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30 juin 2025

Retour à la parole de Julien Barret : lecture au filtre des petites phrases

À l’heure ou certains s’inquiètent d’un déclin de la lecture, Julien Barret se félicite d’un sursaut de la parole. Elle est partout et, montre-t-il dans la première partie de son livre, elle l’est de manière consciente et organisée. Les concours d’éloquence sont redevenus à la mode, la Conférence du stage a fait école et l’épreuve reine du baccalauréat est depuis 2021 le « grand oral », qui n’a pas pour but de « répéter des choses apprises en cours » mais de « valider la faculté de parler en public ». L’enseignement supérieur fait place à la rhétorique depuis plusieurs décennies et de nombreuses formations pratiques sont aussi proposées, comme les ateliers théâtre des lycées ou le dispositif « slam a l’école ». Et bien entendu, les médias et les réseaux sociaux mettent en valeur l’usage de la parole.

Dans une seconde partie, Julien Barret s’attache à retracer l’histoire de l’art oratoire, depuis la naissance de la rhétorique dans la Sicile du Ve siècle av. J.-C. jusqu’à sa fin au XIXe siècle dans la plupart des pays d’Europe, en passant par la disputatio médiévale et les envolées révolutionnaires.

Le livre s’achève sur un plaidoyer vigoureux et détaillé en faveur de l’éloquence comme savoir pratique ; Julien Barret, qui est aussi formateur, s’y montre convaincant ! Si elle sert à dire, soigner, théâtraliser, etc., elle répond aussi à des enjeux majeurs à l’école et dans l’entreprise ainsi que dans le monde social, aussi bien dans un but de pouvoir que de compréhension.

Marquer les esprits

Les petites phrases ne font, sous cette appellation, qu’une seule apparition explicite, plutôt dépréciative : « Les moyens de communication promeuvent des discours brefs et interrompus, des petites phrases et des punchlines faites pour emporter l’adhésion en quelques minutes, sinon en quelques secondes, loin des discours fleuves qui ont pu servir de modèle délibératif à l’époque révolutionnaire. » C’est leur accorder une puissance extraordinaire qui, en soi, justifierait qu’on s’y intéresse : à quoi bon de grands discours si des petites phrases permettent d’emporter une adhésion quasi immédiate ? « "De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace." La Révolution va libérer une parole fougueuse et éloquente, qui semble contenue en précipité dans la célèbre phrase de Danton » (p. 95). De cette phrase, Merlin de Thionville disait : « Voilà Danton ». Julien Barret dit en quelque sorte : « Voilà la Révolution ». Cela en dit beaucoup sur les petites phrases !

Ce petit livre, qui traite de l’éloquence en bloc et non dans ses détails, fait néanmoins une place aux formes brèves. Le pitch commercial, par exemple, « devrait être, comme le sont en général les titres d’œuvres, à la fois synthétique et incitatif » (p. 55), et renvoie « aux concepts scénaristiques de tagline (slogan intrigant) et logline (histoire résumée en une phrase) qui complètent celui de punchline, cet énoncé percutant destiné à marquer les esprits ». Rappelons que l’Académie française définit la « petite phrase » comme une « formule concise […] qui vise à marquer les esprits ».

Leçon essentielle en effet : « l’éloquence se définit par rapport à un public : c’est un discours adressé à une assemblée » (p. 13). L’enjeu d’une culture commune entre l’orateur et l’auditeur transparaît à maintes reprises, comme à propos du « mème », « détournement parodique de séquences populaires », qui au fond « actualise le bon vieux cliché, cette vérité partagée du lieu commun. Ainsi, la rhétorique classique et celle des réseaux sociaux poursuivent les mêmes buts, en commençant par la captatio benevolentiae et en terminant par un appel à l’action » (p. 62-63).

Un lieu est commun parce que la vérité est partagée. Mais si elle ne l’est pas ? Prendre la parole, c’est courir le risque « que la mémoire défaille, que la langue fourche, lâche un gros mot ou dise le contraire de ce que l’on veut dire » (p. 152). Ce « contraire de ce que l’on veut dire » dit bien ce qu’il veut dire : le risque essentiel n’est pas ce qui est dit mais ce qui est entendu, c’est celui d’un logos qui ne rencontre pas le pathos. « L’orateur prend conscience des mots qu’il prononce au moment où il les articule » : c’est plus vrai encore de l’auditeur !

Rhétorique de l’incompréhension

Julien Barret ne fait pourtant pas l’impasse sur ce dernier. L’un des objectifs de la formation à l’éloquence, souligne-t-il, est d’« Éduquer à la réception ». Là encore, il met en cause les petites phrases : « À l’heure où la punchline et l’invective font loi dans une société marquée par l’hyper-susceptibilité de ses membres, il devient utile de former des citoyens capables d’écouter, de déjouer les manipulations, d’évaluer chaque prise de parole en fonction du contexte d’énonciation. […] Ainsi des polémistes s’imposent sur la scène publique à force de punchlines incendiaires, de clashs et de buzz. Cette rhétorique de la manipulation œuvre à coups de phrases péremptoires, accompagnées de chiffres anxiogènes et invérifiables, peu contextualisés » (p. 143). La formation viserait à « résister à ces discours par un processus de décryptage, voire d’autodéfense intellectuelle ».

Mais à la « rhétorique de la manipulation », Julien Barret ferait bien d'ajouter une rhétorique de l’incompréhension. Les brandons de la discorde, souvent, n’ont pas de but belliqueux. Quand Emmanuel Macron, par exemple, dit « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou « on met un pognon dingue dans les minima sociaux », le pouvoir incendiaire de ces petites phrases tient à « l’hyper-susceptibilité » du corps social. Ces formules concises contiennent beaucoup de sens sous forme d’allusions, de métaphores, de litotes, etc. Une formation à l’éloquence permet d’en prendre conscience, pas de combler un fossé culturel.

Corrélativement, la conscience de ce fossé risque de paralyser la parole. Comme le dit l’auteur, « le surmoi social est si prégnant, la peur de déranger si communément partagée, la crainte de n’être pas légitime si répandue que le travail des coachs […] consiste le plus souvent à rassurer le client qui souhaite s’améliorer à l’oral » (p. 145). Au risque de déranger en effet ? L'éloquence ne peut ignorer que la diversité de la société rend la parole plus dangereuse que jamais.

Julien Barret
Retour à la parole – De la rhétorique antique aux concours d’éloquence
ACTES SUD, mai 2025
La Compagnie des langues

ISBN : 978-2-330-20693-2
176 pages10.00 x 19.00 cm, 19,00 €

Michel Le Séac’h

10 mars 2025

Un ouvrage « définitif » sur le fonctionnement et les effets des petites phrases

Diverses définitions des petites phrases ont été proposées. Le présent blog a opté pour celle-ci : une formule concise, attribuée à un auteur connu, qui marque un public. Elle repose non seulement sur les mots prononcés mais aussi sur la réputation de l’orateur et la sensibilité des auditeurs. 

Ces trois éléments évoquent bien sûr, de manière condensée, les trois piliers de la rhétorique selon Aristote : logos, ethos et pathos. Les petites phrases (des déclarations qualifiées de « petite phrase » par un ou plusieurs médias) sont analysées ici comme des capsules rhétoriques ou, par métonymie, des microrhétoriques.

Deux déclarations identiques prononcées par des personnages différents ne produisent évidemment pas le même effet auprès des auditeurs. Une même déclaration prononcée par un même personnage auprès de deux publics différents n’en obtient pas la même réaction. Logos, ethos et pathos sont indissociables. Ce n’est pas enfoncer une porte ouverte que de le dire, car si cette porte a été entrouverte par certains travaux en analyse du discours, le fait est que le fonctionnement des petites phrases n’a jamais été décrit de manière aussi claire. 

Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique, aujourd’hui disponible chez BoD et en librairie, présente de manière détaillée ce paradigme des petites phrases et esquisse une réflexion sur ce qu’il  implique pour notre compréhension du pouvoir politique.

 


Michel Le Séac'h
Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique
Un volume 14,8 x 21, 364 pages, 35 € 
ISBN : 978-2-3225-7319-6 
Éditeur : BoD - Books on Demand 
Date de parution : 03.03.2025
Commandes : https://librairie.bod.fr/petites-phrases-des-microrhetoriques-dans-la-communication-politique-michel-le-seach-9782322573196



     

Table des matières


Avant-propos

1. Vous n’avez pas le monopole de la petite phrase 

Quand les petites phrases font vraiment l’histoire 

Avec ou sans guillemets 

La petite phrase comme microrhétorique 

Préhistoire des petites phrases 

Géographie des petites phrases .

Une affaire de culture et de pouvoir 

2. Les vilains petits canards de la communication politique 

Un cheval de Troie pour la presse 

Chercheurs et intellectuels : un regard en surplomb 

L’attitude ambiguë des politiques 

Hors programme et hors contexte 

3. Le pouvoir, avant, pendant et après 

Qui est le chef ? 

Interpréter la situation 

Paroles de circonstances 

Le devenir des petites phrases 

Immortalité, citations et petites phrases 

4. Petites phrases de culture et petites phrases sauvages 

La chevauchée des petites phrases 

Il est difficile d’entendre ce que l’on entend 

Ambivalence des petites phrases 

Que faire contre une petite phrase ?

5. Le tango du cerveau et des petites phrases

Stéréotypes et biais cognitifs 

Contexte et désir de cohérence 

Inépuisables métaphores 

Le storytelling, berger des mémoires

6. Logos : ce qu’on dit – qu’on le dise ou pas 

Petite, raccourcie, simplifiée

Négation et interrogation 

Le verbe : impératif oui, conditionnel non, futur peut-être

Petites phrases et petites blagues

Quand la forme prime le fond 

7. Ethos : la petite phrase est le propre de l’homme politique

Réputations recyclées 

Collisions d’ethos au sommet 

La petite phrase n’attend pas le nombre des années 

L’ethos sur le fil du rasoir 

8. Pathos : la main invisible de l’opinion publique

La porte de la petite phrase s’ouvre de l’intérieur 

Les habits neufs de la sagesse des foules 

Biologie de la viralité 

L’univers des sous-entendus 

Épilogue : la griffe des chefs et la stèle des grands

Annexe : Brève histoire de la locution « petite phrase » 

Index 

Notes et références


15 octobre 2023

Chrie : la pédagogie par la petite phrase

La rhétorique, ou art de persuader par le discours, occupait une place centrale dans la formation des jeunes de la Grèce antique, puis de Rome. Elle est restée une discipline importante longtemps après : au 19e siècle, dans les lycées français, la classe de 1ère s’appelait encore classe de rhétorique, et cette appellation a perduré dans les usages non officiels jusqu’au milieu du 20e s.

Les adolescents gréco-romains étaient préparés à la rhétorique par des exercices bien calibrés, les progymnasmata. De nombreux traités leur ont été consacrés par des auteurs de l’Antiquité ; presque tous sont perdus. Selon celui d’Aphtonius, rhéteur du 4e siècle, ces exercices étaient au nombre de quatorze : fable, narration, chrie, sentence, réfutation, confirmation, lieu commun, éloge, vitupération, comparaison, éthopée, description, thèse et législation[i].

Le nom de la chrie vient du mot grec chreia, utilité, car l’exercice était considéré comme spécialement utile. Elle « consistait à rappeler un mot, un trait remarquable pour l'appliquer adroitement, à un personnage déterminé ; le mot devait être court, pour mieux paraître en relief et forcer la jeune intelligence à plus d'efforts et de développements »[ii].

La chrie dite « de parole », par distinction avec la « chrie d’acte », se distingue de la sentence ou de la maxime principalement par le fait qu’elle se rattache toujours à un personnage désigné. C’est donc un exercice fondé sur une petite phrase.

La pratique de la chrie contribue sans doute à expliquer l’abondance des citations chez beaucoup d’auteurs de l’Antiquité comme Sénèque, lui-même fils de rhéteur. Elle est restée en usage dans les académies protestantes au moins jusqu’au 18e s. « Personne ne me surpassait, dit Goethe, dans les exercices de rhétorique, les chries et autres, et mon père en était si content qu'il me faisait à cette occasion des cadeaux d'argent considérables[iii]. » De nos jours encore, Victor Ferry, formateur qui se présente comme « fondateur de l’Artisanat rhétorique », conseille la pratique d’une chrie modernisée. « Personnellement, je n'aime pas tweeter », dit-il, « mais je m'y suis remis pour pratiquer la chrie[iv]. »

M.L.S.


[i] Aphtonius, Sophistae Progymnasmata, trad. latine Rodolpho Agricola et Ionnae Maria Catanæo, Lyon, Ioannes Lertout, 1581, p. 2.

[ii] Émile Amiel, L’Éloquence sous les Césars, Paris, Furne et Cie, 1864, p. 78.

[iii] Cité par Émile Amiel, op. cit.

[iv] Victor Ferry, Douze leçons de rhétorique pour prendre le pouvoir, Paris, Eyrolles, 2020.

Illustration : Anonyme, La mort de Démosthène, 1805, Nancy, musée des Beaux-Arts (extrait). Photo VladoubidoOo via Wikipedia Commons, licence CC AS 4.0