14 mars 2025

La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique, par Chloé Morin : lecture au filtre des petites phrases

Après avoir dénoncé dans On a les politiques qu’on mérite le désamour des citoyens envers les élus, Chloé Morin expose dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (1) les mauvaises manières du microcosme médiatique. Pour avoir commencé très haut très jeune comme collaboratrice de deux premiers ministres, elle n’a été confrontée que tardivement à une vie politique dont la brutalité n’étonne plus ceux qui y ont fait leurs classes. Cela en fait une observatrice particulièrement sensible.

Bien entendu, Chloé Morin sait que la violence n’est pas nouvelle dans la presse et les médias. Elle évoque par exemple des débats à la chambre « absolument effroyables » sous la IVe République ou un discours antisémite de Xavier Vallat « d’une violence inouïe » en 1936. Oui mais, « c’était fait avec un certain talent oratoire, pas des mots grossiers ». Dès les premières pages du livre, ainsi, une réalité de la communication politique s’impose : la lettre des déclarations n’est pas tout, la forme a son importance.

Pour rédiger son nouveau livre, Chloé Morin a rencontré plusieurs dizaines de personnalités des médias. Trente-quatre d’entre elles sont nommément désignées. D’autres, en nombre indéterminé, ont préféré ne pas être citées. Globalement, le tableau est sombre : les médias sont extrêmement politisés, se laissent aller à des mouvements extrêmes comme #MeToo, cultivent le sensationnalisme, abandonnent les exigences professionnelles du journalisme, etc. Par chance, ces mauvaises façons sont étrangères aux interlocuteurs de Chloé Morin, bien qu’ils siègent ou aient siégé aux rangs les plus élevés du microcosme. Celui-ci n’est donc pas uniforme. La Broyeuse a deux modes de fonctionnement, l’un brutal, l’autre amical.

Trois grandes journalistes et les petites phrases

Les petites phrases ont évidemment leur place dans ce livre. « "La petite phrase", gangrène du débat public ? » se demande Chloé Morin dès le premier chapitre. Elle lui consacre un long développement où elle rapporte notamment ce que lui a dit Anne Sinclair. Celle-ci déplore « la volonté de tout polariser, les informations trop vite diffusées, le commentaire de plateau pour remplir le temps d’antenne à tout prix, le règne de la "petite phrase"… Je me rappelle très bien, à l’époque où je faisais 7 sur 7, déjà la petite phrase avait trop d’importance, on ne retenait qu’elle. »

Chloé Morin ne le rappelle pas, mais Anne Sinclair doit beaucoup aux petites phrases. Elles lui ont même mis le pied à l’étrier dans la presse audiovisuelle. Stagiaire chez Europe 1 à ses débuts, elle scrute les débats de l’Assemblée nationale et, ajoutent ses biographes, « il arrive même qu'elle repère la petite phrase qui, le lendemain, fera le bonheur des journaux de la "matinale" (2). Sa réputation de journaliste est vite établie, comme en témoigne Danielle Mitterrand. Invitée de 7 sur 7 en 1986, elle est presque fataliste : « je savais bien qu'un malin plaisir pousserait une bonne journaliste à me conduire vers la petite phrase dont on ne se relève pas » (3).

Parmi les perles qui avaient « trop d’importance » à 7 sur 7 entre 1981 et 1997, figure par exemple « Je me sens tout à fait responsable, mais pour autant, je ne me sens pas coupable » de la ministre Georgina Dufoix en 1991, à propos de l’affaire du sang contaminé, phrase restée fameuse sous la forme abrégée « responsable mais pas coupable ». Anne Sinclair aurait pu citer aussi « la gauche caviar découvre la tête de veau », de Balladur, en 1995. Quant à « dégraisser le mammouth », s’il ne figure pas à son tableau de chasse, elle ne s’est pas privée d’y revenir en recevant Claude Allègre en 1997.

Ruth Elkrief affiche elle aussi sa retenue. Un cran au-dessous, toutefois. « Moi, je résistais autant que je le pouvais, se souvient Ruth Elkrief de ses années passées à BFMTV. Quand on me disait "Tiens, il y a cette petite phrase", je disais "Oui, mais elle est tronquée". C’était souvent difficile à vivre pour moi, mais il était impossible de ne pas participer à nourrir la mécanique. Quand vous êtes dans la machine, c’est très difficile de résister. On sort la petite phrase, et elle devient un fait politique » (p. 42). Il lui est pourtant arrivé de faire mieux que résister. Il faut lire le récit de la « chasse à l’éléphant », dans lequel on la voit, sur LCI, titiller longuement Michel Rocard dans l’espoir d’en obtenir une déclaration intempestive. Et l’auteur de l’article, Daniel Schneidermann, de conclure : « Ruth Elkrief désirait "de la reprise", une petite phrase que les grands médias pussent citer, citant aussi LCI » (4).

Nathalie Saint-Cricq paraît plus franche du collier que ses consoeurs. « Quand les gens disent qu’ils en ont marre des petites phrases et des clashs, c’est totalement faux ! La preuve, ils se souviennent parfaitement des petites phrases, ils ne retiennent même que ça. La politique se réduire à des clips, des pitchs courts, rapides, qui cognent. Ça cogne dans l’action, ça cogne dans les images, ça cogne dans les mots » (p. 42). Au bord du cynisme, elle note : le pire, c’est que l’on ne se souvienne pas de vous, « ou plus exactement que l’on se souvienne de vous mais rien de ce que vous avez dit n’ait imprimé » (p. 280).

De la déploration à l’explication

Implicitement, Chloé Morin n’écarte pas l’hypothèse d’une certaine connivence entre un journaliste et sa « victime » quand elle écrit : « Je ne démordrai pas de l’idée que la vertu ne procède pas de l’érection de murs de Berlin face à une classe politique jugée forcément sale et corrompue ». « La carrière exceptionnelle d’Anne Sinclair en est la preuve éclatante », ajoute-t-elle. Anne Sinclair elle-même lui explique ce qui la préservait des « œillères idéologiques » : « Tout le monde acceptait de venir dans mon émission, 7 sur 7 ». Elle ajoute quand même : « sauf Le Pen, que je ne voulais pas recevoir » (p. 259). Certains murs de Berlin, ou certaines œillères, ont quand même des avantages pratiques.

Pour le meilleur ou pour le pire, ces pratiques sont efficaces. Ainsi, « les petites phrases, surtout lorsqu’elles étaient sorties de leur contexte, ont souvent coûté très cher à Nicolas Sarkozy » (p. 147). Les hommes politiques le savent bien et tentent de composer avec cette réalité. Témoin l’attitude cocasse de Michel Rocard après qu’il eut déclaré « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (encore un butin d’Anne Sinclair et de 7 sur 7). Gêné par cette déclaration volontiers citée par la droite, il tentera de la corriger a posteriori, en ajoutant lui ajoutant un codicille : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (5). Ses amis bienveillants, et jusqu’à Emmanuel Macron, embrayeront sans hésitation pour tenter de faire prévaloir la formule corrigée, plus agréable aux oreilles de gauche mais fausse, comme le montre une vidéo de l’INA. Chloé Morin elle-même s’y laisse prendre (p. 41), à moins qu’elle ne soit elle-même dans la bienveillance ?

Puisqu’il en est ainsi, puisque politiques, journalistes et citoyens sont à ce point sous l’influence des petites phrases, il est dommage que Chloé Morin ne s’interroge pas sur les raisons de leur puissance. La matière d’un prochain livre, peut-être ?

Chloé Morin
La Broyeuse - Les coulisses de la décomposition médiatique
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2025
ISBN 979-10-329-3423-4
320 pages, 22 €.

Michel Le Séac’h

(1)     Curieusement, le livre porte deux sous-titres différents, l’un en couverture (Les coulisses de la décomposition médiatique), l’autre en belle-page (Chronique d’une décomposition médiatique annoncée). Le premier paraît plus représentatif de son contenu.

(2)     Alain Hertoghe, Marc Tronchot, Anne Sinclair, femme de tête, dame de cœur, Calmann-Lévy, 2011.

(3)      Danielle Mitterrand, La Levure du pain, Edition°1, 1992.

(4)     Daniel Schneidermann, « Récit de la chasse à l’éléphant sur le câble », Le Monde, 8 février 1998, https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/02/08/chasse-a-l-elephant-sur-le-cable_3652656_1819218.html

(5)     voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.

10 mars 2025

Un ouvrage « définitif » sur le fonctionnement et les effets des petites phrases

Diverses définitions des petites phrases ont été proposées. Le présent blog a opté pour celle-ci : une formule concise, attribuée à un auteur connu, qui marque un public. Elle repose non seulement sur les mots prononcés mais aussi sur la réputation de l’orateur et la sensibilité des auditeurs. 

Ces trois éléments évoquent bien sûr, de manière condensée, les trois piliers de la rhétorique selon Aristote : logos, ethos et pathos. Les petites phrases (des déclarations qualifiées de « petite phrase » par un ou plusieurs médias) sont analysées ici comme des capsules rhétoriques ou, par métonymie, des microrhétoriques.

Deux déclarations identiques prononcées par des personnages différents ne produisent évidemment pas le même effet auprès des auditeurs. Une même déclaration prononcée par un même personnage auprès de deux publics différents n’en obtient pas la même réaction. Logos, ethos et pathos sont indissociables. Ce n’est pas enfoncer une porte ouverte que de le dire, car si cette porte a été entrouverte par certains travaux en analyse du discours, le fait est que le fonctionnement des petites phrases n’a jamais été décrit de manière aussi claire. 

Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique, aujourd’hui disponible chez BoD et en librairie, présente de manière détaillée ce paradigme des petites phrases et esquisse une réflexion sur ce qu’il  implique pour notre compréhension du pouvoir politique.

 


Michel Le Séac'h
Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique
Un volume 14,8 x 21, 364 pages, 35 € 
ISBN : ISBN 978-2-3225-7319-6 
Éditeur : BoD - Books on Demand 
Date de parution : 03.03.2025



     

Table des matières


Avant-propos

1. Vous n’avez pas le monopole de la petite phrase 

Quand les petites phrases font vraiment l’histoire 

Avec ou sans guillemets 

La petite phrase comme microrhétorique 

Préhistoire des petites phrases 

Géographie des petites phrases .

Une affaire de culture et de pouvoir 

2. Les vilains petits canards de la communication politique 

Un cheval de Troie pour la presse 

Chercheurs et intellectuels : un regard en surplomb 

L’attitude ambiguë des politiques 

Hors programme et hors contexte 

3. Le pouvoir, avant, pendant et après 

Qui est le chef ? 

Interpréter la situation 

Paroles de circonstances 

Le devenir des petites phrases 

Immortalité, citations et petites phrases 

4. Petites phrases de culture et petites phrases sauvages 

La chevauchée des petites phrases 

Il est difficile d’entendre ce que l’on entend 

Ambivalence des petites phrases 

Que faire contre une petite phrase ?

5. Le tango du cerveau et des petites phrases

Stéréotypes et biais cognitifs 

Contexte et désir de cohérence 

Inépuisables métaphores 

Le storytelling, berger des mémoires

6. Logos : ce qu’on dit – qu’on le dise ou pas 

Petite, raccourcie, simplifiée

Négation et interrogation 

Le verbe : impératif oui, conditionnel non, futur peut-être

Petites phrases et petites blagues

Quand la forme prime le fond 

7. Ethos : la petite phrase est le propre de l’homme politique

Réputations recyclées 

Collisions d’ethos au sommet 

La petite phrase n’attend pas le nombre des années 

L’ethos sur le fil du rasoir 

8. Pathos : la main invisible de l’opinion publique

La porte de la petite phrase s’ouvre de l’intérieur 

Les habits neufs de la sagesse des foules 

Biologie de la viralité 

L’univers des sous-entendus 

Épilogue : la griffe des chefs et la stèle des grands

Annexe : Brève histoire de la locution « petite phrase » 

Index 

Notes et références


06 mars 2025

Quand Jean-Louis Debré nous faisait rire avec les politiques

Jean-Louis Debré (1944-2025), décédé mardi dernier, a laissé au sein d’une œuvre foisonnante quelques considérations sur les petites phrases et leur rapport avec l’humour. Car il n’a pas seulement été ministre, président de l’Assemblée nationale et président du Conseil constitutionnel : il a aussi publié une trentaine d’ouvrages – des essais politiques principalement, mais aussi plusieurs romans policiers. Observateur attentif de la parole publique, il est aussi l'auteur de Quand les politiques nous faisaient rire (Bouquins, 2021). Cet ouvrage distrayant est essentiellement un florilège d’anecdotes et de bons mots mettant en scène des élus du 20e et du 21e s., de Georges Clemenceau à Emmanuel Macron.

Témoin engagé, Jean-Louis Debré révère Chirac mais déteste à des degrés divers Giscard d’Estaing, Balladur et Sarkozy, au point qu’on pourrait aisément le prendre pour un homme de gauche. Il balaie cependant tout le spectre politique et surtout toutes les manières dont les politiques peuvent faire rire : autodérision, humour, langue de bois, lapsus, raillerie, etc. Il évoque au passage les « petites phrases » sans y voir une catégorie spécifique de la parole politique.

Pourtant, il leur attribue une vraie puissance : « la petite phrase bien ciselée, courte, facile à retenir, sarcastique sans être trop vulgaire, reprise par les médias, a un impact politique souvent plus fort qu’un long discours et peut devenir un slogan péjoratif bien difficile à faire oublier » (p. 33). L’idée qu’une petite phrase peut avoir « un impact politique souvent plus fort qu’un long discours » mériterait bien sûr d’être approfondie compte tenu de ce qu’elle implique non seulement pour la parole publique mais pour les relations entre politiques et citoyens et la nature du régime démocratique.

Petite phrase et humour : différents mais parfois concomitants

Cependant, Jean-Louis Debré ne pousse pas plus loin son analyse de la petite phrase et tend en fait à l’assimiler trait au d’humour, au bon mot ou à la petite blague. C’est d’autant plus surprenant qu’il a lu Bergson – du moins le laisse-t-il entendre par une citation : « l’autodérision est une preuve d’intelligence » (p. 15)(1). Le rire, selon Henri Bergson, obéit à trois conditions (2) : 

·         « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. »

·         « Le comique exige […], pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. »

·         « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. […] Notre rire est toujours le rire d’un groupe. »

Une petite phrase répond à deux de ces conditions : elle est humaine et s’adresse à un groupe. En revanche, elle est incompatible avec l’« anesthésie momentanée du cœur » ). Elle ne s’adresse pas à l’intelligence. Elle, fonctionne en profondeur, au niveau du pathos, de l’émotion . Or, insiste Bergson, « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».

La petite phrase n’est pas une forme d’humour. Ce qui n’empêche pas qu’une petite phrase puisse être en même temps un trait d’esprit. Jean-Louis Debré en atteste implicitement quand il écrit : « En de nombreuses occasions, lors de visites, de discours, le Général cultivait son art des petites phrases aussi drôles qu’assassines » (p. 83). Drôles, elles l’étaient proprio motu et auraient pu l’être dans n’importe quelle bouche. Ce qui les rendait « assassines » et en faisait des petites phrases, c’est qu’elles émanaient du leader et invoquaient l’ethos du général.

Ce que confirme clairement Jean Cau dans une observation citée par Jean-Louis Debré : « À l’Élysée, l’humour du Général était royal […], il tombe de haut, ne souffre pas la réplique et assomme la victime" » (p. 78) (3). Autrement dit, c’était une manifestation de pouvoir (« royal ») et même de violence (« assomme la victime ») concomitante à un trait d’humour.

Ce qui reste en mémoire

Jean-Louis Debré revient sur les petites phrases du général de Gaulle dans un document de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) (4). Il rappelle que le fondateur de la Ve République, interrogé sur sa santé lors d’une conférence de presse, avait répondu : « Je vais bien mais rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir ». « Et vous voyez, ajoute Jean-Louis Debré, on ne se souvient plus de la conférence de presse mais de ces petites phrases, et en trois mots, on déstabilise parce qu’une des fonctions de l'humour, c'est de déstabiliser le journaliste. D'ailleurs à l'époque on n'a retenu que ces petites phrases. » La formule gaullienne exerce ainsi une double fonction : dans l’immédiat, l’humour déstabilise le journaliste, à terme, la petite phrase reste dans les mémoires comme représentative de l’ethos du Général.

La campagne présidentielle de 1995  est aussi le théâtre de meurtres symboliques. « Chirac et Balladur ne se ménageaient pas et les petites phrases assassines pleuvaient de part et d’autre », écrit Jean-Louis Debré (p. 94). Il n’entre pas dans le champ de son livre de s’interroger sur les différences entre les programmes politiques des deux hommes. Elles étaient minces, pourtant, et l’on soupçonne qu’elles ont moins lourd dans les urnes que ces « petites phrases assassines ». Ce qui là aussi devrait inciter à s’interroger sur la nature du régime démocratique.

Jean-Louis Debré, réputé pour son heureux caractère, appréciait l’humour. « Ça rend plutôt sympathique, expliquait-il à l’INA, or la politique c'est d'apparaître aux électrices et aux électeurs sympathique. […] Quelqu'un qui vient à la télévision et qui commence à vous casser les pieds, on zappe. Quand on sait qu'on va sourire, quand on sait qu'on va passer un bon moment, eh bien on écoute. » Affirmation qui souligne une fois de plus la distinction entre humour et petite phrase : cette dernière ne rend pas forcément sympathique, et si l’humour, on l’écoute, la petite phrase, on s’en souvient.

Michel Le Séac’h

 

(1)      Un doute subsiste, car cette phrase paraît absente des œuvres de Bergson, et le néologisme « autodérision », rarissime à son époque, ne s’est répandu que dans le dernier quart du 20e siècle.

(2)      Henri Bergson, Le Rire, Paris, Quadrige/PUF, 5e éd. 1989.

(3)      Jean Cau, préface de Les Mots du Général par Ernest Mignon, illustrations de Jacques Faizant, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1962.

(4)      L’INAttendu, présenté par Nathanaël de Rincquesen et Ludivine Lopez, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/jean-louis-debre-humour-politique-ministre-de-l-interieur-conseil-constitutionnel-assemblee-nationale.



17 février 2025

« Périssent les colonies plutôt qu’un principe » : Robespierre de retour via Mayotte ?

La question du droit du sol à Mayotte agite l’Assemblée Nationale. « Encore une petite phrase », s’exclame Catherine Piettre dans Les Dernières nouvelles d’Alsace quand François Bayrou, après avoir constaté un « sentiment de submersion » fin janvier, propose d’élargir le débat. Les partis de gauche s’enflamment. Des petites phrases, il y en aura d’autres. Et il y en a déjà eu, y compris pour une pure question de vocabulaire.

Le 13 mai 1791, l’Assemblée nationale débat des colonies. La principale pierre d’achoppement est l’esclavage. Les colonies veulent le préserver. Une partie de l’Assemblée voudrait l’interdire depuis Paris. L’Assemblée s’apprête finalement à décréter qu’« aucune loi sur l'état des personnes non libres ne pourra être faite par le corps législatif pour les colonies que sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales ». Autrement dit, ces dernières pourront maintenir l’esclavage.

Médéric Moreau de Saint-Méry, colon martiniquais, révolutionnaire actif et propriétaire d’esclaves, propose de modifier la rédaction du texte : « il est indispensable de s'expliquer clairement, d'une manière qui ne permette plus de doutes. Il ne faut donc plus parler de personnes non libres ; que l'on dise tout simplement des esclaves : c'est le mot technique. »


Mais la Révolution se paie volontiers de mots. Maximilien de Robespierre intervient pour contester l’emploi de ce « mot technique » : « J'ai une simple observation à faire sur l'amendement. Le plus grand intérêt, Messieurs, dans cette discussion, est de rendre un décret qui n'attaque pas d'une manière trop révoltante et les principes et l'honneur de l'Assemblée. Dès le moment où, dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur… et le renversement de votre Constitution. » Puis, comme la discussion persiste, il proclame, selon la Gazette universelle : « Périssent les colonies, si elles nous forcent à renoncer à nos principes ! ».

Moreau de Saint-Méry retire son amendement. Il renonce au « mot technique », la périphrase politiquement correcte est conservée et le décret est adopté. Une tempête dans un verre d’eau, à première vue. Comment a-t-elle pu accéder à une telle notoriété ?

Du vocabulaire au sanguinaire

Le mot de Robespierre semble avoir produit un grand effet sur ses contemporains. Dès le mois de juillet 1791, le Journal de physique, de chimie, d'histoire naturelle et des arts cite « périssent les Colonies plutôt que de violer un principe » comme une sorte de dicton. Surtout, la formule prend une tout autre signification fin août 1791 quand débute l’insurrection de Saint-Domingue. L’ampleur des destructions et des meurtres alarme la nation. Un commissaire de Saint-Domingue dénonce devant l’Assemblée nationale « le mot qui a servi depuis de ralliement à tous les révoltés : Périssent les Colonies »(1).

Un témoin des événements s’indigne : « La superbe colonie de Saint-Domingue n'est plus qu'un monceau de ruines et de cendres. Périssent les colonies, disaient-ils, plutôt que de perdre un principe ! Eh ! bien ! qu'ils viennent ces prétendus patriotes, contempler celles de Saint Domingue ; leurs cœurs altérés de sang y trouveront de nouvelles jouissances(2). »

Les esprits se divisent. Un député malouin fait état de la situation haïtienne à l’Assemblée nationale le 1er décembre 1791 et, « ayant traité de blasphématoire le mot de M. Robespierre, périssent les colonies plutôt que, etc., il a été rappelé à l’ordre par un décret »(3) ! Ce « blasphématoire » est davantage qu’une métaphore : le mot de Robespierre est sanctuarisé. Une adresse au roi y voit un « vœu prophétique »(4). Les « Amis de la vérité » confirment : « "Périssent les colonies, a dit un orateur, plutôt qu'un seul principe!" Cette maxime est sacrée »(5).

Une puissante microrhétorique

Depuis lors, elle a fait l’objet de citations innombrables, y compris sous la plume d’auteurs comme Guizot, Schoelcher, Burette, Larousse, Chateaubriand…, jusqu’à la décolonisation. Plusieurs auteurs, tels les Amis de Robespierre ont tenté de corriger la citation : l’Incorruptible n’aurait pas vraiment dit ça, ou même la formule serait de quelqu’un d’autre. Si cette hypothèse était exacte, le mystère n’en serait que plus épais : comment une petite phrase portant a priori sur une simple question de vocabulaire, l’adoption d’un mot plutôt que d’un autre, a-t-elle pu susciter tant de vifs débats ?

La réponse est sans doute dans son caractère microrhétorique :

  • Logos : la formule commence par un verbe fort, à l’impératif, d’une sonorité remarquable. Le contraste entre la sentence de mort et le « principe » intrigue, mais souvent le message se concentre dans les trois premiers mots d'une phrase dont la suite n'est pas très certaine. 
  • Ethos :  une solide réputation de coupeur de tête entoure l’auteur de la phrase. « Périssent les colonies » a pu y contribuer en un effet cerceau : la phrase est sanguinaire parce qu'elle vient de Robespierre, Robespierre est sanguinaire parce qu'il a prononcé la phrase, dès avant le Comité de salut public.
  • Pathos : l’insurrection de Saint-Domingue, décrite en métropole par de nombreux témoins avec force détails, produit une énorme impression sur l’opinion publique de 1791. La Terreur et les « colonnes infernales » en Vendée ne tarderont pas. L'injonction « périssent » se multiplie : « Périssent les tyrans » (Bitaubé), « Périssent les arts s'il faut les acheter au prix de la liberté » (Prudhomme), « Périssent les talents qui n'ont pas la vertu pour appui » (Sérieys), etc.

Entre ces trois éléments, la convergence est parfaite. Ils se renforcent mutuellement, acquérant proprio motu une puissance qui ne résidait pas dans le débat parlementaire lui-même.

Michel Le Séac’h

(1)   Journal des débats et des décrets, volume 26, séances du 29 novembre 1791 et du 30 novembre 1791, p. 15.
(2)   Extrait d'une lettre sur les malheurs de Saint-Domingue en général, et principalement sur l'incendie de la ville du Cap Français, Au jardin égalité pavillon no. 1, 2 et 3, 1794, p. 3.
(3)   Louis-Marie Prudhomme dans son hebdomadaire Révolutions de Paris, 1791, p. 416.
(4)   Cité dans Pièces Trouvées, 5ème recueil, Imprimerie nationale, 1792, p. 7.
(5)   Bulletin des Amis de la vérité, n°75, 17 mars 1793, p. 3.

Illustration : buste de Robespierre en 1791 par Claude-André Deseine, photo Rama, via Wikimedia Commons, licence Cecill, CC BY-SA 2.0 FR

31 janvier 2025

« Submersion » : impair, passe ou gagne pour François Bayrou

 Le sort d’une petite phrase est déterminé par le public, qui peut être imprévisible.

Le 27 janvier, interrogé par Darius Rochebin sur LCI à propos de l’accueil des migrants en France, François Bayrou déclare : « Je pense que la rencontre des cultures est positive, mais dès l'instant que vous avez le sentiment d'une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, de ne plus reconnaître les modes de vie ou la culture, dès cet instant là vous avez rejet ».

Cette considération du Premier ministre déclenche aussitôt une sorte de tremblement de terre politique avec pour épicentre le mot « submersion ». Les réactions sont très nombreuses, en particulier chez les socialistes, que François Bayrou tentait de convaincre d’accepter son budget afin d’éviter un recours à l’article 49.3 suivi d’une motion de censure. « Après sa petite phrase sur la submersion migratoire, rien ne va plus pour le Premier ministre », constate TMC mardi. « Les négociations sont officiellement au point mort entre le gouvernement et le parti socialiste à la veille d'un vote capital par les députés et les parlementaires. »

Extrait d'une copie d'écran TF1 Info
Reproche adressé à François Bayrou : il utilise un vocabulaire venu du Rassemblement national. Que le mot « submersion » soit familier au Rassemblement national, cela ne fait aucun doute. Un communiqué de Marine Le Pen publié le 16 janvier 2018 était ainsi intitulé « Immigration : face à la submersion, les Français attendent de la fermeté ! » Mais paradoxalement, l’expression est encore plus largement employée – donc diffusée – par ceux qui entendent la dénoncer. Jean-Christophe Cambadélis évoque par exemple « la supposée submersion migratoire » dans Chronique d’une débâcle (L’Archipel, 2017). Le « sentiment » de submersion migratoire est aussi constaté par des observateurs neutres. Jérôme Fourquet a publié en 2016 aux Éditions de l’Aube un livre intitulé Accueil ou submersion ? Regards européens sur la crise des migrants. Par ailleurs, l’expression prolonge naturellement le concept de « flux migratoire » couramment utilisé par les démographes depuis des décennies.

Diaboliser une expression réclame un travail de communication intense et vigilant. Il a été accompli avec un certain succès pour « seuil de tolérance » ou « grand remplacement ». Au tour de « submersion migratoire » ? Le Parti socialiste réclame au Premier ministre un changement de vocabulaire en menaçant de le censurer sur la question du budget : censure politique contre censure lexicale, en somme.

Un bras de fer qui tourne mal

La presse française estime majoritairement que le Premier ministre est mis en difficulté par cette affaire. « Bayrou en mauvaise position », assure TMC. « Le Premier ministre a choqué jusque dans son camp », estime Ouest-France. François Bayrou refuse pourtant de faire amende honorable. « Ce ne sont pas les mots qui sont choquants, c’est les réalités », maintient-il à l’Assemblée nationale face à Boris Vallaud, président du groupe socialiste. Non seulement il persiste et signe, mais il aggrave son cas !

Ou pas… Car, de quelque manière qu’on l’exprime, le sentiment que trop d’immigrés arrivent en France est largement majoritaire dans l’opinion, de nombreux sondages l’ont montré ces dernières années. Le bras de fer politico-lexical déclenché par le Parti socialiste est loin d’être gagné d’avance. Peut-être même est-il déjà perdu. Un sondage réalisé par Elabe pour BFMTV ce mercredi montre que 74 % des Français se rangent du côté de François Bayrou. Pas mal pour un Premier ministre qui, quelques jours plus tôt, n’obtenait que 20 à 25 % d’opinions favorables. Ce résultat a de quoi refroidir ceux qui envisageaient de joindre leur voix à celle des socialistes (et pourrait susciter des émules).

Corrélativement, le débat sur le vocabulaire occulte le débat parlementaire. LFI, qui comptait occuper le centre du jeu en déposant une motion de censure, voit l’attention des médias se détourner vers un autre objet. La députée LFI Alma Dufour tente de la recentrer en déclarant à BFM TV : « Les socialistes s'honorent à considérer la censure, pas que pour une histoire de petite phrase, parce que cette phrase intervient, déjà c'est la phrase de trop, et effectivement c'est une concession de trop faite au Rassemblement national, mais aussi parce que le pays va très mal. »

Si les socialistes votent la censure, ils risquent de donner tout à la fois l’impression de s’incliner devant leur allié et de sanctionner le gouvernement en raison d’un mot validé par les trois quarts des Français. S’ils ne la votent pas, ils descendent d’un cran vers l’insignifiance. Paradoxalement, le Rassemblement national pourrait être tenté, lui, de voter la censure afin de montrer qu’un terme isolé ne suffit pas à combler un fossé politique. Même réduite à un seul mot, une petite phrase peut peser un poids réel et significatif dans la vie politique d’un pays.

Michel Le Séac'h

À lire aussi :  Les petites phrases de François Bayrou


27 janvier 2025

Quelle phrase pour désigner le discours inaugural de Donald Trump ?

Politologues et journalistes américains désignent classiquement les discours inauguraux des présidents des États-Unis par leur phrase ou leur expression la plus significative, par exemple :

  • « Nous sommes tous républicains, nous sommes tous fédéralistes » (Thomas Jefferson)
  • « La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même » (Franklin D. Roosevelt)
  • « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous mais ce que vous pouvez faire pour votre pays » (John F. Kennedy)

Le premier discours inaugural de Donald Trump, le 20 janvier 2017, est souvent désigné comme l’« American Carnage speech » à cause de cette petite phrase, vers le milieu d’une allocution à la tonalité très sombre : « This American carnage stops right here and stops right now ». (Ce carnage américain cesse ici et maintenant).


Avant le second discours inaugural de Donald Trump, ce 20 janvier 2025, certains Américains ont proclamé qu’ils ne l’écouteraient pas. La journaliste et historienne Alexis Coe a tenté de les convaincre, qu’ils aient ou non voté pour Trump, d’assister quand même à l’événement :

Alors que se prépare la seconde inauguration de Donald Trump, lundi, l’historienne de la présidence que je suis est surprise d’apprendre que beaucoup de gens l’ignorent joyeusement, comme si c’était une simple frivolité, du remplissage pour les médias, une absurdité dont on peut aisément se passer. […] Et l’on n’échappera pas à son résumé pendant au moins 24 heures. N’est ce pas suffisant ?

Absolument pas. Que ce soit deux heures ou deux cents ans plus tard, je vous l’assure, ce n’est pas la même chose. Rien ne remplace le spectacle de l’histoire en train de se faire en temps réel.

Et cette histoire en train de se faire se confond avec la petite phrase qui donnera son sens au discours :

Peut-être êtes-vous encore traumatisé par 2017 et l’allocution inaugurale « American Carnage » de Trump, une fièvre dystopique de seize minutes. Sa vision lugubre de l’Amérique – que vous y adhériez ou pas – est devenue une partie notoire de l’histoire américaine. Une petite phrase [catchphrase] est une petite phrase.

Donald Trump a un peu compliqué la question : le 20 janvier, il a prononcé deux discours au lieu d’un. Le premier, l’inaugural address proprement dite, a été prononcé devant un parterre d’invités de marque réunis à Washington dans la Rotonde du Capitole. Le second a été prononcé devant un public de partisans. Selon certains, Trump aurait retenu ses coups lors du premier discours, le plus « officiel », et se serait davantage lâché devant ses proches.

Le discours de la Rotonde abonde néanmoins en petites phrases candidates à rester dans l’histoire. En voici quelques-unes :  

  • Drill, baby, drill ! (Fore, bébé, fore). Cette « petite phrase familière » déjà utilisée pendant la campagne avait été un slogan du Parti républicain il y a une quinzaine d’années. Elle est cependant compromise depuis qu’elle a été détournée en « Spill, baby, spill » (Pollue, bébé, pollue) après un grave accident de forage dans le golfe du Mexique (que Donald Trump veut rebaptiser « golfe d’Amérique »).
  • From this moment on, America’s decline is over. (À partir de maintenant, le déclin de l’Amérique est fini)
  • I was saved by God to make America great again. (Dieu m’a épargné pour que l’Amérique retrouve sa grandeur)
  • We will strive together to make his [Martin Luther King] dream a reality. (Nous nous efforcerons ensemble pour que faire de son rêve une réalité)
  • We will not forget our country, we will not forget our Constitution, and we will not forget our God. (Nous n’oublierons pas notre pays, nous n’oublierons pas notre Constitution et nous n’oublierons pas notre Dieu)
  • The American dream will soon be back and thriving like never before. (Le rêve américain sera bientôt de retour et plus prospère que jamais)
  • We are going to bring law and order back to our cities. (Nous ramènerons la loi et l’ordre dans nos cités)
  • We will pursue our Manifest Destiny into the stars, launching American astronauts to plant the stars and stripes on the planet Mars. (Nous poursuivrons notre Destinée manifeste jusqu’aux étoiles, nous enverrons des astronautes américains planter le « stars & stripes » sur la planète Mars)
  • In America, the impossible is what we do best. (En Amérique, l’impossible est ce que nous faisons le mieux)
  • With your help, we will restore America promise and we will rebuild the nation that we love — and we love it so much. (Avec votre aide, nous rétablirons la promesse de l’Amérique et nous reconstruirons la nation que nous aimons – et nous l’aimons tant)

C’est beaucoup. Un grand discours est identifié à une petite phrase, pas deux, encore moins une demi-douzaine ! Plutôt que les formules ci-dessus, la petite phrase de l’inaugural address pourrait bien être en définitive celle qui ouvre le discours :

  • «  The golden age of America begins right now ». (L’âge d’or de l’Amérique commence dès à présent)
D'autant plus que cette formule déjà utilisée plusieurs fois au cours de la campagne présidentielle est reprise dans la péroraison du discours : « The future is ours, and our golden age has just begun » (L’avenir est à nous et notre âge d’or vient seulement de commencer).

Ainsi, le discours pourrait bien rester dans l’histoire comme le « Golden Age speech ». À moins que les Américains n’en décident autrement. Comme le dit Alexis Coe, “la vraie force de l’Amérique n’a jamais résidé uniquement dans les paroles de ses leaders mais dans la résilience et l’idéalisme de son peuple. Même si l’on nous présente un discours confus, des prétentions fantastiques et des songeries lunatiques, appliquer délibérément le message reste de notre responsabilité. En définitive, les vrais architectes de l’histoire ne sont pas sur le podium – ils sont parmi la foule. »

Une petite phrase est choisie par son public, dont le jugement est parfois inattendu. La foule américaine pourrait-elle imposer un autre choix ? Elle a semblé très sensible à une phrase bien particulière :

  • « It will henceforth be the official policy of the United States government that there are only two genders: male and female.  » (La politique officielle du gouvernement des États-Unis sera désormais qu’il n’y a que deux sexes : homme et femme).

Cette phrase a provoqué une réaction enthousiaste au Capitole et des applaudissements frénétiques chez la foule de partisans réunis dans un stade voisin, note le correspondant de la BBC. « C’est le signe que les questions culturelles – à propos desquelles Trump affiche les contrastes les plus nets avec les démocrates – resteront pour le nouveau président l’un des moyens les plus puissants de garder le contact avec sa base. »

Michel Le Séac’h

Photo Donald Trump en 2024 : Gage Skidmore, licence CC BY-SA 2.0, via Flickr

Parmi les articles précédents : 

18 janvier 2025

Emmanuel Macron : « Les urgences, c’est rempli de Mamadou »

Depuis près d’un mois, la citation tourne. À l’automne 2023, évoquant l’hôpital public et l’aide médicale d’Etat (AME) aux étrangers en situation irrégulière, Emmanuel Macron aurait déclaré à Aurélien Rousseau, alors ministre de la Santé : « le problème des urgences, c’est que c’est rempli de Mamadou ». Aujourd’hui député socialiste, Aurélien Rousseau a rapporté le propos à des journalistes du Monde qui ont publié sous le titre « Macron, le président et son double » une enquête en quatre volets de tonalité plutôt « people ». Dans le deuxième épisode, Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Ivanne Trippenbach rappellent plusieurs des petites phrases mises au passif du président : « un pognon de dingue », « je traverse la rue », etc. Elles lui viennent disent-elles, d’un « copain de longue date », éleveur de brebis dans les Pyrénées.

Mais il y a pire quand le président « entretient le flou sur ses convictions idéologiques ». Certains de ses propos ne sont pas cohérents avec les convictions de gauche qu’il affichait en 2014, en tant que jeune ministre de l’Économie de François Hollande. En particulier, le thème de la « société ouverte » qu’il défendait naguère est incompatible avec ses vues sur l’AME telles que les résumerait la formule expéditive livrée à Aurélien Rousseau.


Une « révélation » faite par un tiers suscite toujours un peu de scepticisme. Ainsi, pour rester sur le thème de l’immigration, la formule du général de Gaulle sur « Colombey-les-deux-mosquées » rapportée en 1994 par Alain Peyrefitte, qui la date du 5 mars 1959, a été contestée à diverses reprises. L’AFP, qui évoque des « déclarations prêtées au général de Gaulle », convient néanmoins que « les historiens interrogés par l'AFP jugent leur véracité très plausible ». Alain Peyrefitte était un confident régulier du général de Gaulle, lequel n’a jamais eu l’occasion de commenter une opinion rendue publique bien après sa disparition. Aurélien Rousseau, lui, est un ex-allié d’Emmanuel Macron devenu opposant : il aurait entendu la phrase en tant qu’allié et l’aurait répétée en tant qu’opposant. Elle a été officiellement et  « fermement » démentie par les services de l’Élysée.

Presque une banalité

Plus encore, le scepticisme envers cette formule pourrait venir de ce qu’elle ne cadre pas bien avec la personnalité perçue d’Emmanuel Macron, forgée à partir de déclarations comme celle-ci, rappelée par Le Monde, à Marseille en 2017 : « Les Arméniens, les Comoriens, les Italiens, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, j’en vois des tas d’autres, que je n’ai pas cités, mais je vois quoi ? Des Marseillais, je vois des Français ! » À propos de « c’est rempli de Mamadou », certains parlent de petite phrase. Cependant, une petite phrase ne prospère que si son logos « matche » avec l’ethos du locuteur. En cas de discordance, elle est vite oubliée.

Le logos doit aussi être en résonance avec le pathos des auditeurs. Ici, en quelque sorte, la messe est déjà dite : 57 % des Français souhaitent la suppression de l’AME (alors que 56 % étaient favorables à son maintien dix mois plus tôt) et environ 70 % désirent que l’immigration soit réduite. L’avis du chef de l’État, si avis il y a, fait presque figure de banalité. De plus, il n’est pas exprimé dans une situation de débat qui le mettrait davantage en valeur.

En tout état de cause, que le propos soit véridique ou non, ou qu'il soit considéré comme une « petite phrase » ou pas, il ne comporte guère de risque pour Emmanuel Macron. Un relent de racisme dans le prénom « Mamadou » ? Quand Marianne et l’Ifop sondent en 2019 le degré d’approbation des dix petites phrases les plus connues de Jacques Chirac(1), « le bruit et l’odeur », cette « sortie clairement xénophobe » qui lui a valu les plus vifs reproches y compris dans son propre camp, arrive en quatrième position. Elle reçoit 65 % d’approbations ! Il est peu probable que les Français soient davantage favorables à l’immigration aujourd’hui.

Michel Le Séac’h

(1)     Hadrien Mathoux, « "Notre maison brûle", refus de la guerre en Irak et... "le bruit et l'odeur" appréciées : découvrez notre sondage Ifop sur les phrases cultes de Chirac », Marianne, 1er octobre 2019, https://www.marianne.net/politique/notre-maison-brule-refus-de-la-guerre-en-irak-et-le-bruit-et-l-odeur-appreciees-decouvrez

Illustration : Bing Image Creator

08 janvier 2025

La petite phrase la plus importante de Jean-Marie Le Pen

 Y a-t-il un homme politique auquel on a attribué plus de « petites phrases » que Jean-Marie Le Pen ? Hormis le général de Gaulle, bien sûr… C’est peut-être en bonne partie pour cela que la locution « petite phrase » a pris une tonalité le plus souvent péjorative (ce qui n’était pas le cas voici cinquante ans comme le montrent les archives d’Ouest-France aussi bien que celles du Monde).

Dans la masse énorme des déclarations de Jean-Marie Le Pen, celle qui vient le plus spontanément à l’esprit est certainement « Les chambres à gaz sont un détail ». Le cas est exemplaire. D’abord, il montre une fois de plus que les petites phrases les plus fortes ne portent pas sur des programmes électoraux mais sur des convictions ou des attitudes. Surtout, il illustre bien le phénomène d'amélioration subi par beaucoup de petites phrases émergentes : les auditeurs – ou des commentateurs plus ou moins bienveillants – tendent à les optimiser
‑ afin d’installer un logos plus concis et plus percutant,
‑ et/ou correspondant au mieux à la réputation du locuteur, à son ethos,
‑ et/ou faisant mieux écho aux sentiments du public, à son pathos.


Interrogé en 1987 sur les chambres à gaz nazies par un Grand Jury RTL-Le Monde, Jean-Marie Le Pen, voit évidemment la question comme un piège. Il répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale ». La déclaration est aussitôt reformulée, du relatif on fait un absolu : « Les chambres à gaz sont un détail ». La petite phrase est moins dans la bouche de Jean-Marie Le Pen que dans l’oreille des auditeurs ou dans le stylo des commentateurs. Il aura beau soutenir que l’important est que les gens ont été tués et non la manière dont ils l’ont été, la cause est entendue et jugée instantanément. La petite phrase n’est pas seulement citée abondamment, elle produit des effets politiques jusqu’à nos jours.

Cependant, si cette petite phrase est probablement celle qui a le plus marqué la carrière politique personnelle de Jean-Marie Le Pen, et qui est rappelée avec le plus d'insistance depuis son décès hier, 7 janvier 2025, ce n’est probablement pas celle qui aura pesé le plus lourd sur la vie politique française. L’Institut national de l’audiovisuel (INA) l’a rappelé fin 2023 lors de la discussion du projet de loi sur l’immigration.

« L’immigration est depuis des décennies au cœur des débats politiques et a d’ailleurs été sujet à de petites phrases que l’on retient », note l’INA. Celui-ci a fait appel à Pascal Perrineau pour une « analyse de la phrase de Jean-Marie Le Pen : "La véritable vague déferlante de l'immigration" ». Cette phrase a été prononcée le 13 février 1984 au cours de l'émission L'Heure de vérité, diffusée sur Antenne 2. Là aussi, la petite phrase est optimisée, ou du moins raccourcie, puisque la formule originale était celle-ci : « …la véritable vague déferlante de l’immigration en provenance du tiers-monde vers un pays comme le nôtre frappé par la dénatalité. »

La rive fertile du Rubicon

« Alors là on entre vraiment dans le dur », commente Pascal Perrineau. « Ça annonce le discours sur le grand remplacement. Le discours de Jean-Marie Le Pen qui est un discours relativement marginal au début va peu à peu s'imposer et être au centre du débat comme il l'est aujourd'hui ». Le Front National, alors donné à 4 % dans les sondages, obtient presque 11 % des voix à l’élection européenne quelques semaines plus tard.

L’importance politique de cette petite phrase dépasse de beaucoup cette élection. À l’époque, la base du Parti communiste voit l’immigration d’un mauvais œil. En 1980, la mairie communiste de Vitry a fait détruire par un bulldozer un foyer pour émigrés. Une partie des socialistes s’interrogent. En 1988, Michel Rocard déclare que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette petite phrase restée célèbre elle aussi, est accueillie par un tollé chez les penseurs de gauche. Pour la majorité d’entre eux, la critique de l’immigration est l’apanage du Front National, un sujet interdit aux autres partis. Les jeux sont faits : « L'immigration va devenir un fonds de commerce prospère pour le Front National », constate Pascal Perrineau. La gauche, elle, demeure dans sa quasi-totalité sur l’autre rive du Rubicon qu’est devenue pour elle la petite phrase de 1984.

« L’extrême-droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions », admet pourtant le Premier ministre Laurent Fabius quelques mois plus tard. Mais faute de proposer de « vraies réponses » et un récit audible sur l’immigration, la gauche se condamne à voir son propre fonds de commerce s’étioler le jour où ces vraies questions deviennent un souci majeur pour les électeurs au point qu'ils franchissent eux aussi le Rubicon. Il serait excessif de dire que la petite phrase de Jean-Marie Le Pen en 1984 a « fait l’histoire », mais elle a du moins contribué à installer une situation dont les partis de gauche auront du mal à s’extraire sans casse.

Michel Le Séac’h

Jean-Marie Le Pen le 1er mai 2007, photo Marie-Lan Nguyen, sous licence CC BY 2.5 via commons.wikimedia.org