Affichage des articles dont le libellé est Poutine. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Poutine. Afficher tous les articles

12 septembre 2024

Poutine dans le texte, par Elisabeth Sieca-Kozlowski. Lecture au filtre des petites phrases

Il n’est pas rare que la presse attribue des « petites phrases » à Vladimir Vladimirovitch  Poutine. Pourtant, peu d’entre elles marquent durablement. En quart de siècle d’exercice du pouvoir, le président du plus grand pays du monde n’a pas livré beaucoup de formules mémorables. La plus connue sans doute, « on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes », date de 1999, une époque où il n’était que numéro 2 derrière Boris Eltsine. Elle esquisse le portrait d’un homme brutal et déterminé. Pourquoi un dirigeant d’une telle stature est-il si peu cité en comparaison d’un de Gaulle ou d’un Churchill, par exemple (ou même d’un Trump et d’un Macron) ?

Poutine dans le texte inspire quelques éléments de réponse. Ce livre d’Élisabeth Sieca-Kozlowski, sociologue de l’EHESS spécialiste de la Russie, présente une sélection de textes du président russe et de quelques dignitaires (Medvedev, Tolstoï…) et intellectuels (Sergueïtsev, Douguine…) publiés ou prononcés entre 2001 et 2023.

À travers ces textes, Élisabeth Sieca-Kozlowski étudie successivement la conception de l’ordre international qui s’est formée dans l’esprit de Vladimir Poutine entre 2001 et 2015, la question de l’Ukraine telle qu’elle s’est posée à lui au lendemain de la révolte de Maïdan (2014-2021) et les justifications qu’il avance au début de la guerre.


Poutine, en fait, parle peu, ou plutôt ne dit pas grand chose. S’il pratique volontiers les discours-fleuves, il semble peu s’écarter du texte écrit pour lui. Sauf peut-être pour des remarques qui peuvent paraître d’une surprenante naïveté, fausse ou réelle (« On entend souvent dire que la politique est un sale métier. Peut-être, pas aussi sale que cela, pas à ce point quand même. »)

Des représentants du Kremlin indiquent toutes les semaines aux médias d’État les éléments de langage à utiliser, « à tel point que tous les médias diffusent tous la même information et relaient les messages de Poutine qui, lorsqu’il s’adresse à son peuple, cherche à maintenir une apparence de normalité en abordant des thèmes attendus par la population, sur le ton du "business as usual". On a l’impression d’être dans un univers orwellien » (1). Il s’exprime rarement à bâtons rompus lors de ses apparitions publiques ‑ au point qu’on imagine parfois qu’il lui arrive de se faire représenter par un sosie. Il s’exprime peu à l’étranger, instruit peut-être par ses dérapages des premiers temps (2).

Une palette d’attitudes différentes

Si le logos de Poutine est mesuré, son ethos est disparate. Élisabeth Sieca-Kozlowski évoque une « vision du monde hétéroclite et d’abord très hésitante » et même des « errements géopolitiques » et des « positionnements qui varient en fonction des opportunités et se superposent » (ces deux dernières expressions sont empruntées à Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales IFRI).

Amical envers les pays occidentaux au moins d’apparence à ses débuts, Poutine déclare dans un discours au Bundestag, en septembre 2001 : « Aujourd’hui, nous devons le dire une fois pour toutes : la guerre froide est terminée ! … Il nous faut impérativement affirmer que nous renonçons à nos stéréotypes et à nos ambitions et que, dorénavant, nous travaillerons ensemble à la sécurité des peuples d’Europe et du monde entier. » Mais alors que l’économie russe se rétablit, il adopte des attitudes plus hostiles à partir de 2007.

Lors des manifestations pro-européennes de la place Maïdan, à Kiev, début 2014, Poutine réagit d’abord en dirigeant politique contesté. L’Ukraine fait partie de sa sphère d’influence, comme la Biélorussie. À ses yeux, les manifestations anti-Ianoukovytch sont nécessairement suscitées par des comploteurs. « Des nationalistes, des néonazis, des russophobes et des antisémites ont exécuté ce coup d’État », déclare-t-il le 18 mars 2014 devant la Douma d’État.


Dans les semaines suivantes, la Russie occupe militairement la Crimée, sécurisant ainsi le port militaire de Sébastopol, loué à l’Ukraine depuis un traité de 1997. Vladimir Poutine légitime l’opération au nom de l’histoire : la presqu’île serait un territoire russe, malencontreusement donné à l’Ukraine quelque 70 ans plus tôt. Il ne tarde pas à perfectionner cet argument par une touche humanitaire : « J’ai entendu des résidents de Crimée dire qu’en 1991, ils ont été abandonnés comme un sac de pommes de terre », assure-t-il.

Puis il étend cette affirmation et se présente comme une sorte de chevalier blanc venant au secours du Donbass : il s’y déroule un génocide (3) commis par l’Ukraine contre des Russes ethniques, la Russie ne peut pas ne pas entendre leur appel au secours. Un idéal moral plus élevé encore est invoqué : « L’issue de la Seconde Guerre mondiale est sacrée […]. Mais cela ne contredit pas les hautes valeurs des droits de l’homme et des libertés, fondées sur les réalités des décennies d’après-guerre. » L’argument est à son paroxysme lorsque débute l’invasion russe en février 2022.

À partir du moment où l’offensive patine, Poutine pivote vers un autre argument : l’Ukraine n’est qu’un paravent, la guerre a été voulue par les pays occidentaux. Alors qu’il leur reprochait quelques mois plus tôt de n’avoir pas pris position dans le Donbass après 2014, il leur impute désormais d’avoir systématiquement préparé un conflit ; l’offensive russe les aurait simplement pris de vitesse. Comme les dirigeants américains avant la guerre en Irak en 2003, il évoque même des sites d’armes de destruction massive, notamment biologiques (« un réseau de plusieurs dizaines de laboratoires qui menaient, sous la direction et avec l’appui financier du Pentagone, des programmes militaro-biologiques »). Et l’Occident n’est pas seulement un adversaire militaire : à partir de septembre 2022, Poutine évoque à plusieurs reprise une « désatanisation » face à la dégradation des valeurs morales en Occident : « cette négation profonde de l’humanité, cette subversion de la foi et des valeurs traditionnelles, cet écrasement de la liberté prennent les traits d’une "religion à l’envers" ‑ d’un satanisme pur et simple. » L’opération militaire spéciale prend des accents de guerre sainte.

Il y a une sorte de « tuilage » entre les différentes couches argumentaires. Un même discours en reprend en général au moins deux. Dans l’allocution du 24 février 2022 annonçant une « opération militaire spéciale », celle-ci est destinée « à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine », et quelques instants plus tard à protéger la Russie contre une expansion de l’OTAN. « Un grand nombre d’éléments de langage introduits dans ce premier discours de guerre sont de fait déjà présents dans l’espace public depuis plusieurs années », relève Élizabeth Sieca-Kozlowski. Poutine s’affiche ainsi, simultanément ou tour à tour, politicien, historien, humanitaire, moraliste, victime, stratège et prédicateur (4). Aucune petite phrase ne peut être typique d’un personnage aussi kaléidoscopique.

Des publics en décalage

À qui s’adresse Vladimir Poutine ? Une petite phrase suppose une concordance entre l’ethos de son auteur et le pathos de son public. Or le public visé par Poutine n’est pas toujours clairement désigné et leurs longueurs d’onde sont rarement les mêmes. Même si la majorité du peuple russe se rallie au drapeau, la guerre n’est probablement pas désirée – à preuve les centaines de milliers de jeunes hommres (261.000 selon l’estimation officielle du FSB) qui quittent le pays dans les semaines suivant l’offensive russe. Il n’est pas facile d’en dire plus, les Russes étant en général peu désireux d’aborder le sujet – ce qui est probablement une réponse en soi – mais Poutine s’évertue sans doute à convaincre un public qui n’a pas très envie de l’entendre.

De même que ses mobiles, des publics différents peuvent être « tuilés ». « Chers citoyens de Russie ! » commence-t-il le 24 février 2022, s’adressant ostensiblement au peuple russe. Mais vers la fin de son allocution, il bifurque vers les Ukrainiens (« je lance un appel aux citoyens de l’Ukraine », qu’il s’agit de protéger contre « ceux que vous appelez vous-mêmes des "nazillons". »), puis vers les « militaires des forces armées de l’Ukraine » (« toute la responsabilité d’une éventuelle effusion de sang reposera entièrement sur la conscience du régime au pouvoir »).

Enfin, avant de revenir aux « Chers citoyens de Russie », il s’adresse à des pays tiers non spécifiés mais qui doivent être clairs dans son esprit puisqu’il les menace expressément à la deuxième personne : « quelques mots importants, très importants pour ceux qui pourraient être tentés de l’extérieur d’interférer dans les événements qui se déroulent. Quiconque tente d’interférer avec nous, voire de mettre en danger notre pays et notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et vous conduira à des conséquences auxquelles vous n’avez jamais été confrontés dans votre histoire. » Il réitère ses menaces dans d’autres interventions, ajoutant parfois : « Ce n’est pas du bluff », comme si l’on avait pu en douter. (Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, quelques mois après les avoir invités à rester neutres dans le conflit qui commence, Poutine accusera les Occidentaux de l’avoir voulu et préparé depuis des années.)

Naturellement, Poutine songe probablement à l’OTAN, qui semble l’obséder. Il la place, parfois élargie à un « Occident collectif », au centre d’une vision du monde conflictuelle. L’OTAN a bien plus d’importance pour lui que pour n’importe quel Occidental, hormis la frange acquise à son discours. L’auditeur occidental comprend la menace, il n’en comprend pas bien la cause : deux ans et demi plus tôt, Emmanuel Macron attribuait même à l’OTAN un encéphalogramme plat. Il n’y a pas d’alignement entre un orateur à l’ethos multiple et un public désigné de manière allusive.

Les petites phrases sont têtues

Vladimir Poutine est pourtant un dirigeant attentif à son image et entouré de spécialistes de la communication ; Giuliano da Empoli en a livré un tableau saisissant dans Le Mage du Kremlin. Il cite volontiers des dirigeants ou des intellectuels comme Stolypine ou Soljenitsyne (« Ce sont de grands penseurs, ajoute-t-il, et franchement je suis reconnaissant à mes assistants d’avoir trouvé ces citations »). Attaché à brosser de vastes fresques historiques (mensongères ou pas, la question n’est pas là), il aimerait sans doute y avoir sa place un jour. Il tente manifestement des formules mémorables illustrant sa science, sa sagesse ou sa bonté (« La grande mission des Russes est d’unir et de consolider la civilisation », « L’histoire nous apprend qu’en 1940 et au début de 1941, l’Union soviétique a tenté d’empêcher ou, du moins, de retarder le déclenchement de la guerre »…). Mais ce ne sont pas elles qui sont retenues, car elles ne correspondent pas à l’ethos personnel que le pathos populaire lui prête.


De même que la vox populi française a spontanément attaché à Emmanuel Macron des petites phrases méprisantes qu’il ne recherchait certainement pas, les petites phrases attachées à Vladimir Poutine le dépeignent en général comme agressif et malveillant. D’où le succès d’« on ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » ou de formules comme :

  • « "Couvrir sa patrie de merde, ici, c’est toujours le bienvenu, c’est considéré comme un mérite, et beaucoup de gens le font avec plaisir» (2012)
  • ».« Quelqu'un au sein du gouvernement turc a décidé de lécher les Américains quelque part. Je ne sais pas si les Américains ont besoin de ça » (2015)
  • « Tout peuple, et à plus forte raison le peuple russe, sait distinguer les patriotes véritables des vendus et des traîtres et recracher ces derniers comme on recrache un moucheron qui nous aurait volé par accident dans la bouche » (2022)
  • « Aujourd’hui, nous entendons dire qu’ils veulent nous vaincre sur le champ de bataille. Eh bien, que puis-je dire ? Qu’ils essaient […] les choses sérieuses n’ont pas encore commencé. » (2022)

Le pli est pris : comme Emmanuel Macron encore, Poutine voit même certaines paroles interprétées à rebours de ses intentions expresses. « L’effondrement de l’Union soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du siècle », déclare-t-il devant l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie le 25 avril 2005. Il s’en expliquera plus tard dans un entretien avec le Financial Times : vingt-cinq millions de Russes ethniques se sont retrouvés hors des frontières de la nouvelle Russie « et personne n’a pensé à eux. Ce n’est pas une tragédie, cela ? […] Je visais non pas la composante politique de la chute de l’URSS, mais son aspect humanitaire. » Or on y avait entendu en général une nostalgie de la Guerre froide : on ne prête qu’aux riches.

Élisabeth Sieca-Kozlowski reproduit ainsi un passage d’un discours prononcé à l’occasion du 350e anniversaire de la naissance du tsar Pierre le Grand, le 9 juin 2022 :

« Pierre le grand a mené la guerre du Nord pendant vingt-et-un ans. On a l’impression qu’en combattant la Suède, il s’emparait de quelque chose. Il ne s’emparait de rien, il reprenait ce qui était à la Russie. […] Depuis la nuit des temps, des slaves vivaient là-bas aux côtés des peuples finno-ougriens. Il en est de même en direction de l’Ouest, la ville de Narva et ses premières campagnes. Pourquoi s’est-il rendu là-bas ? Il y allait pour les récupérer et les renforcer. C’est ce qu’il faisait. Apparemment, c’est aussi à nous maintenant de récupérer ce qui appartient à la Russie.

Poutine se présente en successeur du plus prestigieux des tsars et invoque une légitimité historique. Mais ce qui est retenu est un message agressif, « récupérer ce qui appartient à la Russie », aggravé par la mention de Narva, ville estonienne. Sa propension à agiter la menace nucléaire n’arrange rien. En 2018, déplorant le désastre que serait une guerre atomique, il ajoute : Mais que nous importe le monde si la Russie n’existe plus ? », phrase qui, note Élisabeth Sieca-Kozlowski, a été interprétée par un grand nombre comme « Après moi, le déluge ». Poutine croit sans doute rectifier le tir en assurant qu’il ne prévoit pas d’attaque nucléaire préventive. Mais il ne peut s’empêcher d’ajouter :

« Oui, on dirait que nous nous croisons les bras et que nous attendons que quelqu’un utilise des armes nucléaires contre nous. Eh bien, oui, c’est ce qu’il en est. Mais tout agresseur devrait savoir que les représailles sont inévitables et qu’il sera anéanti. Et nous, en tant que victimes d’une agression, nous irons au paradis en tant que martyrs, tandis qu’il périront simplement parce qu’ils n’auront même pas le temps de se repentir de leurs péchés. »

Il aura beau faire, après un quart de siècle au pouvoir comme président ou comme Premier ministre de la Russie, Poutine traîne un ethos de dirigeant impérialiste doublé d’un manipulateur. Il n’a presque aucune chance de s'en débarrasser. S’il tient à laisser derrière lui des petites phrases qui deviendront citations historiques, il a intérêt à cultiver des formules du genre « Quia nominor Leo ».

Élisabeth Sieca-Kozlowski 
Poutine dans le texte 
CNRS Éditions, 2024, ISBN 2271149142
390 pages, 25 €

Michel Le Séac’h

(1) Élisabeth Sieca-Kozlowski, interviewée par Le Jounral du CNRS, 14 mars 2024, https://lejournal.cnrs.fr/articles/dans-la-tete-de-vladimir-poutin

(2) Lors d’un sommet de l’Union européenne, en novembre 2002, à un journaliste du Monde qui l’interroge sur les armes utilisée en Tchetchénie, il répond : « les journalistes qui s'inquiètent pour les Tchétchènes peuvent se faire circoncir ». Voir https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/2137824001041/sommet-de-l-union-europeenne-derapage-verbal-de-vladimir-poutine-sur-la

(3)  En fait de génocide, la guerre dans le Donbass aurait, selon l’ONU, coûté la vie à 6 500 combattants prorusses, 4 400 militaires ukrainiens et 3 405 civils entre 2014 et 2020.

(4) Manque le juriste, car si Poutine évoque parfois une promesse verbale faite à Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN (« ils nous ont trompé ou, dans le langage populaire, tout simplement arnaqué »), il omet de rappeler les traités internationaux par lesquels la Russie a garanti les frontières de l’Ukraine.

Photos :


27 novembre 2023

Spin dictators : la tyrannie qui n’en a pas trop l’air

Les dictatures du 20e siècle gouvernaient par la force, voire la terreur, et se coupaient du monde. D’élections, il n’était pas question. Les dictatures d’aujourd’hui gouvernent plutôt par la manipulation de l’information et le modelage de l’opinion publique. Elles sont dirigées par des spin dictators (dictateurs de la manipulation), terme forgé par référence aux spin doctors, ou conseillers en communication qui façonnent l’image des personnalités politiques.

Sergei Gouriev et Daniel Treisman en exposent le fonctionnement dans Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, paru en 2022 en anglais et cette année en français et dans une dizaine d’autres langues.

Serguei Gouriev a eu tout le loisir d’expérimenter le sujet in vivo : docteur en mathématiques appliquées et en économie, il a été très proche du pouvoir russe comme « plume » de Dmitri Medvedev. Menacé pour avoir défendu Khodorkovski dans l’affaire Ioukos, il s’est réfugié en France en 2013. Après avoir été économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), il dirige la formation et la recherche à Sciences Po. Daniel Treisman, professeur de sciences politiques à l’University of California Los Angeles (UCLA) est spécialiste des affaires russes. Les deux auteurs ont d’abord été réunis par « l’énigme Poutine » : depuis 2000, « Vladimir Poutine faisait mine d’adhérer aux principes de la démocratie, alors que son instinct le menait clairement dans une autre direction ». Puis ils ont constaté que son mode de contrôle politique n’était pas unique…


Contrairement aux dictatures de la peur, les dictatures de la manipulation ne suppriment pas les élections mais les « encadrent » avec soin. Gérées avec compétence, elles laissent à la société une marge de liberté, dont elles tracent nettement les limites en réprimant brutalement les opposants qui les transgressent. Il leur arrive d’ailleurs de revenir aux anciennes méthodes quand les nouvelles ne fonctionnent plus, comme l’a montré Vladimir Poutine en attaquant l’Ukraine : « un chef d’État qui semblait naguère exceller dans de subtiles méthodes de contrôle semble désormais déterminé à rayer un pays voisin de la carte » tout en instaurant en interne un système d’information de guerre étroitement contrôlé et répressif.

Repousser les dissidents vers les marges

Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle est une référence incontournable appuyée sur 160 pages de notes et 70 pages de bibliographie. Il n’est pas question ici d’en faire une recension détaillée mais uniquement de s’interroger sur le rôle éventuel des petites phrases dans les dictatures de la manipulation. Il ne peut s’agir que d’aperçus limités, car les auteurs privilégient logiquement l’aspect institutionnel des choses et non la rhétorique ou le contenu des messages. Ils disent qui sont et ce que font les propagandistes sans détailler leurs propos.

Les régimes autoritaires sont souvent violents en parole. Dans l’Irak de Saddam Hussein, par exemple, on parlait de « trancher des têtes » et de « malfaisants […] qui nous ont plongé dans le dos leur poignard empoisonné ». Ils utilisent « les moyens mis en usage chez les Perses et les barbares », dit Aristote, en envisageant néanmoins une « deuxième espèce de souverain », qui, « quoique un tyran, gouvernant dans son propre intérêt […]se montre complètement vertueux […] et […] jamais vicieux ». Il inspire plus le respect que la crainte et ses sujets ne se rendent pas compte de leur asservissement. Plus tard, à son tour, Machiavel conseille aux princes « de posséder parfaitement l’art de simuler et de dissimuler ».

Les méthodes de ces spin dictators sont plus subtiles, elles « relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue ». Les contenus évoluent. Là où les autocrates du XXe siècle se délectaient d’une imagerie violente […], les spin dictators adoptent une rhétorique plus froide, faite de compétence et de maîtrise, parfois sous un léger vernis socialiste ou nationaliste ».

La censure ne disparaît pas mais se fait discrète : « si les restrictions imposées à la presse deviennent trop flagrantes, elles peuvent avoir un effet en retour indésirable. Aussi, quand ces dictateurs censurent, ils censurent aussi le fait même qu’ils censurent ». Ils « se contentent de repousser leurs détracteurs vers les marges, en conservant la mainmise sur les chaînes de télévision nationales. Ils se moquent de ce que l’intelligentsia dit d’eux en privé, ou même en public, si c’est devant un petit auditoire. Les intellectuels dissidents sont autorisés à publier leurs revues confidentielles, à diffuser leurs émissions sur des chaînes câblées et à publier dans des journaux étrangers, tant que la demande est faible. » Mais on veille à les couper des masses : on les insulte, on met en doute leurs motivations, on les accuse d’antipatriotisme et d’élitisme, et l'on attise le ressentiment culturel.

La plupart des spin dictators n’ont pas de doctrine officielle. « À la place, ces gens utilisent un ensemble kaléidoscopique d’images et de thèmes qui visent de multiples auditoires à la fois. Le dirigeant russe associe l’histoire impériale, l’imagerie communiste et le traditionalisme conservateur dans ce que l’essayiste politique Ivan Krastev appelle « un cocktail Molotov de postmodernisme français et d’instrumentalisme propre au KGB ».

Les petites phrases seulement comme des ombres

Et les techniques de communication leur apportent des moyens nouveaux. « Beaucoup de spin dictators ont saisi d’instinct l’idée avancée par des chercheurs comme Jacques Ellul : la propagande la plus efficace est horizontale, transmise par de petits groupes et réseaux, souvent à travers des conversations informelles. Ils cherchaient des moyens d’implanter leurs messages dans des réseaux locaux, en supprimant toute trace de leur origine. » Ils détournent ainsi l’attention. Si nécessaire, il leur arrive aussi de « noyer les messages indésirables dans un flot de contenus progouvernementaux. L’aiguille de l’opposition disparaît ensuite dans une meule de foin de propagande. » Après les élections russes de 2011, 26 000 comptes Twitter frauduleux ont ainsi diffusé des milliers de tweets du monde entier en piratant les hashtags utilisés par des détracteurs de Poutine.

De-ci, de-là, on devine l’intervention très probable des petites phrases. Elles peuvent apporter le « léger vernis » de certains messages. La mise à l’écart des dissidents passe sans doute par des petites phrases « assassines », chargées d’un sens implicite destructeur d’image et compréhensible par le public. Le « cocktail » de postmodernisme et d’instrumentalisme s’exprime, on l’imagine, sous des formes brèves véhiculant un message implicite. Sans être désignées, les petites phrases apparaissent comme des ombres portées sur le mur de la caverne. Peut-être les auteurs pousseront-ils leur travail jusqu’à les déchiffrer ?

Michel Le Séac’h

Sergei Gouriev et Daniel Treisman
Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle 
Payot, Paris, 2023 

01 janvier 2017

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » : l’investissement-image de Vladimir Poutine

« I always knew [V. Putin] was very smart » (j’ai toujours su que V. Poutine était très intelligent) a déclaré avant-hier Donald Trump dans un tweet repris urbi et orbi. Cet hommage explicite du président-élu américain au président en exercice russe porte à son sommet la réputation de ce dernier. Mais la principale qualité qu’on lui reconnaît en général n'est pas tant l’intelligence que la détermination. Il le doit pour une part à une déclaration de 1999 : « On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes ». Cette petite phrase est de très loin la plus connue de Vladimir Poutine, en France comme dans le monde entier.

 Elle remonte au 24 septembre 1999. Poutine, nouveau premier ministre du président russe Eltsine, tenait conférence de presse à Astana, au Kazakhstan. Des journalistes l’avaient interrogé sur les raids menés depuis trois semaines par l'aviation russe contre la Tchétchénie. Poutine avait réitéré la position déjà exprimée par le Kremlin : ils étaient destinées à lutter contre le terrorisme.

L'argot russe le plus grossier

La formule de Poutine citée par l’agence de presse russe Interfax (« Vy menja izvinite, v tualete pojmaem – my ix i v sortire zamochim ») avait été traduite ainsi à l’époque : « Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. » Curieusement, tualete et sortire sont deux synonymes issus du français, l’un convenable, l’autre vulgaire. Mais « i v sortire zamochim », approximativement rendu par « nous les buterons dans les chiottes », appartient sans conteste à l’argot russe le plus grossier, en vigueur dans les cercles mafieux des années 1990 – ainsi qu’au goulag, selon l’ancien dissident Vladimir Boukovski.

La saillie de Vladimir Poutine avait provoqué un bond immédiat de sa popularité en Russie mais avait été peu remarquée ailleurs à l’époque (les Russes eux-mêmes sont surpris aujourd’hui quand on leur dit qu’elle date du siècle dernier). D’abord, son sens n’est pas totalement clair. Au terme d’une analyse savante et détaillée, un universitaire français, le professeur Rémi Camus, en a proposé trois interprétations différentes. Mais surtout, à 46 ans, Vladimir Poutine était alors un personnage peu connu qui avait fait l’essentiel de sa carrière dans l’ombre, comme agent du KGB puis comme adjoint au maire de Saint-Pétersbourg.

La formule est présente le 29 janvier 2000 dans un dossier de Libération sur l’ascension de Poutine grâce à la guerre en Tchetchénie. « ‘S'il le faut, nous irons buter les terroristes jusque dans les chiottes’, lâche-t-il un jour », écrit l’auteur de l’article, Véronique Soulé. Mais elle ne fait que de rares apparitions dans la presse française avant 2011.

Une réplique à la Michel Audiard

« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » semble dater de septembre 2011 ; cette version, apparemment de source AFP, paraît alors dans Le Point et Le Figaro. Elle s’éloigne nettement de la formule d’origine (« Nous poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes, eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. »). Mais elle est débarrassée de tout détail inutile et dynamisée par le pronom « on ». Bien qu’étranger à la langue russe, il accroît la sonorité de la phrase et en quelque sorte la francise : on la croirait sortie d’un film de Michel Audiard.

Sous cette forme « optimisée », la petite phrase connaît désormais un succès croissant. Surtout après les attentats du Stade de France et du Bataclan en novembre 2015. Elle devient alors « virale » sur les réseaux sociaux. Seize ans après avoir été prononcée (sous une autre forme…), la petite phrase apparaît comme un mot d’ordre pour l’opinion française ; la popularité du président russe fait un bond, comme le montre le fort pic de recherches sur son nom enregistré par Google Trends dans la semaine suivant les attentats (graphique ci-dessous). Aujourd’hui, Google en recense plus de 20 000 occurrences sur le web français, loin devant toute autre version.

Google Trends : recherches sur « Poutine » en France au cours de l'année 2015

Interrogé en 2011, Vladimir Poutine disait avoir d’abord regretté son langage grossier. Ce n’est pas ainsi qu’un premier ministre doit s’exprimer, lui avait-on fait savoir à l’époque. Pourtant, sa petite phrase s’est révélée à retardement un excellent investissement dans son image internationale. Conclusions : On ne sait jamais à l’avance quel sera le destin d’une petite phrase, elle échappe à son auteur et acquiert une vie propre. Et une grossièreté placée à bon escient, à l’instar du « Merde ! » du général Cambronne, peut avoir un effet puissant(1).

Michel Le Séac’h

Illustration : photo de Vladimir Poutine par Lhooqvsjoconda, CC 4.0 via Wikimedia Commons
__________________________________
(1) Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 206.