On reconnaît volontiers des petites phrases dans « Veni, vidi, vici » (47 av. J.C.), « Souviens-toi du vase de Soissons »
(486) ou « Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la
France » (1638). Pourtant, la locution « petite phrase »
elle-même est bien plus récente. Selon Alice Krieg-Planque et Caroline Ollivier-Yaniv, « ce n’est vraisemblablement que dans le courant des
années 1980 que l’objet commence à se constituer, en tant que phénomène de
coproduction discursive portant ce nom, dans les relations entre politique, communication et médias »[i].
Si tard, vraiment ? Avant le 20e siècle,
certes, une « petite phrase » n’est qu’un nom précisé par un
adjectif qui désigne une phrase brève, tout simplement. Cette phrase peut occasionnellement
relever du domaine politique : « La France est le seul pays où
quelque petite phrase puisse faire une grande révolution » écrit Balzac en
1834 dans La Duchesse de Langeais. Cependant, les occurrences constatées
relèvent surtout de la pédagogie et de la musique, voire des deux :
- Apprenez donc par cœur cette
petite phrase : saurez, l’ami, si fais taie, et vous y trouverez le
nom de vos sept toniques par dièses : sol, ré, la, mi, si, fé, té[ii]
Au tournant du 20e siècle, « petite phrase » devient clairement une locution. Rémy de
Gourmont l’emploie ainsi à plusieurs reprises. Il écrit par exemple :
« Le style de Mallarmé doit précisément son obscurité, parfois réelle, à
l'absence quasi totale de clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que
tout le monde comprend dans un sens abstrait, c'est-à-dire unique »[iii].
À partir de cette époque, les occurrences deviennent plus
nombreuses. Le Ngram Viewer de Google permet de s’en faire
une idée. À défaut d’être très précis, cet outil peut révéler des tendances sur
longue période. Ici, il montre que, toutes choses égales d’ailleurs, la
fréquence de l’expression progresse globalement tout au long du 20e siècle dans les livres en français. On note deux périodes d’accélération :
au singulier (« petite phrase ») dans les années 1910, au singulier
et au pluriel à partir du milieu des années 1960.
L’origine de la première accélération ne fait aucun
doute : elle est due à Marcel Proust. Du côté de chez Swann est paru
en 1913. La « petite phrase » de la sonate de Vinteuil, « hymne
national » de l’amour entre Charles Swann et Odette de Crécy, frappe
les esprits à l’égal de la « petite madeleine ». Le concept est
d’autant mieux mémorisé qu’on le retrouve dans d’autres volumes de la
Recherche (À l’ombre des jeunes filles en fleur, La Prisonnière…).
(Il figurait déjà, appliqué à une sonate de Saint-Saëns, dans le premier roman
de Proust, Jean Santeuil.)
La deuxième accélération commence au milieu des années 1960.
La « petite phrase » désigne plutôt les échanges à fleurets mouchetés
de la vie politique dans les premières années de la Ve République. Au singulier
ou au pluriel, l’expression figure six fois dans Le Duel : de
Gaulle-Pompidou de Philippe Alexandre (1970), par exemple.
Fin 1973 paraît dans Le Monde un article de Georges
Vedel intitulé « Encore une petite phrase ». Le célèbre juriste y
commente une décision du Conseil constitutionnel du 28 novembre 1973[iv].
L’air de ne pas y toucher, le Conseil a répondu incidemment et implicitement à
une question importante qu'on ne lui posait pas (une peine
d’emprisonnement peut-elle être instaurée par décret ?). L’article, le
concept et la démarche du Conseil constitutionnel sont très remarqués dans le
monde politique et médiatique de l’époque.
« Depuis quelque temps, après M. Pompidou et M.
Brejnev, les petites phrases ont dans la vie politique une certaine
importance », note un élu, Jacques Henriet, à la tribune du Sénat,
quelques jours plus tard[v].
On commence à percevoir l’expression comme une locution, c’est-à-dire un groupe
de mots formant une unité avec un sens propre, comme dans le domaine musical.
On le souligne parfois en la mettant entre guillemets. « Pompidou cherche
à tirer le meilleur effet de la ‘’petite phrase’’ », note par exemple Jean
Poperen, l’un des dirigeants du parti socialiste de l’époque[vi].
La phrase succède au mot
Bien entendu, le phénomène existait avant la locution.
Démosthène, l’un des plus fameux orateurs de l’Antiquité, s’est rendu célèbre
pour les images employées dans ses discours. Aujourd’hui, certains de ses
« slogans métaphoriques »[vii]
seraient certainement qualifiés de petite phrase.
Avant cette appellation, la langue française utilisait une
formule encore plus succincte : « mot ». Car le
« mot » est parfois plus qu’un mot. En 1762, la quatrième édition du Dictionnaire
de l’Académie française en donne, entre autres, les définitions
suivantes : « ce qu’on dit ou ce qu’on écrit à quelqu’un en peu de
paroles » et « sentence, apophtegme, dit notable, parole
remarquable ». La « phrase » de 1762, elle, est un simple
« assemblage de mots sous une certaine construction ».
Réciproquement, la parole peut se définir… comme un mot.
« Parole signifie
aussi, Sentence, beau sentiment, mot notable », indique le Dictionnaire
de 1762. « Parole mémorable. C'est une parole digne d'un Souverain.
Il faudroit écrire cette parole en lettres d'or ». Parole signifie encore « Mot,
ou discours pris selon ce qu'il est, bon ou mauvais, doux ou rude, offensant ou
obligeant, honnête ou déshonnête, &c. ».
Il nous en reste des « paroles historiques » ou
des « mots historiques » qu’aujourd’hui on appellerait sans aucun
doute des petites phrases. « Alea jacta est » ‑ le sort en est jeté ‑,
s’écrie Jules César en franchissant le Rubicon. C’est un « mot » note Dacier, traducteur de Plutarque qui a raconté l’histoire
[viii].
Jules César encore traverse un village des Alpes. Il déclare :
« J’aimerais mieux être ici le premier que le second dans Rome ».
C’est un « mot » dit Rollin en rapportant l’anecdote
[ix].
César toujours s’en va en campagne : « Nous nous éloignons d’un
général sans armée pour aller combattre une armée sans général ». C’est un « mot » pour Ferguson
[x].
…et le mot devint mot
La première publication académique en français explicitement
consacrée aux petites phrases – et souvent citée à ce titre – est intitulée
« Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de l'écoute
du genre délibératif sous la Révolution française) »[xi].
Son auteur, Patrick Brasart, applique sans peine cette locution du 20e siècle à la communication politique du 18e siècle, antérieure à la
radio, à la télévision et à l’internet. Surtout, il montre que malgré la
« culture rhétorique » des acteurs de l’époque, les petites phrases
d’alors ressemblent beaucoup à celles d’aujourd’hui. Il insiste même sur leur
versant négatif, « la malveillance des adversaires politiques d'un orateur
pour pratiquer les abréviations les plus rudes, la plus radicale étant la réduction
de l'ensemble du discours public d'un orateur à une seule phrase » [xii].
À l’époque, les archives parlementaires en témoignent, ces
petites phrases révolutionnaires étaient systématiquement appelées
« mots ». Mirabeau, par exemple, « dénonce le mot
attribué au ministre de Saint-Priest », qui aurait « dit à la
phalange des femmes qui demandaient du pain : ‘’Quand vous n'aviez qu'un
Roi,vous ne manquiez pas de pain ; à présent que vous en avez douze cents,
allez vous adresser à eux’’[xiii] ».
Robespierre s’indigne contre le pouvoir des orateurs : « Alors se
réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant son fils enfant, il disait :
‘’Voilà celui qui gouverne la Grèce; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me
gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce[xiv].’’ ».
Michel Le Séac’h
[i] Alice Krieg-Planque et Caroline
Ollivier-Yaniv, « Poser les « petites
phrases » comme objet d’étude », Ccommunication & langages, n°
168, juin 2011, p. 17-22.
[ii] Émile
Chevé, Méthode élémentaire de musique vocale, Paris, 1846.
[iii] Rémy de
Gourmont, Esthétique de la langue française, Paris, Mercure de France,
1899.
[v] Sénat,
séance du 3 décembre 1973, Journal officiel de la République française,
Débats parlementaires, Sénat, 4 décembre 1973, p. 2299.
[vi] Jean
Poperen, L’Unité de la gauche (1965-1973), Paris, Fayard, 1975, p. 83.
[vii] Matthieu
Fernandez, Les images dans les Harangues et les Plaidoyers politiques de
Démosthène : de la communication politique à la littérature, thèse de
doctorat, École doctorale Mondes anciens et médiévaux (Paris), 2015.
[viii]
Plutarque, Les Vies des hommes illustres, traduction Dacier, Paris,
Paulus-du-Mesnil, 1734, p. 252.
[ix] Charles
Rollin, Œuvres de Rollin, Paris, Firmin Didot, 1821, p. 452.
[x] Adam
Ferguson, Histoire des progrès et de la chute de la république romaine,
Paris, Nyon l’aîné et fils, 1741, p. 300.
[xi] Brasart
Patrick. « Petites phrases et grands discours (Sur quelques problèmes de
l'écoute du genre délibératif sous la Révolution française) ». Mots,
septembre 1994, n°40, p. 106-112.