09 octobre 2024

Gérald Darmanin : un répertoire de petites phrases à reconstruire, si c’est possible

« Le budget tel qu’il est annoncé me paraît inacceptable », fulmine Gérald Darmanin sur FranceInfo le 3 octobre. La faute à 20 milliards d’euros d’impôts nouveaux. Au nom d’une somme qui représente 1,1 % de la dépense publique totale, il entre en rébellion contre un Premier ministre soutenu par son propre parti et nommé par un président qu’il a lui-même servi pendant sept ans.

« Je me suis engagé devant les électeurs de Tourcoing et de ma circonscription : pas d’augmentation d’impôt – je ne voterai aucune augmentation d’impôt », affirme l’ex-ministre de l’Intérieur. Les promesses faites aux électeurs, divers commentateurs en ont vu d’autres et soupçonnent plutôt Gérald Darmanin, redevenu simple député, de chercher plutôt à faire encore les gros titres. Une sorte de déformation professionnelle, peut-être. « Gérald Darmanin est un peu le ministre des polémiques », assurait Renaud Dély sur Radio France (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-edito-politique/edito-gerald-darmanin-s-est-il-rendu-indispensable-a-emmanuel-macron_5713427.html) du temps du gouvernement précédent. « La fonction y est pour beaucoup. Un locataire de la place Beauvau transparent, qui ne fait pas de vagues, passe vite pour un faible aux yeux de l’opinion. Et puis Gérald Darmanin aime les petites phrases choc, les formules provocatrices. »

Dès ses débuts au gouvernement comme ministre de l’Action et des comptes publics, en 2017, Gérard Darmanin apparaissait comme « le miracle macroniste », selon l'expression de Frédéric Says sur France Culture (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-billet-politique/gerald-darmanin-le-miracle-macroniste-8769060). Ce qui lui valait cette appréciation flatteuse était « d’abord, un goût inaltéré pour la petite phrase bien placée (…) il n'hésite pas à monter au front, le doigt sur la gâchette, la répartie à la bouche. »

Sarkozy et Darmanin

Devenu ministre de l’Intérieur, en 2020, Gérald Darmanin apparaît comme « un ministre omniprésent qui joue la carte du terrain et des petites phrases », selon Marie-Pierre Haddad sur RTL (https://www.rtl.fr/actu/politique/darmanin-un-ministre-omnipresent-qui-joue-la-carte-du-terrain-et-des-petites-phrases-7800742743). « En plus de ses nombreux déplacements et de la publication régulière et à un rythme soutenu de tweets, Gérald Darmanin a aussi eu recours à la stratégie de la petite phrase. » Ce n’est pas un comportement original : Gérald Darmanin s’inscrit « dans les pas de Nicolas Sarkozy qui a occupé le même poste de 2005 à 2007 (…) pour couvrir un maximum de terrain politique. »

Sarkozy et Darmanin : la comparaison est inéluctable. « Quand je vois Gérald Darmanin, je vois la méthode Sarkozy », s’étonne un syndicaliste policier  cité par Antoine Albertini dans Le Monde (https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/07/06/gerald-darmanin-aux-petits-soins-avec-la-police_6180798_823448.html). « Un discours sécuritaire, la petite phrase qui fait polémique mais aussi des moyens, du matériel, des hausses de rémunération ». Mais si les méthodes se ressemblent, les objectifs sont-ils les mêmes ?

Avec des formules comme « on va nettoyer au Kärcher la cité », en 2005, Sarkozy visait sans nul doute l’Élysée. Il était quinquagénaire. Gérald Darmanin n’a aujourd’hui que 41 ans. « Gérald Darmanin s’émancipe peu à peu d’Emmanuel Macron et vise de plus en plus clairement la présidentielle 2027 » assure néanmoins Florent Buisson dans Le Monde en 2023. « Un cas de figure qui rappelle à certains égards le Nicolas Sarkozy du début des années 2000 » (https://www.parismatch.com/actu/politique/ressemblances-et-differences-gerald-darmanin-et-nicolas-sarkozy-la-loupe-228595). 

Le communicant Nicolas de Chalonge évoque lui aussi « l’héritage tactique sarkozyste que porte Gérald Darmanin, consistant précisément à faire siens des termes ou thématiques forgées à l’extrême droite pour créer des séquences médiatiques » (https://www.motscles.net/blog/novlangue/ensauvagement). Témoin « l’ensauvagement » : l’expression ne date pas d’hier mais « ce n’est que depuis cet été [2020] et son utilisation par Gérald Darmanin qu’elle acquiert le statut de formule ou de petite phrase politique. »

Au service d’Emmanuel Macron, et après ?

Cependant, Philippe Moreau-Chevrolet, cité par Marie-Pierre Haddad, voit plutôt derrière Darmanin ‑ derrière ce Darmanin-là ‑ la main d’Emmanuel Macron. Ce dernier l’aurait transféré au ministère de l’Intérieur en 2020 pour occuper le terrain dans la perspective d’une élection présidentielle de 2022 qui se jouerait à droite : « En s'exposant médiatiquement en première ligne, l'ancien membre des Républicains veut éviter à Emmanuel Macron de devoir intervenir sur ces sujets. Faire monter les thèses du Rassemblement national puis revenir rapidement sur des bases républicaines, voilà la stratégie d’Emmanuel Macron ».

De fait, les formules choc de Gérald Darmanin apparaissent plutôt comme des armes tactiques. Leur espérance de vie, en général, est brève : une nouvelle phrase chasse la précédente. « Ensauvagement : une phrase choc, à durée de vie limitée », écrit par exemple Nicolas de Chalonge. Cette mission tactique au service d’un président peut-elle coïncider avec une stratégie personnelle de conquête de l’Élysée ? Gérald Darmanin est-il à la fois un bon petit soldat et un futur leader ? Grâce à des déclarations comme «  il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société » ou « les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », il se construit activement un ethos autoritaire à partir de l’été 2020. Mais, sans doute pour ne pas se trouver enfermé sur un terrain occupé par le RN, il tente aussi, dans un « en même temps » tout macronien, de s’en distancier, en particulier sur les thèmes relatifs à l’immigration.

Une petite phrase est emblématique à cet égard. Interrogé au Sénat sur l’identité des personnes interpellées lors des émeutes du début de l’été 2023, il répond : « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre ». L’année d’avant, contre toute évidence, il avait incriminé les supporters anglais dans les troubles qui avaient entouré la finale de la Ligue des Champions. Tout en portant la loi Asile & immigration, il compte ouvertement qu’elle sera retoquée par le Conseil constitutionnel.

Rebondir à gauche

Et puis, chaque fois que l’occasion lui en est donnée, il ne manque pas d’évoquer son grand-père tirailleur algérien et sa mère prolétaire : « le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. » En quittant le gouvernement, en septembre 2024, il  gauchit son ton : « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup ». Cette étrange déclaration paraît faire écho aux accusations de « racisme systémique » adressées par l’extrême-gauche à la société française.

Il est peu probable que de telles proclamations suffisent à le rabibocher avec la gauche après tant de positions sécuritaires. « Gérard Darmanin découvre le racisme le jour de son départ du ministère de l’Intérieur », titre Libération le 23 septembre. « Trop facile ! » commente Rachid Laireche (https://www.liberation.fr/societe/immigration/gerald-darmanin-decouvre-le-racisme-le-jour-de-son-depart-du-ministere-de-linterieur-20240923_GV7VXLW5HVBNFLK33WZIEFQHYQ/). Mais elles brouillent à coup sûr son image à droite et embarrassent son propre camp. En tout état de cause, se costumer en immigré bien assimilé ne serait probablement pas une voie royale vers l’Élysée aujourd’hui. À tenter de construire deux ethos contradictoires, il est probable que Gérard Darmanin heurte dans l’électorat deux pathos irréconciliables. Le « en même temps » façon Emmanuel Macron paraît avoir fait son temps, s’il en a jamais eu un.

Plus qu’un soupçon de mysoginie

Par ailleurs, Gérald Darmanin pourrait souffrir d’une autre faiblesse. Dans le débat politique, une bonne partie des petites phrases servent à affirmer des relations de pouvoir – surtout quand elles sont prononcées lors de débats entre personnalités. Or il paraît plus à l’aise dans le registre du mépris que dans celui de l’autorité. Pire, cette attitude se manifeste particulièrement à l’égard des femmes – quand il évoque Marine Le Pen, Raquel Garrido, Christiane Taubira ou Giorgia Meloni. Voire quand il parle de son propre camp. Le jour où on lui demande si « c’est sympa » de travailler avec Élisabeth Borne, alors première ministre, il répond : « C’est professionnel ».

La plus toxique de ces petites phrases restera sans doute sa sortie à l’égard d’Apolline de Malherbe, qui lui posait une question délicate sur BFM TV : « Calmez vous madame, ça va bien se passer… ça va bien se passer… ça va bien se passer ! »  Le podcast Mansplaining (https://www.youtube.com/watch?v=38RqrvP3no0) estime que « cette petite phrase (…) a fait polémique pour sa misogynie. Mais le problème est en réalité plus profond. Non, Gérald Darmanin, ça ne va pas "bien se passer" ». La vidéo est impitoyable : l’air supérieur de Gérard Darmanin insupporte beaucoup de femmes. « Je pense que Gérald Darmanin n’aurait probablement pas dit cela à un homme », commente la journaliste. Le ministre s’excusera plus tard mais il a commis « une petite phrase qui pourrait le poursuivre longtemps », estime Décideurs Magazine (https://www.decideurs-magazine.com/politique-societe/53709-politique-les-pires-petites-phrases-de-2022.html). L’équivalent pour Darmanin de « la République c’est moi » pour Mélenchon ? En tout cas un épisode toxique qui réapparaîtra le jour où Gérald Darmanin aspirerait à de hautes fonctions.

Michel Le Séac’h

Photo Suella Braverman, UK Home Office, via Wikimedia, CC Attribution 2.5 Generic

24 septembre 2024

Michel Barnier, contre les petites phrases, tout contre

Décidément, Michel Barnier n’aime pas les petites phrases. Il l’a dit dans le passé, comme on l’a rappelé ici voici peu, il l’a redit expressément voici quelques jours, une fois nommé à l’Hôtel Matignon. À peu près toute la presse, de Libération au Huffington Post en passant par Public Sénat et Europe1, a noté son commentaire : « La situation budgétaire du pays que je découvre est très grave. J'ai demandé tous les éléments pour en apprécier l'exacte réalité. Cette situation mérite mieux que des petites phrases. Elle exige de la responsabilité. »

Le Figaro en a même fait un titre : « "Cette situation mérite mieux que des petites phrases" : Michel Barnier juge le contexte budgétaire français "très grave" ». Si la situation budgétaire du pays est grave, n’est-ce pas faire déjà beaucoup d’honneur aux petites phrases, de la part du Premier ministre et de la presse, que de considérer qu’elles pourraient être une alternative, même insuffisante, à la responsabilité budgétaire ? Bien entendu, une petite phrase ne règle rien, mais en faire un cache-misère est déjà lui accorder un certain poids.


Comme d’autres, Quentin Laurent, du Parisien, interrogé par France Inter, oppose la sobriété du Premier ministre au « côté bateleur » et au « goût prononcé pour la mise en scène » d’Emmanuel Macron : « [Ses équipes] aiment bien répéter que le Savoyard se méfie des petites phrases et des slogans ». Et même si des petites phrases en abyme sont possibles (« on se rappelle ce crochet du droit envoyé à l’Elysée le jour de sa nomination comme Premier ministre: "nous allons davantage agir que parler" »), le principe est posé. « Il ne s’invente pas un personnage. Michel Barnier, il est comme ça. »

À nouveau ce lundi, en réunissant son gouvernement pour la première fois, Michel Barnier lui a lancé un avertissement général : « "Pas d'esbroufe, s'il vous plait […]. Pas de petites phrases, pas de promesses excessives, une grande discipline ». Là encore, une grande partie de la presse a pris note de cette prohibition des petites phrases, à l’instar de BFM TV, d’Ouest-France ou de RMC. Mais faire régner la discipline n’est peut-être pas si facile. Quand Bruno Retailleau affirme :« J’ai trois priorités : rétablir l’ordre, rétablir l’ordre, rétablir l’ordre », ne parlera-t-on pas de petite phrase ? Et bien entendu, il n’est pas le seul ministre entrant ou sortant à tenter de prendre la lumière.

« Ce dédale de petites phrases et d’outrances sert les desseins de Michel Barnier », assure pourtant Luc Bourrianne dans La Nouvelle République. « C’est moins risqué que d’annoncer des réformes fiscales impopulaires ». À nouveau, c’est accorder implicitement une grande puissance, au moins temporaire, aux petites phrases. Et si le gouvernement est éphémère, elles pourraient bien devenir l’essentiel de ce qui en sera conservé.

Michel Le Séac’h

12 septembre 2024

Poutine dans le texte, par Elisabeth Sieca-Kozlowski. Lecture au filtre des petites phrases

Il n’est pas rare que la presse attribue des « petites phrases » à Vladimir Vladimirovitch  Poutine. Pourtant, peu d’entre elles marquent durablement. En quart de siècle d’exercice du pouvoir, le président du plus grand pays du monde n’a pas livré beaucoup de formules mémorables. La plus connue sans doute, « on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes », date de 1999, une époque où il n’était que numéro 2 derrière Boris Eltsine. Elle esquisse le portrait d’un homme brutal et déterminé. Pourquoi un dirigeant d’une telle stature est-il si peu cité en comparaison d’un de Gaulle ou d’un Churchill, par exemple (ou même d’un Trump et d’un Macron) ?

Poutine dans le texte inspire quelques éléments de réponse. Ce livre d’Élisabeth Sieca-Kozlowski, sociologue de l’EHESS spécialiste de la Russie, présente une sélection de textes du président russe et de quelques dignitaires (Medvedev, Tolstoï…) et intellectuels (Sergueïtsev, Douguine…) publiés ou prononcés entre 2001 et 2023.

À travers ces textes, Élisabeth Sieca-Kozlowski étudie successivement la conception de l’ordre international qui s’est formée dans l’esprit de Vladimir Poutine entre 2001 et 2015, la question de l’Ukraine telle qu’elle s’est posée à lui au lendemain de la révolte de Maïdan (2014-2021) et les justifications qu’il avance au début de la guerre.


Poutine, en fait, parle peu, ou plutôt ne dit pas grand chose. S’il pratique volontiers les discours-fleuves, il semble peu s’écarter du texte écrit pour lui. Sauf peut-être pour des remarques qui peuvent paraître d’une surprenante naïveté, fausse ou réelle (« On entend souvent dire que la politique est un sale métier. Peut-être, pas aussi sale que cela, pas à ce point quand même. »)

Des représentants du Kremlin indiquent toutes les semaines aux médias d’État les éléments de langage à utiliser, « à tel point que tous les médias diffusent tous la même information et relaient les messages de Poutine qui, lorsqu’il s’adresse à son peuple, cherche à maintenir une apparence de normalité en abordant des thèmes attendus par la population, sur le ton du "business as usual". On a l’impression d’être dans un univers orwellien » (1). Il s’exprime rarement à bâtons rompus lors de ses apparitions publiques ‑ au point qu’on imagine parfois qu’il lui arrive de se faire représenter par un sosie. Il s’exprime peu à l’étranger, instruit peut-être par ses dérapages des premiers temps (2).

Une palette d’attitudes différentes

Si le logos de Poutine est mesuré, son ethos est disparate. Élisabeth Sieca-Kozlowski évoque une « vision du monde hétéroclite et d’abord très hésitante » et même des « errements géopolitiques » et des « positionnements qui varient en fonction des opportunités et se superposent » (ces deux dernières expressions sont empruntées à Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales IFRI).

Amical envers les pays occidentaux au moins d’apparence à ses débuts, Poutine déclare dans un discours au Bundestag, en septembre 2001 : « Aujourd’hui, nous devons le dire une fois pour toutes : la guerre froide est terminée ! … Il nous faut impérativement affirmer que nous renonçons à nos stéréotypes et à nos ambitions et que, dorénavant, nous travaillerons ensemble à la sécurité des peuples d’Europe et du monde entier. » Mais alors que l’économie russe se rétablit, il adopte des attitudes plus hostiles à partir de 2007.

Lors des manifestations pro-européennes de la place Maïdan, à Kiev, début 2014, Poutine réagit d’abord en dirigeant politique contesté. L’Ukraine fait partie de sa sphère d’influence, comme la Biélorussie. À ses yeux, les manifestations anti-Ianoukovytch sont nécessairement suscitées par des comploteurs. « Des nationalistes, des néonazis, des russophobes et des antisémites ont exécuté ce coup d’État », déclare-t-il le 18 mars 2014 devant la Douma d’État.


Dans les semaines suivantes, la Russie occupe militairement la Crimée, sécurisant ainsi le port militaire de Sébastopol, loué à l’Ukraine depuis un traité de 1997. Vladimir Poutine légitime l’opération au nom de l’histoire : la presqu’île serait un territoire russe, malencontreusement donné à l’Ukraine quelque 70 ans plus tôt. Il ne tarde pas à perfectionner cet argument par une touche humanitaire : « J’ai entendu des résidents de Crimée dire qu’en 1991, ils ont été abandonnés comme un sac de pommes de terre », assure-t-il.

Puis il étend cette affirmation et se présente comme une sorte de chevalier blanc venant au secours du Donbass : il s’y déroule un génocide (3) commis par l’Ukraine contre des Russes ethniques, la Russie ne peut pas ne pas entendre leur appel au secours. Un idéal moral plus élevé encore est invoqué : « L’issue de la Seconde Guerre mondiale est sacrée […]. Mais cela ne contredit pas les hautes valeurs des droits de l’homme et des libertés, fondées sur les réalités des décennies d’après-guerre. » L’argument est à son paroxysme lorsque débute l’invasion russe en février 2022.

À partir du moment où l’offensive patine, Poutine pivote vers un autre argument : l’Ukraine n’est qu’un paravent, la guerre a été voulue par les pays occidentaux. Alors qu’il leur reprochait quelques mois plus tôt de n’avoir pas pris position dans le Donbass après 2014, il leur impute désormais d’avoir systématiquement préparé un conflit ; l’offensive russe les aurait simplement pris de vitesse. Comme les dirigeants américains avant la guerre en Irak en 2003, il évoque même des sites d’armes de destruction massive, notamment biologiques (« un réseau de plusieurs dizaines de laboratoires qui menaient, sous la direction et avec l’appui financier du Pentagone, des programmes militaro-biologiques »). Et l’Occident n’est pas seulement un adversaire militaire : à partir de septembre 2022, Poutine évoque à plusieurs reprise une « désatanisation » face à la dégradation des valeurs morales en Occident : « cette négation profonde de l’humanité, cette subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, cet écrasement de la liberté prennent les traits d’une "religion à l’envers" ‑ d’un satanisme pur et simple. » L’opération militaire spéciale prend des accents de guerre sainte.

Il y a une sorte de « tuilage » entre les différentes couches argumentaires. Un même discours en reprend en général au moins deux. Dans l’allocution du 24 février 2022 annonçant une « opération militaire spéciale », celle-ci est destinée « à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine », et quelques instants plus tard à protéger la Russie contre une expansion de l’OTAN. « Un grand nombre d’éléments de langage introduits dans ce premier discours de guerre sont de fait déjà présents dans l’espace public depuis plusieurs années », relève Élizabeth Sieca-Kozlowski. Poutine s’affiche ainsi, simultanément ou tour à tour, politicien, historien, humanitaire, moraliste, victime, stratège et prédicateur (4). Aucune petite phrase ne peut être typique d’un personnage aussi kaléidoscopique.

Des publics en décalage

À qui s’adresse Vladimir Poutine ? Une petite phrase suppose une concordance entre l’ethos de son auteur et le pathos de son public. Or le public visé par Poutine n’est pas toujours clairement désigné et leurs longueurs d’onde sont rarement les mêmes. Même si la majorité du peuple russe se rallie au drapeau, la guerre n’est probablement pas désirée – à preuve les centaines de milliers de jeunes hommres (261.000 selon l’estimation officielle du FSB) qui quittent le pays dans les semaines suivant l’offensive russe. Il n’est pas facile d’en dire plus, les Russes étant en général peu désireux d’aborder le sujet – ce qui est probablement une réponse en soi – mais Poutine s’évertue sans doute à convaincre un public qui n’a pas très envie de l’entendre.

De même que ses mobiles, des publics différents peuvent être « tuilés ». « Chers citoyens de Russie ! » commence-t-il le 24 février 2022, s’adressant ostensiblement au peuple russe. Mais vers la fin de son allocution, il bifurque vers les Ukrainiens (« je lance un appel aux citoyens de l’Ukraine », qu’il s’agit de protéger contre « ceux que vous appelez vous-mêmes des "nazillons". »), puis vers les « militaires des forces armées de l’Ukraine » (« toute la responsabilité d’une éventuelle effusion de sang reposera entièrement sur la conscience du régime au pouvoir »).

Enfin, avant de revenir aux « Chers citoyens de Russie », il s’adresse à des pays tiers non spécifiés mais qui doivent être clairs dans son esprit puisqu’il les menace expressément à la deuxième personne : « quelques mots importants, très importants pour ceux qui pourraient être tentés de l’extérieur d’interférer dans les événements qui se déroulent. Quiconque tente d’interférer avec nous, voire de mettre en danger notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et vous conduira à des conséquences auxquelles vous n’avez jamais été confrontés dans votre histoire. » Il réitère ses menaces dans d’autres interventions, ajoutant parfois : « Ce n’est pas du bluff », comme si l’on avait pu en douter. (Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, quelques mois après les avoir invités à rester neutres dans le conflit qui commence, Poutine accusera les Occidentaux de l’avoir voulu et préparé depuis des années.)

Naturellement, Poutine songe probablement à l’OTAN, qui semble l’obséder. Il la place, parfois élargie à un « Occident collectif », au centre d’une vision du monde conflictuelle. L’OTAN a bien plus d’importance pour lui que pour n’importe quel Occidental, hormis la frange acquise à son discours. L’auditeur occidental comprend la menace, il n’en comprend pas bien la cause : deux ans et demi plus tôt, Emmanuel Macron attribuait même à l’OTAN un encéphalogramme plat. Il n’y a pas d’alignement entre un orateur à l’ethos multiple et un public désigné de manière allusive.

Les petites phrases sont têtues

Vladimir Poutine est pourtant un dirigeant attentif à son image et entouré de spécialistes de la communication ; Giuliano da Empoli en a livré un tableau saisissant dans Le Mage du Kremlin. Il cite volontiers des dirigeants ou des intellectuels comme Stolypine ou Soljenitsyne (« Ce sont de grands penseurs, ajoute-t-il, et franchement je suis reconnaissant à mes assistants d’avoir trouvé ces citations »). Attaché à brosser de vastes fresques historiques (mensongères ou pas, la question n’est pas là), il aimerait sans doute y avoir sa place un jour. Il tente manifestement des formules mémorables illustrant sa science, sa sagesse ou sa bonté (« La grande mission des Russes est d’unir et de consolider la civilisation », « L’histoire nous apprend qu’en 1940 et au début de 1941, l’Union soviétique a tenté d’empêcher ou, du moins, de retarder le déclenchement de la guerre »…). Mais ce ne sont pas elles qui sont retenues, car elles ne correspondent pas à l’ethos personnel que le pathos populaire lui prête.


De même que la vox populi française a spontanément attaché à Emmanuel Macron des petites phrases méprisantes qu’il ne recherchait certainement pas, les petites phrases attachées à Vladimir Poutine le dépeignent en général comme agressif et malveillant. D’où le succès d’« on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » ou de formules comme :

  • « "Couvrir sa patrie de merde, ici, c’est toujours le bienvenu, c’est considéré comme un mérite, et beaucoup de gens le font avec plaisir» (2012)
  • ».« Quelqu'un au sein du gouvernement turc a décidé de lécher les Américains quelque part. Je ne sais pas si les Américains ont besoin de ça » (2015)
  • « Tout peuple, et à plus forte raison le peuple russe, sait distinguer les patriotes véritables des vendus et des traîtres et recracher ces derniers comme on recrache un moucheron qui nous aurait volé par accident dans la bouche » (2022)
  • « Aujourd’hui, nous entendons dire qu’ils veulent nous vaincre sur le champ de bataille. Eh bien, que puis-je dire ? Qu’ils essaient […] les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. » (2022)

Le pli est pris : comme Emmanuel Macron encore, Poutine voit même certaines paroles interprétées à rebours de ses intentions expresses. « L’effondrement de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle », déclare-t-il devant l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie le 25 avril 2005. Il s’en expliquera plus tard dans un entretien avec le Financial Times : vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés hors des frontières de la nouvelle Russie « et personne n’a pensé à eux. Ce n’est pas une tragédie, cela ? […] Je visais non pas la composante politique de la chute de l’URSS, mais son aspect humanitaire. » Or on y avait entendu en général une nostalgie de la Guerre froide : on ne prête qu’aux riches.

Élisabeth Sieca-Kozlowski reproduit ainsi un passage d’un discours prononcé à l’occasion du 350e anniversaire de la naissance du tsar Pierre le Grand, le 9 juin 2022 :

« Pierre le grand a mené la guerre du Nord pendant vingt-et-un ans. On a l’impression qu’en combattant la Suède, il s’emparait de quelque chose. Il ne s’emparait de rien, il reprenait ce qui était à la Russie. […] Depuis la nuit des temps, des slaves vivaient là-bas aux côtés des peuples finno-ougriens. Il en est de même en direction de l’Ouest, la ville de Narva et ses premières campagnes. Pourquoi s’est-il rendu là-bas ? Il y allait pour les récupérer et les renforcer. C’est ce qu’il faisait. Apparemment, c’est aussi à nous maintenant de récupérer ce qui appartient à la Russie.

Poutine se présente en successeur du plus prestigieux des tsars et invoque une légitimité historique. Mais ce qui est retenu est un message agressif, « récupérer ce qui appartient à la Russie », aggravé par la mention de Narva, ville estonienne. Sa propension à agiter la menace nucléaire n’arrange rien. En 2018, déplorant le désastre que serait une guerre atomique, il ajoute : Mais que nous importe le monde si la Russie n’existe plus ? », phrase qui, note Élisabeth Sieca-Kozlowski, a été interprétée par un grand nombre comme « Après moi, le déluge ». Poutine croit sans doute rectifier le tir en assurant qu’il ne prévoit pas d’attaque nucléaire préventive. Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter :

« Oui, on dirait que nous nous croisons les bras et que nous attendons que quelqu’un utilise des armes nucléaires contre nous. Eh bien, oui, c’est ce qu’il en est. Mais tout agresseur devrait savoir que les représailles sont inévitables et qu’il sera anéanti. Et nous, en tant que victimes d’une agression, nous irons au paradis en tant que martyrs, tandis qu’il périront simplement parce qu’ils n’auront même pas le temps de se repentir de leurs péchés. »

Il aura beau faire, après un quart de siècle au pouvoir comme président ou comme Premier ministre de la Russie, Poutine traîne un ethos de dirigeant impérialiste doublé d’un manipulateur. Il n’a presque aucune chance de s'en débarrasser. S’il tient à laisser derrière lui des petites phrases qui deviendront citations historiques, il a intérêt à cultiver des formules du genre « Quia nominor Leo ».

Élisabeth Sieca-Kozlowski 
Poutine dans le texte 
CNRS Éditions, 2024, ISBN 2271149142
390 pages, 25 €

Michel Le Séac’h

(1) Élisabeth Sieca-Kozlowski, interviewée par Le Jounral du CNRS, 14 mars 2024, https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-la-tete-de-vladimir-poutin

(2) Lors d’un sommet de l’Union européenne, en novembre 2002, à un journaliste du Monde qui l’interroge sur les armes utilisée en Tchetchénie, il répond : « les journalistes qui s'inquiètent pour les Tchétchènes peuvent se faire circoncir ». Voir https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2137824001041/sommet-de-l-union-europeenne-derapage-verbal-de-vladimir-poutine-sur-la

(3)  En fait de génocide, la guerre dans le Donbass aurait, selon l’ONU, coûté la vie à 6 500 combattants prorusses, 4 400 militaires ukrainiens et 3 405 civils entre 2014 et 2020.

(4) Manque le juriste, car si Poutine évoque parfois une promesse verbale faite à Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN (« ils nous ont trompé ou, dans le langage populaire, tout simplement arnaqué »), il omet de rappeler les traités internationaux par lesquels la Russie a garanti les frontières de l’Ukraine.

Photos :


05 septembre 2024

Michel Barnier échappera difficilement aux petites phrases

 Michel Barnier, nouveau Premier ministre, est réputé homme pondéré et même un peu ennuyeux. Il n’aime pas les écarts de langage. En 1997, alors ministre délégué aux Affaires européennes, interrogé sur une question européenne importante lors d’un grand entretien radio-télévisé, il répondait : « Le meilleur moyen pour un membre du gouvernement, celui que vous interrogez à l’instant, de dissiper ces rumeurs est de ne pas y participer, de ne pas en rajouter, de ne pas faire sa petite phrase. »

Cette abstention n’est pas seulement conjoncturelle. Dans Vive la politique ! (Stock, 1985), Michel Barnier cite en exemple Delphine, 15 ans, dressée contre les politiques, « des gens qui nous apparaissent ridicules, qui vous débitent à longueur d'antenne des chiffres que chacun interprète à sa façon, quand ils ne sont pas en train de s'insulter à coups de sous-entendus ou de petites phrases." » Dans Vers une mer inconnue (Hachette Pluriel, 1994), il écrit : « Je suis certain que les querelles intestines, les petites phrases dont la presse est si friande et les ambitions des uns ou des autres indiffèrent ou agacent les Français. »


Cette certitude n’est sans doute ni justifiée, ni productive. Michel Barnier est « très sous-estimé sur la scène politique française, sans doute à cause de son peu de goût pour la petite phrase et de son sens de l'humour limité », estime Libération, brossant son portrait en 2016(1). «Il ne donne pas dans la petite phrase, il na pas une personnalité pétillante, il nest pas assez voyou pour les mœurs françaises et cela en fait un mauvais client pour les journalistes», assure un de ses proches à Ouest-France(2) en 2018.

Candidat à la primaire de la droite, avant l’élection présidentielle de 2022, il ne se départit pas de cette ligne de conduite. Dans son camp, on craint que la concurrence ne tourne au jeu de massacre, tel celui déclenché en 2016 par une petite phrase de François Fillon. Mais avant d’avoir fait la perte de Fillon, n’avait-elle pas fait son succès ? En tout cas, Michel Barnier ne jouera pas à ce jeu-là. « Pas de petite phrase à attendre de Michel Barnier », promet son entourage à la veille du premier débats entre les candidats à la candidature(3).

Des petites phrases par inadvertance

Une petite phrase est vite arrivée. Chez Michel Barnier, cela ne peut être que par inadvertance. « L'avenir du Togo est entre les mains des Togolais » déclare-t-il sur France 2 en avril 2005. Dans la bouche d’un ministre des Affaires étrangèes, cela paraît une banalité. C’est en fait une grande imprudence !  « A Lomé, où les adversaires de Faure Gnassingbé sont majoritaires, la petite phrase de M. Barnier avait été interprétée comme la marque du soutien de Paris au fils du président défunt Eyadéma, et ce malgré les fraudes », commente alors Le Monde, qui ajoute : « Sans renier son propos (peu goûté à l'Elysée), M. Barnier l'a quelque peu nuancé jeudi en faisant observer qu'il ne s'était "jamais prononcé sur le résultat du scrutin". »(4)

En 2021, lors du Congrès des Républicains, alias la primaire de la droite avant l’élection présidentielle de 2022, il se livre à l’exercice du tweet en 140 signes synthétisant une partie de ses propositions : « Il faut retrouver notre souveraineté juridique pour ne plus être soumis aux arrêts de la CJUE ou de la CEDH. » Cette prise de position contre les juges supranationaux soulève un tollé ; il s’empresse de le retirer et de le remplacer par une formule édulcorée : « « Restons calmes ! Pour éviter toute polémique inutile et comme je l’ai toujours dit très précisément, ma proposition de ‘’bouclier constitutionnel’’ ne s’appliquera qu’à la politique migratoire. » On ne saura jamais si cette reculade lui a été bénéfique ou a causé son échec (il arrive troisième avec 23,93 % des voix derrière Éric Ciotti, 25,59 %, et Valérie Pécresse, 25,00 %).

Arrivé à l’Hôtel Matignon dans les conditions qu’on sait, pourra-t-il s’abstenir de petites phrases ? Fatalement, qu’il le veuille ou non, une grande partie de ce qu’il dira sera susceptible d’être considérée comme telle. Mais il sera hors de question de multiplier les replis tactiques.

Michel Le Séac’h

 (1) Jean Quatremer, « Michel Barnier, un mister Brexit bien peu anglophile », Libération, 27 juillet 2016, https://www.liberation.fr/planete/2016/07/27/michel-barnier-un-mister-brexit-bien-peu-anglophile_1468933/

(2) Laurent Marchand, « Savoyard, gaulliste et Européen... Qui est Michel Barnier, le Mister Brexit de l'Europe ? », Ouest-France, 15 novembre 2018, htps://www.ouest-france.fr/europe/grande-bretagne/brexit/savoyard-gaulliste-et-europeen-qui-est-michel-barnier-le-mister-brexit-de-l-europe-6072053

(3) Aurélie Herbemont, « Présidentielle 2022 : le premier débat entre les candidats LR peut-il virer au pugilat ? », RTL, 08 novembre 2021, https://www.rtl.fr/actu/politique/presidentielle-2022-le-premier-debat-entre-les-candidats-lr-peut-il-virer-au-pugilat-7900094026

(4) Jean-Pierre Tuquoi, « Pas d'ingérence de la France, selon Michel Barnier », Le Monde, 28 avril 2005, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2005/04/28/pas-d-ingerence-de-la-france-selon-michel-barnier_643811_3212.html

Illustration : photo Flick https://www.flickr.com/photos/lisboncouncil/8210920600, licence CC BY-NC-ND 2.0

18 août 2024

Incivilités entre politiques : les petites phrases compliquent l’analyse

Les incivilités entre politiques nuisent-elles à la vie politique, démocratique et sociale ? Deux universitaires danois, Troels Bøggild et Carsten Jensen (Aarhus Universitet), ont voulu éclairer cette question en s’appuyant sur une importante enquête en plusieurs vagues réalisée auprès de plus de huit mille de leurs concitoyens. Ils viennent de publier leurs résultats, en open access, dans l’American Journal of Political Science[i].

Il n’existe pas de définition communément admise d’une « incivilité », même si d’une manière générale on évoque l’impolitesse et le manque de respect dans les relations interpersonnelles – ici entre acteurs de la vie politique. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un désaccord sur le fond, sur les idées et propositions politiques, mais d’un comportement ne respectant pas les normes de la vie sociale. Quant aux effets sur les citoyens, la science politique s’est surtout intéressée à leur confiance envers le personnel politique et à leur comportement électoral. Avec des conclusions contradictoires. Selon certaines études, même, les incivilités auraient un effet positif sur la participation électorale.


Pour les besoins de leur étude, Bøggild et Jensen ont établi un indice de l’incivilité politique reposant sur cinq items :
- les politiciens crient et se querellent au lieu de débattre entre eux,
- les politiciens se respectent assez pour ne pas s’interrompre mutuellement,
- les politiciens affichent un mépris mutuel, même quand ils ne parlent pas,
- les politiciens écoutent les questions posées par leurs adversaires et y répondent,
- les politiciens parlent avec condescendance des traits personnels de leurs adversaires comme l’intelligence, le caractère moral ou l’apparence.

D’après cette étude, qui révèle un « niveau modéré d'incivilité politique » aux yeux des citoyens danois, « l’incivilité entre les politiciens a des effets en aval importants sur les attitudes politiques et systémiques des citoyens ». Elle « réduit […] le soutien spécifique au système politique (ici, la confiance dans les politiciens en place), diminue le soutien plus général ou diffus au régime du système (ici, la satisfaction à l’égard de la démocratie) et met en danger sa capacité à résoudre les problèmes (ici, le respect volontaire des politiques). »

Cependant, les résultats de l’étude « laissent également entrevoir des conclusions positives sur l’état actuel de la politique et de la démocratie ». Les auteurs constatent ainsi que « les intentions de vote des citoyens aux élections nationales ne réagissent pas aux changements réels ou perçus de l’incivilité politique ». Par ailleurs, les conflits entre politiciens « ne diminuent pas la confiance politique, la satisfaction à l’égard de la démocratie, les intentions de vote ou le respect des politiques ».

De leur étude, Bøggild et Jensen tirent par ailleurs des enseignements méthodologiques. En particulier, « comme les expériences d’enquête évaluent presque exclusivement les effets de traitements ponctuels, elles ont tendance à afficher des effets de courte durée et ne parviennent pas à détecter les effets sur les attitudes systémiques telles que la satisfaction à l’égard de la démocratie ou la volonté fondamentale de se conformer à la loi ». Ils s’interrogent aussi sur d’éventuelles « conséquences plus extrêmes de l’incivilité politique telles que la haine, les menaces ou la violence dirigées contre les politiciens (non partisans). » En revanche, ils considèrent que « les résultats du cas danois se propagent probablement à d’autres pays ».

Bøggild et Jensen ne sont pas seuls à s’intéresser au concept d’incivilité dans la vie politique. Mais est-il vraiment pertinent  ? Comme ils le notent, « la démocratie représentative exige, presque par définition, une certaine quantité de concurrence et de conflit entre les élites ». Cette « certaine quantité » varie probablement selon les pays, les époques… les contextes, d’une manière générale. Et surtout, dans quelle mesure la concurrence et le conflit sont-ils des effets pervers de la démocratie représentative, comme le sous-entend en général la science politique, plutôt que son essence même ? Bøggild et Jensen notent « systématiquement » que les effets des incivilités sur la satisfaction des citoyens à l’égard de la démocratie a pour origine « l’incivilité des politiciens – et non les conflits sur des questions importantes ». Il conviendrait de se demander, alors, si les « questions importantes » le sont finalement tant que ça...

Incivilités au second degré

L’étude des petites phrases pourrait apporter certains éclairages. Les petites phrases – ce que les médias nomment « petites phrases » ‑ sont parfois assimilées à des incivilités. « La petite phrase n'affirme pas, ne réfute guère : elle fait sourire, elle est destinée à faire mal, usant de perfidie ou maniant le ridicule », tranche (un peu vite) le lexicographe Alain Rey[ii]. L’adjectif le plus souvent accolé aux petites phrases en matière politique est « assassines ». Pourtant, l’assassin ne se montre pas toujours incivil. « Les petites phrases font mal à la vie publique », tonnait en 2015 le Premier ministre Manuel Valls, recadrant ainsi son nouveau ministre de l’Économie, des Finances et du Numérique, Emmanuel Macron, qui venait de déclarer : « la gauche a pu croire que la France pourrait aller mieux en travaillant moins. C'était des fausses idées. » Auquel cas, ne s’agirait-il pas, justement, d’un débat d’idées portant sur des « questions importantes » ? Il n’empêche qu’une bonne partie de « la gauche » y voit une incivilité à son égard.

Quand Emmanuel Macron déclare début 2022 : « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder », faut-il parler d’incivilité à l’égard d’une partie de la population française ou d’une accroche quasi publicitaire au sujet d’une « question importante » ? En toute hypothèse, l’éventuelle offense n’égale pas celle d’un de Gaulle s’écriant « les Français sont des veaux », petite phrase rarement citée comme une incivilité.

Quand, en 1967, Gaston Defferre lance « Taisez-vous, abruti » au député gaulliste André Ribière, l’incivilité est patente, sans doute, et l’affaire se termine sur un duel à l’épée. Mais quand, en 2023, Sophia Chikirou (LFI) déclare : « Il y a du Doriot dans Roussel », on pourrait éventuellement invoquer un débat d’idées puisqu’il y a du communisme dans le fondateur du PPF comme dans le premier secrétaire du PCF. Les commentateurs y voient néanmoins, sans le moindre doute, une incivilité, une mauvaise manière. « Depuis l’été, s’est instaurée entre nous une guerre de la petite phrase », déplore aussitôt la députée Nupes/écologiste Cyrielle Chatelain. « Là, on tombe dans l’attaque interpersonnelle et la décrédibilisation des autres partis[iii]. » Le second degré est plus subtil encore quand François Fillon, ancien Premier ministre, demande en 2016 « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? » Derrière ce témoignage de respect envers de Gaulle se dissimule sans nul doute une attaque d’une férocité inouïe envers Nicolas Sarkozy, pourtant même pas nommé.

Ces petites phrases sont difficilement rattachables à l’un des cinq items de l’indice d’incivilité mentionné plus haut. On pourrait en citer toute une litanie dans le même cas. Comme le notent Bøggild et Jensen, la proportion des messages incivils, verbaux ou non verbaux, est sans doute relativement faible dans la communication émanant du personnel politique, mais beaucoup plus importante dans ce qui en parvient aux citoyens. Les petites phrases ajoutent à cette considération quantitative une dimension « qualitative » : leur densité élevée en sous-entendus, allusions et métaphores implique un décryptage par l’auditeur. L’incivilité éventuelle n’est pas seulement dans l’ethos de leur auteur, dans son intention agressive ou péjorative, mais aussi, au cas par cas, dans le pathos des citoyens. Ce qui rend assurément difficile toute analyse globale.

Michel Le Séac’h

_________________

[i] Bøggild, Troels et Carsten Jensen. “ When politicians behave badly: Political, democratic, and social consequences of political incivility.” American Journal of Political Science 1–18. https://doi.org/10.1111/ajps.12897

[ii] Alain Rey, Le Réveille-mots : une saison d’élection, Éditions du Seuil, 1996.

[iii] Cyprien Caddeo, Emilio Meslet, « Roussel comparé à Doriot : l’insulte qui pourrait tuer la Nupes », L'Humanité, 21 septembre 2023, https://www.humanite.fr/politique/fabien-roussel/roussel-compare-a-doriot-linsulte-qui-pourrait-tuer-la-nupes

11 août 2024

Élection présidentielle américaine : Joe Biden en appelle aux petites phrases des grands ancêtres

Après avoir annoncé par un communiqué qu’il renonçait à solliciter un second mandat, le président américain Joe Biden s’en est expliqué dans une adresse au peuple américain le 24 juillet. En voici le début :

Chers compatriotes, je m’adresse à vous ce soir depuis le bureau Resolute[i] du Bureau ovale. Dans ce lieu sacré, je suis entouré de portraits de présidents américains extraordinaires. Thomas Jefferson, auteur des mots immortels qui guident cette nation. George Washington, qui nous a montré que les présidents ne sont pas des rois. Abraham Lincoln, qui nous a implorés de rejeter la malveillance. Franklin Roosevelt, qui nous a incités à rejeter la peur.

Thomas Jefferson est l’auteur principal de la Déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. On résume souvent ces « mots immortels » par sa première phrase, gravée sur le Jefferson Memorial :

Nous tenons pour des vérités évidentes que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, que parmi ceux-ci figurent la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur.

Des proclamations d’Abraham Lincoln, l’histoire retient avant tout la brève adresse de Gettysburg, prononcée le 19 novembre 1863, en pleine guerre de Sécession. Mais lui-même considérait que son chef-d’œuvre était son second discours inaugural, prononcé le 4 mars 1865. Selon un usage fréquent, les historiens le désignent souvent par son passage le plus remarquable, qui sert notamment de titre à l’un des ouvrages de Jack E. Levin :

Sans malveillance envers personne


Quant à Franklin Roosevelt, 32e président des États-Unis, sa citation la plus célèbre est sans doute ce bref passage de sa première déclaration présidentielle du 4 mars 1933 :

La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même

 Reste George Washington. Beaucoup pensaient que le premier président des États-Unis se ferait couronner roi d’une ancienne colonie anglaise où le système républicain restait une nouveauté. George Washington s’est contenté de se retirer sans épiloguer. Biden est revenu sur le sujet à la fin de son allocution, en citant une formule d’un autre personnage emblématique des États-Unis, l’un des Pères fondateurs signataires de leur Constitution :

Quand on a demandé à Benjamin Franklin si les fondateurs avaient donné à l’Amérique une monarchie ou une république, la réponse de Franklin a été : « Une république, si vous pouvez la garder. A republic, if you can keep it »

Benjamin Franklin plutôt que Kamala Harris

Ainsi, dans un discours d’adieu mûrement médité, clairement destiné à forger son image pour l’éternité, quand le président Biden se place sous le patronage de cinq grands ancêtres très révérés, il se réfère à quatre d’entre eux non à travers leurs actes ou leurs décisions mais à travers leurs paroles. 

Corrélativement, il se garde d’évoquer la perspective d’une défaite dans l’élection à venir, qui pourtant motive sa resignation (le faux-ami est ici de circonstance). Comme le relève Anthony Zurcher correspondant de la BBC aux États-Unis, « Il a consacré plus de temps à Benjamin Franklin qu’à sa vice-présidente ‑ la personne quil a soutenue dimanche et qui sera la principale porteuse de flambeau pour son héritage dans les prochains mois[ii] ».

« On passe à l’Histoire par des discours », affirme Sylvain Tesson[iii]. Une petite phrase devenue citation demeure un lien entre le leader d’autrefois et le peuple qui la conserve. Les mots historiques alimentent un récit national. En dehors de toute théorie historique, c’est ainsi que l’histoire est vécue : à travers des personnages remarquables qui demeurent présents à travers leurs paroles remarquées.

Et les mots sont si puissants que, jusqu’à deux siècles plus tard, l’ethos de leurs auteurs ruisselle sur celui de Joe Biden lui-même. « Son départ restera dans les mémoires comme le plus beau moment de ses cinquante ans à Washington », affirme Stephen Collinson, de CNN, dans un hommage ambigu. « Ses adieux politiques resteront dans les mémoires comme le personnage de Macbeth chez Shakespeare, qui agit avec dignité et humilité lors de son exécution et dont on dit : "Rien dans sa vie ne lui convenait autant que de la quitter[iv]." »

Michel Le Séac’h

 

Photo : Gage Skidmore from Surprise, AZ, United States of America, CC BY-SA 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0>, via Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Joe_Biden_(49385647696).jpg



[i] Meuble historique utilisé par la plupart des présidents américains depuis que la reine Victoria en a fait cadeau aux États-Unis. Le bois dont il est fait provient du navire polaire britannique HMS Resolute.
[ii] Anthony Zurcher, « Biden sidesteps hard truths in first speech since quitting race », BBC, 25 juillet 2024, https://www.bbc.com/news/articles/crg5pq8ql1vo
[iii] Nicolas Sarkozy et Sylvain Tesson, propos recueillis par Martin Bernier et Vincent Trémolet de Villiers, Le Figaro, 18 septembre 2023.
[iv] Stephen Collinson, « Biden’s Oval Office address now hands debate over democracy to Harris », CNN, 25 juillet 2024, https://edition.cnn.com/2024/07/25/politics/biden-oval-office-address-analysis/index.html
 

21 juillet 2024

« Fight, fight, fight » : portrait résumé d’un Trump héroïque

Une image vaut mille mots, mais un mot peut valoir une image qui en vaut mille. Saisi en contre-plongée, Donald Trump, le visage ensanglanté, brandit le poing au-dessus d’un essaim de gardes du corps, sous un drapeau américain déployé : qui douterait que cette photo prise par Evan Vucci le 13 juillet 2024 restera dans l’histoire ? Jason Farago, du New York Times, la compare à La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Cette image à un son : « Fight, fight, fight » (« battez-vous »), prononcé par l’ancien président des États-Unis alors qu’il vient d’échapper à un attentat. 

L’homme qui voulait tuer Donald Trump le fait entrer dans la légende. Les médias comprennent dans l’instant le potentiel de cette scène. Certains d’entre eux, très engagés contre Trump, tentent comme par réflexe de la tourner à son détriment, ou du moins de la désamorcer. Quelques-uns ciblent particulièrement le « Fight, fight, fight » ‑ et après tout, avec le poing levé, c’est le principal apport personnel de l’ancien président dans cet épisode. Nicolas Ghorzi, de BFMTV, va jusqu’à transformer le « Fight » (battez-vous) en « Wait » (attendez). « "Wait! Wait! Wait!" : le moment où Trump a levé le poing juste après s’être fait tirer dessus », titre-t-il, esquissant une scène plutôt burlesque. 

Poings brandis 

D’autres affectent de considérer le « Fight, fight, fight ! », au moins implicitement, comme un acte de communication délibéré. « Donald Trump a eu la présence d’esprit de penser à la scénographie de ce moment politique », écrit Piotr Smola dans Le Monde. Ainsi, en à peine plus d’une minute (de 18 h 11 et 34 secondes à 18 h 12 et 47 secondes, précise Julien Peyron dans Le Point), l’orateur frappé d’une balle et bousculé par ses gardes du corps aurait conçu une mise en scène, sans bénéficier des conseils du moindre spin doctor ? Quelle « présence d’esprit » en effet ! « “Fight! Fight! Fight!“: Trump emerges as an American messiah with swagger » (Trump apparaît en plastronnant comme un Messie américain) titre David Smith, du Guardian, à propos de la convention républicaine de Milwaukee, le surlendemain. Il insiste : « Trump a suscité colère, sympathie et extase rien qu’en appuyant sur un bouton, ce qui évoque des chapitres sombres de l’Europe du 20e siècle. » L’allusion est obscure. Le journaliste l’éclaire ainsi : « “Fight! Fight! Fight!”, scandaient [les participants à la convention], brandissant leurs propres poings à l’unisson. Trump avait pris une balle pour eux. Leur ferveur indiquait qu’ils en prendraient volontiers une pour lui. Une armée MAGA en marche. Un spectacle terrifiant pour la démocratie américaine. »


Une présentation aussi venimeuse risque fort d’être contre-productive. D’autres commentateurs, qu’on ne pourra soupçonner de nourrir une plus grande sympathie pour Donald Trump, analysent l’épisode sous un angle plus réaliste et plus informatif. « Cet instant a été une illustration extraordinaire des instincts politiques naturels de Trump et de sa vive conscience de l’image qu’il projette », écrit ainsi Jill Colvin, d’AP News. « Même pendant un chaos inimaginable, Trump a pris le temps de livrer son message, suscitant des images et vidéos iconiques qui deviendront à coup sûr un moment d’histoire indélébile. » Carlos Lozada, du New York Times, assure que « ces quelques mots adressés aux milliers de participants à la réunion de Butler (Pennsylvanie) et aux millions de gens qui ont regardé la scène en boucle sur leur écran, ne sont pas moins emblématiques, pas moins essentiels pour comprendre le message et la signification de Trump. »

Logos, ethos, pathos

Et il en donne une explication remarquable : « Avec ce refrain laconique et provocateur, Trump réalise de nombreuses choses à la fois. Il confirme qu’il demeure lui-même, sain et sauf, il ordonne à ses partisans comment réagir à ceux qui l’attaquent et il capte l’état émotionnel d’un pays qui était à cran bien avant l’horreur d’une tentative d’attentat. » 

Autrement dit, la formule « Fight, fight, fight ! » fonctionne comme une petite phrase ! Avec un logos « laconique », Trump affiche un ethos de leader qui surmonte l’adversité et montre la voie, en phase avec le pathos de son public. L’ethos est clair. «  L’image de l’ancien Président, visage en sang, poing levé et criant « fight, fight, fight ! » sous la bannière étoilée, lui confère un statut iconique de Warrior, de guerrier », analyse Jean-Dominique Merchet dans L’Opinion. « En quelques secondes, Donald Trump a réussi à incarner les mythes virilistes. » Quant au pathos des Républicains américains, s’il en fallait une démonstration, elle intervient bruyamment le surlendemain : « “Fight ! Fight ! Fight !“ : Donald Trump accueilli en héros à la convention républicaine de Milwaukee », titre Le Parisien. 

L’équation est si claire que Trump lui-même en a peut-être été effrayé. Dans les jours suivant l’attentat, il tente de calmer le jeu en insistant sur la nécessité de l’union nationale et en usant d’un vocabulaire pacifique, débarrassé de ses imprécations habituelles. Mais cette fois, peut-être les spin doctors ont-ils eu le temps d’intervenir. 

Michel Le Séac’h

03 juillet 2024

Les petites phrases d’Emmanuel Macron selon Cécile Alduy : on ne prête qu’aux riches, mais on peut leur prêter à tort

Dans une tribune du Monde, Cécile Alduy, professeur de littérature française à Stanford University, s’indigne d’une « stratégie de la petite phrase » employée par Emmanuel Macron(1). Deux jours plus tôt, son analyse avait alimenté un article de Simon Cardona, de Radio France(2). L’un et l’autre s’attachent à quatre expressions utilisées une fois chacune par le président de la République entre mai 2019 et juin 2024 : « guerre civile », « décivilisation », « immigrationniste », « droits-de-l'hommiste ».

Il est remarquable que Cécile Alduy considère ces mots ou ou ces locutions comme des « petites phrases ». Voici quelques années, dans Ce qu’ils disent vraiment – Les politiques pris aux mots, elle tenait les petites phrases pour une « écume » sans importance(3). Elle y voit désormais, une figure majeure, stratégique, du discours politique.

« Les journalistes se tournent vers moi, analyste du discours, pour élucider les intentions du président », écrit-elle. Mais « ce qui compte, ce sont les effets et le fonctionnement de ses prises de paroles sur le débat public ». Et, pour elle, l’effet exercé sur le débat public par les mots du président « est limpide : banalisation révoltante de la langue de l’extrême droite identitaire, mise en circulation d’une vision du monde fondée sur la stigmatisation de l’étranger, confusion des clivages politiques et destruction des digues morales dans le débat public. »

Ces jugements définitifs surprennent puisqu’ils s’appliquent à un discours macronien qui ne l’est jamais, lui. De même que Bernard Tapie avait des « sincérités successives », Emmanuel Macron a plus d’une fois tenu des propos incompatibles entre eux, parfois délibérément, sous couvert d’en-même-temps. Cela n’échappe pas à Cécile Alduy, qui pose même un constat d’inanité tranchant avec la radicalité de sa position morale : « Ces mots de trop d’Emmanuel Macron, renvoyons-les à leur insignifiance. » Tout en ajoutant : « Refusons de les acclimater encore davantage à force de glose ». Séquence qui elle-même évoque l’en-même-temps macronien : ce qu’il dit est révoltant et insignifiant et il faut le dénoncer et il ne faut pas en parler.

Biais de confirmation ?

Cependant, les quatre expressions commentées par Cécile Alduy et Simon Cardona ne sont pas contradictoires entre elles : elles auraient en commun d’appartenir à « la langue de l’extrême droite identitaire ». Mais pourquoi, dans la masse énorme des déclarations présidentielles(4), ne retenir que ces quatre expressions, à l’exclusion de tant d’autres (« non-vaccinés », « violences policières », « crime contre l’humanité », etc.) ? Inévitablement, on soupçonne quelque biais de confirmation.

  • Emmanuel Macron a prononcé ‑ une fois ‑ le mot « décivilisation » en mai 2023. « Contacté, l'Élysée dément très vite tout emprunt à l'écrivain, militant d'extrême droite et théoricien du "grand remplacement" Renaud Camus, auteur du livre Décivilisation paru en 2011 », rappelle Simon Cardona. Le concept et le mot sont présents depuis le 19e siècle chez de nombreux auteurs, entre autres Norbert Elias. Imaginer à travers un mot une filiation Camus-Macron serait ériger Camus en maître à penser et, ce qui est plus invraisemblable, voir Macron en disciple.
  • Le mot « immigrationniste » est à peine plus significatif. Il décrit une prise de position vis-à-vis de l’immigration sans nécessairement y adhérer. « L’immigration reste "le" cheval de bataille de Marine Le Pen et sa marque de fabrique », écrivait Cécile Alduy en 2017 dans Ce qu’ils disent vraiment. Mais les sondages montrent aujourd’hui que l’immigration préoccupe au moins les deux tiers des Français : attacher le mot « immigrationniste » à Marine Le Pen serait attribuer à celle-ci plus de place dans les têtes que dans les urnes.
  • L’expression « droits-de-l’hommistes » est plus marquée. « Ça, c'est vraiment le vocabulaire de l'extrême droite des années 90 », note Cécile Alduy, citée par Simon Cardona. Attacher cette locution du siècle dernier à une « vision du monde » propre au chef de l’État serait aventuré : il l’a utilisée une seule fois, en octobre 2019, et plus jamais depuis, alors qu’il parle souvent de droits de l’Homme. On pourrait en revanche s'interroger sur une propension du président à dire à son interlocuteur ce qu’il a envie d’entendre ; il s’adressait en l’occurrence à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles.
  • Enfin, « guerre civile » n’appartient évidemment pas à l’extrême-droite. Éric Zemmour a utilisé la locution ? Oui, comme des centaines ou des milliers de responsables politiques depuis le De bello civili de Jules César. Le terrorisme « vise à créer un sentiment d'insécurité tel que les ferments de la guerre civile pourraient se retrouver réunis », s’inquiétait François Hollande en décembre 2015. « Si nous continuons comme ça, nous allons vers la guerre civile », prévenait Alain Juppé en septembre 2016. Nul n’y a entendu « la langue de l’extrême droite identitaire ».

Petite phrase : une qualification mal choisie

En tout état de cause, qualifier de « petite phrase » la reprise d’une expression appartenant notoirement à autrui est un contresens. Une petite phrase, telle que la définit constamment la pratique médiatique, est la phrase d’un auteur. Si Emmanuel Macron reprend délibérément ce qu’a dit quelqu’un d’autre, c’est une citation --  à moins qu’il ne parvienne à se l’approprier d’une manière ou d’une autre (« Make our planet great again »…). Une citation est une forme d’allégeance : le président de la République ne peut citer que de grands auteurs !

Sémiologue et non politologue, Cécile Alduy se focalise sur le sens des mots prononcés. Implicitement, le « débat public » est pour elle un pur débat conceptuel. Or une petite phrase, avant d’exprimer éventuellement une idée, a une valeur relationnelle : c’est un logos où se rencontrent un ethos et un pathos, son sens découle de la réputation de l’auteur et des passions du public. Loin d’être une « écume », elle participe à l’édification d’un leadership. La locution « petite phrase » est mal définie, tâchons malgré tout de l’utiliser à bon escient.

Michel Le Séac'h

(1) Cécile Alduy, « A force de prêter une attention médiatique démesurée à ceux qui parlent le plus fort, la petite musique sibylline du RN passe sous les radars et s’enracine », Le Monde, 28 juin 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/06/28/a-force-de-preter-une-attention-mediatique-demesuree-a-ceux-qui-parlent-le-plus-fort-la-petite-musique-sibylline-du-rn-passe-sous-les-radars-et-s-enracine_6245101_823448.html

(2) Simon Cardona, « "Guerre civile", "décivilisation", "immigrationniste", "droits-de-l'hommiste" : ces quatre fois où Emmanuel Macron a repris le discours de l'extrême droite », 26 juin 2024, https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/guerre-civile-decivilisation-immigrationniste-droits-de-l-hommiste-ces-quatre-fois-ou-macron-a-repris-le-discours-de-l-extreme-droite_6625404.html

(3) Voir dans ce blog « Ce qu’ils disent vraiment, de Cécile Alduy (et ce qu’elle n’écrit pas vraiment », 13 novembre 2017, https://www.phrasitude.fr/2017/11/ce-quils-disent-vraiment-de-cecile.html

(4) Voir Michel Le Séac’h, Les Petites phrases d’Emmanuel Macron – Ce qu’il dit, ce qu’on lui fait dire, autoédition 2022, ISBN 9798411516807

Photo d’Emmanuel Macron : Présidence de Russie, licence CC BY 4.0