Après avoir dénoncé dans On a les politiques qu’on mérite le désamour des citoyens envers les élus, Chloé Morin expose dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (1) les mauvaises manières du microcosme médiatique. Pour avoir commencé très haut très jeune comme collaboratrice de deux premiers ministres, elle n’a été confrontée que tardivement à une vie politique dont la brutalité n’étonne plus ceux qui y ont fait leurs classes. Cela en fait une observatrice particulièrement sensible.
Bien
entendu, Chloé Morin sait que la violence n’est pas nouvelle dans la presse et les
médias. Elle évoque par exemple des débats à la chambre « absolument
effroyables » sous la IVe République ou un discours antisémite de
Xavier Vallat « d’une violence inouïe » en 1936. Oui mais, « c’était
fait avec un certain talent oratoire, pas des mots grossiers ». Dès
les premières pages du livre, ainsi, une réalité de la communication politique
s’impose : la lettre des déclarations n’est pas tout, la forme a son
importance.
Pour
rédiger son nouveau livre, Chloé Morin a rencontré plusieurs dizaines de personnalités
des médias. Trente-quatre d’entre elles sont nommément désignées. D’autres, en
nombre indéterminé, ont préféré ne pas être citées. Globalement, le tableau est
sombre : les médias sont extrêmement politisés, se laissent aller à des
mouvements extrêmes comme #MeToo, cultivent le sensationnalisme, abandonnent
les exigences professionnelles du journalisme, etc. Par chance, ces mauvaises façons
sont étrangères aux interlocuteurs de Chloé Morin, bien qu’ils siègent ou aient
siégé aux rangs les plus élevés du microcosme. Celui-ci n’est donc pas uniforme.
La Broyeuse a deux modes de fonctionnement, l’un brutal, l’autre amical.
Trois
grandes journalistes et les petites phrases
Les
petites phrases ont évidemment leur place dans ce livre. « "La petite
phrase", gangrène du débat public ? » se demande Chloé Morin
dès le premier chapitre. Elle lui consacre un long développement où elle rapporte
notamment ce que lui a dit Anne Sinclair. Celle-ci déplore « la volonté
de tout polariser, les informations trop vite diffusées, le commentaire de
plateau pour remplir le temps d’antenne à tout prix, le règne de la "petite
phrase"… Je me rappelle très bien, à l’époque où je faisais 7 sur 7, déjà
la petite phrase avait trop d’importance, on ne retenait qu’elle. »
Chloé
Morin ne le rappelle pas, mais Anne Sinclair doit beaucoup aux petites phrases.
Elles lui ont même mis le pied à l’étrier dans la presse audiovisuelle. Stagiaire
chez Europe 1 à ses débuts, elle scrute les débats de l’Assemblée nationale et,
ajoutent ses biographes, « il arrive même qu'elle repère la petite
phrase qui, le lendemain, fera le bonheur des journaux de la
"matinale" (2). Sa réputation de journaliste est vite établie,
comme en témoigne Danielle Mitterrand. Invitée de 7 sur 7 en 1986, elle est
presque fataliste : « je savais bien qu'un malin plaisir
pousserait une bonne journaliste à me conduire vers la petite phrase dont on ne
se relève pas » (3).
Parmi
les perles qui avaient « trop d’importance » à 7 sur 7 entre
1981 et 1997, figure par exemple « Je me sens tout à fait responsable,
mais pour autant, je ne me sens pas coupable » de la ministre Georgina
Dufoix en 1991, à propos de l’affaire du sang contaminé, phrase restée fameuse
sous la forme abrégée « responsable mais pas coupable ». Anne
Sinclair aurait pu citer aussi « la
gauche caviar découvre la tête de veau », de Balladur, en 1995. Quant à « dégraisser
le mammouth », s’il ne figure pas à son tableau de chasse, elle ne s’est pas privée d’y revenir en recevant Claude Allègre en 1997.
Ruth
Elkrief affiche elle aussi sa retenue. Un cran au-dessous, toutefois. « Moi,
je résistais autant que je le pouvais, se souvient Ruth Elkrief de ses années
passées à BFMTV. Quand on me disait "Tiens, il y a cette petite phrase",
je disais "Oui, mais elle est tronquée". C’était souvent difficile à
vivre pour moi, mais il était impossible de ne pas participer à nourrir la
mécanique. Quand vous êtes dans la machine, c’est très difficile de résister.
On sort la petite phrase, et elle devient un fait politique » (p. 42).
Il lui est pourtant arrivé de faire mieux que résister. Il faut lire le récit
de la « chasse à l’éléphant », dans lequel on la voit, sur LCI,
titiller longuement Michel Rocard dans l’espoir d’en obtenir une déclaration
intempestive. Et l’auteur de l’article, Daniel Schneidermann, de conclure :
« Ruth Elkrief désirait "de la reprise", une petite phrase que les grands
médias pussent citer, citant aussi LCI » (4).
Nathalie
Saint-Cricq paraît plus franche du collier que ses consoeurs. « Quand
les gens disent qu’ils en ont marre des petites phrases et des clashs, c’est
totalement faux ! La preuve, ils se
souviennent parfaitement des petites phrases, ils ne retiennent même que ça. La
politique se réduire à des clips, des pitchs courts, rapides, qui cognent. Ça cogne
dans l’action, ça cogne dans les images, ça cogne dans les mots » (p.
42). Au bord du cynisme, elle note : le
pire, c’est que l’on ne se souvienne pas de vous, « ou plus exactement
que l’on se souvienne de vous mais rien de ce que vous avez dit n’ait imprimé »
(p. 280).
De
la déploration à l’explication
Implicitement,
Chloé Morin n’écarte pas l’hypothèse d’une certaine connivence entre un
journaliste et sa « victime » quand elle écrit : « Je
ne démordrai pas de l’idée que la vertu ne procède pas de l’érection de murs de
Berlin face à une classe politique jugée forcément sale et corrompue ».
« La carrière exceptionnelle d’Anne Sinclair en est la preuve éclatante »,
ajoute-t-elle. Anne Sinclair elle-même lui explique ce qui la préservait des « œillères
idéologiques » : « Tout le monde acceptait de venir dans
mon émission, 7 sur 7 ». Elle ajoute quand même : « sauf
Le Pen, que je ne voulais pas recevoir » (p. 259). Certains murs de
Berlin, ou certaines œillères, ont quand même des avantages pratiques.
Pour le meilleur ou pour le pire, ces pratiques sont efficaces. Ainsi, « les petites
phrases, surtout lorsqu’elles étaient sorties de leur contexte, ont souvent
coûté très cher à Nicolas Sarkozy » (p. 147). Les hommes politiques le
savent bien et tentent de composer avec cette réalité. Témoin l’attitude cocasse
de Michel Rocard après qu’il eut déclaré « la France ne peut pas
accueillir toute la misère du monde » (encore un butin d’Anne Sinclair et
de 7 sur 7). Gêné par cette déclaration volontiers citée par la droite, il
tentera de la corriger a posteriori, en ajoutant lui ajoutant un codicille :
« mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (5). Ses amis bienveillants,
et
jusqu’à Emmanuel Macron, embrayeront sans hésitation pour tenter de faire
prévaloir la formule corrigée, plus agréable aux oreilles de gauche mais fausse,
comme
le montre une vidéo de l’INA. Chloé Morin elle-même s’y laisse prendre (p.
41), à moins qu’elle ne soit elle-même dans la bienveillance ?
Puisqu’il
en est ainsi, puisque politiques, journalistes et citoyens sont à ce point sous
l’influence des petites phrases, il est dommage que Chloé Morin ne s’interroge
pas sur les raisons de leur puissance. La matière d’un prochain livre,
peut-être ?
Chloé Morin
La Broyeuse - Les coulisses de la décomposition médiatique
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2025
ISBN 979-10-329-3423-4
320 pages, 22 €.
Michel
Le Séac’h
(1) Curieusement, le livre
porte deux sous-titres différents, l’un en couverture (Les coulisses de la
décomposition médiatique), l’autre en belle-page (Chronique d’une
décomposition médiatique annoncée). Le premier paraît plus représentatif de
son contenu.
(2) Alain Hertoghe, Marc
Tronchot, Anne Sinclair, femme de tête, dame de cœur, Calmann-Lévy, 2011.
(3) Danielle Mitterrand, La Levure du pain, Edition°1,
1992.
(4) Daniel Schneidermann, « Récit de la chasse à l’éléphant sur le
câble », Le Monde, 8 février 1998, https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/02/08/chasse-a-l-elephant-sur-le-cable_3652656_1819218.html
(5) voir Michel Le Séac’h, La
Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.