« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » : cette citation de Camus aux allures de dicton est aussi devenue une petite phrase politique. Elle rejaillit chaque fois que le débat politique achoppe sur une question de vocabulaire. En 1987, par exemple, du temps de Jospin, fallait-il dire « adaptation » au lieu de « privatisation »[1] ? Ces jours-ci, faut-il parler d’islamisme, d’islam politique, de radicalisme musulman, de séparatisme, etc. ?
Chaque fois, certains citent de travers et d’autres le leur reprochent. Il est vrai que l’erreur est fréquente. Une recherche Google sur « mal nommer les choses » + camus retourne environ 18.400 résultats. Une recherche sur « mal nommer un objet » + camus, environ 3.120. La formule exacte est pourtant la seconde ! « Mal nommer les choses ajoute à la misère du monde », écrivait cette semaine Le Canard enchaîné, souvent pointilleux pourtant[2]. Circonstance atténuante : en l’absence de guillemets, sa formule était une allusion plutôt qu'une citation.
La philologue Michaela Heinz[3] recensait en 2012 les variantes suivantes : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur des hommes / ...c'est ajouter aux malheurs du monde / ...c'est, volontairement ou non, ajouter au malheur du monde / ...c'est contribuer au malheur du monde / ...c'est rajouter aux malheurs du monde / ...c'est ajouter au malheur d'autrui / ...c'est ajouter à la misère du monde / ...c'est participer à la régression du monde / ... c'est ajouter au malheur de l'autre. »
Une citation de 1944 pour un débat « aussi vieux que
l’homme »
Cependant, le point vraiment contestable est l’attribution de la formule à Albert Camus ! Cette phrase est extraite d’un commentaire qu'il a consacré au philosophe Brice Parain (1897-1971). Elle résume une partie des réflexions de celui-ci sur le langage[4]. Évidemment, il est plus chic de citer Camus qu'un quasi-inconnu. Plus politiquement correct aussi : ancien communiste définitivement vacciné par un long séjour en URSS, Brice Parain fut très proche des écrivains collaborationnistes Pierre Drieu La Rochelle et Jean Fontenoy.
Quant au fond, Camus ne prend pas vraiment position. Il note surtout que le débat ne date pas d’hier et que le propos de Parain est de « marquer avec des arguments nouveaux un paradoxe aussi vieux et aussi cruel que l’homme. […] Car l’originalité de Parain, pour le moment du moins, c’est de maintenir le dilemme en suspens. Il affirme sans doute que, si le langage n’a pas de sens, rien ne peut en avoir et que tout est possible. Mais ses livres montrent en même temps [c’est Camus qui souligne] que les mots ont juste assez de sens pour nous refuser cette ultime certitude que tout est néant. » Allons bon, doit-on aussi ranger « en même temps » au rayon des petites phrases empruntées à Camus ?
[1] Voir Laurent Mauduit, Prédations : Histoire des privatisations des biens publics, Paris, La Découverte, 2020.
[2] J.-M. Th. « Isla… maux de tête », Le Canard Enchaîné, 28 octobre 2020, p. 8.
[3] Michaela Heinz, Dictionnaires et Traduction, Berlin, Frank & Timme GmbH, 2012.
[4] Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », in Essais, Paris, Bibliothèque de La Pléïade, 1965, p. 1679.
5 commentaires:
Même si la phrase est tirée d'un commentaire sur Parain, elle est bien de Camus, non?
Je ne comprends pas votre point.
Bonne question ! La forme est de Camus, le fond est de Parain. En 1944, Camus a longuement commenté les "Recherches" de Parain (l'article occupe plus de dix pages du volume des "Essais" publié dans la Bibliothèque de la Pléiade). Il expose en détail les idées de Parain sur le langage mais reste neutre, il ne les reprend pas à son compte ("c'est ici la limite où le commentateur doit s'arrêter", écrit-il expressément). On pourrait dire que la phrase est en même temps de Camus, dans la mesure où il a tracé les mots, et de Parain, dans la mesure où il a conçu l'idée.
J'ai également trouvé ceci :
L'expression "mal nommer les choses, c'est apporter du malheur au monde" vient du philosophe français René Descartes. Cette phrase fait partie de son ouvrage "Discours de la méthode" publié en 1637. Dans cet ouvrage, Descartes met en avant l'importance de bien nommer les choses pour pouvoir les comprendre correctement. Il soutient que mal nommer les choses peut conduire à des erreurs de compréhension et, par conséquent, à des malheurs dans le monde.
Merci pour la référence. Cependant, je n'arrive pas à retrouver la phrase dans le Discours. Descartes consacre bien un long passage à la manière de nommer les choses mais ne semble pas en tirer une conclusion aussi radicale. Si vous avez des précisions, je suis preneur ! MLS
Cité aujourd'hui dans le Journal de Mourrreall, pas trouvée dans Parain non plus, le mot malheur
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1. Pensées : n° 144 de l’éd. Brunschvicg. On touche ici le fond du désespoir de Pascal. Cf. Divertissement : « Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près » (n° 139 de l'éd. Brunschvicg).
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Partout, dans les dialogues de Platon, Socrate nous apparaît à la fois comme animé d’une méfiance raisonnée à l’égard des mots, accusant les sophistes rhétoriciens d’être des charlatans du discours, pensant qu’il « est possible d'acquérir sans Îles noms une connaissance du réel 5 », et en même temps comme soumis toutefois à certaine puissance mystérieuse du langage. « Sache-le bien en effet, disait-il, une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rapport à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes *.. Ne devenons pas des misologues, comme il arrive à certains de devenir misanthropes; car il ne peut advenir à personne pire malheur que de prendre en haine le discours ?. »
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Je passe devant une maison que le malheur a touchée récemment et un élan de sympathie me tourne vers la mère qui se désole; j'entends le cri de la chouette et je me réjouis du froid qu'il annonce. Si je me le dis alors, rien ne me semble plus naturel, et davantage encore si je m'adresse au compagnon de ma promenade. Nul ne vit sans écouter ni répondre. Le conseil de Vigny est inhumain 1. Les choses suscitent en moi des images, elles me parlent, je n’ai qu’à prêter l’oreille. Lorsque je veux décrire une scène, je reste stupide avec mon désir sans trouver mes mots, tant que je n’essaie pas de la revivre, de refaire les gestes, de mimer les attitudes. L’inspiration paraît naître de cette représentation. J’évoque des personnages et des drames imaginaires en les figurant dans mon corps, avant d’en donner le récit.
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. 328 (Br.). Même démarche pour le divertissement, d'où vient notre malheur, mais qui est aussi notre consolation. Pascal ne sait s’il peut le condamner ou s’il doit le justifier.
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nous permettent de saisir ce qu’elles sont pour nous puisqu'ils nous en présentent les aspects qui nous concernent. Toutefois, ce principe admis, l’erreur ne peut plus être définie que comme un possible qui ne s’est pas réalisé, une hypothèse qui n’a pas été vérifiée. Or ce possible se réalisera peut-être, cette hypothèse sera peut-être vérifiée. Il nous est donc interdit de tourner nos regards ailleurs que devant nous. Nous sommes livrés à la croyance au progrès indéfini. Si, par malheur, nous perdons cette foi ou si nous ne l’avons jamais eue, comme personne ne peut nous en convaincre, nous tombons dans le désespoir. Nietzsche l’appelait le pessimisme et le considérait comme la conséquence fatale de notre mode de pensée moderne.
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