Il n’est pas rare que la presse attribue des « petites
phrases » à Vladimir Vladimirovitch Poutine. Pourtant, peu d’entre elles marquent
durablement. En quart de siècle d’exercice du pouvoir, le président du plus
grand pays du monde n’a pas livré beaucoup de formules mémorables. La plus
connue sans doute, « on
ira buter les terroristes jusque dans les chiottes », date de
1999, une époque où il n’était que numéro 2 derrière Boris Eltsine. Elle
esquisse le portrait d’un homme brutal et déterminé. Pourquoi un dirigeant d’une
telle stature est-il si peu cité en comparaison d’un de Gaulle ou d’un
Churchill, par exemple (ou même d’un Trump et d’un Macron) ?
Poutine dans le texte inspire quelques éléments de réponse. Ce livre d’Élisabeth Sieca-Kozlowski, sociologue
de l’EHESS spécialiste de la Russie, présente une sélection de textes du
président russe et de quelques dignitaires (Medvedev, Tolstoï…) et
intellectuels (Sergueïtsev, Douguine…) publiés ou prononcés entre 2001 et 2023.
À travers ces textes, Élisabeth Sieca-Kozlowski étudie
successivement la conception de l’ordre international qui s’est formée dans l’esprit
de Vladimir Poutine entre 2001 et 2015, la question de l’Ukraine telle qu’elle
s’est posée à lui au lendemain de la révolte de Maïdan (2014-2021) et les
justifications qu’il avance au début de la guerre.
Poutine, en fait, parle peu, ou plutôt ne dit pas grand
chose. S’il pratique volontiers les discours-fleuves, il semble peu s’écarter
du texte écrit pour lui. Sauf peut-être pour des remarques qui peuvent paraître
d’une surprenante naïveté, fausse ou réelle (
« On entend souvent dire
que la politique est un sale métier. Peut-être, pas aussi sale que cela, pas à
ce point quand même. »)
Des représentants du Kremlin indiquent toutes les semaines
aux médias d’État les éléments de langage à utiliser, « à tel point que
tous les médias diffusent tous la même information et relaient les messages de
Poutine qui, lorsqu’il s’adresse à son peuple, cherche à maintenir une
apparence de normalité en abordant des thèmes attendus par la population, sur
le ton du "business as usual". On a l’impression d’être dans un
univers orwellien » (1). Il s’exprime rarement à bâtons rompus lors de
ses apparitions publiques ‑ au point qu’on imagine parfois qu’il lui arrive de
se faire représenter par un sosie. Il s’exprime peu à l’étranger, instruit
peut-être par ses dérapages des premiers temps (2).
Une palette d’attitudes différentes
Si le logos de Poutine est mesuré, son ethos
est disparate. Élisabeth Sieca-Kozlowski évoque une « vision du monde
hétéroclite et d’abord très hésitante » et même des « errements
géopolitiques » et des « positionnements qui varient en
fonction des opportunités et se superposent » (ces deux dernières
expressions sont empruntées à Thomas Gomart, directeur de l’Institut français
des relations internationales IFRI).
Amical envers les pays occidentaux au moins d’apparence à
ses débuts, Poutine déclare dans un discours au Bundestag, en septembre 2001 :
« Aujourd’hui, nous devons le dire une fois pour toutes : la
guerre froide est terminée ! … Il nous faut impérativement affirmer que
nous renonçons à nos stéréotypes et à nos ambitions et que, dorénavant, nous
travaillerons ensemble à la sécurité des peuples d’Europe et du monde entier. »
Mais alors que l’économie russe se rétablit, il adopte des attitudes plus
hostiles à partir de 2007.
Lors des manifestations pro-européennes de la place Maïdan,
à Kiev, début 2014, Poutine réagit d’abord en dirigeant politique contesté. L’Ukraine
fait partie de sa sphère d’influence, comme la Biélorussie. À ses yeux, les
manifestations anti-Ianoukovytch sont nécessairement suscitées par des comploteurs.
« Des nationalistes, des néonazis, des russophobes et des antisémites
ont exécuté ce coup d’État », déclare-t-il le 18 mars 2014 devant la
Douma d’État.
Dans les semaines suivantes, la Russie occupe militairement
la Crimée, sécurisant ainsi le port militaire de Sébastopol, loué à l’Ukraine depuis
un traité de 1997. Vladimir Poutine légitime l’opération au nom de l’histoire :
la presqu’île serait un territoire russe, malencontreusement donné à l’Ukraine quelque
70 ans plus tôt. Il ne tarde pas à perfectionner cet argument par une touche
humanitaire :
« J’ai entendu des résidents de Crimée dire qu’en
1991, ils ont été abandonnés comme un sac de pommes de terre »,
assure-t-il.
Puis il étend cette affirmation et se présente comme une
sorte de chevalier blanc venant au secours du Donbass : il s’y déroule un
génocide (3) commis par l’Ukraine contre des Russes ethniques, la Russie ne peut
pas ne pas entendre leur appel au secours. Un idéal moral plus élevé encore est
invoqué : « L’issue de la Seconde Guerre mondiale est sacrée […].
Mais cela ne contredit pas les hautes valeurs des droits de l’homme et des
libertés, fondées sur les réalités des décennies d’après-guerre. » L’argument
est à son paroxysme lorsque débute l’invasion russe en février 2022.
À partir du moment où l’offensive patine, Poutine pivote
vers un autre argument : l’Ukraine n’est qu’un paravent, la guerre a été
voulue par les pays occidentaux. Alors qu’il leur reprochait quelques mois plus
tôt de n’avoir pas pris position dans le Donbass après 2014, il leur impute désormais
d’avoir systématiquement préparé un conflit ; l’offensive russe les aurait
simplement pris de vitesse. Comme les dirigeants américains avant la guerre en
Irak en 2003, il évoque même des sites d’armes de destruction massive, notamment
biologiques (« un réseau de plusieurs dizaines de laboratoires qui
menaient, sous la direction et avec l’appui financier du Pentagone, des
programmes militaro-biologiques »). Et l’Occident n’est pas seulement
un adversaire militaire : à partir de septembre 2022, Poutine évoque à
plusieurs reprise une « désatanisation » face à la dégradation
des valeurs morales en Occident : « cette négation profonde de
l’humanité, cette subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, cet
écrasement de la liberté prennent les traits d’une "religion à l’envers"
‑ d’un satanisme pur et simple. » L’opération militaire spéciale prend
des accents de guerre sainte.
Il y a une sorte de « tuilage » entre les
différentes couches argumentaires. Un même discours en reprend en général au
moins deux. Dans l’allocution du 24 février 2022 annonçant une « opération
militaire spéciale », celle-ci est destinée « à démilitariser
et à dénazifier l’Ukraine », et quelques instants plus tard à protéger
la Russie contre une expansion de l’OTAN. « Un grand nombre d’éléments
de langage introduits dans ce premier discours de guerre sont de fait déjà
présents dans l’espace public depuis plusieurs années », relève Élizabeth
Sieca-Kozlowski. Poutine s’affiche ainsi, simultanément ou tour à tour,
politicien, historien, humanitaire, moraliste, victime, stratège et prédicateur
(4). Aucune petite phrase ne peut être typique d’un personnage aussi
kaléidoscopique.
Des publics en décalage
À qui s’adresse Vladimir Poutine ? Une petite phrase
suppose une concordance entre l’ethos de son auteur et le pathos
de son public. Or le public visé par Poutine n’est pas toujours clairement
désigné et leurs longueurs d’onde sont rarement les mêmes. Même si la majorité
du peuple russe se rallie au drapeau, la guerre n’est probablement pas désirée –
à preuve les centaines de milliers de jeunes hommres (261.000 selon l’estimation
officielle du FSB) qui quittent le pays dans les semaines suivant l’offensive
russe. Il n’est pas facile d’en dire plus, les Russes étant en général peu
désireux d’aborder le sujet – ce qui est probablement une réponse en soi – mais
Poutine s’évertue sans doute à convaincre un public qui n’a pas très envie de l’entendre.
De même que ses mobiles, des publics différents peuvent être
« tuilés ». « Chers citoyens de Russie ! »
commence-t-il le 24 février 2022, s’adressant ostensiblement au peuple russe. Mais
vers la fin de son allocution, il bifurque vers les Ukrainiens (« je
lance un appel aux citoyens de l’Ukraine », qu’il s’agit de protéger
contre « ceux que vous appelez vous-mêmes des "nazillons". »),
puis vers les « militaires des forces armées de l’Ukraine » (« toute
la responsabilité d’une éventuelle effusion de sang reposera entièrement sur la
conscience du régime au pouvoir »).
Enfin, avant de revenir aux « Chers citoyens de Russie »,
il s’adresse à des pays tiers non spécifiés mais qui doivent être clairs dans
son esprit puisqu’il les menace expressément à la deuxième personne : « quelques
mots importants, très importants pour ceux qui pourraient être tentés de
l’extérieur d’interférer dans les événements qui se déroulent. Quiconque tente
d’interférer avec nous, voire de mettre en danger notre pays et notre peuple,
doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et vous conduira à des
conséquences auxquelles vous n’avez jamais été confrontés dans votre histoire. »
Il réitère ses menaces dans d’autres interventions, ajoutant parfois : « Ce
n’est pas du bluff », comme si l’on avait pu en douter. (Ainsi qu’on l’a
vu ci-dessus, quelques mois après les avoir invités à rester neutres dans le
conflit qui commence, Poutine accusera les Occidentaux de l’avoir voulu et
préparé depuis des années.)
Naturellement, Poutine songe probablement à l’OTAN, qui
semble l’obséder. Il la place, parfois élargie à un « Occident
collectif », au centre d’une vision du monde conflictuelle. L’OTAN a
bien plus d’importance pour lui que pour n’importe quel Occidental, hormis la frange
acquise à son discours. L’auditeur occidental comprend la menace, il n’en
comprend pas bien la cause : deux ans et demi plus tôt, Emmanuel
Macron attribuait même à l’OTAN un encéphalogramme plat. Il n’y a pas
d’alignement entre un orateur à l’ethos multiple et un public désigné de
manière allusive.
Les petites phrases sont têtues
Vladimir Poutine est pourtant un
dirigeant attentif à son image et entouré de spécialistes de la communication ;
Giuliano da Empoli en a livré un tableau saisissant dans Le Mage du Kremlin.
Il cite volontiers des dirigeants ou des intellectuels comme Stolypine ou
Soljenitsyne (« Ce sont de grands penseurs, ajoute-t-il, et
franchement je suis reconnaissant à mes assistants d’avoir trouvé ces citations »).
Attaché à brosser de vastes fresques historiques (mensongères ou pas, la
question n’est pas là), il aimerait sans doute y avoir sa place un jour. Il
tente manifestement des formules mémorables illustrant sa science, sa sagesse
ou sa bonté (« La grande mission des Russes est d’unir et de consolider
la civilisation », « L’histoire nous apprend qu’en 1940 et au
début de 1941, l’Union soviétique a tenté d’empêcher ou, du moins, de retarder
le déclenchement de la guerre »…). Mais ce ne sont pas elles qui sont
retenues, car elles ne correspondent pas à l’ethos personnel que le pathos
populaire lui prête.
De même que la
vox populi française a spontanément attaché
à Emmanuel Macron des petites phrases méprisantes qu’il ne recherchait certainement
pas, les petites phrases attachées à Vladimir Poutine le dépeignent en général comme
agressif et malveillant. D’où le succès d’
« on ira buter les terroristes
jusque dans les chiottes » ou de formules comme :
- « "Couvrir
sa patrie de merde, ici, c’est toujours le bienvenu, c’est considéré comme
un mérite, et beaucoup de gens le font avec plaisir» (2012)
- ».« Quelqu'un au sein
du gouvernement turc a décidé de lécher les Américains quelque part. Je ne
sais pas si les Américains ont besoin de ça » (2015)
- « Tout peuple, et
à plus forte raison le peuple russe, sait distinguer les patriotes
véritables des vendus et des traîtres et recracher ces derniers comme on
recrache un moucheron qui nous aurait volé par accident dans la bouche »
(2022)
- « Aujourd’hui,
nous entendons dire qu’ils veulent nous vaincre sur le champ de bataille.
Eh bien, que puis-je dire ? Qu’ils essaient […] les choses sérieuses
n’ont pas encore commencé. » (2022)
Le pli est pris : comme Emmanuel Macron encore, Poutine
voit même certaines paroles interprétées à rebours de ses intentions expresses.
« L’effondrement de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe
géopolitique du siècle », déclare-t-il devant l’Assemblée fédérale de
la Fédération de Russie le 25 avril 2005. Il s’en expliquera plus tard dans un
entretien avec le Financial Times : vingt-cinq millions de Russes
ethniques se sont retrouvés hors des frontières de la nouvelle Russie « et
personne n’a pensé à eux. Ce n’est pas une tragédie, cela ? […] Je
visais non pas la composante politique de la chute de l’URSS, mais son aspect
humanitaire. » Or on y avait entendu en général une nostalgie de la
Guerre froide : on ne prête qu’aux riches.
Élisabeth Sieca-Kozlowski reproduit ainsi un passage d’un
discours prononcé à l’occasion du 350e anniversaire de la naissance
du tsar Pierre le Grand, le 9 juin 2022 :
« Pierre le grand a mené
la guerre du Nord pendant vingt-et-un ans. On a l’impression qu’en combattant
la Suède, il s’emparait de quelque chose. Il ne s’emparait de rien, il
reprenait ce qui était à la Russie. […] Depuis la nuit des temps, des slaves
vivaient là-bas aux côtés des peuples finno-ougriens. Il en est de même en
direction de l’Ouest, la ville de Narva et ses premières campagnes. Pourquoi
s’est-il rendu là-bas ? Il y allait pour les récupérer et les renforcer.
C’est ce qu’il faisait. Apparemment, c’est aussi à nous maintenant de récupérer
ce qui appartient à la Russie.
Poutine se présente en successeur du plus prestigieux des
tsars et invoque une légitimité historique. Mais ce qui est retenu est un
message agressif, « récupérer ce qui appartient à la Russie », aggravé
par la mention de Narva, ville estonienne. Sa propension à agiter la menace
nucléaire n’arrange rien. En 2018, déplorant le désastre que serait une guerre atomique, il ajoute : Mais que nous importe le monde si la Russie n’existe
plus ? », phrase qui, note Élisabeth Sieca-Kozlowski, a été
interprétée par un grand nombre comme « Après moi, le déluge ». Poutine
croit sans doute rectifier le tir en assurant qu’il ne prévoit pas d’attaque
nucléaire préventive. Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter :
« Oui,
on dirait que nous nous croisons les bras et que nous attendons que quelqu’un
utilise des armes nucléaires contre nous. Eh bien, oui, c’est ce qu’il en est.
Mais tout agresseur devrait savoir que les représailles sont inévitables et
qu’il sera anéanti. Et nous, en tant que victimes d’une agression, nous irons
au paradis en tant que martyrs, tandis qu’il périront simplement parce qu’ils
n’auront même pas le temps de se repentir de leurs péchés. »
Il aura beau faire, après un quart de siècle au pouvoir
comme président ou comme Premier ministre de la Russie, Poutine traîne un ethos
de dirigeant impérialiste doublé d’un manipulateur. Il n’a presque aucune
chance de s'en débarrasser. S’il tient à laisser derrière lui des petites phrases
qui deviendront citations historiques, il a intérêt à cultiver des formules du
genre « Quia nominor Leo ».
Élisabeth Sieca-Kozlowski
Poutine dans le texte
CNRS Éditions, 2024, ISBN 2271149142
390 pages, 25 €
Michel Le Séac’h
(1) Élisabeth
Sieca-Kozlowski, interviewée par Le Jounral du CNRS, 14 mars 2024, https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-la-tete-de-vladimir-poutin
(2) Lors d’un
sommet de l’Union européenne, en novembre 2002, à un journaliste du Monde
qui l’interroge sur les armes utilisée en Tchetchénie, il répond : « les
journalistes qui s'inquiètent pour les Tchétchènes peuvent se faire circoncir ».
Voir https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2137824001041/sommet-de-l-union-europeenne-derapage-verbal-de-vladimir-poutine-sur-la
(3) En
fait de génocide, la guerre dans le Donbass aurait, selon l’ONU, coûté la vie à 6 500 combattants prorusses, 4 400
militaires ukrainiens et 3 405 civils entre 2014 et 2020.
(4) Manque le
juriste, car si Poutine évoque parfois une promesse verbale faite à Gorbatchev
de ne pas élargir l’OTAN (« ils nous ont trompé ou, dans le langage
populaire, tout simplement arnaqué »), il omet de rappeler les traités internationaux
par lesquels la Russie a garanti les frontières de l’Ukraine.
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