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10 avril 2024

Gulliver enchaîné, de Philippe Guibert : le déclin du chef est-il audible dans les petites phrases ?

Directeur du Service d’information du gouvernement (SIG) de 2012 à 2014, c’est-à-dire du temps de François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Philippe Guibert a sans doute étudié sur le vif le phénomène qu’il décrit dans Gulliver enchaîné : le déclin du chef politique en France. Les conséquences sont nationales : « Un chef faible ou arrogant, c’est comme être amputé de notre image collective, qui a besoin d’une figure charnelle pour prendre conscience d’elle-même » (p. 24). C’est aussi un grave affaiblissement stratégique puisque « le vrai chef, au fond, c’est toujours le chef de guerre » (p. 22).

Le président de la République est devenu un manager qui gère de crise en crise. Sa faiblesse n’est pas électorale puisque son élection lui vaut en pratique une majorité parlementaire et un exercice solitaire du pouvoir facilité par la Constitution – il ne revient que rarement devant le peuple. Il n’en est pas pour autant à l’abri, car il doit assurer une « présidence en continu, comme les chaînes d’info du même nom ».

La dévaluation de la personne du chef a commencé voici longtemps déjà. « Avec Giscard, on entre dans la communication politique contemporaine : l’homme privé, disons familial, fait partie intégrante de l’image du président. » Ce qui conduit à la « peopolisation » de la vie politique, conséquence d’une transformation majeure des médias comme moyen de communication au cours de ces cinquante dernières années : la généralisation de la télévision dans les foyers, puis celle des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu. (p. 88).

Certains voient dans cette omniprésence une « dérive orwellienne ». C’est l’inverse, souligne Philippe Guibert. Ce n’est pas Big Brother qui scrute l’intimité de chacun dans son salon, au contraire : « ce sont les autorités et ceux qui les incarnent qui vivent aujourd’hui sous l’œil numérique de la foule déboulonneuse de statues (anciennes ou présentes), grâce à des smartphones promps à dénoncer le fautif par une prise de parole virale et à attester au besoin par l’image prise sur le vif » (p. 117).

Le Verbe s’est fait chef

Mais qu’est-ce qu’un chef ? C’est d’abord un personnage qui assume ses responsabilités : « Un chef ne subit pas, il ne doit fuir ni les difficultés, ni les conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec. C’est vers lui qu’on se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel – lui aussi qui doit assumer l’échec éventuel. »

Autrement dit, il doit parler. Volens nolens, la relation du chef avec le peuple passe par la parole. Nécessairement moins rare, la parole présidentielle devient peut-être moins précieuse. Mais elle reste indispensable : « La sidération populaire est décuplée, quand le chef lui-même reste sans voix ; sa contestation est encouragée s’il est trop bavard et verbeux. Au commencement de la décision, il y a le verbe du chef. »

Philippe Guibert revient sans cesse à ce rôle central de la parole du chef. Citant l’historien américain David A. Bell, il définit le charisme non comme une qualité mais comme une relation, « un lien émotionnel direct et intense entre un leader politique et ses partisans », lien qui dépend des cultures et des époques, « donc aussi des techniques de médiatisation de chacune d’entre elles ». Citant Freud, il insiste sur la capacité d’incarnation du chef, « capacité qui permet l’identification ; mécanisme décisif sur lequel repose l’adhésion qu’il suscite ». Citant Machiavel, il souligne qu’un chef démocratique ne peut gouverner en comblant seulement des « désirs » ni en les réprimant toujours : il doit cultiver une « affection populaire », fruit d’une « capacité à persuader ».

Un chef muet fait malgré tout des petites phrases

La démonstration de Philippe Guibert est convaincante : Gulliver est enchaîné – enchaîné par les chaînes de télévision, pardi, et ce qui vient après, en particulier les médias sociaux. Mais enchaîné par qui ? On peut regretter que le peuple soit trop peu présent dans ce livre alors que, on le sait depuis Aristote, il joue un rôle dans le discours. Le chef muet ne désoriente pas seulement le peuple : il lui abandonne le droit de parler pour lui. Emmanuel Macron a voulu une « présidence distante, en surplomb » et une parole « rare » ? L’opinion publique s’est servie elle-même dans ce qu’il a laissé traîner : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « le Français réfractaire », « les gens qui ne sont rien »…

Il n’est pas question de petites phrases dans ce livre. Elles s’y sont néanmoins insinuées : « Avec Carla, c’est du sérieux » (Sarkozy, p. 98), « Qu’ils viennent me chercher » (Macron, p. 140), « Emmerder les non-vaccinés » (Macron, p. 143). Philippe Guibert ne semble pas les considérer comme un phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, il analyse avec finesse comment la personnalité charismatique de Giorgia Meloni, en Italie, « s’est construite autour d’une harangue scandée avec force et passion » dans une réunion publique : « Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis une chrétienne, je suis italienne et personne ne m’enlèvera ça ».

Ce passage « concentre le sens de son message ». On le qualifierait volontiers de petite phrase. Sans doute, il « paraît quelque peu creux à l’écrit et bien peu politique en apparence » : c’est le lot de la plupart des petites phrases. Il l’est plutôt moins que, par exemple, cet « Arrêtez d’emmerder les Français » rabâché en ces temps de cinquantième anniversaire de sa mort et qui reste une base de la « personnalité charismatique » post-mortem du président Pompidou. Le déclin du chef politique se mesure moins à ce qu’il dit qu’à ce que le peuple entend. L’analyste subtil qu’est Philippe Guibert concocterait-il en contrepoint de ce Gulliver enchaîné un prochain Lilliputiens déchaînés ?

Michel Le Séac’h

Gulliver enchaîné. Le déclin du chef politique en France, par Philippe Guibert, Les éditions du Cerf, 176 p., 20 €. ISBN 978-2-204-16079-7

27 juillet 2023

« C’est un ami » : la petite phrase est-elle un baiser de Judas ?

« En 2027, peut-être que M. Edouard Philippe vous remplacera », lance un quidam à Emmanuel Macron à l’occasion d’un bain de foule, ce 24 juillet en Nouvelle-Calédonie. « Je tiens à ce qu’il y ait vraiment une suite à ce qu’on a mis en place. Et que celles et ceux qui m’ont accompagné depuis maintenant six ans puissent prendre le relais », répond le président de la République. Puis :  « Il a bien fait à mes côtés, c’est un ami ».

Nombre de médias entendent là une petite phrase, tels Europe 1, Le Télégramme, les quotidiens du groupe Rossel (Paris Normandie, L’Est Éclair, Le Courrier Picard, L’Union) et d’autres. RTL y voit « une première politique au détour d'une petite phrase et au cœur de l'été. Elle résonne comme le coup d'envoi de la guerre de succession à Emmanuel Macron. » Et note : « c'est peut-être aussi la première fois qu'Emmanuel Macron dit du bien d'Édouard Philippe ».

Le combat des chefs est l’une des principales vocations des petites phrases. Mais la figure la plus commune est celle qui vise à détruire l’adversaire, de « Vous n’avez pas le monopole du cœur » à « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » Il est exceptionnel que dire du bien d’un leader potentiel fasse figure de petite phrase. Et plus encore que ce « bien » soit interprété comme une vacherie !

Car de toute évidence le compliment du chef de l’État dérange celui qui est supposé en bénéficier. Le 25 juillet, Édouard Philippe, recevant Élisabeth Borne au Havre, refuse expressément de le commenter devant la presse (« je propose que nous en restions là »). Pour Sébastien Schneegans, dans Le Point, c’est un « cadeau empoisonné de Macron à Philippe ». Pas seulement parce que la cote de popularité du président est basse, mais aussi, suppose-t-on, parce qu’Édouard Philippe n’a pas envie qu’on le considère comme un candidat en campagne presque quatre ans à l’avance.

Reste une hypothèse : qu’il n’y ait rien derrière ce « bien », pas d’intention derrière le compliment. L’enregistrement audio ne donne pas vraiment l’impression d’un message délibéré. Encore en plein décalage horaire, Emmanuel Macron a pu être pris au dépourvu par une question totalement imprévue et bricoler une réponse improvisée, à la manière du « Je traverse la rue » de septembre 2018. Ce que montrerait alors l’épisode, c’est une appétence des médias pour les petites phrases fussent-elles abusivement sollicitées. Édouard Philippe n’est peut-être pas (encore) en campagne pour 2027 mais la presse l’est déjà.

M.L.S.

Photo : Édouard Philippe en 2021, photo Jérémy Barande / École Polytechnique, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons

17 avril 2023

Emmanuel Macron et Taiwan : pas vraiment une petite phrase

L’interview donnée par Emmanuel Macron aux Échos dans l’avion qui le ramenait de Chine, le 9 avril, a suscité des réactions abondantes, en France et dans le monde. Une phrase en particulier, à propos des tensions entre Américains et Chinois autour de Taiwan, y a été ciblée :

« La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise. »

Cependant, les médias qui la rangent dans la catégorie « petite phrase » ne sont pas nombreux. On peut citer :

  • La Croix : « de nouveau une petite phrase qui fait polémique »
  • Cnews : « cette petite phrase d’Emmanuel Macron qui provoque la colère de ses partenaires occidentaux »
  • 20 minutes : « après avoir secoué l’Occident, la petite phrase d’Emmanuel Macron sur Taïwan est applaudie en Chine »
  • Valeurs actuelles : « la polémique gonfle autour d’une petite phrase glissée par Emmanuel Macron dans une interview aux Échos, le 9 avril »

À l’étranger, la RTBF évoque aussi dans une revue de presse « Emmanuel Macron et la petite phrase qui fâche ».

Plusieurs médias rappellent l’étrange propension du président de la République à effectuer des déclarations controversées lors de ses voyages à l’étranger. Mais cette fois la controverse a lieu plus à l’étranger qu’en France même.

La question des retraites accapare toujours l’opinion. La déclaration elle-même manque des caractéristiques qui font les petites phrases notables. Elle est longue (27 mots), elle contient des mots complexes et allusifs (suiviste, surréaction), elle est au conditionnel, elle concerne des pays lointains et elle ne s’adresse pas aux Français mais aux Européens. Elle est peu reprise sur les médias sociaux, sauf au second degré, pour évoquer une parenté avec certaines déclarations du général de Gaulle ou pour souligner les réactions hostiles enregistrées à l’étranger.

Google Trends révèle que les recherches sur Macron + Taiwan ne sont pas à leur maximum le 10 avril, après la parution de l’article en France, mais le 11 et le 12, lorsque sont connues les réactions à l’étranger. Le 12 avril, les recherches sur Macron + Trump sont même plus nombreuses que celle sur Macron + Taiwan. Interrogé par Fox News à propos de la déclaration du président français, Donald Trump vient de lâcher : « he is licking China’s ass » (il lèche le cul de la Chine) ! Une petite phrase, pour le coup, ignorée par l’essentiel de la presse américaine mais largement citée en France, par Le Figaro, Le Point, Le Parisien, RTL, Sud Ouest, etc. La France montre en l’occurrence une certaine propension à s’adapter au « rythme américain »… Cependant, l’intérêt pour le sujet disparaît en quelques jours (cf. copie d’écran)

Cette déclaration, qu’on pourrait considérer comme la plus importante jamais prononcée par Emmanuel Macron en matière de politique internationale, aura sans doute moins marqué sa carrière présidentielle en France que les « Gaulois réfractaires » ou le « pognon dingue ». Elle dit quand même quelque chose du rapport entre le président et les Français : récupérer un leadership perdu n’est sûrement pas une mince affaire.

Michel Le Séac'h

22 mars 2023

« La foule n’a pas de légitimité » : après un débat pauvre en petites phrases, Emmanuel Macron reprend la parole par accident

Le débat parlementaire sur la réforme des retraites a été pauvre en petites phrases. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. Aucune formule n’a été qualifiée de « petite phrase » par un nombre significatif de médias.

Sans doute, Gala a bien titré, début mars, « Olivier Véran ridiculisé : cette petite phrase qui fait rire jaune », avec confirmation par BFMTV, qui a aussi évoqué une petite phrase du ministre du travail, tandis que Francetvinfo distinguait chez Élisabeth Borne « une petite phrase qu’elle a répété une dizaine de fois dans l’hémicycle ». Mais ce sont plutôt des exceptions qui confirment la règle : ce débat s’est déroulé sans formule remarquable qui ait saisi les esprits.

Cette disette irait plutôt dans le sens de ce que disent certains commentateurs : quoique massivement hostile à la réforme, l’opinion publique n’a pas trouvé de vrai débouché politique, pas de porte-parole consensuel.

Cette période de carence s’est soudain achevée le 21 mars de la plus étrange façon. La veille de son entretien télévisé de ce mercredi, le président de la République reçoit des parlementaires de sa majorité. L’un de ceux-ci diffuse un enregistrement clandestin dans lequel Emmanuel Macron déclare : « La foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus ».

La formule se répand immédiatement sur les réseaux sociaux. Elle est expressément tenue pour une petite phrase par TF1, francetvinfo, L’Indépendant, L’Humanité, France Bleu, RMC et d’autres. Et elle est reçue de manière très négative. Le quotidien suisse Le Temps évoque « cette petite phrase, maladroitement tirée de son contexte ou volontairement clivante, quoi qu’il en soit très polémique ». « Ce qui m'inquiète, c'est le retour d'une vieille spécialité d'Emmanuel Macron : la petite phrase qui fâche, prononcée à contre-temps », s’inquiète Stéphane Vernay sur RCF.

Comme au temps des gilets jaunes

Il est troublant de constater qu’on retrouve le même genre de phénomène qu’à la grande époque du « carré macronien » (« je traverse la rue », les « Gaulois réfractaires », les « gens qui ne sont rien », le « pognon de dingue ») : des phrases ambiguës, prononcées et/ou saisies plus ou moins au hasard, sorties de leur contexte… ou entrées dedans et interprétées systématiquement de manière négative.

Quant au fond, la petite phrase enfonce pourtant une porte ouverte : bien entendu, la foule n’a pas de légitimité face au suffrage universel (Donald Trump lui-même n’a pas été jusqu’à prétendre que l’assaut du Capitole par ses partisans, le 6 janvier 2021, suffisait à renverser le résultat de l’élection présidentielle américaine). Mais cette analyse constitutionnaliste n’est guère audible : la petite phrase est condamnable, non à cause de son contenu mais à cause de son auteur et du contexte.

Ce qui, en un sens, n’est pas totalement négatif pour Emmanuel Macron : son statut de leader est confirmé. Et c’est même un leader sans concurrent crédible. Mais c’est aussi un leader négatif, celui qui, dans une polarité politique inversée, apparaît comme un repoussoir irremplaçable, attesté par ses petites phrases insupportables – ou du moins insupportées.

M.L.S.

Illustration : copie partielle d’écran TF1, entretien d'Emmanuel Macron avec Marie-Sophie Lacarrau et Julian Bugier

20 janvier 2023

Revenir sur une petite phrase : l’astuce tactique d’Emmanuel Macron à propos de la crise climatique

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » Cette question abracadabrantesque posée par Emmanuel Macron dans ses vœux aux Français le 31 décembre 2022 a été largement qualifiée de « petite phrase ». Elle a aussitôt soulevé sarcasmes et indignation.

Le président de la République a attendu le 17 janvier pour revenir sur le sujet dans une vidéo de sa chaîne YouTube. Pourquoi un si long délai alors que ce qu’il avait à dire pour sa défense était au fond assez simple ? Peut-être parce qu’il a tenu à ce que sa vidéo ne soit pas défensive. Elle est présentée comme la troisième d’une série intitulée « Vos questions sur l’écologie ». Sans doute a-t-il fallu un peu de temps pour la réaliser.


La réponse à la petite phrase du 31 décembre y est traitée comme un simple préambule. Elle occupe à peine une minute et demie sur un total de près de dix-huit minutes. Mais bien entendu, les médias et une bonne partie des internautes n’ont eu d’oreilles que pour cette minute et demie, et non pour les questions plus pratiques posées par le public sur la taxe carbone, les emballages plastiques ou… le compost à l’Élysée. « "Qui aurait pu prédire la crise climatique" : Macron s'explique après sa phrase polémique » titre par exemple L’Indépendant.

Emmanuel Macron se garde bien de dénoncer « une phrase sortie de son contexte », comme le font tant de politiques et comme il l’avait fait lui-même voici deux ans et demi face à Gilles Bouleau et Léa Salamé. Cette riposte quasi pavlovienne a largement prouvé son peu d’efficacité. Il ne tente pas non plus d’ajouter à sa petite phrase un volet qu’il aurait pensé sans le dire, comme l’avait fait Michel Rocard après son célèbre « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Pour prospérer, un tel tour de passe-passe suppose d’avoir dans la presse de bons amis qui font mine d’y croire. Michel Rocard les avait, Emmanuel Macron probablement pas.

Une bourde mise au passif de… celui qui l’écoute

Le chef de l’État ne revient pas sur ses propos, il ne tente pas une explication de texte. En fait, il change carrément son fusil d’épaule : « Qu'est-ce que j'ai simplement voulu dire ? C'est qu'au fond, ça a été encore plus vite que prévu. » Ce qui est tout de même éloigné de « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » mais coupe court à toute nécessité d’explication.

Et loin de se livrer à une autocritique pour une petite phrase évidemment ambiguë, ou de rejeter la faute sur le rédacteur de ses vœux, il contre-attaque en des termes assez durs : « On a voulu me faire dire que, au fond, je n'aurais jamais lu aucun rapport du GIEC, de l'IPBES, de tous les experts… j'ai le sentiment qu'il y a eu quand même beaucoup de mauvaise foi derrière ce qui s'est passé ces derniers jours… on a voulu me caricaturer en un message de déni. » Il prend l’avantage – il saisit l’avantage, pourrait-on dire – en jouant de l’absurdité de la situation : comme personne ne pouvait raisonnablement croire ce qu’il a dit, ceux qui ont critiqué ses propos sont forcément de mauvaise foi !

L’inversion accusatoire est souvent efficace. Ici, en plus, la question des retraites et des grèves occupait les esprits. La mise au point aura donc été perçue surtout par les milieux les plus concernés, en particulier les scientifiques. Emmanuel Macron a sans doute joué habilement en s’exprimant pour référence, comme en passant, sans risquer de relancer une polémique et en adoptant une posture d’autorité plutôt qu’en se victimisant.

Michel Le Séac’h

Illustration : saisie d'écran, chaîne YouTube d'Emmanuel Macron

18 janvier 2023

L’intelligence artificielle de ChatGPT et les petites phrases

OpenAI, « société de recherche et de déploiement » spécialiste de l’intelligence artificielle installée à San Francisco, a superbement réussi le pré-lancement de son robot conversationnel ChatGPT. Cet outil répond en langage naturel à toutes sortes de questions grâce à une énorme base de données. Pour les besoins de sa mise au point, il est accessible en ligne gratuitement et croule sous les connexions.

Toutes les disciplines, dirait-on, ont voulu savoir ce que ChatGPT pouvait dire d’elles. À notre tour, interrogeons le robot sur les petites phrases :

  • [Question] : Qu'est-ce qu'une petite phrase ?
  • [Réponse] : Une petite phrase est une expression courte et concise qui peut avoir plusieurs significations ou utilisations différentes. Elle peut être utilisée pour résumer une idée, pour exprimer une émotion ou pour formuler une question.

Étrangement, si l’on relance aussitôt le robot, ses réponses varient quelque peu : 

  • Qu'est-ce qu'une petite phrase ?
  • Une petite phrase est une phrase courte et concise qui exprime une idée simple. Elle peut être utilisée pour résumer une idée, communiquer une émotion ou une pensée, ou pour attirer l'attention sur un point particulier. Les petites phrases peuvent être utilisées dans divers contextes, comme les slogans publicitaires, les citations ou les proverbes.

Puis :

  • Qu'est-ce qu'une petite phrase ?
  • Une petite phrase est une phrase courte et simple qui exprime une idée ou une pensée. Elle peut être utilisée pour résumer une idée plus complexe ou pour communiquer une information de manière concise.

Ces réponses cursives ne sont pas totalement homogènes. L’émotion est absente de la troisième, par exemple. La première envisage qu’une petite phrase ait « plusieurs significations ou utilisations différentes » alors que pour la seconde elle « exprime une idée simple ». Toutes cependant s’entendent pour attribuer à la petite phrase un but pratique : elle est « utilisée ». Mais par qui ? Car on note surtout qu’aucune des trois définitions n’accorde de place au locuteur, alors qu’une petite phrase a toujours un auteur. Implicitement, la seconde définition évacue celui-ci en confondant petites phrases, slogans, citations et proverbes. L’auditoire est pareillement oublié. Si elles ne sont pas absurdes, les définitions de la petite phrase données par ChatGPT sont d’une simplicité abusive.

Leur reprochera-t-on de ne pas rattacher la petite phrase à la communication politique ? Paradoxalement, si l’on s’élève d’un échelon dans la complexité de la question, ChatGPT se montre plus convaincant :

  • Les petites phrases sont-elles propres aux hommes politiques ?
  • Les petites phrases sont souvent associées aux hommes politiques car ils utilisent souvent des expressions courtes et mémorables pour communiquer avec leurs électeurs ou les membres de la presse. Cependant, les petites phrases peuvent également être utilisées dans d’autres domaines, tels que la publicité, les discours d’entreprise ou les conversations de tous les jours. Les petites phrases sont utilisées pour capter l’attention et pour faire passer un message de manière efficace.

C’est bien vu. On note surtout qu’ici « capter l’attention » renvoie implicitement à l’auditoire et « faire passer un message » au locuteur.

Puisque ChatGPT paraît plus à l’aise avec les questions complexes qu’avec les questions simples, poursuivons dans cette voie :

  • Les petites phrases sont-elles toujours positives ?
  • Les petites phrases ne sont pas toujours positives. En fait, elles peuvent être utilisées pour exprimer des idées, des opinions ou des émotions négatives. Les petites phrases peuvent être utilisées pour critiquer ou pour dénigrer une personne, une idée ou un groupe. Les petites phrases peuvent également être utilisées pour tromper ou manipuler les gens. Il est donc important de considérer le contexte et de vérifier la véracité des informations avant de croire ou de partager une petite phrase.

Puis :

  • Parler de petite phrase assassine est excessif car personne ne meurt
  • Vous avez raison, parler de "petite phrase assassine" est certainement excessif car personne ne meurt. Cependant, il est vrai que certaines petites phrases peuvent être très nocives ou offensantes, et peuvent causer de la douleur ou de la désinformation. Les petites phrases peuvent être utilisées pour propager la haine, l'intolérance ou la discrimination, ou pour dénigrer une personne ou un groupe de personnes. Il est donc important de réfléchir aux conséquences de nos paroles avant de les utiliser, et de prendre soin de ne pas blesser ou offenser les autres avec nos propos.

Pas mal trop mal. Cependant, dans ces deux derniers cas, les réserves formulées in fine derrière « il est donc important de » ont de quoi surprendre. OpenAI a probablement cédé à l’immense pression du politiquement correct à l’américaine : il ne fallait pas que ChatGPT puisse donner l’impression de préconiser l’usage de petites phrases négatives, voire « assassines ». Mais ces leçons morales élémentaires donnent l’impression qu’il prend ses utilisateurs pour des débiles. « L’intelligence artificielle est l’inverse de la connerie naturelle », plaisantait-on autrefois…

Enfin, si l’on interroge le robot sur des petites phrases spécifiques, on constate qu’il a du mal à contextualiser. Il ne reconnaît pas ces formules comme des petites phrases attachées à un personnage et à des circonstances spécifiques. Il les interprète au premier degré et disserte sur elles en conséquence sans percevoir le sous-entendu qu’elles recèlent presque toujours, l’élément de connivence entre leur auteur et leur auditoire.

En voici un exemple célèbre qui a une longue histoire puisqu’il date de 1989 :

  • La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde.
  • Il est vrai que la France, comme tous les autres pays, a ses propres limites et contraintes en termes de capacité à accueillir des réfugiés et des migrants. Cependant, il est important de se rappeler que les personnes qui fuient la pauvreté, la persécution ou les conflits sont des individus qui cherchent à améliorer leur vie et celle de leur famille. Il est important de traiter ces personnes avec dignité et compassion, et de chercher des solutions qui tiennent compte de leurs besoins et de leurs droits. Il est également important de souligner que la migration est un phénomène mondial qui ne peut être résolu par un seul pays seul, mais qui nécessite une coopération internationale pour résoudre les causes sous-jacentes qui poussent les gens à migrer.

ChatGPT reconnaît, ce qui est déjà remarquable en soi, que cette phrase porte en réalité sur l’immigration et pas sur « la misère » en général. Mais il s’empresse de dérouler longuement un prêchi-prêcha très conventionnel, en vue apparemment de valider ou pas son affirmation. Surtout, il passe totalement à côté du destin de cette phrase dans la vie politique française et ne l’associe même pas à son auteur, Michel Rocard.

ChatGPT peine davantage encore sur un sujet plus récent :

  • Je traverse la rue, je vous trouve du travail.
  • Il s'agit d'une expression idiomatique qui signifie que quelque chose est facile à réaliser, ou que la personne qui parle est confiante dans sa capacité à réussir. Cela peut sous-entendre que la tâche en question est simple ou qu'il y a peu de défis à relever. Cette expression est souvent utilisée pour exprimer une attitude décontractée ou insouciante envers une tâche qui est considérée comme facile à accomplir.

Si l’on soumet la petite phrase au moteur de recherche de Google, ses résultats l’associent à Emmanuel Macron dans plus des trois quarts des cas. Cette expression est « souvent utilisée » non pour exprimer la décontraction dans l’absolu mais pour illustrer une attitude méprisante prêtée au chef de l’État. Là, on est tenté de dire que ChatGPT n’est pas seulement insuffisant mais qu’il se trompe largement. À moins que la formule ne soit trop banale pour que l’intelligence artificielle pense à l’associer au président de la République ? Essayons alors une déclaration plus spécifique :

  • Les non-vaccinés, j'ai très envie de les emmerder.
  • Il est important de rappeler que chaque individu a le droit de prendre des décisions concernant sa santé en toute connaissance de cause. Il est également important de respecter les opinions et les croyances des autres, même si elles diffèrent des nôtres. Parler de vouloir "emmerder" les personnes qui ne souhaitent pas se faire vacciner peut être vu comme étant inapproprié et manque de respect envers les individus concernés. Il est important de rappeler que la vaccination est une décision personnelle et qu'il est important de respecter les choix de chacun.

Là encore, ChatGPT passe complètement à côté des deux éléments capitaux qui n’échapperaient pas à un Français moyen : cette phrase concerne la vaccination anti-Covid et a été prononcée par le président de la République. À ce dernier, le robot dispense consciencieusement une leçon de morale. Il assortit même la question comme la réponse de cette mention inscrite en rouge : « This content may violate our content policy. If you believe this to be in error, please submit your feedback — your input will aid our research in this area. » Sans nul doute, le mot « emmerder » en est la cause, même entre guillemets. Décidément, le politiquement correct est un lourd fardeau pour ChatGPT.

Un dernier exemple de petites phrase réelle retourne une réponse plutôt cocasse :

  • Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ?
  • Je suis désolé, mais en tant que modèle de traitement du langage, je ne suis pas capable de dire qui a imaginé ou a mis en scène un tel scénario, surtout que cela n'a jamais été le cas en réalité. Le général Charles de Gaulle était un dirigeant politique français important et influent du XXe siècle, et il n'a jamais été mis en examen dans sa carrière politique. Il a plutôt été élu président de la république française, et a dirigé le pays pendant plusieurs années.

Cette fois, ChatGPT se soucie de l’auteur de la phrase (« qui a imaginé… ») sans  trouver François Fillon, ce qui semble indiquer que sa base de données n’est pas si riche en réalité. Mais au lieu de décrire les circonstances dans lesquelles cette petite phrase a été prononcée, il s’embarque dans un cours d’histoire élémentaire, d’ailleurs pas tout à fait exact puisque le général de Gaulle a été non seulement inculpé mais condamné deux fois en 1940, dont une fois à la peine de mort.

En réalité, ChatGPT n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il n’a rien à dire. Là encore, pourtant, il lui arrive de ne pas être aussi exact qu’on pourrait le souhaiter :

  • Emmanuel Macron sera-t-il réélu en 2027 ?
  • Il est impossible de prédire avec certitude si Emmanuel Macron sera réélu en 2027, car cela dépendra de nombreux facteurs tels que l'évolution de la situation économique et politique en France, les actions et les politiques qu'il mettra en place au cours de son mandat, la popularité de ses concurrents, et les événements imprévus qui pourraient survenir. En tant que modèle de traitement du langage, je n'ai pas la capacité de prédire l'avenir et je suis formé à partir des données jusqu'à 2021, il est donc préférable de se concentrer sur les actions et les politiques actuelles et futures de Emmanuel Macron et de ses concurrents pour se faire une idée de son potentiel de réélection en 2027.

Peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu'non, en somme. Or c’est faux : l’article 6 de la Constitution interdit à Emmanuel Macron d’effectuer plus de deux mandats présidentiels consécutifs. Il est donc possible de prédire avec certitude qu’il ne sera pas réélu en 2027, sauf modification constitutionnelle d’ici là. Dommage : alors qu'il aurait eu l’occasion de donner une réponse précise et certaine, le système tombe dans un piège grossier.

ChatGPT parvient remarquablement à imiter le langage naturel. Ses textes sont impeccables dans leur forme. Pour le fond, c’est une autre affaire. En particulier, confronté à une petite phrase, le robot passe complètement à côté des sous-entendus. Pour le moment.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d’écran du site OpenAI, openai.com

14 janvier 2023

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : une petite phrase inexplicable d’Emmanuel Macron

À l’approche de sa réélection en 2022, Emmanuel Macron avait paru soucieux d’éviter les formules maladroites qui l’avaient probablement desservi aux premiers temps de son mandat[i] (« je traverse la rue », « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », « des gens qui ne sont rien »…). À la toute fin de l’année, pourtant, lors de ses vœux pour 2023, il semble avoir retrouvé cette veine avec « Qui aurait pu prédire […] la crise climatique ? »

Les médias ont largement qualifié de « petite phrase » cette question rhétorique, parfois dès leurs titres :

  • Vœux : la phrase d'Emmanuel Macron sur le climat qui ne passe pas – Le Point
  • Vœux de Macron : "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?", cette petite phrase qui agace les scientifiques du Giec – Midi libre
  • « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » : la petite phrase polémique d’Emmanuel Macron – Ouest-France
  • "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?" : la petite phrase d'Emmanuel Macron agace les scientifiques – Francetvinfo
  • Une petite phrase d’Emmanuel Macron a bien du mal à passer à propos du réchauffement climatique – Sud Radio
  • Les scientifiques ont-ils raison d'être en colère après la petite phrase d'E.Macron sur la crise climatique ? – France Bleu
  • Nicolas Poincaré : La petite phrase polémique d'Emmanuel Macron sur le climat  BFMTV

Le thème de la « petite phrase qui ne passe pas » est repris par Francetvinfo, Orange, Gala, Le Huffington Post, L’Indépendant et quelques autres. Les échos de la déclaration présidentielle retentissent même à l’étranger. Elle suscite d’innombrables réactions dans les milieux politiques et scientifiques. Bien entendu, la plupart des commentateurs rappellent que le thème du réchauffement global est ancien : le premier rapport du GIEC date de 1990. La crise climatique est au centre de maints travaux de recherche et d’innombrables conversations de bistro. « "Qui aurait pu prédire la crise climatique ?" Eh bien, beaucoup de gens, monsieur le président… », ironise L’Obs. C’est tellement évident que personne ne semble capable d’expliquer de manière plausible la logique du propos présidentiel.

Erreur délibérée ou simple gaffe ?

Interrogé par Le Point, Philippe Moreau-Chevrolet voit dans cette phrase une « erreur de communication » tout en envisageant qu’elle soit délibérée : « On peut y voir une démarche populiste pour parler à l'électorat qui vit l'écologie de manière punitive. Ou alors une phrase destinée à justifier une forme d'inaction environnementale. Une sorte de révisionnisme à dire qu'il n'y avait pas de consensus politique et qu'on ne pensait pas que ce serait si fort. » Autrement dit, c’est à n’y rien comprendre !

Pour le conseil en communication, « c'est dommage, car c'était un discours tiède et insipide dont on va retenir cette phrase, probablement rédigée trop vite sur un coin de table. » Elle serait donc de la veine des gaffes d’avant 2017 comme « le libéralisme est une valeur de gauche » ou « il n’y a pas une culture française, il y a une culture en France ».

Cette thèse du coin de table est-elle soutenable ? Le texte des vœux présidentiels, reproduit sur le site web officiel de l’Élysée, a certainement été soupesé par une équipe de communicants chez qui l’amateurisme de Sibeth Ndiaye[ii] n’est plus de mise. Et Emmanuel Macron n’a sûrement pas oublié les éloges que lui avait valu « Make our planet great again[iii] ». Il sait aussi ce que l’image de Jacques Chirac doit à « notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Est-il possible qu’il ait à ce point perdu de vue son simple intérêt politicien ?

 Un portrait par les petites phrases

Bruno Le Maire, Agnès Pannier-Runacher et les autres ministres qui ont tenté de corriger le tir dans les premiers jours de l’année ont tenu à rappeler les positions prises par Emmanuel Macron depuis son élection dans le domaine de l'écologie. Ils n’ont fait qu’approfondir le mystère : si le président est conscient du problème, pourquoi semble-t-il dire qu’il était imprévisible ?

L’explication la plus vraisemblable est plus prosaïque : thème anecdotique dans le discours, la crise climatique a été traitée par-dessous la jambe. Voici l’intégralité du passage où elle est abordée :

Je repense aux vœux que je vous présentais à la même heure, il y a un an. Qui aurait imaginé à  cet instant, que, pensant sortir avec beaucoup de difficultés d’une épidémie planétaire, nous  aurions à affronter en quelques semaines, d’inimaginables défis : la guerre revenue sur le sol  européen après l’agression russe jetant son dévolu sur l’Ukraine et sa démocratie ; des dizaines, peut-être des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, une effroyable crise énergétique, une crise alimentaire menaçante, l’invocation des pires menaces, y compris nucléaires ? Qui aurait pu prédire la vague d’inflation, ainsi déclenchée ? Ou la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ?

Pour quarante-huit mots sur la guerre en Ukraine, treize sur la crise climatique. Le président revient brièvement sur le thème de l’environnement dans la suite de son discours[iv]. Mais globalement, ce thème n’y occupe qu’une place mineure et n’a peut-être pas reçu toute l’attention nécessaire. La question « Qui aurait pu prédire… ? » n’était peut être applicable qu’à l’inflation dans l’esprit des rédacteurs. Ou peut-être concernait-elle les « effets spectaculaires encore cet été », que personne n’avait vu venir, et non la crise climatique en tant que telle. La thèse du « coin de table » n’est pas absurde, finalement.

Les communicants de l’Élysée auront sans doute senti le vent du boulet. Si une phrase du président est ambiguë, mal construite, les médias et l’opinion demeurent tout disposés à l’interpréter de la manière la plus défavorable. Comme au temps des Gilets jaunes. En ce temps-là, leur quête de petites phrases présidentielles pouvait dénoter le désir de se faire un portrait d’un personnage encore mal connu. L’est-il mieux aujourd’hui ? Pas sûr. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Michel Le Séac’h


[i] Voir Michel Le Séac’h, Les petites phrases d’Emmanuel Macron, Paris, Librinova, 2022, chapitre 1.

[iv] « Parce que la transition écologique est une bataille que nous devrons gagner, il nous  faut la mener avec résolution et méthode. La planification écologique sera l’instrument de ce dépassement historique pour baisser nos émissions de C02 et sauver notre biodiversité. »

Illustration : copie partielle d'écran, site elysee.fr

13 juillet 2022

Macron : « Ça m’en touche une sans bouger l’autre »

Critiqué à retardement pour avoir reçu les dirigeants d’Uber du temps où il était ministre de l’Économie, Emmanuel Macron affecte, le 12 juillet, de mépriser l’attaque : « Ça m'en touche une sans bouger l'autre », dit-il. Non sans soulever des réactions. « La petite phrase du président éclipse presque la première séance de questions au gouvernement », note BFM TV.

Or, remarquent plusieurs commentateurs, tel Maxime Tandonnet dans Atlantico, ce n’est pas une petite phrase DU président, du moins pas de ce président-ci. « Comme disait un de mes prédécesseurs », signale d’ailleurs Emmanuel Macron lui-même, qui pense évidemment à Jacques Chirac. Réutiliser une petite phrase existante permet de récupérer une partie de sa force, c’est le principe même de toute citation. Éventuellement, elle permet de se parer des habits d’un personnage populaire.

Il y a cependant une différence majeure entre Emmanuel Macron et Jacques Chirac. Si le premier s’est exprimé face caméra, aucun enregistrement n’atteste des propos de Jacques Chirac. La phrase n’est connue que via deux ou trois témoins. En particulier Jean-Louis Debré, qui écrit :

Combien de fois l'ai-je entendu dire : "Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre", "Les emmerdes c'est comme les cons, ça vole toujours en escadrille", "Je m'en tape le coquillard avec une patte d'alligator femelle", "ce sont des affaires de corneculs"...
Il aime provoquer par des expressions triviales, paillardes, rabelaisiennes.
(1)

Avant même l’élection présidentielle de 1995, « Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre » était considérée comme l’une des « expressions favorites » de Jacques Chirac(2). Aujourd’hui, une recherche Google sur « ça m’en touche une sans faire bouger l’autre » ramène 35 500 résultats. Plus 4 760 pour « ça m’en touche une sans bouger l’autre ». Sans que personne puisse prouver ce que Chirac a dit, tout le monde sait qu’il l’a dit.

On ne prête qu’aux riches et ça lui ressemble bien, à l’instar d’autres expressions connues seulement par ouï-dire qui font partie de sa légende et décrivent son personnage. La petite phrase est un attribut du leader politique, la force de l’une renforce l’autre, et réciproquement. « Ça m'en touche une sans faire bouger l'autre » est cohérent avec d’autres éléments de l’image de Jacques Chirac.

Mais Macron ? Son personnage est bien différent. Tant qu’on ne le voit pas dévorer la tête de veau et tâter le cul des vaches au Salon de l’Agriculture, l’expression ne paraît pas à sa place dans sa bouche. Gaillarde chez Chirac(3), elle devient vaguement grossière, voire sexuelle, chez son lointain successeur. Elle paraît ainsi vouée à l’oubli, cohérence cognitive oblige. C’est le mieux qui puisse arriver au président de la République. Car l’alternative serait qu’elle demeure rangée au nombre de ses sorties arrogantes. Pas bon.

Michel Le Séac’h

(1) Jean-Louis Debré, Ce que je ne pouvais pas dire, Paris, Groupe Robert Laffont, 2016.
(2) François Vey, ‎Emmanuel Hecht, Chirac de A à Z, Paris, Albin Michel, 1995.
(3) Jean Ruhlmann a avancé une autre explication en 2017 dans La Revue des Deux mondes : cette expression « vient du monde des boulistes, la pétanque étant un sport de masse au sud de la Loire ». Mais Emmanuel Macron n’est pas non plus connu comme un fervent pratiquant.

08 mars 2022

« Pas de ressasser la France de notre enfance » : la petite phrase qui pollue la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron

En 2016, la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron avait été spécialement terne. Au lieu d’y glisser une petite phrase qui aurait été une sorte de devise pour le quinquennat, il l’avait articulée sur ce simple énoncé, confirmé dans un tweet et dans la communication d’En Marche ! : « Je suis candidat à la présidence de la République ». Ce qui ne faisait aucun doute depuis des semaines. Un coup pour rien, donc.

Depuis lors, le président de la République a pu apprécier à plusieurs reprise la portée des petites phrases, souvent comme victime (« Je traverse la rue, je vous trouve du travail »), quelquefois comme héros (« Make our planet great again »), à l’occasion comme lanceur d’alerte (« l’OTAN est en état de mort cérébrale », redevenu d’une cuisante actualité). Conscient de leur puissance, veille-t-il à l’exploiter, à l’instar des candidats américains avec leurs « sound bites », en profitant de l’appétence des citoyens pour ces formules brèves et marquantes ?

Autrement dit : a-t-il introduit dans sa Lettre aux Français du 3 mars 2022, coup d’envoi de sa campagne électorale, une formule appelée à marquer celle-ci, voire le futur quinquennat ? 

À la recherche de LA petite phrase 

Les « spin doctors » veillent à mettre en évidence leurs « sound bites » afin qu’électeurs et médias ne risquent pas de passer à côté. Ils les signalent aux journalistes, ils leur consacrent des tweets, ils postent des extraits vidéo sur YouTube, ils les reprennent sur la page d’accueil de leurs sites web, etc. Telle que la Lettre aux Français a été publiée, par exemple sur le site de campagne avecvous.fr, plusieurs passages courts sont rendus spécialement visibles par une composition en gras.

Quelques-uns portent sur le passé (« Nous avons fait face avec   dignité et fraternité »…), ce qui n’est jamais favorable à une petite phrase. Le futur (« Je suis candidat pour continuer de préparer l’avenir de nos enfants et de nos petits-enfants ») l’est à peine davantage. Deux ou trois promesses électorales (« Nous lutterons contre les inégalités »…) relèvent des banalités de circonstance.

Restent deux phrases plus remarquables :

  • Défendre notre singularité française implique enfin de promouvoir une certaine manière d’être au monde.
  • En chaque lieu, j’ai perçu le désir de prendre part à cette belle et grande aventure collective qui s’appelle la France.

Après « l’art d’être français », qui a fait long feu, Emmanuel Macron compterait-il jouer de la « singularité française » ? À côté de cette formule, mais pas en gras, on note aussi : « inventer avec vous, face aux défis du siècle, une réponse française et européenne singulière ». L’ajout de la singularité européenne rend la « singularité française » moins spécifique, donc moins apte à fonctionner comme une petite phrase.

Quant à la « belle et grande aventure collective qui s’appelle la France », sa noblesse appuyée rappelle cette formule du général de Gaulle : « combien c'est beau, combien c'est grand, combien c'est généreux, la France ». C’était la péroraison de son discours du 4 juin 1958 à Alger. Elle était manifestement destinée à marquer les esprits. Mais l’homme politique propose et l’opinion dispose. Ce qui, devant l’Histoire, a été majoritairement retenu du discours gaullien, c’est en fait sa première phrase : « Je vous ai compris ». Une phrase maintes fois citée comme un exemple chimiquement pur de duplicité politicienne.

Pourrait-il y avoir un « Je vous ai compris » dans la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron ? Plutôt que de la duplicité, on remarquerait plutôt une franchise courageuse : « il nous faudra travailler plus », « reconquête productive par le travail »

Cependant, les réseaux sociaux, eux, ont clairement « élu » une autre phrase :

« L’enjeu est de bâtir la France de nos enfants,
pas de ressasser la France de notre enfance. »

Elle n’est pas composée en caractère gras. Ce n’est donc pas, a priori, une tentative de « sound bite ». Pourtant, sa construction, avec sa quasi-rime interne « la France de nos enfants/la France de notre enfance » et le contraste entre « bâtir » et « ressasser », la prédestinait à devenir une petite phrase. Et ça n’a pas loupé. De toute la déclaration, cette phrase est la plus répétée – « ressassée » même – y compris par les partisans du président candidat. Par exemple, sur Twitter, par Éric Woerth et Elisabeth Moreno (voir tweet ci-dessous). Tout le reste, si soigneusement pesé fût-il, tend à passer au second plan.


On imagine mal que les communicants de l’Élysée n’aient pas prévu le phénomène. Quelle pourrait être leur tactique ? La seule logique envisageable est celle de la petite phrase « assassine » destinée à attaquer un ou plusieurs adversaires sans les nommer, Elle viserait, suppose-t-on, Éric Zemmour. Cela pourrait être une manière détournée de l’adouber comme l’adversaire principal du président sortant, en postulant qu’il serait aussi l’adversaire de second tour le moins dangereux.

Mais il arrive qu’une petite phrase assassine se retourne contre son auteur. D’abord, elle offre à l’adversaire un angle d’attaque évident, qu’Éric Zemmour s’est empressé de saisir. Ensuite, adopter une posture morale est dangereux si sa sincérité peut être mise en doute. « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » a probablement aidé François Fillon à obtenir sa désignation comme candidat en 2016 mais l’a tout aussi probablement aidé à perdre l’élection en 2017.

Une provocation d'Emmanuel Macron ?

Et puis, « L’enjeu est de bâtir la France de nos enfants, pas de ressasser la France de notre enfance » présente plusieurs faiblesses intrinsèques, soulignées par les réseaux sociaux :

  • Pour une bonne partie des Français, l’enjeu est plutôt de bâtir la France de leur propre avenir immédiat.
  • Dans sa bouche d’un président qui n’a pas d’enfant, « nos enfants » paraît décalé, voire insincère.
  • Emmanuel Macron a si souvent vanté le « en même temps » qu’on perçoit mal pourquoi la France de nos enfants ne pourrait être en même temps la France de notre enfance.
  • La singularité française telle que vantée dans la déclaration est « un art de vivre millénaire ». La France de notre enfance, donc, mais aussi celle de nos aïeux. Comment la défendre tout en sous-entendant que celle de nos enfants devrait être différente ?

Cette petite phrase paraît donc au minimum déplacée, au maximum carrément dangereuse pour le candidat. Une erreur tactique de ses communicants ? On pourrait envisager une autre hypothèse, celle d’une provocation délibérément introduite dans le texte par Emmanuel Macron lui-même. Il lui est arrivé plus d’une fois de glisser dans des discours pourtant tirés au cordeau une petite phrase agressive qui a pourri l’ambiance. Qu’on songe par exemple à « Jojo avec un gilet jaune », « nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs » ou même « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder ».

Auquel cas, retenir « L’enjeu est de bâtir la France de nos enfants, pas de ressasser la France de notre enfance » comme LA petite phrase de la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron serait tout à fait légitime : c’est elle qui représenterait le mieux sa personnalité.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie partielle d'écran Twitter
 

À lire :

Les petites phrases d’Emmanuel Macron

Une analyse détaillée par Michel Le Séac’h


11 janvier 2022

Ouest-France veut ignorer les petites phrases qui choquent, mais…

François-Xavier Lefranc a adressé hier une lettre aux lecteurs de Ouest-France. Le rédacteur en chef du  premier quotidien francophone du monde ‑ plus de 600 000 exemplaires quotidiens ‑ y explique comment le journal couvrira la campagne présidentielle de 2022 « Nous sommes bien décidés à ne pas nous disperser et à rester concentrés sur l’essentiel », assure-t-il : « ce que les citoyennes et les citoyens ont à dire. L’essentiel, ce sont aussi des principes sur lequel nous ne transigerons pas. »

Quels principes ? Le premier est « l’indépendance », le deuxième « l’attention permanente à toutes et tous ». Et François-Xavier Lefranc explique : « Nous ne nous laisserons pas détourner par les polémiques faciles et savamment organisées, les petites phrases qui choquent parce que tout cela nous détourne des vrais sujets et des problèmes réels ».

Pour les divertir, Ouest-France propose néanmoins à ses lecteurs un quiz sur les « petites phrases de présidents qui ont pimenté la vie politique française ». On y trouve, par exemple, « les Français sont des veaux », du général de Gaulle, ou « vous n’êtes pas l’homme du passé mais l’homme du passif », pique de Mitterrand à Giscard. Les deux formules figurent en même temps dans la liste de « belles phrases profondes » également présente sur le site web du quotidien.

Quant à « j’ai très envie d’emmerder les non-vaccinés », cette petite phrase patentée a évidemment tenu une bonne place dans les colonnes du journal ces derniers jours.

Ouest-France n’est pas une exception. Les « petites phrases qui choquent » et qui détournent des vrais sujets, mais qui sont quand même là, constituent un grand classique. « C'est triste, mais c'est ainsi », s’affligeait ainsi Éric Le Boucher dans Les Échos à propos d’Emmanuel Macron : « la petite phrase sur les "Gaulois" ou le dialogue avec un jeune chômeur occupent bien plus d'espace médiatique que des sujets majeurs sur la santé, la pauvreté ou l'école[i]»

Les attentes des citoyens-lecteurs

Personne ne songerait à ne pas le déplorer. Pourtant, on ne peut écarter d’emblée une hypothèse élémentaire : en mettant en valeur les petites phrases, la presse se plie tout simplement aux préférences des citoyens-lecteurs. Peut-être ceux-ci désirent-ils élire des personnes plutôt que des programmes, dans le fond. Avec les petites phrases, la presse campe en quelques mots le caractère des candidats. À propos, Ouest-France ne propose pas de quiz sur le contenu des programmes électoraux.

Les petites phrases sont souvent négatives, c’est vrai. Se pourrait-il que les citoyens comptent sur la baston entre candidats qui sollicitent leurs suffrages ? Et que le caractère même de ces candidats les y porte ? « On doit s’attendre à ce que les médias insistent sur les informations négatives en partie parce que c’est leur métier », constatent Soroka et McAdams[ii]. « Et puis, journalistes et rédacteurs en chef sont aussi humains, après tout, et obéissent aux mêmes tendances que leur public. »

Bien entendu, la presse écrite n’est pas seule sujette à ce paradoxe. On l’a vu à propos de TF1, les médias audiovisuels et électroniques sont très capables d’expulser les petites phrases par la porte tout en les laissant rentrer par la fenêtre. On verra bien si Ouest-France parvient à tenir en 2022 ses résolutions de début d’année. Les petites phrases sont des faits de communication, et les faits sont têtus.

Michel Le Séac’h


[i] Éric Le Boucher, « Juger Macron sur le fond, pas sur la forme », Les Échos, 21 septembre 2018, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/juger-macron-sur-le-fond-pas-sur-la-forme-139617, consulté le 18 septembre 2021.
[ii] Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics and Negativity », Political Communication, vol. 32, n° 1, 2015, p. 1-22, https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/10584609.2014.881942

05 janvier 2022

« Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » : Emmanuel Macron perd-il ses nerfs ?

 Le consensus médiatique est clair : « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » est une petite phrase. La locution est employée entre autres par France Culture, Francetvinfo, le Huffington Post, Le Midi libre, France Inter, BFM TV, La Dépêche, Sud Radio, Le Point et jusqu’au Parisien lui-même, celui par qui le scandale est venu.

Cet « emmerder » n’est pas une simple provocation, c’est une politique délibérée, souligne Emmanuel Macron lui-même, répondant aux questions des lecteurs du Parisien : « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. C’est ça, la stratégie. » Et il énumère les emmerdements : « Vous n’aurez plus le droit d’aller au restau, vous n’aurez plus le droit de prendre un canon, etc. »

Bien entendu, ces propos déclenchent un tollé dans les médias, les réseaux sociaux et les milieux politiques. Et aussi beaucoup de perplexité. Trois semaines plus tôt, dans son entretien avec TF1 et LCI, le chef de l’État avait assuré regretter ses petites phrases. « Les petites phrases ont disparu de ses interventions depuis de nombreux mois », notait d’ailleurs Grégoire Poussielgue dans Les Échos le 16 décembre 2021. 

Les commentateurs se perdent en conjectures. Les partisans du président de la République cherchent à les orienter vers le mot « emmerder ». Ils tentent un rapprochement avec « Arrêtez d’emmerder les Français », qui est probablement la petite phrase la plus connue du président Pompidou. Les emmerdements prendraient fin si tout le monde était vacciné, donc les non-vaccinés sont des emmerdeurs…

Le glissement sémantique est trop visible pour être efficace. Emmanuel Macron n’appelle pas à cesser d’emmerder les Français, au contraire : il est déterminé à emmerder certains d’entre eux. Ou même à leur dénier la qualité de Français puisqu’il ajoute : « Un irresponsable n’est plus un citoyen » -- déclaration qui n’est pas sans problème dans la bouche du gardien de la Constitution.

Les non-vaccinés ne sont que 10 % de la population. Cherche-t-on à en faire des boucs émissaires ? À attaquer une minorité pour se concilier la majorité, grand classique de la propagande politique ? On a peine à croire qu’Emmanuel Macron pourrait suivre une stratégie d’une faiblesse aussi évidente. Tous les vaccinés sont d’anciens non-vaccinés (voire de futurs non-vaccinés s'ils tardent à se faire injecter la Nième dose obligatoire). Une partie d’entre eux n’ont sauté le pas, justement, que dans l’espoir, en partie déçu, d’éviter les emmerdements. Ils peuvent conserver un certain degré de sympathie pour les non-vaccinés. Dans un pays occupé, si 90 % de la population se tient tranquille, cela ne signifie pas qu’elle est hostile aux 10 % qui résistent. D’ailleurs, le constat est clair : toutes les composantes de l’opposition s’indignent bruyamment. Elles savent bien que les propos du président heurtent la majorité des Français et pas seulement les 10 % de non-vaccinés.

Emmanuel Macron coutumier du fait ?

Faut-il vraiment chercher des hypothèses compliquées ? L’explication pourrait résider en Emmanuel Macron lui-même. Ce ne serait pas la première fois que, sous la pression, il perd ses nerfs. Et il ne serait pas le seul : on a noté la fureur du Premier ministre Jean Castex face à une Assemblée nationale qui retardait le débat sur le passe vaccinal.

On se souvient par exemple de sa sortie du 6 juillet 2015. Il était reçu non par Le Parisien mais par La Provence. Répondant à l’appel du parti Syriza, les électeurs grecs venaient de rejeter par référendum le projet d’accord sur leur dette nationale proposé par l’Union européenne, la BCE et FMI. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, s’était beaucoup investi dans le projet (il voulait éviter de faire « le traité de Versailles de la zone euro »). Ulcéré par le Non grec, il avait lancé : « Le Front national est une forme de Syriza à la française ». C’était apparemment la pire insulte qui lui était venue à l’esprit. La gauche française, pas moins ulcérée, était monté au créneau : qui oserait comparer Syriza (l'acronyme signifie « Coalition de la gauche radicale-Alliance progressiste ») à l’extrême-droite ? Emmanuel Macron, fait rare, avait aussitôt battu en retraite avec un tweet apaisant : « Aucune confusion possible entre le FN et Syriza, issu de la gauche grecque ».

Quand il intervient à brûle-pourpoint et que l’ambiance est un peu chaude, Emmanuel Macron ne maîtrise pas toujours ses paroles. Ainsi lui doit-on :

  • « Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler » (2016)
  • « Il y a des gens qui râlent pour tout, donc râlez » (2017)
  • « Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes » (2017)
  • « S’ils veulent un responsable, qu’ils viennent me chercher » (2018)
  • « Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député » (2019)
  • « Vous avez fait le Kamasutra de l'ensauvagement, depuis quinze jours, tous ensemble. Donc je vous laisse à votre Kamasutra » (2020)

« Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » pourrait bien appartenir à la même veine. Aux psychologues d’expliquer ce qu’il faut bien considérer comme un travers (serait-ce une manifestation de frustration infantile ?). Mais le constat immédiat pourrait être : Emmanuel Macron reste tel qu’en lui-même.

Michel Le Séac’h

P.S. Sur ce sujet, on peut consulter l'entretien de Guillaume Echelard avec Damien Deias paru dans Challenges.

29 décembre 2021

Élysée confidentiel, d’Eliot Blondet et Paul Larrouturou

Eliot Blondet et Paul Larrouturou fréquentent assidûment l’Élysée, l’un comme photojournaliste, l’autre comme reporter politique. Leur livre est né d’un constat : la « bulle Macron » est difficilement saisissable. D’abord parce qu’elle n’existe pas : en réalité, « il en existe autant que de personnes qui l’ont approché de près ou de loin ». Ils dressent donc les portraits de quatorze d’entre elles : l’ancien Premier ministre Manuel Valls mais aussi Sibeth Ndiaye, Stéphane Séjourné, Benjamin Griveaux, Christophe Castaner, Arnaud Jolens, Jean Gaborit, Aurélien Taché, Jean-Marc Dumontet, Marie Tanguy, Patrick Pelloux, Laurence Benhamou et deux inconnus auxquels le président a conféré leur quart d’heure de célébrité, le Gilet jaune Gépy et l’homme prié de traverser la rue, Jonathan Jahan.

Les petites phrases ne manquent pas dans ce livre, dès la première ligne : « Emmanuel Macron est bien évidemment loyal à l’égard du Président », dit Manuel Valls en mai 2016. Quatre lignes et une trahison plus bas, le festival commence. « Macron, c’est Brutus, mais avec une petite différence : Hollande n’est pas César », persifle Alain Juppé, alors considéré comme le grand favori pour l’élection présidentielle de 2017. « Il serait le fils naturel de Kennedy et de Mendès France », chipote Édouard Philippe. « On peut en douter ; Le premier avait plus de charisme, le second plus de principes », répliquent les auteurs.

Le premier témoin par ordre d’entrée en scène, Manuel Valls, est aussi le plus féroce envers Emmanuel Macron : c’est le jugement d’un ambitieux envers un ambitieux qui vise le même fauteuil que lui et qui lui coupe l’herbe sous le pied en attaquant le premier. « Abel contre Caïn ? » demandent les auteurs, qui préfèrent finalement une comparaison empruntée à Walt Disney : Valls est comme Scar, le méchant du Roi Lion, tandis que Macron serait le lionceau Simba, « le petit prince trop cool ». Puis pas si cool que ça, finalement.


Le ton est bien différent avec Sibeth Ndiaye, « moins une duègne qu’une boxeuse », que les auteurs ont vue à l’œuvre comme porte-parole du gouvernement. Elle prétend porter sa part du fardeau : « Chaque fois qu’un truc a cloché, j’ai toujours considéré que je ne l’avais pas assez protégé. » Pourtant, elle a du mal à assumer ses propres gaffes : « Tout ça, c’était pas des conneries au moment où je les dis. » C’est la faute des autres : « Avec le recul, j’ai été un très bon soldat dont le travail était de prendre les balles perdues. »

Les auteurs montrent plus d’indulgence avec Stéphane Séjourné, dont « la plupart des phrases commencent désormais par la triste formule : "Personne ne s’intéresse à ce que l’on fait, mais…" » et qui analyse « l’explosion en plein vol de Nathalie Loiseau à son arrivée au Parlement européen ». Surtout, il explique, clair mais peut-être pas désintéressé, comment Emmanuel Macron devrait s’appuyer sur son image de champion de l’Union européenne et du monde libre pour être réélu en 2022.

Benjamin Griveaux, en revanche, prédecesseur de Sibeth Ndiaye comme porte-parole du gouvernement, et comme elle issu du Parti socialiste, incarne « l’arrogance en politique ». Les auteurs n’en rajoutent pas – ils ne mentionnent qu’en passant l’affaire de la vidéo intime qui a mis fin à sa campagne pour la mairie de Paris – mais  rappellent sa fameuse petite phrase sur Wauquiez, « le candidat des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel », tirade qui a « fait honte » à Bayrou mais qu’il assure n’avoir jamais prononcée. De toute façon, le personnage, « plus irritant sniper de la macronie », serait plutôt surévalué. Il « n’a jamais été suffisamment dans la première bulle pour être réellement dans les petits papiers du président ». La preuve : sa candidature à la mairie de Paris est victime de « l’inaction, la stratégie de pourrissement très darwinienne d’Emmanuel Macron ».

Avec Christophe Castaner, on remonte le temps : il a précédé Sibeth Ndiaye et Benjamin Griveaux au poste de porte-parole du gouvernement. « Christophe Castaner et Sibeth Ndiaye se livrent un duel pour savoir quel porte-parole a fait le plus de boulettes au cours du quinquennat », assurent les auteurs. Pourtant, ils manifestent une certaine tendresse envers ce « faux calme mais vrai sensible » qui reproche à Emmanuel Macron d’avoir festoyé à La Rotonde au soir du premier tour de l’élection, reconnaît s’être « planté » à propos des Gilets jaunes et doit quitter le ministère de l’Intérieur à la suite d’une rébellion de ses troupes.

Le scénographe Arnaud Jolens est l’homme des visuels : il livre quelques secrets des mises en scène présidentielles et raconte comment le bleu du drapeau français a (re)viré du bleu cobalt au bleu marine. On apprend que l’image est parfois sacrifiée au texte, comme à Athènes, le 7 septembre 2016, où « l’image sur le Pnyx est dingue, j’en suis très fier, mais elle est passée à la trappe à cause de la petite phrase sur les fainéants » (« Je ne céderai rien ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes »).

Avec Jean Gaborit, on découvre un pan anecdotique de l’entourage présidentiel. Ce cascadeur du Puy-du-Fou a attiré Emmanuel Macron dans le fief de Philippe de Villiers. À un journaliste qui s’en étonne, le ministre répond : « l’honnêteté m’oblige à vous dire que je ne suis pas socialiste », l’une de ses petites phrases les plus tonitruantes. Mais Gaborit déplore la fracture persistante entre Paris et les régions et finit par abandonner l’Élysée pour la Vendée.

Aurélien Taché, « caution de gauche de la majorité présidentielle », voire « curé de gauche de la Macronie », est « fier d’être le "gauchiste de service" ». Après un parcours classique d’apparatchik socialiste, il a misé sur le mauvais cheval avec DSK. Le voilà donc chez Macron. Cet ambitieux qui a choisi d’escalader le pouvoir par la face gauche est dépité. « Dans la Macronie, si j’avais été le bon élève, si j’avais fait du Gabriel [Attal] depuis le départ, je serais au gouvernement, j’en suis certain ». Il s’en va voir ailleurs.

Jean-Marc Dumontet ne révèle pas grand chose de l’Élysée. Son regard est celui d’un homme de spectacle et d’un expert en mondanités. Il assure qu’il ne demande rien mais se serait bien vu ministre de la Culture.

Marie Tanguy, écorchée vive de gauche, arrive dans l’équipe de campagne après avoir été la plume de Laurent Berger. C’est d’elle qu’on attendrait des petites phrases, mais on a tort. « La colonisation est un crime contre l’humanité » n’est surtout pas son œuvre ! Elle la ressent comme un « tremblement de terre ». Avec son entourage, elle conclut : « le mec a quand même tendance à sortir à son audience ce qu’elle a envie d’entendre et à aller trop loin. » Elle est fière tout de même d’avoir imaginé une petite phrase reprise trois ou quatre fois par Emmanuel Macron : « Je ne suis pas le père Noël ». Le père Noël, pourtant, elle n’y croit plus : « Il a suivi le fil de l’excellence. Du darwinisme. Une espèce de dureté. » Elle finit par décrocher et ne figurera pas dans la distribution des prix post-électorale.

Jonathan Jahan est « la vraie vie derrière la petite phrase "Je traverse la rue, je vous en trouve du travail" ». Sa vision de l’Élysée n’a rien de confidentiel : elle se limite à une visite, un jour de portes ouvertes en septembre 2018. Impitoyablement, les auteurs reproduisent l’intégralité du récit qu’il a posté sur Facebook : « comme vous laver surement remarquer hier je suis passer à la télévision… ». D’abord satisfait de l’aventure, il est retourné par les commentaires qui l’assaillent : « c’est comme s’il m’avait donné une claque ». Il a traversé la rue mais continue de galérer.

Le confidentiel vrai de vrai vient de Patrick de Perglas, alias Gépy, Gilet jaune qui a obtenu un entretien à l’usure. Il veut prévenir le président de faire attention, car une révolution va avoir lieu. « J’ai trouvé l’homme extraordinaire, attentionné », dit-il. « M. le président n’a pas bouleversé mon comportement, c’est moi, je pense, qui ai bouleversé le comportement de M. le président de la République. » Il a une autre révélation, encore plus sensationnelle : « Le président n’est qu’une marionnette. Il est dirigé par d’autres personnes. »

L’urgentiste vedette Patrick Pelloux, en revanche, ne révèle rien du tout. Il figure dans le livre en réalité parce qu’il n’a rien à dire. Malgré l’épidémie de covid-19, il N’A PAS rencontré Emmanuel Macron. Mais il a échangé des messages aimables avec Brigitte Macron.

Laurence Benhamou, enfin, représente l’Agence France Presse à l’Élysée. Un poste privilégié ? Pas si sûr : en quatre ans, elle n’a jamais eu une vraie conversation avec Emmanuel Macron. En cas de mauvaise humeur, dit-elle, il ne faut pas attendre de lui des petites phrases mais des phrases toutes faites : « Ce ne sont pas les journalistes qui m’intéressent, ce sont les Français », etc. Car Emmanuel Macron n’aime pas les journalistes. Il a voulu supprimer la salle de presse de l’Élysée, les oblige à fonctionner en pool et les pousse en marge en communiquant en direct sur les réseaux sociaux.

Malgré quelques longues digressions, par exemple sur l’attaque d’un bâtiment ministériel par les Gilets jaunes en 2019 (trois pages), l'itinéraire de Jonathan Jahan entre Beaune-la-Rolande et l’Élysée ou les températures enregistrées pendant la canicule de 2003, ce livre souvent féroce, ponctué de photos originales, jette des éclairages vifs sur Emmanuel Macron. Dire qu’il en dresse LE portrait serait excessif. Il fonctionne plutôt à la manière d'un kaléidoscope, comme si le président était plusieurs personnages en même temps. Là est peut-être la vraie confidence.

Michel Le Séac’h

Élysée confidentiel, une enquête d’Eliot Blondet et Paul Larrouturou, Paris, Flammarion, 2021. 240 pages, 22,90 €. ISBN : 9782080245717.