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30 juin 2025

Retour à la parole de Julien Barret : lecture au filtre des petites phrases

À l’heure ou certains s’inquiètent d’un déclin de la lecture, Julien Barret se félicite d’un sursaut de la parole. Elle est partout et, montre-t-il dans la première partie de son livre, elle l’est de manière consciente et organisée. Les concours d’éloquence sont redevenus à la mode, la Conférence du stage a fait école et l’épreuve reine du baccalauréat est depuis 2021 le « grand oral », qui n’a pas pour but de « répéter des choses apprises en cours » mais de « valider la faculté de parler en public ». L’enseignement supérieur fait place à la rhétorique depuis plusieurs décennies et de nombreuses formations pratiques sont aussi proposées, comme les ateliers théâtre des lycées ou le dispositif « slam a l’école ». Et bien entendu, les médias et les réseaux sociaux mettent en valeur l’usage de la parole.

Dans une seconde partie, Julien Barret s’attache à retracer l’histoire de l’art oratoire, depuis la naissance de la rhétorique dans la Sicile du Ve siècle av. J.-C. jusqu’à sa fin au XIXe siècle dans la plupart des pays d’Europe, en passant par la disputatio médiévale et les envolées révolutionnaires.

Le livre s’achève sur un plaidoyer vigoureux et détaillé en faveur de l’éloquence comme savoir pratique ; Julien Barret, qui est aussi formateur, s’y montre convaincant ! Si elle sert à dire, soigner, théâtraliser, etc., elle répond aussi à des enjeux majeurs à l’école et dans l’entreprise ainsi que dans le monde social, aussi bien dans un but de pouvoir que de compréhension.

Marquer les esprits

Les petites phrases ne font, sous cette appellation, qu’une seule apparition explicite, plutôt dépréciative : « Les moyens de communication promeuvent des discours brefs et interrompus, des petites phrases et des punchlines faites pour emporter l’adhésion en quelques minutes, sinon en quelques secondes, loin des discours fleuves qui ont pu servir de modèle délibératif à l’époque révolutionnaire. » C’est leur accorder une puissance extraordinaire qui, en soi, justifierait qu’on s’y intéresse : à quoi bon de grands discours si des petites phrases permettent d’emporter une adhésion quasi immédiate ? « "De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace." La Révolution va libérer une parole fougueuse et éloquente, qui semble contenue en précipité dans la célèbre phrase de Danton » (p. 95). De cette phrase, Merlin de Thionville disait : « Voilà Danton ». Julien Barret dit en quelque sorte : « Voilà la Révolution ». Cela en dit beaucoup sur les petites phrases !

Ce petit livre, qui traite de l’éloquence en bloc et non dans ses détails, fait néanmoins une place aux formes brèves. Le pitch commercial, par exemple, « devrait être, comme le sont en général les titres d’œuvres, à la fois synthétique et incitatif » (p. 55), et renvoie « aux concepts scénaristiques de tagline (slogan intriguant) et logline (histoire résumée en une phrase) qui complètent celui de punchline, cet énoncé percutant destiné à marquer les esprits ». Rappelons que l’Académie française définit la « petite phrase » comme une « formule concise […] qui vise à marquer les esprits ».

Leçon essentielle en effet : « l’éloquence se définit par rapport à un public : c’est un discours adressé à une assemblée » (p. 13). L’enjeu d’une culture commune entre l’orateur et l’auditeur transparaît à maintes reprises, comme à propos du « mème », « détournement parodique de séquences populaires », qui au fond « actualise le bon vieux cliché, cette vérité partagée du lieu commun. Ainsi, la rhétorique classique et celle des réseaux sociaux poursuivent les mêmes buts, en commençant par la captatio benevolentiae et en terminant par un appel à l’action » (p. 62-63).

Un lieu est commun parce que la vérité est partagée. Mais si elle ne l’est pas ? Prendre la parole, c’est courir le risque « que la mémoire défaille, que la langue fourche, lâche un gros mot ou dise le contraire de ce que l’on veut dire » (p. 152). Ce « contraire de ce que l’on veut dire » dit bien ce qu’il veut dire : le risque essentiel n’est pas ce qui est dit mais ce qui est entendu, c’est celui d’un logos qui ne rencontre pas le pathos. « L’orateur prend conscience des mots qu’il prononce au moment où il les articule » : c’est plus vrai encore de l’auditeur !

Rhétorique de l’incompréhension

Julien Barret ne fait pourtant pas l’impasse sur ce dernier. L’un des objectifs de la formation à l’éloquence, souligne-t-il, est d’« Éduquer à la réception ». Là encore, il met en cause les petites phrases : « À l’heure où la punchline et l’invective font loi dans une société marquée par l’hyper-susceptibilité de ses membres, il devient utile de former des citoyens capables d’écouter, de déjouer les manipulations, d’évaluer chaque prise de parole en fonction du contexte d’énonciation. […] Ainsi des polémistes s’imposent sur la scène publique à force de punchlines incendiaires, de clashs et de buzz. Cette rhétorique de la manipulation œuvre à coups de phrases péremptoires, accompagnées de chiffres anxiogènes et invérifiables, peu contextualisés » (p. 143). La formation viserait à « résister à ces discours par un processus de décryptage, voire d’autodéfense intellectuelle ».

Mais à la « rhétorique de la manipulation », Julien Barret ferait bien d'ajouter une rhétorique de l’incompréhension. Les brandons de la discorde, souvent, n’ont pas de but belliqueux. Quand Emmanuel Macron, par exemple, dit « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », le pouvoir incendiaire de ces petites phrases tient à « l’hyper-susceptibilité » du corps social. Ces formules concises contiennent beaucoup de sens sous forme d’allusions, de métaphores, de litotes, etc. Une formation à l’éloquence permet d’en prendre conscience, pas de combler un fossé culturel.

Corrélativement, la conscience de ce fossé risque de paralyser la parole. Comme le dit l’auteur, « le surmoi social est si prégnant, la peur de déranger si communément partagée, la crainte de n’être pas légitime si répandue que le travail des coachs […] consiste le plus souvent à rassurer le client qui souhaite s’améliorer à l’oral » (p. 145). Au risque de déranger en effet ? L'éloquence ne peut ignorer que la diversité de la société rend la parole plus dangereuse que jamais.

Julien Barret
Retour à la parole – De la rhétorique antique aux concours d’éloquence
ACTES SUD, mai 2025
La Compagnie des langues

ISBN : 978-2-330-20693-2
176 pages10.00 x 19.00 cm, 19,00 €

Michel Le Séac’h

10 juin 2025

Emmanuel Macron brainwashe à contretemps

« On raconte une histoire abracadabrantesque », s’indignait Jacques Chirac, interrogé sur une affaire immobilière impliquant la mairie de Paris. Les commentaires s’étaient alors focalisés sur l’adjectif plutôt que sur l’affaire elle-même(1). Emmanuel Macron recourt-il au même subterfuge quand il déclare dans la presse quotidienne régionale, le 7 juin : « Certains préfèrent pendant ce temps-là brainwasher sur l'invasion du pays et les derniers faits divers » ?

C’est peu probable. De ses propos prononcés à l’occasion de la troisième conférence de l’ONU sur les océans, les journalistes retiennent d’abord : « Je ne suis pas content de ce que j’ai pu voir ces derniers jours », à propos de reculs gouvernementaux sur des sujets écologiques. Cependant, Maurice Szafran note :

Dans ces confidences accordées à nos confrères, une autre « petite phrase » est passée inaperçue, en réalité stupéfiante. « Certains préfèrent « brainwasher » (opérer un lavage de cerveau, ndlr) sur l’invasion du pays et les derniers faits divers. »(2)

Peut-être en effet la phrase serait-elle passée vraiment inaperçue sans l’étrange « brainwasher ». Mais ce verbe attire l’attention sans la justifier à lui seul. Il ne présente pas l’intérêt littéraire d’un vocable emprunté à Arthur Rimbaud. Il introduit plutôt qu’il n’occulte « l’invasion du pays et les derniers faits divers ».

Et si le logos de la petite phrase tient pour beaucoup à ce « brainwasher », son pathos réside plutôt dans les deux derniers mots. Sarah Knafo le relève aussitôt sur X : « Il y a des parents qui enterrent leur fils de 17 ans. Et un Président qui appelle ça "brainwasher"sur un fait divers. Qu’il ose leur dire en face. » Le tweet est vu 400 000 fois en deux jours. Le franglais de pacotille aggrave ce que la locution « fait divers » a de minoratif alors qu’elle désigne une préoccupation majeure de l’opinion à ce moment.

« À l’évidence [Emmanuel Macron] vise l’extrême-droite », estime Maurice Szafran. Mais une fois de plus, son tir fait ricochet. Pire : il alimente trop aisément son ethos déjà dégradé : « un mot franglais bricolé, ça lui ressemble bien… » De fait, il lui arrive d’introduire des anglicismes ou des mots anglais dans ses déclarations (« Je veux que la France soit une start-up nation », « Il faut maintenant être dans un agenda de réalisation »…).

Cela ne le distingue pas des Français dans leur ensemble : l’anglais tient une place croissante dans leur langage de tous les jours. La publicité, qui parle comme « les gens », en témoigne amplement. « Il n’y a plus de lieux "safe" », disait Gérald Darmanin, ministre de la Justice, voici quelques jours. Mais le président de la République ne fait pas partie des Français dans leur ensemble. Pour lui, il n’y a plus de mots safe.

M.L.S.

(1) Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, Paris 2015, p. 83.

(2) Maurice Szafran, « Quand Macron cogne sur l’extrême-droite… Et surtout sur son propre camp », Challenges, 8 juin 2025, https://www.challenges.fr/idees/quand-macron-cogne-sur-lextreme-droite-et-surtout-sur-son-propre-camp_605728

Illustration : pêle-mêle publié sur X par la députée au Parlement européen Sarah Knafo

18 janvier 2025

Emmanuel Macron : « Les urgences, c’est rempli de Mamadou »

Depuis près d’un mois, la citation tourne. À l’automne 2023, évoquant l’hôpital public et l’aide médicale d’Etat (AME) aux étrangers en situation irrégulière, Emmanuel Macron aurait déclaré à Aurélien Rousseau, alors ministre de la Santé : « le problème des urgences, c’est que c’est rempli de Mamadou ». Aujourd’hui député socialiste, Aurélien Rousseau a rapporté le propos à des journalistes du Monde qui ont publié sous le titre « Macron, le président et son double » une enquête en quatre volets de tonalité plutôt « people ». Dans le deuxième épisode, Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach rappellent plusieurs des petites phrases mises au passif du président : « un pognon de dingue », « je traverse la rue », etc. Elles lui viennent disent-elles, d’un « copain de longue date », éleveur de brebis dans les Pyrénées.

Mais il y a pire quand le président « entretient le flou sur ses convictions idéologiques ». Certains de ses propos ne sont pas cohérents avec les convictions de gauche qu’il affichait en 2014, en tant que jeune ministre de l’Économie de François Hollande. En particulier, le thème de la « société ouverte » qu’il défendait naguère est incompatible avec ses vues sur l’AME telles que les résumerait la formule expéditive livrée à Aurélien Rousseau.


Une « révélation » faite par un tiers suscite toujours un peu de scepticisme. Ainsi, pour rester sur le thème de l’immigration, la formule du général de Gaulle sur « Colombey-les-deux-mosquées » rapportée en 1994 par Alain Peyrefitte, qui la date du 5 mars 1959, a été contestée à diverses reprises. L’AFP, qui évoque des « déclarations prêtées au général de Gaulle », convient néanmoins que « les historiens interrogés par l'AFP jugent leur véracité très plausible ». Alain Peyrefitte était un confident régulier du général de Gaulle, lequel n’a jamais eu l’occasion de commenter une opinion rendue publique bien après sa disparition. Aurélien Rousseau, lui, est un ex-allié d’Emmanuel Macron devenu opposant : il aurait entendu la phrase en tant qu’allié et l’aurait répétée en tant qu’opposant. Elle a été officiellement et  « fermement » démentie par les services de l’Élysée.

Presque une banalité

Plus encore, le scepticisme envers cette formule pourrait venir de ce qu’elle ne cadre pas bien avec la personnalité perçue d’Emmanuel Macron, forgée à partir de déclarations comme celle-ci, rappelée par Le Monde, à Marseille en 2017 : « Les Arméniens, les Comoriens, les Italiens, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, j’en vois des tas d’autres, que je n’ai pas cités, mais je vois quoi ? Des Marseillais, je vois des Français ! » À propos de « c’est rempli de Mamadou », certains parlent de petite phrase. Cependant, une petite phrase ne prospère que si son logos « matche » avec l’ethos du locuteur. En cas de discordance, elle est vite oubliée.

Le logos doit aussi être en résonance avec le pathos des auditeurs. Ici, en quelque sorte, la messe est déjà dite : 57 % des Français souhaitent la suppression de l’AME (alors que 56 % étaient favorables à son maintien dix mois plus tôt) et environ 70 % désirent que l’immigration soit réduite. L’avis du chef de l’État, si avis il y a, fait presque figure de banalité. De plus, il n’est pas exprimé dans une situation de débat qui le mettrait davantage en valeur.

En tout état de cause, que le propos soit véridique ou non, ou qu'il soit considéré comme une « petite phrase » ou pas, il ne comporte guère de risque pour Emmanuel Macron. Un relent de racisme dans le prénom « Mamadou » ? Quand Marianne et l’Ifop sondent en 2019 le degré d’approbation des dix petites phrases les plus connues de Jacques Chirac(1), « le bruit et l’odeur », cette « sortie clairement xénophobe » qui lui a valu les plus vifs reproches y compris dans son propre camp, arrive en quatrième position. Elle reçoit 65 % d’approbations ! Il est peu probable que les Français soient davantage favorables à l’immigration aujourd’hui.

Michel Le Séac’h

(1)     Hadrien Mathoux, « "Notre maison brûle", refus de la guerre en Irak et... "le bruit et l'odeur" appréciées : découvrez notre sondage Ifop sur les phrases cultes de Chirac », Marianne, 1er octobre 2019, https://www.marianne.net/politique/notre-maison-brule-refus-de-la-guerre-en-irak-et-le-bruit-et-l-odeur-appreciees-decouvrez

Illustration : Bing Image Creator

21 décembre 2024

Emmanuel Macron et les petites phrases : aux sources d’une idiosyncrasie

 « "C’est désastreux" - Macron, le retour fracassant des petites phrases assassines », titre le site d’information blue News, du groupe Swisscom. Vingt fois depuis son élection en 2017, des proches, des observateurs, voire le président lui-même, ont cru pouvoir annoncer : « les petites phrases, c’est fini ». Fausse sortie à chaque fois, éternel retour fracassant.

Cette fois, c’est à Mayotte. Mayotte où Emmanuel Macron s’était déjà illustré en 2017 avec « le kwassa-kwassa [bateau traditionnel] pêche peu, il amène du Comorien ». Ce 19 décembre, en visite dans une île ravagée par l’ouragan Chido, il déclare face à une foule protestataire : « Vous êtes contents d'être en France. Parce que si c'était pas la France, vous seriez dix mille fois plus dans la merde ! »

De ce dérapage, il donne une explication étrange : « J'avais des gens du Rassemblement national qui étaient face à moi et qui insultaient la France en même temps, qui disaient qu'on ne fait rien, etc. » Dans une île où six électeurs sur dix ont voté Marine Le Pen à la présidentielle, il est probable en effet que la foule contenait « des gens du Rassemblement national ». Mais, sauf à considérer que, si Mayotte est en France, le Rassemblement national n’y est pas, cette explication n’explique en rien le comportement du président.

Et comme de toute évidence ce comportement est récurrent chez lui, on parlera d’idiosyncrasie – ou façon de réagir qui lui est propre. Son entourage aurait tout intérêt à détecter les genres de circonstances susceptibles de provoquer de telles réactions.

Vanity Fair fait une observation intéressante. Plusieurs des petites phrases les plus notoires du président ont été prononcées alors qu’il avait tombé la veste : « C'est devenu un grand classique de la présidence d'Emmanuel Macron : la déambulation en bras de chemise, les manches retroussées puis la petite phrase polémique. »

Comme je l’ai noté voici cinq ans déjà, les voyages hors de la métropole semblent aussi ouvrir les vannes de la parole présidentielle. D’une manière générale, les contextes internationaux semblent propices. Il est arrivé à Emmanuel Macron de prononcer une petite phrase (ainsi qualifiée par au moins un grand média) en recevant un journal étranger ou en s’exprimant devant le parlement européen.

Mayotte conjuguait la chemise et le voyage. C’était aussi le cas, tout juste un mois auparavant, du déplacement présidentiel à Rio de Janeiro pour le G20. Emmanuel Macron avait déclaré en bras de chemise, à propos des dirigeants haïtiens : « Ils sont complètement cons ».

À ces tentatives d’explications géo-vestimentaires, Philippe Moreau-Chevrolet en ajoute une davantage politique. Cité par plusieurs médias à la suite d’une dépêche AFP, il estime que le chef de l’État pratique un rapport de force, utilisant « la petite phrase pour dominer l'échange quitte à abîmer encore davantage son image déjà autoritaire ». Une petite phrase apparaît ainsi comme un symbole de pouvoir, au même titre qu’un sceptre ou une couronne. Des mots qui paraîtraient anodins dans une autre bouche acquièrent une valeur particulière parce qu’ils sont ceux du leader. On note l’effet cerceau : en dominant l’échange par la parole, le leader suscite et exploite tout à la fois une image autoritaire.

Michel Le Séac’h

Illustration : AI Emojis, licence CC BY-ND 4.0


09 octobre 2024

Gérald Darmanin : un répertoire de petites phrases à reconstruire, si c’est possible

« Le budget tel qu’il est annoncé me paraît inacceptable », fulmine Gérald Darmanin sur FranceInfo le 3 octobre. La faute à 20 milliards d’euros d’impôts nouveaux. Au nom d’une somme qui représente 1,1 % de la dépense publique totale, il entre en rébellion contre un Premier ministre soutenu par son propre parti et nommé par un président qu’il a lui-même servi pendant sept ans.

« Je me suis engagé devant les électeurs de Tourcoing et de ma circonscription : pas d’augmentation d’impôt – je ne voterai aucune augmentation d’impôt », affirme l’ex-ministre de l’Intérieur. Les promesses faites aux électeurs, divers commentateurs en ont vu d’autres et soupçonnent plutôt Gérald Darmanin, redevenu simple député, de chercher plutôt à faire encore les gros titres. Une sorte de déformation professionnelle, peut-être. « Gérald Darmanin est un peu le ministre des polémiques », assurait Renaud Dély sur Radio France (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-edito-politique/edito-gerald-darmanin-s-est-il-rendu-indispensable-a-emmanuel-macron_5713427.html) du temps du gouvernement précédent. « La fonction y est pour beaucoup. Un locataire de la place Beauvau transparent, qui ne fait pas de vagues, passe vite pour un faible aux yeux de l’opinion. Et puis Gérald Darmanin aime les petites phrases choc, les formules provocatrices. »

Dès ses débuts au gouvernement comme ministre de l’Action et des comptes publics, en 2017, Gérard Darmanin apparaissait comme « le miracle macroniste », selon l'expression de Frédéric Says sur France Culture (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-billet-politique/gerald-darmanin-le-miracle-macroniste-8769060). Ce qui lui valait cette appréciation flatteuse était « d’abord, un goût inaltéré pour la petite phrase bien placée (…) il n'hésite pas à monter au front, le doigt sur la gâchette, la répartie à la bouche. »

Sarkozy et Darmanin

Devenu ministre de l’Intérieur, en 2020, Gérald Darmanin apparaît comme « un ministre omniprésent qui joue la carte du terrain et des petites phrases », selon Marie-Pierre Haddad sur RTL (https://www.rtl.fr/actu/politique/darmanin-un-ministre-omnipresent-qui-joue-la-carte-du-terrain-et-des-petites-phrases-7800742743). « En plus de ses nombreux déplacements et de la publication régulière et à un rythme soutenu de tweets, Gérald Darmanin a aussi eu recours à la stratégie de la petite phrase. » Ce n’est pas un comportement original : Gérald Darmanin s’inscrit « dans les pas de Nicolas Sarkozy qui a occupé le même poste de 2005 à 2007 (…) pour couvrir un maximum de terrain politique. »

Sarkozy et Darmanin : la comparaison est inéluctable. « Quand je vois Gérald Darmanin, je vois la méthode Sarkozy », s’étonne un syndicaliste policier  cité par Antoine Albertini dans Le Monde (https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/07/06/gerald-darmanin-aux-petits-soins-avec-la-police_6180798_823448.html). « Un discours sécuritaire, la petite phrase qui fait polémique mais aussi des moyens, du matériel, des hausses de rémunération ». Mais si les méthodes se ressemblent, les objectifs sont-ils les mêmes ?

Avec des formules comme « on va nettoyer au Kärcher la cité », en 2005, Sarkozy visait sans nul doute l’Élysée. Il était quinquagénaire. Gérald Darmanin n’a aujourd’hui que 41 ans. « Gérald Darmanin s’émancipe peu à peu d’Emmanuel Macron et vise de plus en plus clairement la présidentielle 2027 » assure néanmoins Florent Buisson dans Le Monde en 2023. « Un cas de figure qui rappelle à certains égards le Nicolas Sarkozy du début des années 2000 » (https://www.parismatch.com/actu/politique/ressemblances-et-differences-gerald-darmanin-et-nicolas-sarkozy-la-loupe-228595). 

Le communicant Nicolas de Chalonge évoque lui aussi « l’héritage tactique sarkozyste que porte Gérald Darmanin, consistant précisément à faire siens des termes ou thématiques forgées à l’extrême droite pour créer des séquences médiatiques » (https://www.motscles.net/blog/novlangue/ensauvagement). Témoin « l’ensauvagement » : l’expression ne date pas d’hier mais « ce n’est que depuis cet été [2020] et son utilisation par Gérald Darmanin qu’elle acquiert le statut de formule ou de petite phrase politique. »

Au service d’Emmanuel Macron, et après ?

Cependant, Philippe Moreau-Chevrolet, cité par Marie-Pierre Haddad, voit plutôt derrière Darmanin ‑ derrière ce Darmanin-là ‑ la main d’Emmanuel Macron. Ce dernier l’aurait transféré au ministère de l’Intérieur en 2020 pour occuper le terrain dans la perspective d’une élection présidentielle de 2022 qui se jouerait à droite : « En s'exposant médiatiquement en première ligne, l'ancien membre des Républicains veut éviter à Emmanuel Macron de devoir intervenir sur ces sujets. Faire monter les thèses du Rassemblement national puis revenir rapidement sur des bases républicaines, voilà la stratégie d’Emmanuel Macron ».

De fait, les formules choc de Gérald Darmanin apparaissent plutôt comme des armes tactiques. Leur espérance de vie, en général, est brève : une nouvelle phrase chasse la précédente. « Ensauvagement : une phrase choc, à durée de vie limitée », écrit par exemple Nicolas de Chalonge. Cette mission tactique au service d’un président peut-elle coïncider avec une stratégie personnelle de conquête de l’Élysée ? Gérald Darmanin est-il à la fois un bon petit soldat et un futur leader ? Grâce à des déclarations comme «  il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société » ou « les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », il se construit activement un ethos autoritaire à partir de l’été 2020. Mais, sans doute pour ne pas se trouver enfermé sur un terrain occupé par le RN, il tente aussi, dans un « en même temps » tout macronien, de s’en distancier, en particulier sur les thèmes relatifs à l’immigration.

Une petite phrase est emblématique à cet égard. Interrogé au Sénat sur l’identité des personnes interpellées lors des émeutes du début de l’été 2023, il répond : « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre ». L’année d’avant, contre toute évidence, il avait incriminé les supporters anglais dans les troubles qui avaient entouré la finale de la Ligue des Champions. Tout en portant la loi Asile & immigration, il compte ouvertement qu’elle sera retoquée par le Conseil constitutionnel.

Rebondir à gauche

Et puis, chaque fois que l’occasion lui en est donnée, il ne manque pas d’évoquer son grand-père tirailleur algérien et sa mère prolétaire : « le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. » En quittant le gouvernement, en septembre 2024, il gauchit son ton : « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident, si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup ». Cette étrange déclaration paraît faire écho aux accusations de « racisme systémique » adressées par l’extrême-gauche à la société française.

Il est peu probable que de telles proclamations suffisent à le rabibocher avec la gauche après tant de positions sécuritaires. « Gérard Darmanin découvre le racisme le jour de son départ du ministère de l’Intérieur », titre Libération le 23 septembre. « Trop facile ! » commente Rachid Laireche (https://www.liberation.fr/societe/immigration/gerald-darmanin-decouvre-le-racisme-le-jour-de-son-depart-du-ministere-de-linterieur-20240923_GV7VXLW5HVBNFLK33WZIEFQHYQ/). Mais elles brouillent à coup sûr son image à droite et embarrassent son propre camp. En tout état de cause, se costumer en immigré bien assimilé ne serait probablement pas une voie royale vers l’Élysée aujourd’hui. À tenter de construire deux ethos contradictoires, il est probable que Gérard Darmanin heurte dans l’électorat deux pathos irréconciliables. Le « en même temps » façon Emmanuel Macron paraît avoir fait son temps, s’il en a jamais eu un.

Plus qu’un soupçon de mysoginie

Par ailleurs, Gérald Darmanin pourrait souffrir d’une autre faiblesse. Dans le débat politique, une bonne partie des petites phrases servent à affirmer des relations de pouvoir – surtout quand elles sont prononcées lors de débats entre personnalités. Or il paraît plus à l’aise dans le registre du mépris que dans celui de l’autorité. Pire, cette attitude se manifeste particulièrement à l’égard des femmes – quand il évoque Marine Le Pen, Raquel Garrido, Christiane Taubira ou Giorgia Meloni. Voire quand il parle de son propre camp. Le jour où on lui demande si « c’est sympa » de travailler avec Élisabeth Borne, alors première ministre, il répond : « C’est professionnel ».

La plus toxique de ces petites phrases restera sans doute sa sortie à l’égard d’Apolline de Malherbe, qui lui posait une question délicate sur BFM TV : « Calmez vous madame, ça va bien se passer… ça va bien se passer… ça va bien se passer ! »  Le podcast Mansplaining (https://www.youtube.com/watch?v=38RqrvP3no0) estime que « cette petite phrase (…) a fait polémique pour sa misogynie. Mais le problème est en réalité plus profond. Non, Gérald Darmanin, ça ne va pas "bien se passer" ». La vidéo est impitoyable : l’air supérieur de Gérard Darmanin insupporte beaucoup de femmes. « Je pense que Gérald Darmanin n’aurait probablement pas dit cela à un homme », commente la journaliste. Le ministre s’excusera plus tard mais il a commis « une petite phrase qui pourrait le poursuivre longtemps », estime Décideurs Magazine (https://www.decideurs-magazine.com/politique-societe/53709-politique-les-pires-petites-phrases-de-2022.html). L’équivalent pour Darmanin de « la République c’est moi » pour Mélenchon ? En tout cas un épisode toxique qui réapparaîtra le jour où Gérald Darmanin aspirerait à de hautes fonctions.

Michel Le Séac'h

°°°

Florilège

Gérald Darmanin est prodigue en déclarations tonitruantes. Les déclarations ci-dessous ont été qualifiées de « petites phrases » par un ou plusieurs médias. Cependant, elles ne le sont que de façon minoritaire, ce qui pourrait dénoter que leur force est limitée :

·         « La différence avec vous, madame Le Pen, c'est que Judas restera dans l'Histoire », octobre 2017

·         « Wauquiez a fait allemand première langue. Il est peut-être normalien mais il n’a rien de normal », février 2018

·         « Il n'y a pas deux catégories de Français, il n'y a pas deux catégories de territoires », mars 2018

·         « ce que c’est de vivre avec 950 euros par mois quand les additions dans les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros lorsque vous invitez quelqu’un et que vous ne prenez pas de vin », novembre 2018

·         « Il manque sans doute autour [d’Emmanuel Macron] des personnes qui parlent à la France populaire, des gens qui boivent de la bière et mangent avec les doigts », décembre 2019

·         «  Il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société », juillet 2020

·         « Quand j’entends le mot "violences policières", moi, personnellement, je m’étouffe », juillet 2020, six mois après la mort de Cédric Chouviat, mort après avoir dit « j’étouffe » lors d’un placage ventral (affaire pas encore jugée)

·         « Le brigadier Benmohamed a dénoncé -alors pardonnez-moi de vous le dire, mais c’est exactement ce qu’il y a à ma connaissance- avec retard -c’est d’ailleurs ce qui lui est un peu reproché, on en reparlera plus tard si vous le souhaitez- a dénoncé ces camarades qui auraient, je mets du conditionnel, mais les faits reprochés sont graves, énoncer des insultes à caractère sexistes, homophobes et racistes », juillet 2020

·         « Les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », août 2020

·         « Moi, ça m'a toujours choqué de rentrer dans un supermarché et de voir en arrivant un rayon de telle cuisine communautaire et de telle autre à côté. C'est mon opinion, c'est comme ça que ça commence le communautarisme », octobre 2020

·         « C'est aux Marocains de s'occuper des mineurs marocains, c'est une évidence, nous devons les ramener sur leur territoire national », octobre 2020

·         « Nous ne pouvons plus discuter avec des gens qui refusent d’écrire sur un papier que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu », janvier 2021

·         « Il vous faut prendre des vitamines, je ne vous trouve pas assez dure là », février 2021

·         « Calmez-vousMadame, ça va bien se passer » (à Apolline de Malherbe), février 2022

·         « C’est la faute des supporters anglais », mai 2022

·         « Je n’ai pas à donner la nationalité des personnes que nous interpellons », juin 2022

·         « Nous devons parler aux tripes des Français »», juillet 2022

·         « La Nupes ne cherche qu’à bordéliser le pays », janvier 2023

·         « "Moi, j’espère avoir une sorte de contrat moral avec le président de République. C’est comme cela que j’ai compris ma mission qui est d’aller jusqu’aux jeux Olympiques », février 2023

·         «  "Pardon de cette provocation, mais je l'ai dit à la représentante du Front national (sic) : si je devais virer tous les étrangers qui travaillent en France, il n'y aurait pas beaucoup ou en tout cas moins de curés dans les paroisses en France », février 2023

·         « Je refuse de céder au terrorisme intellectuel », avril 2023

·         « Je ne connais pas la subvention donnée par l’État [à la LDH], mais ça mérite d’être regardé », avril 2023

·         « Mme Meloni, gouvernement d’extrême droite choisi par les amis de Mme Le Pen, est incapable de régler les problèmes migratoires sur lesquels elle a été élue », mai 2023

·         « Le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. Je ferai ce que le président me dira de faire » mai 2023

·         « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre », juillet 2023

·         « Ce qui m’intéresse, ce n’est plus de regarder ce qu’il s’est passé en 2017 et 2022. Ce qui m’inquiète maintenant, c’est ce qui se passera en 2027 », août 2023

·         « Je n’ai hérité d’aucune ville, d’aucune circonscription, je ne suis pas élu sur une liste à la proportionnelle. Je suis, c’est vrai, différent : d’origine modeste et issu de l’immigration, cela gêne peut-être », août 2023

·         « C’est professionnel » (en réponse à la question : « est-ce sympa de travailler avec Élisabeth Borne), octobre 2023

·         « La sécurité fait peu de bruit, l’insécurité en fait un peu plus  », octobre 2023

·         « [Karim] Benzema est en lien, on le sait tous, notoire avec les Frères musulmans...Nous nous attaquons à une hydre, qui sont les Frères musulmans, parce qu'ils donnent un djihadisme d'atmosphère », octobre 2023

·         « il m'est actuellement impossible d'expulser ou d'éloigner énormément de personnes sous OQTF, surtout lorsqu'elles ont commis des crimes et des délits, en raison des réserves d'ordre public inventées par le législateur », novembre 2023

·         « la majorité des députés ne représente pas la majorité des Français », décembre 2023

·         « Je suis très heureux que les joueurs de football ou de rugby viennent sur notre territoire et paient justement beaucoup d’impôts et font payer beaucoup d’impôts de recettes. Si Neymar n’était pas venu, aucun impôt n’aurait été payé, aucun maillot de foot n’aurait été vendu en son nom et aucune cotisation sociale ne serait rentrée », janvier 2024

·         « Après les Jeux olympiques, un cycle au ministère de l'Intérieur sera atteint », janvier 2024

·         « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS », janvier 2024

·         « Elle a de grands discours Mme Garrido, mais elle ne parle pas à ma maman qui est obligée de travailler jusqu'à plus de 67 ans pour avoir une retraite à peu près convenable, parce qu'elle n'est pas propriétaire de son patrimoine », février 2024

·         « [Jordan Bardella] c’est la politique du tango : un pas en avant, deux pas en arrière », juin 2024

·         « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup », septembre 2024.


Photo Suella Braverman, UK Home Office, via Wikimedia, CC Attribution 2.5 Generic

02 juillet 2024

Élections législatives : petites phrases et tectonique des leaders

La brève campagne des élections législatives a bien sûr donné lieu à de nombreuses petites phrases. Peu laissent des traces durables. D’une part, le rythme de la campagne est rapide. D’autre part, le Rassemblement national (RN), acteur central du débat et prétendant réel au pouvoir, ne recherche visiblement pas les formules fortes ‑ que ce soit par stratégie, par manque d’expérience ou par peur d’un nouveau « détail ».

Le président de la République, en revanche, demeure un fournisseur privilégié – un « verbomoteur sans frein », assure Catherine Nay[i]. Parmi ses déclarations expressément qualifiées de « petites phrases » par certains médias figurent par exemple : 

« Ses petites phrases plus ou moins provocatrices et maîtrisées, lancées ici ou là, n’arrangent pas les choses », estime le sociologue Jean-Pierre Le Goff. « Elles alimentent l’"essoreuse à idées" des réseaux sociaux, et des émissions de chaînes d’info, qui mélangent tous les genres et noient tout dans l’indistinction[ii]. »

Pourtant, l’indistinction n’est pas partout. Cette campagne aura aussi été marquée par des petites phrases d’un type plus original : les formules de distanciation.

La plupart des petites phrases politiques expriment une aspiration à exercer le pouvoir ou à s’en rapprocher. Quand le vent tourne, il en va autrement. « Je ne connais pas cet homme » assure saint Pierre lors du procès de Jésus ; trois jours plus tôt, lors de son entrée triomphale dans Jérusalem, il était le plus proche de lui. « Avant que le coq ne chante, tu m’auras renié par trois fois », avait prévu Jésus, sans illusion.

Le contexte n’est pas nécessairement aussi dramatique. Pourtant, à l’approche d’une défaite annoncée, des leaders importants s’efforcent de recadrer leur ethos – ce que l’opinion croit savoir de leur caractère et de leur position. Ce travail de recadrage n’est pas propre aux campagnes électorales. Dans la politique contemporaine, le cas le plus notable est sans doute celui de Laurent Fabius en 1984. Récemment nommé Premier ministre par un François Mitterrand autour duquel le mécontentement monte, il est interrogé lors d’un entretien télévisé sur ses rapports avec le président. « Lui c’est lui, moi c’est moi », répond-il.

Les médias de l’époque y voient à peu près unanimement une prise de distance, voire une franche critique. C’est en fait une manipulation : « Lui et moi avons mis au point ensemble cette formule, dans son bureau, le stylo à la main », raconte Laurent Fabius quelques années plus tard[iii]. Mais le simulacre de distanciation fonctionne ; surtout, les commentaires sont réorientés vers la petite phrase elle-même et non vers les causes éventuelles de désaccord au sommet de l’État

Deux piliers de la « macronie » s’écartent

En juin 2024, on remarque particulièrement une petite phrase de Bruno Le Maire. Il s’était déjà illustré début juin, pendant la campagne de l’élection européenne en affirmant : « J’ai sauvé l’économie française[iv]. » Un lapsus ? Manifestement pas ; plutôt l’affirmation d’une position de leadership, avec peut-être le pressentiment de bouleversements prochains. Après la dissolution de l’Assemblée nationale, il déclare sur TV5 Monde : « les parquets des ministères et des palais de la République sont pleins de cloportes[v] ». La métaphore est impitoyable. Est-elle suffisante pour marquer une différence avec le pouvoir en place ? Ministre depuis sept ans, Bruno Le Maire connaît peut-être trop bien ces parquets. Et employer un terme fort comme « cloportes » peut être dangereux. Dans la mémoire d’une opinion approximative, il risque de rester vaguement associé à celui qui le prononce.

Édouard Philippe, pour sa part, marque sa distance de manière moins populaire et davantage « politologique ». « C'est le président de la République qui a tué la majorité présidentielle […] Il a décidé de la tuer, on passe à autre chose », déclare-t-il à TF1[vi]. L’ancien Premier ministre semble chercher un repositionnement de son ethos non directement auprès de l’électorat mais auprès des milieux politiques – en particulier des députés macronistes qui ne seront pas réélus.


M.L.S.


[i] Catherine Nay, « Avec Emmanuel Macron, trop de parole tue la parole », Le Figaro, 13 juin 2024.
[ii] Jean-Pierre Le Goff, « Le chef de l’État a encouragé l’autodestruction du politique », Le Figaro, 26 juin 2024
[iii] Voir Michel Le Séac’h, La petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 58.
[iv] Voir par exemple Rachel Garrat-Valcarcel, « Bruno Le Maire a-t-il le boulard ? », 20 minutes, 3 juin 2024, https://www.20minutes.fr/politique/4094215-20240603-sauve-economie-francaise-bruno-maire-boulard#
[v] Voir par exemple Sylvain Chazot, Chez Pol, « Bruno Le Maire flingue Bruno Roger-Petit et «les cloportes» qui conseillent Emmanuel Macron à l’Elysée », Libération, 21 juin 2024, https://www.liberation.fr/politique/bruno-le-maire-flingue-bruno-roger-petit-et-les-cloportes-qui-conseillent-emmanuel-macron-a-lelysee-20240621_Q6BO6WXP6BAQPMIUNJRY4IHGXA/
[vi] Paul Larrouturou, TF1 Info, sur X, 20 juin 2024, https://x.com/PaulLarrouturou/status/1803851311861108864?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1803851311861108864%7Ctwgr%5Edd5ab0f62d5a52f2ada870107c9b9b355e642316%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.tf1info.fr%2Felections%2Flegislatives-2024-video-edouard-philippe-accuse-emmanuel-macron-d-avoir-tue-la-majorite-presidentielle-2305043.html

Photo : Bruno Le Maire en septembre 2023, photo EU2023ES via Flickr, CC BY-NC-ND 2.0, recadrée sur le ministre

10 avril 2024

Gulliver enchaîné, de Philippe Guibert : le déclin du chef est-il audible dans les petites phrases ?

Directeur du Service d’information du gouvernement (SIG) de 2012 à 2014, c’est-à-dire du temps de François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Philippe Guibert a sans doute étudié sur le vif le phénomène qu’il décrit dans Gulliver enchaîné : le déclin du chef politique en France. Les conséquences sont nationales : « Un chef faible ou arrogant, c’est comme être amputé de notre image collective, qui a besoin d’une figure charnelle pour prendre conscience d’elle-même » (p. 24). C’est aussi un grave affaiblissement stratégique puisque « le vrai chef, au fond, c’est toujours le chef de guerre » (p. 22).

Le président de la République est devenu un manager qui gère de crise en crise. Sa faiblesse n’est pas électorale puisque son élection lui vaut en pratique une majorité parlementaire et un exercice solitaire du pouvoir facilité par la Constitution – il ne revient que rarement devant le peuple. Il n’en est pas pour autant à l’abri, car il doit assurer une « présidence en continu, comme les chaînes d’info du même nom ».

La dévaluation de la personne du chef a commencé voici longtemps déjà. « Avec Giscard, on entre dans la communication politique contemporaine : l’homme privé, disons familial, fait partie intégrante de l’image du président. » Ce qui conduit à la « peopolisation » de la vie politique, conséquence d’une transformation majeure des médias comme moyen de communication au cours de ces cinquante dernières années : la généralisation de la télévision dans les foyers, puis celle des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu. (p. 88).

Certains voient dans cette omniprésence une « dérive orwellienne ». C’est l’inverse, souligne Philippe Guibert. Ce n’est pas Big Brother qui scrute l’intimité de chacun dans son salon, au contraire : « ce sont les autorités et ceux qui les incarnent qui vivent aujourd’hui sous l’œil numérique de la foule déboulonneuse de statues (anciennes ou présentes), grâce à des smartphones promps à dénoncer le fautif par une prise de parole virale et à attester au besoin par l’image prise sur le vif » (p. 117).

Le Verbe s’est fait chef

Mais qu’est-ce qu’un chef ? C’est d’abord un personnage qui assume ses responsabilités : « Un chef ne subit pas, il ne doit fuir ni les difficultés, ni les conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec. C’est vers lui qu’on se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel – lui aussi qui doit assumer l’échec éventuel. »

Autrement dit, il doit parler. Volens nolens, la relation du chef avec le peuple passe par la parole. Nécessairement moins rare, la parole présidentielle devient peut-être moins précieuse. Mais elle reste indispensable : « La sidération populaire est décuplée, quand le chef lui-même reste sans voix ; sa contestation est encouragée s’il est trop bavard et verbeux. Au commencement de la décision, il y a le verbe du chef. »

Philippe Guibert revient sans cesse à ce rôle central de la parole du chef. Citant l’historien américain David A. Bell, il définit le charisme non comme une qualité mais comme une relation, « un lien émotionnel direct et intense entre un leader politique et ses partisans », lien qui dépend des cultures et des époques, « donc aussi des techniques de médiatisation de chacune d’entre elles ». Citant Freud, il insiste sur la capacité d’incarnation du chef, « capacité qui permet l’identification ; mécanisme décisif sur lequel repose l’adhésion qu’il suscite ». Citant Machiavel, il souligne qu’un chef démocratique ne peut gouverner en comblant seulement des « désirs » ni en les réprimant toujours : il doit cultiver une « affection populaire », fruit d’une « capacité à persuader ».

Un chef muet fait malgré tout des petites phrases

La démonstration de Philippe Guibert est convaincante : Gulliver est enchaîné – enchaîné par les chaînes de télévision, pardi, et ce qui vient après, en particulier les médias sociaux. Mais enchaîné par qui ? On peut regretter que le peuple soit trop peu présent dans ce livre alors que, on le sait depuis Aristote, il joue un rôle dans le discours. Le chef muet ne désoriente pas seulement le peuple : il lui abandonne le droit de parler pour lui. Emmanuel Macron a voulu une « présidence distante, en surplomb » et une parole « rare » ? L’opinion publique s’est servie elle-même dans ce qu’il a laissé traîner : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « le Français réfractaire », « les gens qui ne sont rien »…

Il n’est pas question de petites phrases dans ce livre. Elles s’y sont néanmoins insinuées : « Avec Carla, c’est du sérieux » (Sarkozy, p. 98), « Qu’ils viennent me chercher » (Macron, p. 140), « Emmerder les non-vaccinés » (Macron, p. 143). Philippe Guibert ne semble pas les considérer comme un phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, il analyse avec finesse comment la personnalité charismatique de Giorgia Meloni, en Italie, « s’est construite autour d’une harangue scandée avec force et passion » dans une réunion publique : « Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis une chrétienne, je suis italienne et personne ne m’enlèvera ça ».

Ce passage « concentre le sens de son message ». On le qualifierait volontiers de petite phrase. Sans doute, il « paraît quelque peu creux à l’écrit et bien peu politique en apparence » : c’est le lot de la plupart des petites phrases. Il l’est plutôt moins que, par exemple, cet « Arrêtez d’emmerder les Français » rabâché en ces temps de cinquantième anniversaire de sa mort et qui reste une base de la « personnalité charismatique » post-mortem du président Pompidou. Le déclin du chef politique se mesure moins à ce qu’il dit qu’à ce que le peuple entend. L’analyste subtil qu’est Philippe Guibert concocterait-il en contrepoint de ce Gulliver enchaîné un prochain Lilliputiens déchaînés ?

Michel Le Séac’h

Gulliver enchaîné. Le déclin du chef politique en France, par Philippe Guibert, Les éditions du Cerf, 176 p., 20 €. ISBN 978-2-204-16079-7