« J’ai mal à ma France » : le 26 novembre, cette formule laconique ponctue le retweet par Antoine Griezmann d’un message présentant une vidéo[i] du passage à tabac du producteur Michel Zecler par trois policiers.
La vidéo elle-même, bien entendu, a été largement vue à la télévision et sur l’internet. Mais la phrase du footballeur rencontre de son côté un succès considérable. Elle est abondamment vue et commentée sur l’internet. La quasi-totalité de la presse française la cite. Parfois en titre, même, comme dans Les Dernières nouvelles d’Alsace, L’Équipe, L’Est républicain, Le Figaro, Le Progrès, Gala, LCI, France Télévisions et plusieurs autres.
À première vue, c’est doublement étonnant.
D’abord parce que si Antoine Griezmann est un grand champion dans sa discipline, son opinion sur un fait divers policier n’a pas plus de valeur que celle d’un citoyen lambda. Peut-être même moins ! Hormis ses matchs en équipe de France, toute sa carrière de sportif professionnel depuis ses débuts s’est déroulée en Espagne, à Madrid puis à Barcelone. « Dans la vie de tous les jours je me sens plus espagnol que français », disait-il expressément en 2016. Fatalement, « sa » France est une version un peu décalée.
Ensuite parce que la phrase d’Antoine Griezmann n’est pas originale et ne devrait pas rester attachée longtemps à son nom. On ne peut donc pas la considérer comme une « petite phrase ». Au contraire, elle est devenue un lieu commun maintes fois employé ces dernières années :
- En août 2020, caricaturée en esclave par Valeurs Actuelles dans une fiction historique située au 18e siècle, la députée Danièle Obono proteste sur BFM : « J'ai mal à ma République, j'ai mal à ma France ».
- En juin 2020, le mot « Colonialisme » est inscrit à la peinture rouge sur la statue de Jacques Cœur, à Bourges. « J’ai mal à ma France », s’indigne Pascal Blanc, alors maire de la ville « Je condamne fermement ces agissements. Le communautarisme est en route. »
- En octobre 2019, quelques jours après un attentat islamiste qui a fait quatre morts à la préfecture de police de Paris, le chanteur hip-hop Ramous dénonce dans une vidéo postée sur Facebook sous le titre « Macron j’ai mal à ma France » les « conneries de merde » déversées depuis lors (« vous insultez mon père... enculé de ta race ! »).
- En septembre 2018, Emmanuel Macron visite Saint-Martin, dans les Antilles françaises. « Il y a des images qui me mettent mal à l'aise », commente Jean Leonetti, maire d’Antibes, ancien ministre et vice-président des Républicains, interrogé par Public Sénat. « Les photos bras dessus, bras dessous avec un délinquant, les propos qui sont tenus, des gestes obscènes : j’ai mal à la Présidence, j’ai mal à ma France. »
- En octobre 2015, critiquée pour avoir cité une phrase du général de Gaulle sur la France « pays de race blanche », Nadine Morano persiste et signe sur Facebook. Elle conclut : « Comme disait le Général Bigeard, j'ai mal à ma France ! »[ii].
- Le 30 mars 2012, après les attentats de Mohammed Merah à Toulouse et Montauban, le Médiateur du Monde publie une contribution d'un essayiste musulman intitulée « J’ai mal à ma France ! ». Elle dénonce « Le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, l’islamophobie… Autant de fléaux qui minent notre vivre-ensemble et mettent en péril le pacte républicain, la fraternité entre les hommes. »
- Le 7 janvier 2011, le réalisateur Manuel Tribot poste sur YouTube un morceau de rap sur le mal-être des quartiers intitulé « J’ai mal à ma France ». Très violentes, les paroles condamnent par exemple les expulsions de Roms (« rappelle-toi Hitler et ses camps de concentration »).
- En 2007, Amad Ly publie Parole de jeune : j’ai mal à ma France, un témoignage autobiographique inspiré par la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, deux adolescents de Clichy-sous-Bois qui s’étaient réfugiés dans un transformateur électrique en tentant d’échapper à la police.
Quant au fond, « J’ai mal à ma France » comporte un message évident : il n’y a pas une seule France mais au moins deux. Les occurrences ci-dessus connotent toutes une fracture identitaire, raciale ou communautaire. Une fracture exprimée dans plusieurs cas au premier degré, comme un constat d’évidence, et non à l’issue d’une réflexion politique, sociologique ou philosophique.
Le phénomène est dérangeant et nouveau. Dans une petite phrase de 1972, le président Georges Pompidou évoquait « ces temps où les Français ne s’aimaient pas », reprenant d’ailleurs le titre d’un livre de Charles Maurras paru en 1916. « Ils s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient », disait Pompidou. Mais il n’envisageait pas, à l’époque, qu’il ait pu y avoir deux peuples français.
Les exemples ci-dessus tendent à devenir plus fréquents dans les années récentes. En fait, Google Recherche de livres ne recense pas la moindre occurrence de « J’ai mal à ma France » avant le 21e siècle. Le premier « J’ai mal à ma France » signalé date de 2000. Mais la phrase est censée être prononcée en 2024 ! Elle figure dans Scènes de vie en 2024, roman d’anticipation de Christian Saint-Étienne publié chez JCLattès :
Oui, c'est vrai, dit Jean
d'une voix sourde, j'ai mal à ma France, mal d'être le contemporain de la fin
d'un pays qui fut aussi un rêve d'universelle grandeur du genre humain ! Je
suis pour l'Europe unie mais pas pour l'union des ethnies ou l'Internationale
des communautés! J'en fais une question de principe !
[i] Dans le
message retweeté par Antoine Griezmann, son auteur
présente la vidéo comme « 15 minutes de coups et d'insultes
racistes ». En réalité, l’enregistrement est muet.
[ii] Le général
Bigeard a en fait publié un livre intitulé J’ai mal à la France
(Polygone, 2001). Il est clair que l’article défini « la » change tout : il est
question d’une seule France.
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