Microrhétorique ? Une définition de la « petite phrase »

Dans la 9e édition de son Dictionnaire, achevée en 2024, l’Académie française a donné une définition de la « petite phrase »... et même deux :

  • « phrase concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »
  • « formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »

La première définition illustre l’un des sens de l’adjectif « petit » : « dont la valeur ou l'importance est faible ». C’est paradoxal : si la petite phrase doit « marquer les esprits », son importance n’est sans doute pas si faible.

La seconde définition illustre l’un des sens du nom « phrase ». L’Académie procédant par ordre alphabétique, cette définition est postérieure à la première ; on peut considérer qu’elle la corrige. Les académiciens l’ont mûrement soupesée puisqu’ils ont choisi de remplacer le mot « phrase » par le mot « formule » au moment même où ils réfléchissaient au sens du premier.  La formule est une « expression condensée, nette et frappante » : il y a plus d’énergie dans la formule que dans la phrase. Pour les mathématiques, la physique ou la chimie, une formule exprime de manière symbolique une règle opératoire et se suffit à elle-même. Qu’on songe à E = mc² : Einstein y enferme l’univers entier en trois lettres, un chiffre et un symbole mathématique. 

Vue du quai Conti, donc, une petite phrase est plus qu’une phrase. Et elle n’est pas seulement brève, elle est « concise », c’est-à-dire qu’elle « fait entendre beaucoup de choses en peu de mots ». C’est capital. Au premier degré, quelques mots ne délivrent que des messages sommaires (« Votez pour moi »…). Mais une petite phrase contient davantage qu’elle-même, elle renvoie à un sous-entendu, un savoir ou un sentiment déjà présent chez les auditeurs. Elle se présente néanmoins « sous des dehors anodins », donc de peu d’importance. Ces « dehors » appellent implicitement des « dedans ». Puisque la petite phrase est trop brève pour exprimer grand-chose explicitement, l'important est caché à l'intérieur, non verbalisé.

Ce « dedans » implicite n’est encore pas le plus important dans la définition de l'Académie. Plus important est le verbe, un verbe d’action dont le sujet est… la petite phrase elle-même : elle « vise » à marquer les esprits ! Viser, pour l’Académie, dénote une intention, un acte délibéré, voire une violence (« diriger attentivement son regard vers un but pour y lancer quelque chose. Viser un homme au cœur. Viser un animal à la tête »).

Le public de la petite phrase

Si la petite phrase « vise », c’est qu’elle a une cible. Elle cherche à « marquer les esprits », c’est-à-dire à produire une impression durable, et non à convaincre, enseigner ou faire réfléchir. Elle relève plus de la mémoire et/ou de la sensibilité que de l'intelligence. On note le pluriel à « esprits » : pour l’Académie, la petite phrase a un caractère collectif. Elle s’adresse à un groupe. Et cette simple suite de sons ne marque que si « les esprits » visés y sont sensibles : ils doivent partager une même culture qui leur permet de déchiffrer ses sous-entendus (ses « dedans » implicites).

Dans une certaine mesure, le public d’une petite phrase s’auto-désigne. Il la comprend en fonction de ses passions ou de ses sentiments collectifs. Il la révèle, l’extrait du discours comme Arthur tire Excalibur d’un rocher, par prédestination. Le public est ainsi co-créateur de la petite phrase. 

Les académiciens s’y sont peut-être repris à deux fois pour définir la petite phrase, mais leur définition  pesée au trébuchet s’avère spécialement riche de sens. Malgré leur simplicité apparente, ces douze mots, « formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits », décrivent un phénomène complexe. Cette définition remarquable comporte pourtant une lacune évidente.

L'auteur de la petite phrase

Cette lacune, c’est l’auteur. L’Académie l'ignore entièrement. Or une petite phrase est indissociable de son auteur. L’expression « petite phrase anonyme » ou « petite phrase apocryphe » est rare dans la littérature. Au minimum, une petite phrase est « attribuée à… » ‑ de « comme disait ma grand-mère » à « ainsi parlait Zarathoustra ». Le dicton, l’aphorisme ou la maxime cherchent à exprimer une vérité permanente. La petite phrase se présente plutôt comme un argument d’autorité. Elle forme avec la réputation de son auteur un couple indissociable, l'une influençant l'autre par effet cerceau. La petite phrase marque les esprits en fonction de ce qu'ils croient déjà savoir de son auteur. 

En résumé, la petite phrase est : 1) une formule concise, 2) attribuée à un personnage connu, 3) qui marque un public. Elle est ainsi le point de rencontre de trois implicites : derrière les mots il y a du sens, derrière le locuteur un personnage, derrière l’auditeur des sentiments. On peut la représenter par ce diagramme de Venn :

Les trois composantes de la petite phrase

On y reconnaît sous une forme résumée les trois piliers de la rhétorique selon Aristote : le logos (ce qui est dit), l’ethos (qui le dit) et le pathos (les dispositions des auditeurs). On peut voir dans la petite phrase une capsule rhétorique ou, par métonymie, une microrhétorique

La petite phrase comme microrhétorique




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