20 octobre 2023

Il faut voir comme on se parle : Gérald Garutti cultive les arts de la parole

Il faut voir comme on se parle montre avant toutes choses comment Gérald Garutti écrit. Paru début 2023, ce petit livre alerte, voire expéditif, multiplie les formules brillantes, les énumérations en avalanche, les anaphores lancinantes (« Des arts du vivant. Des arts du rassemblement. Des arts du dire », etc.), les apophtegmes surprenants.

Mais il ne s’agit pas seulement d’afficher une passion ou de faire joli. Le but est aussi utilitaire : il s’agit de mettre en valeur le Centre des arts de la parole (CAP) créé par l’auteur à Aubervilliers avec une triple mission : publier, créer, former. Ce livre est  un « manifeste pour les arts de la parole ».

D’un manifeste, on n’attend pas un exposé neutre. Gérald Garutti dresse un tableau presque apocalyptique de la parole au 21e siècle : jamais l’Humanité n’a tant parlé – « mais est-ce que ça s’écoute ? » Il faut réagir ! « De la parole, nous refusons la réduction à ses versions éruptive et délatrice, cancanière et moutonnière, babillarde et concassée. À sa caricature évidée, débitée en discours indigents. En slogans piteux. En messages dérisoires. En toutes petites phrases. En vains éléments de langage. À sa triste figuration par les trois mousquetaires des temps modernes, Infox, Pathos, Clashos et Boxoffice. » On aura noté au passage le coup de patte presque rituel aux « petites phrases ». Vous avez dit « éléments de langage » ?

À cette parole réduite et néanmoins surabondante, l’auteur oppose la « parole juste ». Elle répond à vingt-sept conditions : humanité, maîtrise, courage, conscience, justesse, présence, etc. Une constellation idéale, voire idéaliste, qui s’exprime à travers les sept « arts » que l’auteur range sous la bannière de la parole légitime (« tout l’arc de la parole ») : le théâtre, le récit, la poésie, l'éloquence, la conférence, le dialogue, le débat. Ces arts sont choisis par lui « pour parer à la dégradation de la parole, […] pour résorber ce fléau qui abîme nos vies » (p. 96).

Gérald Garutti reconnaît les limites de sa vision irénique puisque « chacun de ces arts peut aussi passer du côté obscur – être mis au service de puissances mortifères », telle l’éloquence « dévoyée en caisse de résonance du nazisme ». Sous-entendu : la langue peut être la meilleure ou la pire des choses, Ésope l’avait fort bien dit voici plus de 2 600 ans. Pour rester du juste côté, il faut respecter la « nécessité absolue de fonder les arts de la parole sur la parole dans toute sa plénitude », forte parole qui n’exclut pas un souci du concret : on parvient à la parole juste « en pratique, en cultivant la parole comme l’art des arts » (p. 86).

Ce qui ramène aux enseignements du CAP. Si l’idée d’un lieu « qui interroge la société » et « qui rassemble les publics » rappelle l’idéal un peu daté des maisons de la culture malruciennes de 1961, la recherche d’une discipline tant dans la réflexion que dans l’expression peut être salutaire. Mise en alexandrins, la haine du monde est déjà moins haineuse. Naturellement, Gérald Garutti ne borne pas la vocation du CAP à ce travail sur la forme, mais c’est un bon début.

On s’interroge quand même sur les vertus qu’il prête à la parole. « De l’éloquence, la punchline est le résidu mortifère », estime-t-il par exemple. Mais qu’est-ce qu’une punchline ? Stricto sensu, c’est la formule frappante qui conclut un morceau de rap. Il y a souvent de l’hostilité dans le rap ; pourtant, c’est quand même une forme de parole travaillée, au même titre que la poésie. Et pourquoi excommunier la punchline si la parole « admet la discussion – la question, la réponse, la réplique, la divergence, le désaccord, l’objection, la contestation, la contradiction, la controverse » (p. 84) ‑, tolère la critique et supporte la mise à distance, y compris sous forme de raillerie, de satire ou de parodie ?

Ce sont là trois des vingt-sept conditions de la « parole juste ». Elles laissent ouverte la voie du conflit verbal. Comme le fait aussi une autre condition plus haut placée : « La parole présuppose l’autre – l’éthique, l’ouverture, la bienveillance, la tolérance, le respect, la considération, la reconnaissance » (p.82). (Le titre du livre fait d’ailleurs référence à la Foule sentimentale d’Alain Souchon.) Bien sûr, la parole est destinée à l’autre, encore qu’on puisse parler tout seul ou à Dieu, mais dès que l’autre intervient, le risque d’antagonisme ne peut être exclu – you have to be two to tango. Dès l’origine, sans doute, la parole été aussi apte aux invectives qu’aux roucoulades. En contrepoint des arts de la parole, il faudra convoquer les « sciences de la parole ».

M.L.S.

Gérald Garutti, Il faut voir comme on se parle – Manifeste pour les arts de la parole, Arles, Actes Sud – Centre des arts de la parole, 2023. ISBN : 978-2-330-17464-4. 160 pages, 12,50 €.

15 octobre 2023

Chrie : la pédagogie par la petite phrase

La rhétorique, ou art de persuader par le discours, occupait une place centrale dans la formation des jeunes de la Grèce antique, puis de Rome. Elle est restée une discipline importante longtemps après : au 19e siècle, dans les lycées français, la classe de 1ère s’appelait encore classe de rhétorique, et cette appellation a perduré dans les usages non officiels jusqu’au milieu du 20e s.

Les adolescents gréco-romains étaient préparés à la rhétorique par des exercices bien calibrés, les progymnasmata. De nombreux traités leur ont été consacrés par des auteurs de l’Antiquité ; presque tous sont perdus. Selon celui d’Aphtonius, rhéteur du 4e siècle, ces exercices étaient au nombre de quatorze : fable, narration, chrie, sentence, réfutation, confirmation, lieu commun, éloge, vitupération, comparaison, éthopée, description, thèse et législation[i].

Le nom de la chrie vient du mot grec chreia, utilité, car l’exercice était considéré comme spécialement utile. Elle « consistait à rappeler un mot, un trait remarquable pour l'appliquer adroitement, à un personnage déterminé ; le mot devait être court, pour mieux paraître en relief et forcer la jeune intelligence à plus d'efforts et de développements »[ii].

La chrie dite « de parole », par distinction avec la « chrie d’acte », se distingue de la sentence ou de la maxime principalement par le fait qu’elle se rattache toujours à un personnage désigné. C’est donc un exercice fondé sur une petite phrase.

La pratique de la chrie contribue sans doute à expliquer l’abondance des citations chez beaucoup d’auteurs de l’Antiquité comme Sénèque, lui-même fils de rhéteur. Elle est restée en usage dans les académies protestantes au moins jusqu’au 18e s. « Personne ne me surpassait, dit Goethe, dans les exercices de rhétorique, les chries et autres, et mon père en était si content qu'il me faisait à cette occasion des cadeaux d'argent considérables[iii]. » De nos jours encore, Victor Ferry, formateur qui se présente comme « fondateur de l’Artisanat rhétorique », conseille la pratique d’une chrie modernisée. « Personnellement, je n'aime pas tweeter », dit-il, « mais je m'y suis remis pour pratiquer la chrie[iv]. »

M.L.S.


[i] Aphtonius, Sophistae Progymnasmata, trad. latine Rodolpho Agricola et Ionnae Maria Catanæo, Lyon, Ioannes Lertout, 1581, p. 2.

[ii] Émile Amiel, L’Éloquence sous les Césars, Paris, Furne et Cie, 1864, p. 78.

[iii] Cité par Émile Amiel, op. cit.

[iv] Victor Ferry, Douze leçons de rhétorique pour prendre le pouvoir, Paris, Eyrolles, 2020.

Illustration : Anonyme, La mort de Démosthène, 1805, Nancy, musée des Beaux-Arts (extrait). Photo VladoubidoOo via Wikipedia Commons, licence CC AS 4.0

04 octobre 2023

« Taisez-vous Elkabbach ! », une petite phrase nominative… et fictive

Le décès du journaliste Jean-Pierre Elkabbach, ce 3 octobre, ramène au jour la plus fameuse petite phrase qui lui soit associée : « Taisez-vous Elkabbach ! »

Les petites phrases contiennent rarement des noms propres. L’histoire en garde quelques témoignages dans les recueils de citations : « Dieu de Clotilde, si tu me donne la victoire, je me ferai chrétien », « Pends-toi brave Crillon », « Bois ton sang Beaumanoir »… et bien sûr « Rendez à César ce qui est à César ». Mais ils sont l’exception.

Le plus souvent, une petite phrase nominative est assez vite oubliée : « Wauquiez, c'est le candidat des gars qui fument des clopes et qui roulent au diesel » (Benjamin Griveaux), « Si moi je veux parler sans grossièreté, je peux le faire, mais ça paraîtra aussi naturel que si Giscard disait : ″J’en ai plein les couilles″ » (Bernard Tapie).

Même dans les petites phrases les plus célèbres, le nom propre tend à être omis s’il n’est pas indispensable à l’économie de la formule. « Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur » (Valéry Giscard d’Estaing) tend à se réduire à « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».

Si en revanche le patronyme est cité à titre de référence historique, positive ou négative, il fait partie du message et demeure, comme dans « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » (François Fillon) ou très récemment « Il y a du Doriot dans Roussel » (Sophia Chikirou).

« Entre ici Jean Moulin » est un cas à part : il résume en quatre mots l’hommage funèbre dont il est extrait, prononcé par André Malraux et parfois considéré comme l’un des plus grands discours de son siècle. Il serait inimaginable que le nom du défunt n’y figure pas. Il est en outre associé à une diction particulière qui le renforce.

Et au fond, c’est aussi le cas de « Taisez-vous Elkabbach ! », autre impératif prononcé avec le ton impérieux bien reconnaissable de Georges Marchais, alors premier secrétaire du Parti communiste. La petite phrase est restée fameuse… et pourtant elle n’a pas été prononcée par Georges Marchais !

Invité par Jean-Pierre Elkabbach à une soirée télévisée sur la chaîne Antenne 2 le soir des élections législatives de 1978, le dirigeant communiste monopolise la parole. Interrompu par le journaliste, il menace de quitter le studio et affirme : « C’est extrêmement désagréable de discuter avec vous. » Il évoque aussi une possible censure à l’encontre du journaliste sous forme d’une coupure d’antenne décidée par les syndicats.

La menace a beau n’être qu’un sous-entendu, elle est parfaitement claire. Thierry Le Luron, imitateur et humoriste très talentueux, s’en empare et la condense sous la forme « Taisez-vous Elkabbach ! », qui remporte un grand succès. Elle est d’autant plus crédible que, l’année précédente, Georges Marchais s’est fait remarquer par une autre petite phrase nominative, elle aussi à l’impératif : « Liliane, fais les valises ! ». On ne prête qu’aux riches.

Michel Le Séac’h

Photo Mickael Denet, Jean-Pierre Elkabbach lors de la matinale d'Europe 1 en Gare de Lyon à Paris le 21 mars 2014, via Wikimedia Commons, CC BY S-A 3.0

02 octobre 2023

« Il y a du Doriot dans Roussel » : une petite phrase et pire encore entre insoumis et communistes

La gauche française est secouée depuis une dizaine de jours par une petite phrase qu’on aurait pu croire improbable. Le 20 septembre, Sophia Chikirou, députée de La France insoumise (LFI) partage sur Facebook un avis négatif sur Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et ajoute : « Il y a du Doriot dans Roussel ». Jean-Luc Mélenchon, chef des Insoumis, approuve.

Bien entendu, Jacques Doriot et Fabien Roussel ont quelque chose en commun : il y a du communisme dans l’un comme dans l’autre. Doriot a été député communiste pendant treize ans, de 1924 à 1937. Roussel l’est depuis six ans. Mais leurs parcours sont bien différents.

Celui de Jacques Doriot est chahuté. Jeune ouvrier, il devient militant socialiste (SFIO) avant d’adhérer au Parti communiste. Formé à l’agit’prop’ en Union soviétique, il devient à 25 ans député de Saint-Denis. Désireux d’œuvrer à une union de la gauche refusée par le PCF, il est exclu du parti en 1934 puis crée en 1936 un parti concurrent, le PPF, qui évoluera vers le national-socialisme. Pendant la guerre, héraut de la gauche collaborationniste, il finit par s’engager dans la LVF, se bat sous l’uniforme allemand sur le front de l’Est et meurt d’un fait de guerre à 46 ans.

 Les leaders communistes en 1928. En haut, de gauche
à droite, Duclos, Cachin, Barbé (également
cofondateur du PPF) ; en bas, Doriot, Alloyer, Thorez.
En comparaison, Fabien Roussel, 53 ans, mène une existence linéaire de communiste pur jus. Adhérent du mouvement de jeunesse du PC dès l’adolescence, il est embauché à 20 ans à L’Humanité, où son père est journaliste, puis travaille pour des parlementaires et ministres communistes avant d’être élu député en 2017 et désigné secrétaire national du PCF l’année suivante.

De toute évidence, Sophia Chikirou s’est livrée à une provocation envers l’appareil communiste. Mais les remous vont bien au-delà. L’Humanité réagit au quart de tour. « Le Rubicon a été franchi en matière d’injures et de calomnies entre partenaires de gauche », s’indigne le quotidien communiste, qui appelle à la rescousse les partis membres de la Nupes. « Le gouvernement doit sortir le pop-corn en nous voyant nous taper dessus », déplore dans ses colonnes l’écologiste Cyrielle Chatelain. « Depuis l’été, s’est instaurée entre nous une guerre de la petite phrase. Là, on tombe dans l’attaque interpersonnelle et la décrédibilisation des autres partis… ».

Torts partagés et néanmoins gravissimes

Mais reconnaître explicitement une « guerre de la petite phrase » sous-entend que les torts ne sont pas tous du côté de LFI. Dans Slate, Sylvain Boulouque renvoie encore plus clairement aux « usages rhétoriques du PCF dans les années 1920 et 1930, ou lors des heures chaudes de la guerre froide ». Et il ajoute : « le syndrome de la forteresse assiégée semble refaire surface avec d'autant plus d'aisance que le secrétaire général du PCF est lui aussi adepte des petites phrases choc qui génèrent la polémique ». Jean-Numa Ducange est sur la même ligne dans Marianne : « On peut bien sûr critiquer la ligne de Roussel, y compris sa méthode qui consiste parfois à faire parler de lui à tout prix à l’aide d’une « ″petite phrase″ ».

Mais les sept mots de Sophia Chikirou et surtout le nom de Doriot, chargé de sous-entendus épouvantables, portent apparemment la « guerre » à un degré supérieur. « Je me penche rarement sur une petite phrase, mais celle-ci est lourde de sens et peut-être de conséquences », gronde Patrick Cohen dans un éditorial de La 5. Il y voit une « diabolisation du débat public qui renvoie tout le monde à l'extrême-droite » : avec l’intervention du diable, la guerre des petites phrases devient guerre de religion.

M.L.S.

Photo : Domaine public, BNF, via Picryl