« Il y a combien de gens qui ont dormi dehors cette
nuit ? », demande
Léa Salamé à Julien Denormandie sur France Inter au matin du 30 janvier. « Les
chiffres que nous avons c'est à peu près une cinquantaine d'hommes isolés en île de France », répond le
secrétaire d’État à la cohésion des territoires.
Pris isolément, le chiffre est évidemment absurde, une
balade nocturne dans Paris permet de le constater de visu (sauf à
imaginer que la situation a été très différente dans la nuit du 29 au 30
janvier). Pourtant, Léa Salamé ne le relève même pas. À réécouter l’entretien,
on comprend pourquoi.
Julien Denormandie était lancé depuis plusieurs minutes dans
un développement sur le fonctionnement des hébergements d’urgence, qui relèvent
de ses services. Ni la journaliste ni lui-même ne parlent des SDF en général, ils parlent des hébergements d’urgence en particulier. Il le confirme d’ailleurs par la suite (une cinquantaine d’hommes n’ont pu
obtenir d’hébergement dans la nuit du 29 au 30 malgré un appel au 115). Julien
Denormandie ne minore pas le nombre absolu de SDF, il omet de préciser ce que
recouvre le nombre qu’il cite.
Fake news en abyme
Il n’y a pas de fouetter un chat, et la bévue du
secrétaire d’État n’est guère relevée au cours des heures suivantes. Mais dans
la soirée, Pierre
Plottu s’en empare sur le site de France Soir. « Un ministre
l’assure : seulement ‘’50 personnes’’ dorment dans la rue en Île-de-France »,
titre-t-il. Par surcroît, l’URL de son article contient la mention « fake-news » :
les moteurs de recherche ne risqueront pas de passer à côté. Le plus étonnant
est que Pierre Plottu a fait son enquête et a obtenu de la Fondation Abbé
Pierre l’explication exacte de l’étrange chiffrage de Julien Denormandie :
il correspond aux « personnes qui ont appelé le 115, on été
+décrochées+ mais sans se voir proposer de solution ». Il persiste
néanmoins à y voir une fausse nouvelle.
Le lendemain, à leur tour, les
« Décodeurs » du Monde s’emparent de l’information sous le
titre « Cinquante SDF dans les rues d’Ile-de-France ? Le chiffre
aberrant du secrétaire d’Etat Julien Denormandie ». Or eux aussi ont obtienu « de plusieurs sources » cette explication :
il s’agit des « demandes non pourvues (personnes qui ont appelé le Samu
social mais n’ont pas eu de place) ». Plusieurs fois déjà accusés de
déformer des nouvelles, les « Décodeurs » n’auraient-ils pas dû
montrer plus de prudence dans leur présentation ? Il faut croire que
l’occasion était trop belle de remporter une victoire facile !
Mécanisme de formation des petites phrases
Cette fois, quelque trente-deux heures après la déclaration de
Julien Denormandie, la mécanique de la petite phrase est lancée. Et selon un phénomène classique[1], elle est
simplifiée par rapport à l’expression d’origine : désormais, comme l’a
suggéré le titre du Monde, elle se réduit à « 50 SDF »,
mention reprise entre guillemets sur les réseaux sociaux comme si elle était
une citation de la déclaration d’origine – et qui résumerait au mieux
l’aveuglement d’un « gouvernement des riches », au pire un mensonge
d’un gouvernement qui ne tient pas ses promesses.
Il est probable que cette petite phrase-là s’éteindra très vite, à la
fois parce que son auteur supposé n’est pas un homme politique de premier plan, parce qu'elle n'est pas très plausible et parce les milieux politiques eux-mêmes ne l’ont pas répercutée. Mais elle
illustre un mécanisme nouveau de formation des petites phrases négatives dont
l’efficacité n’est plus à démontrer.
[1] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 160.