21 décembre 2024

Emmanuel Macron et les petites phrases : aux sources d’une idiosyncrasie

 « "C’est désastreux" - Macron, le retour fracassant des petites phrases assassines », titre le site d’information blue News, du groupe Swisscom. Vingt fois depuis son élection en 2017, des proches, des observateurs, voire le président lui-même, ont cru pouvoir annoncer : « les petites phrases, c’est fini ». Fausse sortie à chaque fois, éternel retour fracassant.

Cette fois, c’est à Mayotte. Mayotte où Emmanuel Macron s’était déjà illustré en 2017 avec « le kwassa-kwassa [bateau traditionnel] pêche peu, il amène du Comorien ». Ce 19 décembre, en visite dans une île ravagée par l’ouragan Chido, il déclare face à une foule protestataire : « Vous êtes contents d'être en France. Parce que si c'était pas la France, vous seriez dix mille fois plus dans la merde ! »

De ce dérapage, il donne une explication étrange : « J'avais des gens du Rassemblement national qui étaient face à moi et qui insultaient la France en même temps, qui disaient qu'on ne fait rien, etc. » Dans une île où six électeurs sur dix ont voté Marine Le Pen à la présidentielle, il est probable en effet que la foule contenait « des gens du Rassemblement national ». Mais, sauf à considérer que, si Mayotte est en France, le Rassemblement national n’y est pas, cette explication n’explique en rien le comportement du président.

Et comme de toute évidence ce comportement est récurrent chez lui, on parlera d’idiosyncrasie – ou façon de réagir qui lui est propre. Son entourage aurait tout intérêt à détecter les genres de circonstances susceptibles de provoquer de telles réactions.

Vanity Fair fait une observation intéressante. Plusieurs des petites phrases les plus notoires du président ont été prononcées alors qu’il avait tombé la veste : « C'est devenu un grand classique de la présidence d'Emmanuel Macron : la déambulation en bras de chemise, les manches retroussées puis la petite phrase polémique. »

Comme je l’ai noté voici cinq ans déjà, les voyages hors de la métropole semblent aussi ouvrir les vannes de la parole présidentielle. D’une manière générale, les contextes internationaux semblent propices. Il est arrivé à Emmanuel Macron de prononcer une petite phrase (ainsi qualifiée par au moins un grand média) en recevant un journal étranger ou en s’exprimant devant le parlement européen.

Mayotte conjuguait la chemise et le voyage. C’était aussi le cas, tout juste un mois auparavant, du déplacement présidentiel à Rio de Janeiro pour le G20. Emmanuel Macron avait déclaré en bras de chemise, à propos des dirigeants haïtiens : « Ils sont complètement cons ».

À ces tentatives d’explications géo-vestimentaires, Philippe Moreau-Chevrolet en ajoute une davantage politique. Cité par plusieurs médias à la suite d’une dépêche AFP, il estime que le chef de l’État pratique un rapport de force, utilisant « la petite phrase pour dominer l'échange quitte à abîmer encore davantage son image déjà autoritaire ». Une petite phrase apparaît ainsi comme un symbole de pouvoir, au même titre qu’un sceptre ou une couronne. Des mots qui paraîtraient anodins dans une autre bouche acquièrent une valeur particulière parce qu’ils sont ceux du leader. On note l’effet cerceau : en dominant l’échange par la parole, le leader suscite et exploite tout à la fois une image autoritaire.

Michel Le Séac’h

Illustration : AI Emojis, licence CC BY-ND 4.0


14 décembre 2024

Les petites phrases de François Bayrou

En cinquante ans de carrière, François Bayrou, ancien député, ancien ministre, ancien président de conseil général, maire d’une grande ville, président d’un grand parti politique depuis près de vingt ans, a eu le temps et l’occasion de prononcer des petites phrases présentées comme telles par les médias.

La plus connue, assure Evene/Le Figaro, est certainement : « Tu ne me fais pas les poches » (2002). Les tournures négatives sont peu propices aux petites phrases, sauf quand leur sémantique est positive (« ils ne passeront pas »…). En l’occurrence, celle-ci est accompagnée d’un geste spectaculaire, immortalisé par une vidéo : une petite gifle à un jeune pickpocket (l’Institut national de l’audiovisuel qualifie l’apostrophe de François Bayrou de « petite phrase »). Ce n’est pas le coup de francisque accompagnant le « Souviens-toi du vase de Soissons » de Clovis en 486, mais autres temps, autres mœurs, et la phrase est bien à l'impératif… Bien qu’illégal, le geste de François Bayrou paraît largement salué par l’opinion.

En l’occurrence, cette petite phrase est « sauvage », spontanée. François Bayrou affirme à maintes reprises son hostilité aux petites phrases « de culture ». En 1996, alors ministre de l’Éducation nationale, interrogé sur France Inter par  Pierre Le Marc, Franz-Olivier Giesbert et Gilbert Denoyan, il déclare : « il est indispensable pour la majorité qu'elle accepte de présenter aux Français un langage cohérent, qu'elle arrête de se disputer, qu'elle arrête de faire des petites phrases et qu'elle se resserre autour de ceux qui, en son nom, conduisent l'action gouvernementale. » En 2012, questionné sur la littérature par Clément Solym pour Actualittés, il répond : « il faut que [les responsables politiques] aient derrière eux un peu de passé, quelques livres lus, une connaissance de l'histoire de notre pays et peut-être une compréhension des enjeux du monde. C'est mieux que de faire des discours à base de petites phrases. »


Il lui arrive aussi de s’en prendre à des petites phrases spécifiques, par exemple de Benjamin Griveaux (« Wauquiez est le candidat des gens qui fument des clopes et qui roulent au diesel ») ou de François Fillon (« je suis gaulliste et de plus je suis chrétien »). Inversement, il répudie leur usage pour lui-même. En 2006, interrogé sur France Inter par Nicolas Demorand, il répond : « Je suis en face de vous et je vous parle et je ne suis pas en train de faire des petites phrases préparées par des conseillers en communication, je vous parle comme un homme parle à un autre homme, un homme parle à une femme. »

Il arrive néanmoins que sa sincérité soit mise en doute. Début 2024, quand il n’obtient pas de poste dans le gouvernement Attal, Nicolas Beytout se gausse : « Adepte des petits marchandages et de la petite phrase, François Bayrou va ainsi retrouver, au sein des dépouilles de la majorité, la posture qu’il a toujours affectionnée, celle de la corde qui soutient le pendu. »

Parmi ses formules souvent citées par la presse figurent notamment :

  • Rassembler les centristes, c'est comme conduire une brouette pleine de grenouilles : elles sautent dans tous les sens
  • À 4 000 euros par mois, on n'est pas riche

mais surtout bon nombre de critiques personnelles comme :

  • Tout ce que Sarkozy demande [à Jean-Louis Borloo], c'est de taper sur moi.
  • La Simone Veil que j'ai soutenue et admirée ne doit pas accepter la création d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale.
  • [Nicolas Sarkozy] croit qu'en ayant les élus on a les électeurs, qu'en montrant les anciens on a les élections, qu'en faisant des promesses on a les suffrages.
  • Président de la République, ça veut dire quelque chose de lourd, et parfois il y avait à mes yeux un peu trop de youp’ la joie ! (À propos du premier quinquennat d’Emmanuel Macron)

Si François Bayrou s’en prend parfois nominativement à ses adversaires politiques, il fait lui-même l’objet d’une petite phrase très remarquée de Nicolas Sarkozy : «Pour désespérer de François Bayrou, encore faudrait-il que jaie un jour placé de lespoir en lui.» Largement citée par la presse, elle vaut à son auteur le Grand prix de l’humour politique 2015 décerné par le Press Club. « Un humour extrêmement raffiné », commente François Bayrou. Sarkozy, qui lui garde un chien de sa chienne depuis qu’il a appelé à voter Hollande en 2012, ne s’en tient pas là. « Il me cherche tous les jours, matin, midi et soir », assure Bayrou, qui ne dédaigne pas de répondre sur le même ton : « Celui qui a fait battre Sarkozy en 2012, c'est Sarkozy lui-même. »

Ses petites phrases valent à François Bayrou de solides inimitiés mais leurs traces dans l’opinion paraissent peu durables. Dans le classement des émetteurs, il occupe un rang moyen. Peut-être parce que, malgré ses trois campagnes présidentielles, sa participation au combat des chefs est rarement frontale. Ainsi, les quatre exemples de petites phrases personnalisées ci-dessus sont des formulations indirectes, non des confrontations directes ; une seule, à propos de Sarkozy, concerne un affrontement au sommet entre candidats à une élection présidentielle. « Tu ne me fais pas les poches » s'adresse en direct à un adversaire, mais celui-ci est un enfant.

L'éphémère « moment Bayrou »

Les sondages font néanmoins de François Bayrou un présidentiable crédible face à Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal pendant une brève période de la campagne présidentielle de 2007. Le politologue Xavier Mellet y voit un « moment Bayrou » et une « bulle médiatique »[1]. Il explique : « Le chef semble émerger de lui-même, porté par les questionnements qu’il suscite dans la sphère politico-médiatique et les effets que sa montée produit sur la compétition électorale. Ses qualités personnelles (son honnêteté, ses origines sociales, ses compétences, etc.) sont apparues principalement dans les contenus médiatiques en justification d’un constat préalable de sa popularité et de sa capacité à troubler le jeu politique. » Autrement dit, son ethos s’est affirmé. Mais il a vite fléchi. François Bayrou n’a pas profité de ce moment favorable pour pousser son avantage personnel.

Il insiste au contraire sur les aspects programmatiques de la campagne. À partir du 10 mars, il s’en prend à la volonté de N. Sarkozy de créer un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale ». Dans les jours suivants, sa cote baisse dans les sondages : le « moment Bayrou » est passé et ne reviendra pas de sitôt.

Éternel pourfendeur du bipartisme[2], François Bayrou devient Premier ministre parce que le bipartisme ne fonctionne plus, mais pas du tout comme il l’avait imaginé. On imagine mal qu’à ce poste il se montre aussi économe de petites phrases que Michel Barnier. Mais ce nouveau « moment Bayrou » en fera aussi une cible privilégiée.

Michel Le Séac’h

Photo FMT, Licence CC-BY-4.0


[1] Xavier Mellet, « Le moment Bayrou comme bulle médiatique lors de l’élection présidentielle de 2007 », Mots. Les langages du politique [En ligne], 121 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/mots/25844 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.25844

[2] Jean-Henri Roger et Pascal Thomas, Bayrou, ou comment sortir de la logique du bipartisme, Le Monde, 17 avril 2007, https://www.lemonde.fr/societe/article/2007/04/17/bayrou-ou-comment-sortir-de-la-logique-du-bipartisme-par-jean-henri-roger-et-pascal-thomas_897199_3224.html

11 décembre 2024

Nouveau gouvernement : les hommes avant les programmes

Ces jours-ci, les débats sur la nomination d’un nouveau gouvernement tournent presque exclusivement autour des personnes, des papabile, et non autour des programmes. Ils illustrent une fois de plus le déclin relatif des idées politiques par rapport au facteur humain. Les premières s’articulent autour de programmes, le second s’exprime souvent à travers des petites phrases. Beaucoup les considèrent comme antagonistes. « À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demandait le socialiste Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne[1].

Programmes politiques et petites phrases ne jouent pas dans la même catégorie. Ils ne mettent pas en jeu les mêmes mécanismes cognitifs. La petite phrase, le plus souvent orale, obéit à des processus immémoriaux. Le programme politique est destiné à être lu et assimilé par un cerveau humain qui, biologiquement, n’est fait ni pour l’écriture ni pour la lecture. Pour beaucoup, les doctrines relèvent de l’abstrait et les programmes de l’avenir : y adhérer suppose un acte de foi, on n’est pas prêt à les étudier en détail. Ce n’est pas la petite phrase qui est réductrice : c’est le programme qui noie le poisson.

Les programmes électoraux esquissent un état futur des choses espéré alors que les petites phrases évoquent un état actuel le plus souvent rejeté ou déploré, or l’esprit humain est plus sensible au négatif qu’aux considérations positives[2]. Et les programmes se veulent explicites quand les petites phrases cultivent l’implicite : les premiers invitent à réfléchir aux intentions de leurs auteurs, les secondes activent des sentiments déjà présents chez l’auditeur (le pathos). Par ailleurs, plus une société est administrée, plus il y a matière à programme : la tendance à l’obésité du Code des impôts va de pair avec celle des programmes politiques. Les politiques sont amenés à en faire trop. Ils inondent leur public de messages dont il ne retiendra qu’une mince partie.

Faveur et déclin des programmes politiques

La mode des programmes politiques est à son zénith dans les années 1960 et 1970. En 1963, une expérience grandeur nature est entreprise pour faire élire des idées plutôt qu’un individu. L’Express lance un candidat idéal, « Monsieur X », destiné à affronter le général de Gaulle à la présidentielle de 1965. L’hebdomadaire lui accole un programme électoral destiné à séduire la majorité. Bien entendu, la campagne de ce candidat virtuel est vertueuse, exempte de petites phrases. Elle paraît bien engagée. Jean Garrigues décrit ainsi la stratégie suivie[3] : « Les Français auront alors à choisir entre, d’une part, cette politique et l’homme qui se sera engagé à l’appliquer et, d’autre part, le personnage historique, séduisant mais mystérieux, et qui considère qu’il n’a pas à exposer une politique, ni à rendre des comptes ». Au dépôt des candidatures, L’Express révèle le visage de Monsieur X : il s’agit de Gaston Defferre, depuis vingt ans notable socialiste. Le reflux est immédiat. Face au « personnage historique », la défaite de la « politique » est sans appel, l'ethos l'emporte sur les idées.

Gaston Defferre en 1964
Le Programme commun de gouvernement des partis de gauche, en 1972, fait figure de point culminant. Puis vient le déclin. « Le discrédit des énoncés politiques s'est développé en France à partir des années 1970 avec la critique antitotalitaire des "langues de bois" et s'est étendue au cours des années 1980 à toute forme longue et monologique de parole publique », souligne Jean-Jacques Courtine. « S'y oppose désormais une autre politique de la parole : celle des formes brèves, des formules, des petites phrases[4]. » Jacques Attali considère que depuis 1995, voire depuis 1988, toutes les campagnes présidentielles et législatives n’ont produit « que des oppositions plus ou moins brutales de personnes, des petites phrases, des projets de réformes minuscules, et très peu de débats de fond[5]. » L’essor du marketing politique accélère cette évolution. Le marketing s’est longtemps acharné à vendre des produits. Puis Theodore Levitt a critiqué en 1960 la « myopie marketing »[6] : se focaliser sur le produit, c’est avoir la vue trop courte. L’important n’est pas le produit mais le besoin à satisfaire. Et le premier besoin de l’électeur lors d’une présidentielle est une incarnation.

Aujourd’hui, construire une campagne présidentielle autour d’un programme évoquerait Gamelin préparant en 1939 la guerre de 1914. L’électeur moyen pense à la politique quatre minutes par semaine, assure le spin doctor américain Jim Messina. Appelé à la rescousse du Parti conservateur britannique en 2015, il préconise de marteler une seule idée : « Cameron redresse le pays et crée des emplois »[7]. Autrement dit, l’électeur est invité à choisir un leader et le programme suivra, plutôt que l’inverse[8]. Et Cameron est élu. Aujourd’hui, quand on dit « Retailleau », on comprend lutte contre l’insécurité et l’immigration illégale.

La leçon ne vaut pas seulement pour les démocraties. « Les dictateurs classiques, ceux de la peur, imposaient des idéologies élaborées et des rites de loyauté », remarquent Guriev et Treisman. « Les spin dictators emploient des méthodes plus subtiles qui relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue[9]. » S’il y a démagogie, du moins le démagogue a-t-il appris à connaître son public.

Michel Le Séac’h


[1] « Interviews de M. Jacques Delors, membre du bureau national du PS et ancien président de la Commission européenne, à France 2 le 2 mai 1997 et France-Inter le 22 », Vie Publique, https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue, consulté le 27 décembre 2023.
[2] Stuart Soroka et Stephen McAdams, « News, Politics, and Negativity », Political Communication, vol. 32, 2015, n° 1, p. 1-22, https://doi.org/10.1080/10584609.2014.881942
[3] Jean Garrigues, La Tentation du sauveur : histoire d'une passion française, Paris, Payot, collection Histoire, 2023.
[4] Jean-Jacques Courtine, « Les glissements du spectacle politique », Esprit, n° 164 (9), septembre 1990, p. 152-164.
[5] Jacques Attali, « Un débat, pour un mandat », 16 mars 2022, https://www.attali.com/societe/debat/
[6] Theodore Levitt, « Marketing Myopia », Harvard Business Review, vol. 38, juillet-août 1960.
[7] Voir Florentin Collomp et Laure Mandeville, « Les "spin doctors" d’Obama s’exportent en Grande-Bretagne », Le Figaro, 4-5 avril 2015.
[8] Christ'l De Landtsheer, Philippe De Vries et Dieter Vertessen, « Political Impression Management: How Metaphors, Sound Bites, Appearance Effectiveness, and Personality Traits Can Win Elections », Journal of Political Marketing, vol. 7, n° 3-4, 2008. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/15377850802005083, consulté le 18 novembre 2023.
[9] Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators – le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2023, p. 40.
______________

02 décembre 2024

Une élection sans petite phrase pour Donald Trump ?

L’idée qu’une petite phrase puisse déterminer le résultat d’une élection présidentielle paraît extravagante. Elle est néanmoins partagée par de bons esprits. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considéraient tous deux que la présidentielle de 1974 s’est jouée sur « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Ils n’étaient pas seuls. « Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel(1). L’Institut national de l’audiovisuel (INA) introduit à peine un léger doute quand il relate l’histoire de « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République »(2).


Aux États-Unis, les trois mots « Yes We Can », à l’origine une petite phrase plébiscitée par les auditeurs, auraient pour certains assuré la victoire de Barack Obama lors de la campagne présidentielle américaine de 2008. Idem huit ans plus tard pour Donald Trump avec « Make America Great Again » (MAGA), message de félicitations adressé au président Obama réélu en 2012 puis massivement retweeté par les internautes.

Nombre d’observateurs ont donc recherché dans la campagne présidentielle de 2024 la petite phrase qui ferait l’élection. Ils l’attendaient surtout dans les débats télévisés, en fondant cette conviction sur une référence largement admise : le débat du 28 octobre 1980 entre Ronald Reagan et Jimmy Carter, une semaine avant l’élection présidentielle américaine.

Reagan reste une référence en 2024

Ce jour-là, assure l’écrivain Larry Elliott(3), « dix mots brefs se sont avérés décisifs » : « Are you better off than you were four years ago? » (Allez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?). Question moins élémentaire qu’il n’y paraît : la plupart des candidats focalisent plutôt leurs interventions sur ce qu’ils feront s’ils sont élus et non sur le passé. La question simplissime de Ronald Reagan a irrémédiablement déstabilisé le président sortant. Elle a même « remodelé l’histoire de l’Amérique », selon l’essayiste Daniel Pink(4) ! Pour Lou Cannon, biographe de Reagan, elle a en tout cas « réglé le débat »(5).

Quarante-quatre ans plus tard, en 2024, des journalistes américains affirment toujours que cette question a probablement fait perdre l’élection à Carter(6) ou qu’elle est peut-être la phrase la plus fameuse de tous les débats présidentiels(7), tandis que la rédaction du Washington Post  y voit une « question immortelle » qui structure encore les débats économiques des élections présidentielles(8). Quant à ChatGPT, Interrogé sur les petites phrases qui auraient pu déterminer le résultat d’une élection, il cite en premier lieu la question de Ronald Reagan (devant « It’s the economy, stupid », de Bill Clinton, en 1992, « Read my lips : no new taxes », de George H.W. Bush, en 1988 et “Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country », de John F. Kennedy, en 1960).

En 2020, c’est une question plus agressive qui avait marqué le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden. Interrompu par Trump à de nombreuses reprises, Biden lui avait lancé : « Will you shut up, man ? » (Tu vas la fermer, bonhomme ?). La phrase avait été appréciée d’une partie du public et l’équipe de Joe Biden avait aussitôt diffusé des T-shirts la reproduisant. Mais en 2024, semble-t-il, le président sortant n’est plus en état d’afficher une attitude bagarreuse lors du débat présidentiel qui l’oppose à Trump au mois de juin. Puis il s’enferre en désignant les partisans de Trump comme des « ordures »(9). Et aucune des invectives mutuelles de l’unique débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris, le 10 septembre, ne sort du lot. Avec le recul du temps, la phrase qui rappellera le mieux cette élection présidentielle de 2024 pourrait bien être « Fight, fight, fight »(10).

Michel Le Séac’h

(1) Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o
(3) Larry Elliott, «  Are you better off than four years ago? Why US voters should – but can’t – say yes », The Guardian, 18 octobre 2024, https://www.theguardian.com/business/2024/oct/18/us-voters-economy-inflation-growth-presidential-election
(4) Daniel Pink, « Questions vs. Answers: Which Wins? », LinkedIn, novembre 2024, https://www.linkedin.com/posts/danielpink_questions-vs-answers-which-wins-in-1980-activity-7259188818728120320-GJz7/
(5) Lou Cannon, « Ronald Reagan : Campaign and Elections », University of Virginia Miller Center, https://millercenter.org/president/reagan/campaigns-and-elections
(6) Timothy Noah, « You Are Way Better Off Than You Were Four Years Ago », The New Republic, 12 septembre 2024, https://newrepublic.com/article/185893/harris-better-off-four-years
(7) Howard Schneider, «  Are you better off today ? A question for voters as Biden, Trump debate », Reuters, 26 juin 2024, https://www.reuters.com/world/us/are-you-better-off-today-question-voters-biden-trump-debate-2024-06-26/
(8) Editorial Board, Washington Post, 12 septembre 2024, «  How Harris could answer the 'are you better off' question », https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/09/12/harris-economy-census-incomes/
(9) Michel Le Séac’h, « “Les ordures, ce sont les supporters de Trump" » : la dernière petite phrase de Joe Biden », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/11/les-ordures-ce-sont-les-supporters-de.html
(10) Michel Le Séac’h, « “Fight, fight, fight" : portrait résumé d’un Trump héroïque », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/07/fight-fight-fight-portrait-resume-dun.html

Photo [cc] Gage Skidmore via Wikipedia Commons


07 novembre 2024

“Les ordures, ce sont les supporters de Trump » : la dernière petite phrase de Joe Biden

Lors de l’une de ses dernières grandes réunions de campagne, le 27 octobre, au Madison Square Garden de New York, Donald Trump a fait chauffer la salle par Tony Hinchcliffe. Cet humoriste connu pour ses saillies souvent agressives et racistes a présenté Porto Rico comme « a floating island of garbage » (une île flottante d’ordures). L’expression désigne les vortex de déchets, masses de débris d’origine humaine constatées dans la plupart des océans. Cette blague douteuse a évidemment suscité des protestations, mais c’était Hinchcliffe, quoi…

L’affaire en serait restée là si le président Joe Biden, qui a tenté d’apporter son concours à Kamala Harris en fin de campagne, ne s’en était emparé. Le surlendemain, s’exprimant juste avant un discours majeur de la candidate démocrate à Washington, il a déclaré, parlant de Donald Trump : « The only garbage I see floating out there is his supporters » (les seules ordures que je vois flotter par ici, ce sont ses partisans). L’invective, pas forcément calculée, a scandalisé les milieux républicains et plus encore épouvanté l’état-major démocrate.


En effet, elle rappelait fortement une déclaration de Hillary Clinton, candidate démocrate contre Donald Trump, le 9 septembre 2016 : « You could put half of Trump’s supporters into what I call the basket of deplorables » (vous pourriez ranger la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des déplorables). Face à d’innombrables protestations, Hillary Clinton s’était excusée le surlendemain. « Les généralisations à propos d’un groupe de gens sont presque toujours malvenues », a-t-elle plus tard analysé dans What Happened (Simon & Schuster, 2017). « Je regrette d’avoir fait un cadeau politique à Trump avec mon commentaire sur les "déplorables". » À ses propres yeux, sa petite phrase avait joué un rôle dans son échec électoral.

Kamala Harris a tenté de se distancier de cette déclaration. Donald Trump, au contraire, a exploité le mot « garbage » dans sa communication en se montrant en tenue d’éboueur au volant d’une benne à ordures et en accusant sa rivale de « mener une campagne de haine ». La Maison Blanche n’a fait qu’aggraver la situation en tentant de corriger la déclaration du Président, publiant après coup un communiqué pour assurer qu'il avait dit en réalité « The only garbage I see floating out there is his supporter’s ». L’apostrophe était censée tout changer : les ordures n’étaient plus les partisans mais ce qu’avait dit Hinchcliffe. Joe Biden a tout de suite plussoyé que telle était son intention. Certains journaux démocrates ont bien voulu se ranger à  cette présentation. Pour d’autres, elle aggravait le désastre.

Joe Biden a commis d’autre gaffes pendant la campagne, mais celle-ci est évidemment la pire. Elle contient un mot fort, « garbage », qui réagit non seulement sur l’ethos du Président mais aussi sur celui de Kamala Harris, qu’il tentait de soutenir, et est reçu comme une insulte par la moitié des électeurs américains. A-t-elle joué un rôle dans la victoire de Donald Trump ? Le fait est qu’à la date de la déclaration de Joe Biden, les sondages le donnaient un point derrière la candidate démocrate, et qu’il a finalement été élu aisément une semaine plus tard.

Michel Le Séac’h

18 octobre 2024

Israël et l’ONU selon Emmanuel Macron : la petite phrase n’est pas dans ce qui est dit mais dans ce qui est sous-entendu

« M. Netanyahou ne doit pas oublier que son pays a été créé par une décision de l'ONU », aurait déclaré Emmanuel Macron mardi dernier, au cours d’un conseil des ministres. Plusieurs de ces derniers auraient ensuite répété ses propos au Parisien.

Cette déclaration est qualifiée de « petite phrase » par plusieurs médias comme Le Parisien, Le Point, Le Figaro, Ouest-France, L’Opinion, TF1, L’Indépendant, Tribune juive et quelques autres. Selon certains, le président de la République aurait ajouté : « et par conséquent, ce n'est pas le moment de s'affranchir des décisions de l'ONU ».

La petite phrase est « historique, diplomatique, politique », estime L’Opinion. Elle suscite de vives réactions. Benyamin Netanyahou, premier ministre israélien, adresse dans un communiqué « Un rappel au président de la France : ce n'est pas la résolution de l'ONU qui a établi l'État d'Israël, mais plutôt la victoire obtenue dans la guerre d'indépendance avec le sang de combattants héroïques, dont beaucoup étaient des survivants de l'Holocauste – notamment du régime de Vichy en France ». Plusieurs personnalités françaises s’élèvent bruyamment contre la déclaration présidentielle.


Une erreur historique, si erreur il y a, justifie-t-elle d’aussi vives réactions ? Le droit français ne laisse pas toujours aux faits objectifs le soin de se défendre eux-mêmes. La « loi Gayssot » de juillet 1990 punit « ceux qui auront contesté […], l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité ». Rien de tel ici. Plusieurs commentateurs s'attachent à décrire les circonstances de la création d’Israël. Mais ce qui déclenche l’émotion ici n’est évidemment pas le débat historique lui-même. C’est ce qu’il sous-entend.

Caroline Yadan, députée de la 8ème circonscription des Français établis hors de France, en a fait l’exégèse : « Que signifie en filigrane cette affirmation ? Que ce qu’a fait l’ONU, l’ONU peut le défaire ? S’agit-il d’un avertissement ? Au moment où l’Etat d’Israël est menacé dans son existence même par des barbares islamistes qui veulent sa destruction, cette phrase vient légitimer le bain de sang du 7 octobre. » Ce qui revient à soupçonner en « filigrane », sous une phrase de moins de vingt mots concernant un événement de 1947, une prise de position retentissante à la fois sur 3 500 ans d’histoire et sur un sujet actuel très brûlant.

Gérard Larcher, président du Sénat, s’est gardé de le dire explicitement, mais il n’écarte manifestement pas d’emblée l’hypothèse d’un tel « filigrane » dans les propos d’Emmanuel Macron. S’il « ne le soupçonne de rien » et évoque prudemment une « méconnaissance de l’histoire d’Israël  ». il ajoute : « je dis que le droit à l'existence d'Israël n'est pas discutable ni négociable », sorte de petite phrase en retour, chargée d’un message implicite inverse.

Il est donc clair que ce qui fait la petite phrase n’est pas son contenu mais son sous-entendu.

Mécontenter beaucoup de gens avec une seule petite phrase

Par ailleurs, la péripétie rappelle clairement le manque de maîtrise des petites phrases dont a toujours fait preuve Emmanuel Macron. Il lui est souvent arrivé de faire devant un public des déclarations susceptibles d’en irriter un autre. Ainsi, à l’instar des « Gaulois réfractaires », diverses formules prononcées à l’étranger l’ont desservi en France. Comptait-il qu’une déclaration effectuée au cours du conseil des ministres ne serait pas rapportée (« What happens in L’Élysée stays in L’Élysée »…) ? Ce serait nouveau !

Emmanuel Macron a démenti ses propos « tels qu’on les a rapportés » en administrant à ses ministres une leçon de déontologie : « il appartient à chacun des participants à ce conseil de se montrer respectueux des règles et de ses fonctions par éthique, par discipline personnelle, pour ne pas faire circuler des informations fausses, tronquées ou sorties de leur contexte ». Le thème des « informations fausses, tronquées ou sorties de leur contexte » est un grand classique à propos des petites phrases. Mais c’est oublier que les petites phrases, en tant que telles, ne sont pas destinées à délivrer des informations.

Classiquement, elles font connaître au peuple la position d’un chef. Le chef devrait se féliciter que sa parole soit répétée et connue du plus grand nombre. Or, si un banquier peut à l’occasion tenir en même temps deux discours différents aux protagonistes d’un deal tenus par le secret des affaires, en politique, un double langage est destructeur pour le leadership. Et ici, la situation est compliquée par l’intervention de ministres. Le président peut difficilement accuser ses ministres de mensonge.

Il ne lui reste qu’à reprocher à la presse de ne pas s’en tenir aux communiqués officiels. Ce qui lui vaut une réponse virulente de l’Association de la presse présidentielle : « Le Président met ici gravement en cause la déontologie de la presse qui enquête et recoupe ses sources avec rigueur. Notre travail ne peut se résumer à reprendre les déclarations officielles. » S’il est difficile de satisfaire tout le monde en même temps, il est possible de mécontenter tout le monde en même temps.

Michel Le Séac’h

Illustration : Emmanuel Macron commentant ses déclarations, capture d’écran BFMTV

09 octobre 2024

Gérald Darmanin : un répertoire de petites phrases à reconstruire, si c’est possible

« Le budget tel qu’il est annoncé me paraît inacceptable », fulmine Gérald Darmanin sur FranceInfo le 3 octobre. La faute à 20 milliards d’euros d’impôts nouveaux. Au nom d’une somme qui représente 1,1 % de la dépense publique totale, il entre en rébellion contre un Premier ministre soutenu par son propre parti et nommé par un président qu’il a lui-même servi pendant sept ans.

« Je me suis engagé devant les électeurs de Tourcoing et de ma circonscription : pas d’augmentation d’impôt – je ne voterai aucune augmentation d’impôt », affirme l’ex-ministre de l’Intérieur. Les promesses faites aux électeurs, divers commentateurs en ont vu d’autres et soupçonnent plutôt Gérald Darmanin, redevenu simple député, de chercher plutôt à faire encore les gros titres. Une sorte de déformation professionnelle, peut-être. « Gérald Darmanin est un peu le ministre des polémiques », assurait Renaud Dély sur Radio France (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-edito-politique/edito-gerald-darmanin-s-est-il-rendu-indispensable-a-emmanuel-macron_5713427.html) du temps du gouvernement précédent. « La fonction y est pour beaucoup. Un locataire de la place Beauvau transparent, qui ne fait pas de vagues, passe vite pour un faible aux yeux de l’opinion. Et puis Gérald Darmanin aime les petites phrases choc, les formules provocatrices. »

Dès ses débuts au gouvernement comme ministre de l’Action et des comptes publics, en 2017, Gérard Darmanin apparaissait comme « le miracle macroniste », selon l'expression de Frédéric Says sur France Culture (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-billet-politique/gerald-darmanin-le-miracle-macroniste-8769060). Ce qui lui valait cette appréciation flatteuse était « d’abord, un goût inaltéré pour la petite phrase bien placée (…) il n'hésite pas à monter au front, le doigt sur la gâchette, la répartie à la bouche. »

Sarkozy et Darmanin

Devenu ministre de l’Intérieur, en 2020, Gérald Darmanin apparaît comme « un ministre omniprésent qui joue la carte du terrain et des petites phrases », selon Marie-Pierre Haddad sur RTL (https://www.rtl.fr/actu/politique/darmanin-un-ministre-omnipresent-qui-joue-la-carte-du-terrain-et-des-petites-phrases-7800742743). « En plus de ses nombreux déplacements et de la publication régulière et à un rythme soutenu de tweets, Gérald Darmanin a aussi eu recours à la stratégie de la petite phrase. » Ce n’est pas un comportement original : Gérald Darmanin s’inscrit « dans les pas de Nicolas Sarkozy qui a occupé le même poste de 2005 à 2007 (…) pour couvrir un maximum de terrain politique. »

Sarkozy et Darmanin : la comparaison est inéluctable. « Quand je vois Gérald Darmanin, je vois la méthode Sarkozy », s’étonne un syndicaliste policier  cité par Antoine Albertini dans Le Monde (https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/07/06/gerald-darmanin-aux-petits-soins-avec-la-police_6180798_823448.html). « Un discours sécuritaire, la petite phrase qui fait polémique mais aussi des moyens, du matériel, des hausses de rémunération ». Mais si les méthodes se ressemblent, les objectifs sont-ils les mêmes ?

Avec des formules comme « on va nettoyer au Kärcher la cité », en 2005, Sarkozy visait sans nul doute l’Élysée. Il était quinquagénaire. Gérald Darmanin n’a aujourd’hui que 41 ans. « Gérald Darmanin s’émancipe peu à peu d’Emmanuel Macron et vise de plus en plus clairement la présidentielle 2027 » assure néanmoins Florent Buisson dans Le Monde en 2023. « Un cas de figure qui rappelle à certains égards le Nicolas Sarkozy du début des années 2000 » (https://www.parismatch.com/actu/politique/ressemblances-et-differences-gerald-darmanin-et-nicolas-sarkozy-la-loupe-228595). 

Le communicant Nicolas de Chalonge évoque lui aussi « l’héritage tactique sarkozyste que porte Gérald Darmanin, consistant précisément à faire siens des termes ou thématiques forgées à l’extrême droite pour créer des séquences médiatiques » (https://www.motscles.net/blog/novlangue/ensauvagement). Témoin « l’ensauvagement » : l’expression ne date pas d’hier mais « ce n’est que depuis cet été [2020] et son utilisation par Gérald Darmanin qu’elle acquiert le statut de formule ou de petite phrase politique. »

Au service d’Emmanuel Macron, et après ?

Cependant, Philippe Moreau-Chevrolet, cité par Marie-Pierre Haddad, voit plutôt derrière Darmanin ‑ derrière ce Darmanin-là ‑ la main d’Emmanuel Macron. Ce dernier l’aurait transféré au ministère de l’Intérieur en 2020 pour occuper le terrain dans la perspective d’une élection présidentielle de 2022 qui se jouerait à droite : « En s'exposant médiatiquement en première ligne, l'ancien membre des Républicains veut éviter à Emmanuel Macron de devoir intervenir sur ces sujets. Faire monter les thèses du Rassemblement national puis revenir rapidement sur des bases républicaines, voilà la stratégie d’Emmanuel Macron ».

De fait, les formules choc de Gérald Darmanin apparaissent plutôt comme des armes tactiques. Leur espérance de vie, en général, est brève : une nouvelle phrase chasse la précédente. « Ensauvagement : une phrase choc, à durée de vie limitée », écrit par exemple Nicolas de Chalonge. Cette mission tactique au service d’un président peut-elle coïncider avec une stratégie personnelle de conquête de l’Élysée ? Gérald Darmanin est-il à la fois un bon petit soldat et un futur leader ? Grâce à des déclarations comme «  il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société » ou « les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », il se construit activement un ethos autoritaire à partir de l’été 2020. Mais, sans doute pour ne pas se trouver enfermé sur un terrain occupé par le RN, il tente aussi, dans un « en même temps » tout macronien, de s’en distancier, en particulier sur les thèmes relatifs à l’immigration.

Une petite phrase est emblématique à cet égard. Interrogé au Sénat sur l’identité des personnes interpellées lors des émeutes du début de l’été 2023, il répond : « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre ». L’année d’avant, contre toute évidence, il avait incriminé les supporters anglais dans les troubles qui avaient entouré la finale de la Ligue des Champions. Tout en portant la loi Asile & immigration, il compte ouvertement qu’elle sera retoquée par le Conseil constitutionnel.

Rebondir à gauche

Et puis, chaque fois que l’occasion lui en est donnée, il ne manque pas d’évoquer son grand-père tirailleur algérien et sa mère prolétaire : « le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. » En quittant le gouvernement, en septembre 2024, il gauchit son ton : « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident, si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup ». Cette étrange déclaration paraît faire écho aux accusations de « racisme systémique » adressées par l’extrême-gauche à la société française.

Il est peu probable que de telles proclamations suffisent à le rabibocher avec la gauche après tant de positions sécuritaires. « Gérard Darmanin découvre le racisme le jour de son départ du ministère de l’Intérieur », titre Libération le 23 septembre. « Trop facile ! » commente Rachid Laireche (https://www.liberation.fr/societe/immigration/gerald-darmanin-decouvre-le-racisme-le-jour-de-son-depart-du-ministere-de-linterieur-20240923_GV7VXLW5HVBNFLK33WZIEFQHYQ/). Mais elles brouillent à coup sûr son image à droite et embarrassent son propre camp. En tout état de cause, se costumer en immigré bien assimilé ne serait probablement pas une voie royale vers l’Élysée aujourd’hui. À tenter de construire deux ethos contradictoires, il est probable que Gérard Darmanin heurte dans l’électorat deux pathos irréconciliables. Le « en même temps » façon Emmanuel Macron paraît avoir fait son temps, s’il en a jamais eu un.

Plus qu’un soupçon de mysoginie

Par ailleurs, Gérald Darmanin pourrait souffrir d’une autre faiblesse. Dans le débat politique, une bonne partie des petites phrases servent à affirmer des relations de pouvoir – surtout quand elles sont prononcées lors de débats entre personnalités. Or il paraît plus à l’aise dans le registre du mépris que dans celui de l’autorité. Pire, cette attitude se manifeste particulièrement à l’égard des femmes – quand il évoque Marine Le Pen, Raquel Garrido, Christiane Taubira ou Giorgia Meloni. Voire quand il parle de son propre camp. Le jour où on lui demande si « c’est sympa » de travailler avec Élisabeth Borne, alors première ministre, il répond : « C’est professionnel ».

La plus toxique de ces petites phrases restera sans doute sa sortie à l’égard d’Apolline de Malherbe, qui lui posait une question délicate sur BFM TV : « Calmez vous madame, ça va bien se passer… ça va bien se passer… ça va bien se passer ! »  Le podcast Mansplaining (https://www.youtube.com/watch?v=38RqrvP3no0) estime que « cette petite phrase (…) a fait polémique pour sa misogynie. Mais le problème est en réalité plus profond. Non, Gérald Darmanin, ça ne va pas "bien se passer" ». La vidéo est impitoyable : l’air supérieur de Gérard Darmanin insupporte beaucoup de femmes. « Je pense que Gérald Darmanin n’aurait probablement pas dit cela à un homme », commente la journaliste. Le ministre s’excusera plus tard mais il a commis « une petite phrase qui pourrait le poursuivre longtemps », estime Décideurs Magazine (https://www.decideurs-magazine.com/politique-societe/53709-politique-les-pires-petites-phrases-de-2022.html). L’équivalent pour Darmanin de « la République c’est moi » pour Mélenchon ? En tout cas un épisode toxique qui réapparaîtra le jour où Gérald Darmanin aspirerait à de hautes fonctions.

Michel Le Séac'h

°°°

Florilège

Gérald Darmanin est prodigue en déclarations tonitruantes. Les déclarations ci-dessous ont été qualifiées de « petites phrases » par un ou plusieurs médias. Cependant, elles ne le sont que de façon minoritaire, ce qui pourrait dénoter que leur force est limitée :

·         « La différence avec vous, madame Le Pen, c'est que Judas restera dans l'Histoire », octobre 2017

·         « Wauquiez a fait allemand première langue. Il est peut-être normalien mais il n’a rien de normal », février 2018

·         « Il n'y a pas deux catégories de Français, il n'y a pas deux catégories de territoires », mars 2018

·         « ce que c’est de vivre avec 950 euros par mois quand les additions dans les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros lorsque vous invitez quelqu’un et que vous ne prenez pas de vin », novembre 2018

·         « Il manque sans doute autour [d’Emmanuel Macron] des personnes qui parlent à la France populaire, des gens qui boivent de la bière et mangent avec les doigts », décembre 2019

·         «  Il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société », juillet 2020

·         « Quand j’entends le mot "violences policières", moi, personnellement, je m’étouffe », juillet 2020, six mois après la mort de Cédric Chouviat, mort après avoir dit « j’étouffe » lors d’un placage ventral (affaire pas encore jugée)

·         « Le brigadier Benmohamed a dénoncé -alors pardonnez-moi de vous le dire, mais c’est exactement ce qu’il y a à ma connaissance- avec retard -c’est d’ailleurs ce qui lui est un peu reproché, on en reparlera plus tard si vous le souhaitez- a dénoncé ces camarades qui auraient, je mets du conditionnel, mais les faits reprochés sont graves, énoncer des insultes à caractère sexistes, homophobes et racistes », juillet 2020

·         « Les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », août 2020

·         « Moi, ça m'a toujours choqué de rentrer dans un supermarché et de voir en arrivant un rayon de telle cuisine communautaire et de telle autre à côté. C'est mon opinion, c'est comme ça que ça commence le communautarisme », octobre 2020

·         « C'est aux Marocains de s'occuper des mineurs marocains, c'est une évidence, nous devons les ramener sur leur territoire national », octobre 2020

·         « Nous ne pouvons plus discuter avec des gens qui refusent d’écrire sur un papier que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu », janvier 2021

·         « Il vous faut prendre des vitamines, je ne vous trouve pas assez dure là », février 2021

·         « "Calmez-vous Madame, ça va bien se passer » (à Apolline de Malherbe), février 2022

·         « C’est la faute des supporters anglais », mai 2022

·         « Je n’ai pas à donner la nationalité des personnes que nous interpellons », juin 2022

·         « Nous devons parler aux tripes des Français »», juillet 2022

·         « La Nupes ne cherche qu’à bordéliser le pays », janvier 2023

·         « "Moi, j’espère avoir une sorte de contrat moral avec le président de République. C’est comme cela que j’ai compris ma mission qui est d’aller jusqu’aux jeux Olympiques », février 2023

·         «  "Pardon de cette provocation, mais je l'ai dit à la représentante du Front national (sic) : si je devais virer tous les étrangers qui travaillent en France, il n'y aurait pas beaucoup ou en tout cas moins de curés dans les paroisses en France », février 2023

·         « Je refuse de céder au terrorisme intellectuel », avril 2023

·         « Je ne connais pas la subvention donnée par l’État [à la LDH], mais ça mérite d’être regardé », avril 2023

·         « Mme Meloni, gouvernement d’extrême droite choisi par les amis de Mme Le Pen, est incapable de régler les problèmes migratoires sur lesquels elle a été élue », mai 2023

·         « Le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. Je ferai ce que le président me dira de faire » mai 2023

·         « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre », juillet 2023

·         « Ce qui m’intéresse, ce n’est plus de regarder ce qu’il s’est passé en 2017 et 2022. Ce qui m’inquiète maintenant, c’est ce qui se passera en 2027 », août 2023

·         « Je n’ai hérité d’aucune ville, d’aucune circonscription, je ne suis pas élu sur une liste à la proportionnelle. Je suis, c’est vrai, différent : d’origine modeste et issu de l’immigration, cela gêne peut-être », août 2023

·         « C’est professionnel » (en réponse à la question : « est-ce sympa de travailler avec Élisabeth Borne), octobre 2023

·         « La sécurité fait peu de bruit, l’insécurité en fait un peu plus  », octobre 2023

·         « [Karim] Benzema est en lien, on le sait tous, notoire avec les Frères musulmans...Nous nous attaquons à une hydre, qui sont les Frères musulmans, parce qu'ils donnent un djihadisme d'atmosphère », octobre 2023

·         « il m'est actuellement impossible d'expulser ou d'éloigner énormément de personnes sous OQTF, surtout lorsqu'elles ont commis des crimes et des délits, en raison des réserves d'ordre public inventées par le législateur », novembre 2023

·         « la majorité des députés ne représente pas la majorité des Français », décembre 2023

·         « Je suis très heureux que les joueurs de football ou de rugby viennent sur notre territoire et paient justement beaucoup d’impôts et font payer beaucoup d’impôts de recettes. Si Neymar n’était pas venu, aucun impôt n’aurait été payé, aucun maillot de foot n’aurait été vendu en son nom et aucune cotisation sociale ne serait rentrée », janvier 2024

·         « Après les Jeux olympiques, un cycle au ministère de l'Intérieur sera atteint », janvier 2024

·         « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS », janvier 2024

·         « Elle a de grands discours Mme Garrido, mais elle ne parle pas à ma maman qui est obligée de travailler jusqu'à plus de 67 ans pour avoir une retraite à peu près convenable, parce qu'elle n'est pas propriétaire de son patrimoine », février 2024

·         « [Jordan Bardella] c’est la politique du tango : un pas en avant, deux pas en arrière », juin 2024

·         « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup », septembre 2024.


Photo Suella Braverman, UK Home Office, via Wikimedia, CC Attribution 2.5 Generic