui paraîtraient anodins dans une autre bouche acquièrent une valeur particulière parce qu’ils sont ceux du leader. On note l’effet cerceau : en dominant l’échange par la parole, le leader suscite et exploite tout à la fois une image autoritaire.

Michel Le Séac’h

Illustration : AI Emojis, licence CC BY-ND 4.0


14 décembre 2024

Les petites phrases de François Bayrou

En cinquante ans de carrière, François Bayrou, ancien député, ancien ministre, ancien président de conseil général, maire d’une grande ville, président d’un grand parti politique depuis près de vingt ans, a eu le temps et l’occasion de prononcer des petites phrases présentées comme telles par les médias.

La plus connue, assure Evene/Le Figaro, est certainement : « Tu ne me fais pas les poches » (2002). Les tournures négatives sont peu propices aux petites phrases, sauf quand leur sémantique est positive (« ils ne passeront pas »…). En l’occurrence, celle-ci est accompagnée d’un geste spectaculaire, immortalisé par une vidéo : une petite gifle à un jeune pickpocket (l’Institut national de l’audiovisuel qualifie l’apostrophe de François Bayrou de « petite phrase »). Ce n’est pas le coup de francisque accompagnant le « Souviens-toi du vase de Soissons » de Clovis en 486, mais autres temps, autres mœurs, et la phrase est bien à l'impératif… Bien qu’illégal, le geste de François Bayrou paraît largement salué par l’opinion.

En l’occurrence, cette petite phrase est « sauvage », spontanée. François Bayrou affirme à maintes reprises son hostilité aux petites phrases « de culture ». En 1996, alors ministre de l’Éducation nationale, interrogé sur France Inter par  Pierre Le Marc, Franz-Olivier Giesbert et Gilbert Denoyan, il déclare : « il est indispensable pour la majorité qu'elle accepte de présenter aux Français un langage cohérent, qu'elle arrête de se disputer, qu'elle arrête de faire des petites phrases et qu'elle se resserre autour de ceux qui, en son nom, conduisent l'action gouvernementale. » En 2012, questionné sur la littérature par Clément Solym pour Actualittés, il répond : « il faut que [les responsables politiques] aient derrière eux un peu de passé, quelques livres lus, une connaissance de l'histoire de notre pays et peut-être une compréhension des enjeux du monde. C'est mieux que de faire des discours à base de petites phrases. »


Il lui arrive aussi de s’en prendre à des petites phrases spécifiques, par exemple de Benjamin Griveaux (« Wauquiez est le candidat des gens qui fument des clopes et qui roulent au diesel ») ou de François Fillon (« je suis gaulliste et de plus je suis chrétien »). Inversement, il répudie leur usage pour lui-même. En 2006, interrogé sur France Inter par Nicolas Demorand, il répond : « Je suis en face de vous et je vous parle et je ne suis pas en train de faire des petites phrases préparées par des conseillers en communication, je vous parle comme un homme parle à un autre homme, un homme parle à une femme. »

Il arrive néanmoins que sa sincérité soit mise en doute. Début 2024, quand il n’obtient pas de poste dans le gouvernement Attal, Nicolas Beytout se gausse : « Adepte des petits marchandages et de la petite phrase, François Bayrou va ainsi retrouver, au sein des dépouilles de la majorité, la posture qu’il a toujours affectionnée, celle de la corde qui soutient le pendu. »

Parmi ses formules souvent citées par la presse figurent notamment :

  • Rassembler les centristes, c'est comme conduire une brouette pleine de grenouilles : elles sautent dans tous les sens
  • À 4 000 euros par mois, on n'est pas riche

mais surtout bon nombre de critiques personnelles comme :

  • Tout ce que Sarkozy demande [à Jean-Louis Borloo], c'est de taper sur moi.
  • La Simone Veil que j'ai soutenue et admirée ne doit pas accepter la création d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale.
  • [Nicolas Sarkozy] croit qu'en ayant les élus on a les électeurs, qu'en montrant les anciens on a les élections, qu'en faisant des promesses on a les suffrages.
  • Président de la République, ça veut dire quelque chose de lourd, et parfois il y avait à mes yeux un peu trop de youp’ la joie ! (À propos du premier quinquennat d’Emmanuel Macron)

Si François Bayrou s’en prend parfois nominativement à ses adversaires politiques, il fait lui-même l’objet d’une petite phrase très remarquée de Nicolas Sarkozy : «Pour désespérer de François Bayrou, encore faudrait-il que jaie un jour placé de lespoir en lui.» Largement citée par la presse, elle vaut à son auteur le Grand prix de l’humour politique 2015 décerné par le Press Club. « Un humour extrêmement raffiné », commente François Bayrou. Sarkozy, qui lui garde un chien de sa chienne depuis qu’il a appelé à voter Hollande en 2012, ne s’en tient pas là. « Il me cherche tous les jours, matin, midi et soir », assure Bayrou, qui ne dédaigne pas de répondre sur le même ton : « Celui qui a fait battre Sarkozy en 2012, c'est Sarkozy lui-même. »

Ses petites phrases valent à François Bayrou de solides inimitiés mais leurs traces dans l’opinion paraissent peu durables. Dans le classement des émetteurs, il occupe un rang moyen. Peut-être parce que, malgré ses trois campagnes présidentielles, sa participation au combat des chefs est rarement frontale. Ainsi, les quatre exemples de petites phrases personnalisées ci-dessus sont des formulations indirectes, non des confrontations directes ; une seule, à propos de Sarkozy, concerne un affrontement au sommet entre candidats à une élection présidentielle. « Tu ne me fais pas les poches » s'adresse en direct à un adversaire, mais celui-ci est un enfant.

L'éphémère « moment Bayrou »

Les sondages font néanmoins de François Bayrou un présidentiable crédible face à Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal pendant une brève période de la campagne présidentielle de 2007. Le politologue Xavier Mellet y voit un « moment Bayrou » et une « bulle médiatique »[1]. Il explique : « Le chef semble émerger de lui-même, porté par les questionnements qu’il suscite dans la sphère politico-médiatique et les effets que sa montée produit sur la compétition électorale. Ses qualités personnelles (son honnêteté, ses origines sociales, ses compétences, etc.) sont apparues principalement dans les contenus médiatiques en justification d’un constat préalable de sa popularité et de sa capacité à troubler le jeu politique. » Autrement dit, son ethos s’est affirmé. Mais il a vite fléchi. François Bayrou n’a pas profité de ce moment favorable pour pousser son avantage personnel.

Il insiste au contraire sur les aspects programmatiques de la campagne. À partir du 10 mars, il s’en prend à la volonté de N. Sarkozy de créer un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ». Dans les jours suivants, sa cote baisse dans les sondages : le « moment Bayrou » est passé et ne reviendra pas de sitôt.

Éternel pourfendeur du bipartisme[2], François Bayrou devient Premier ministre parce que le bipartisme ne fonctionne plus, mais pas du tout comme il l’avait imaginé. On imagine mal qu’à ce poste il se montre aussi économe de petites phrases que Michel Barnier. Mais ce nouveau « moment Bayrou » en fera aussi une cible privilégiée.

Michel Le Séac’h

Photo FMT, Licence CC-BY-4.0


[1] Xavier Mellet, « Le moment Bayrou comme bulle médiatique lors de l’élection présidentielle de 2007 », Mots. Les langages du politique [En ligne], 121 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/mots/25844 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.25844

[2] Jean-Henri Roger et Pascal Thomas, Bayrou, ou comment sortir de la logique du bipartisme, Le Monde, 17 avril 2007, https://www.lemonde.fr/societe/article/2007/04/17/bayrou-ou-comment-sortir-de-la-logique-du-bipartisme-par-jean-henri-roger-et-pascal-thomas_897199_3224.html

11 décembre 2024

Nouveau gouvernement : les hommes avant les programmes

Ces jours-ci, les débats sur la nomination d’un nouveau gouvernement tournent presque exclusivement autour des personnes, des papabile, et non autour des programmes. Ils illustrent une fois de plus le déclin relatif des idées politiques par rapport au facteur humain. Les premières s’articulent autour de programmes, le second s’exprime souvent à travers des petites phrases. Beaucoup les considèrent comme antagonistes. « À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demandait le socialiste Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne[1].

Programmes politiques et petites phrases ne jouent pas dans la même catégorie. Ils ne mettent pas en jeu les mêmes mécanismes cognitifs. La petite phrase, le plus souvent orale, obéit à des processus immémoriaux. Le programme politique est destiné à être lu et assimilé par un cerveau humain qui, biologiquement, n’est fait ni pour l’écriture ni pour la lecture. Pour beaucoup, les doctrines relèvent de l’abstrait et les programmes de l’avenir : y adhérer suppose un acte de foi, on n’est pas prêt à les étudier en détail. Ce n’est pas la petite phrase qui est réductrice : c’est le programme qui noie le poisson.

Les programmes électoraux esquissent un état futur des choses espéré alors que les petites phrases évoquent un état actuel le plus souvent rejeté ou déploré, or l’esprit humain est plus sensible au négatif qu’aux considérations positives[2]. Et les programmes se veulent explicites quand les petites phrases cultivent l’implicite : les premiers invitent à réfléchir aux intentions de leurs auteurs, les secondes activent des sentiments déjà présents chez l’auditeur (le pathos). Par ailleurs, plus une société est administrée, plus il y a matière à programme : la tendance à l’obésité du Code des impôts va de pair avec celle des programmes politiques. Les politiques sont amenés à en faire trop. Ils inondent leur public de messages dont il ne retiendra qu’une mince partie.

Faveur et déclin des programmes politiques

La mode des programmes politiques est à son zénith dans les années 1960 et 1970. En 1963, une expérience grandeur nature est entreprise pour faire élire des idées plutôt qu’un individu. L’Express lance un candidat idéal, « Monsieur X », destiné à affronter le général de Gaulle à la présidentielle de 1965. L’hebdomadaire lui accole un programme électoral destiné à séduire la majorité. Bien entendu, la campagne de ce candidat virtuel est vertueuse, exempte de petites phrases. Elle paraît bien engagée. Jean Garrigues décrit ainsi la stratégie suivie[3] : « Les Français auront alors à choisir entre, d’une part, cette politique et l’homme qui se sera engagé à l’appliquer et, d’autre part, le personnage historique, séduisant mais mystérieux, et qui considère qu’il n’a pas à exposer une politique, ni à rendre des comptes ». Au dépôt des candidatures, L’Express révèle le visage de Monsieur X : il s’agit de Gaston Defferre, depuis vingt ans notable socialiste. Le reflux est immédiat. Face au « personnage historique », la défaite de la « politique » est sans appel, l'ethos l'emporte sur les idées.

Gaston Defferre en 1964
Le Programme commun de gouvernement des partis de gauche, en 1972, fait figure de point culminant. Puis vient le déclin. « Le discrédit des énoncés politiques s'est développé en France à partir des années 1970 avec la critique antitotalitaire des "langues de bois" et s'est étendue au cours des années 1980 à toute forme longue et monologique de parole publique », souligne Jean-Jacques Courtine. « S'y oppose désormais une autre politique de la parole : celle des formes brèves, des formules, des petites phrases[4]. » Jacques Attali considère que depuis 1995, voire depuis 1988, toutes les campagnes présidentielles et législatives n’ont produit « que des oppositions plus ou moins brutales de personnes, des petites phrases, des projets de réformes minuscules, et très peu de débats de fond[5]. » L’essor du marketing politique accélère cette évolution. Le marketing s’est longtemps acharné à vendre des produits. Puis Theodore Levitt a critiqué en 1960 la « myopie marketing »[6] : se focaliser sur le produit, c’est avoir la vue trop courte. L’important n’est pas le produit mais le besoin à satisfaire. Et le premier besoin de l’électeur lors d’une présidentielle est une incarnation.

Aujourd’hui, construire une campagne présidentielle autour d’un programme évoquerait Gamelin préparant en 1939 la guerre de 1914. L’électeur moyen pense à la politique quatre minutes par semaine, assure le spin doctor américain Jim Messina. Appelé à la rescousse du Parti conservateur britannique en 2015, il préconise de marteler une seule idée : « Cameron redresse le pays et crée des emplois »[7]. Autrement dit, l’électeur est invité à choisir un leader et le programme suivra, plutôt que l’inverse[8]. Et Cameron est élu. Aujourd’hui, quand on dit « Retailleau », on comprend lutte contre l’insécurité et l’immigration illégale.

La leçon ne vaut pas seulement pour les démocraties. « Les dictateurs classiques, ceux de la peur, imposaient des idéologies élaborées et des rites de loyauté », remarquent Guriev et Treisman. « Les spin dictators emploient des méthodes plus subtiles qui relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue[9]. » S’il y a démagogie, du moins le démagogue a-t-il appris à connaître son public.

Michel Le Séac’h


[1] « Interviews de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS et ancien président de la Commission européenne, à France 2 le 2 mai 1997 et France-Inter le 22 », Vie Publique, https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue, consulté le 27 décembre 2023.
[2] Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics, and Negativity », Political Communication, vol. 32, 2015, n° 1, p. 1-22, https://doi.org/10.1080/10584609.2014.881942
[3] Jean Garrigues, La Tentation du sauveur : histoire d'une passion française, Paris, Payot, collection Histoire, 2023.
[4] Jean-Jacques Courtine, « Les glissements du spectacle politique », Esprit, n° 164 (9), septembre 1990, p. 152-164.
[5] Jacques Attali, « Un débat, pour un mandat », 16 mars 2022, https://www.attali.com/societe/debat/
[6] Theodore Levitt, « Marketing Myopia », Harvard Business Review, vol. 38, juillet-août 1960.
[7] Voir Florentin Collomp et Laure Mandeville, « Les "spin doctors" d’Obama s’exportent en Grande-Bretagne », Le Figaro, 4-5 avril 2015.
[8] Christ'l De Landtsheer, Philippe De Vries et Dieter Vertessen, « Political Impression Management: How Metaphors, Sound Bites, Appearance Effectiveness, and Personality Traits Can Win Elections », Journal of Political Marketing, vol. 7, n° 3-4, 2008. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15377850802005083, consulté le 18 novembre 2023.
[9] Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators – le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2023, p. 40.
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02 décembre 2024

Une élection sans petite phrase pour Donald Trump ?

L’idée qu’une petite phrase puisse déterminer le résultat d’une élection présidentielle paraît extravagante. Elle est néanmoins partagée par de bons esprits. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considéraient tous deux que la présidentielle de 1974 s’est jouée sur « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Ils n’étaient pas seuls. « Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel(1). L’Institut national de l’audiovisuel (INA) introduit à peine un léger doute quand il relate l’histoire de « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République »(2).


Aux États-Unis, les trois mots « Yes We Can », à l’origine une petite phrase plébiscitée par les auditeurs, auraient pour certains assuré la victoire de Barack Obama lors de la campagne présidentielle américaine de 2008. Idem huit ans plus tard pour Donald Trump avec « Make America Great Again » (MAGA), message de félicitations adressé au président Obama réélu en 2012 puis massivement retweeté par les internautes.

Nombre d’observateurs ont donc recherché dans la campagne présidentielle de 2024 la petite phrase qui ferait l’élection. Ils l’attendaient surtout dans les débats télévisés, en fondant cette conviction sur une référence largement admise : le débat du 28 octobre 1980 entre Ronald Reagan et Jimmy Carter, une semaine avant l’élection présidentielle américaine.

Reagan reste une référence en 2024

Ce jour-là, assure l’écrivain Larry Elliott(3), « dix mots brefs se sont avérés décisifs » : « Are you better off than you were four years ago? » (Allez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?). Question moins élémentaire qu’il n’y paraît : la plupart des candidats focalisent plutôt leurs interventions sur ce qu’ils feront s’ils sont élus et non sur le passé. La question simplissime de Ronald Reagan a irrémédiablement déstabilisé le président sortant. Elle a même « remodelé l’histoire de l’Amérique », selon l’essayiste Daniel Pink(4) ! Pour Lou Cannon, biographe de Reagan, elle a en tout cas « réglé le débat »(5).

Quarante-quatre ans plus tard, en 2024, des journalistes américains affirment toujours que cette question a probablement fait perdre l’élection à Carter(6) ou qu’elle est peut-être la phrase la plus fameuse de tous les débats présidentiels(7), tandis que la rédaction du Washington Post  y voit une « question immortelle » qui structure encore les débats économiques des élections présidentielles(8). Quant à ChatGPT, Interrogé sur les petites phrases qui auraient pu déterminer le résultat d’une élection, il cite en premier lieu la question de Ronald Reagan (devant « It’s the economy, stupid », de Bill Clinton, en 1992, « Read my lips : no new taxes », de George H.W. Bush, en 1988 et “Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country », de John F. Kennedy, en 1960).

En 2020, c’est une question plus agressive qui avait marqué le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden. Interrompu par Trump à de nombreuses reprises, Biden lui avait lancé : « Will you shut up, man ? » (Tu vas la fermer, bonhomme ?). La phrase avait été appréciée d’une partie du public et l’équipe de Joe Biden avait aussitôt diffusé des T-shirts la reproduisant. Mais en 2024, semble-t-il, le président sortant n’est plus en état d’afficher une attitude bagarreuse lors du débat présidentiel qui l’oppose à Trump au mois de juin. Puis il s’enferre en désignant les partisans de Trump comme des « ordures »(9). Et aucune des invectives mutuelles de l’unique débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris, le 10 septembre, ne sort du lot. Avec le recul du temps, la phrase qui rappellera le mieux cette élection présidentielle de 2024 pourrait bien être « Fight, fight, fight »(10).

Michel Le Séac’h

(1) Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o
(3) Larry Elliott, «  Are you better off than four years ago? Why US voters should – but can’t – say yes », The Guardian, 18 octobre 2024, https://www.theguardian.com/business/2024/oct/18/us-voters-economy-inflation-growth-presidential-election
(4) Daniel Pink, « Questions vs. Answers: Which Wins? », LinkedIn, novembre 2024, https://www.linkedin.com/posts/danielpink_questions-vs-answers-which-wins-in-1980-activity-7259188818728120320-GJz7/
(5) Lou Cannon, « Ronald Reagan : Campaign and Elections », University of Virginia Miller Center, https://millercenter.org/president/reagan/campaigns-and-elections
(6) Timothy Noah, « You Are Way Better Off Than You Were Four Years Ago », The New Republic, 12 septembre 2024, https://newrepublic.com/article/185893/harris-better-off-four-years
(7) Howard Schneider, «  Are you better off today ? A question for voters as Biden, Trump debate », Reuters, 26 juin 2024, https://www.reuters.com/world/us/are-you-better-off-today-question-voters-biden-trump-debate-2024-06-26/
(8) Editorial Board, Washington Post, 12 septembre 2024, «  How Harris could answer the 'are you better off' question », https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/09/12/harris-economy-census-incomes/
(9) Michel Le Séac’h, « “Les ordures, ce sont les supporters de Trump" » : la dernière petite phrase de Joe Biden », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/11/les-ordures-ce-sont-les-supporters-de.html
(10) Michel Le Séac’h, « “Fight, fight, fight" : portrait résumé d’un Trump héroïque », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/07/fight-fight-fight-portrait-resume-dun.html

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