17 novembre 2015

« La France est en guerre » : François Hollande frappe plus fort que Manuel Valls

Entre les attentats du 13 novembre et le discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, près de soixante heures se sont écoulées : les assistants du président de la République ont eu le temps nécessaire pour calibrer son intervention. L’incipit de cette adresse, « La France est en guerre », a donc été soupesé et choisi avec soin. Étant donné la solennité de son contexte, la certitude qu’il serait abondamment repris par les médias et l’état d’émotion de l’opinion publique, il avait tout pour marquer les esprits. En d’autres termes, pour devenir une « petite phrase ».

Alors, pourquoi avoir choisi une formule aussi forte* que « La France est en guerre » ? Le président de la République avait déjà employé le mot « guerre » samedi 14, au sortir d’un conseil de défense : «  c'est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête permettra d'établir ». Mais il plaçait ainsi la France dans le rôle passif d’une victime, non dans celui d’un belligérant.

Déjà, cette formule n’était pas sans risque : les communicants du président de la République en étaient sûrement conscients, elle rappelait très fort celle de George W. Bush devant le Congrès américain le 20 septembre 2001 : « le 11 septembre, des ennemis de la liberté ont commis un acte de guerre contre notre pays » ‑ un acte de guerre lui aussi planifié de l’extérieur. Être comparé à George W. Bush n’est probablement pas un impératif prioritaire pour un président socialiste.

G.W. Bush avait réagi à l’attaque du 11 septembre en déclarant la « guerre contre la terreur ». Dès le 16 novembre François Hollande a accentué le parallélisme en déclarant « La France est en guerre ». Outre le risque de comparaison, la formule ouvrait un risque de polémique politique intérieure. Déclarer la France en guerre, et devant le Parlement encore, revenait à piétiner symboliquement l’article 35 de la Constitution : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Pourquoi avoir choisi d’ouvrir un discours aussi solennel par une phrase aussi extrême que « La France est en guerre » ?

Selon certains commentateurs, la formule du 14 novembre («  c'est un acte de guerre qui a été préparé… », etc.) aurait été imposée par Manuel Valls. Le Premier ministre avait en tout cas saisi la balle au bond au 20H de TF1 le soir même : « Ce que je veux dire aux Français, c’est que nous sommes en guerre. Le président de la République l’a dit avec force ce matin. Oui, nous sommes en guerre. », etc. Une déclaration autrement plus martiale que celle de François Hollande le même jour.

Il est probable que les sondeurs de l’Élysée se sont penchés le 15 novembre sur l’impact respectif des deux déclarations du 14. Depuis des mois déjà, les communicants de François Hollande étaient conscients que l’état de guerre pouvait être pour lui une planche de salut électorale. Même l’opposition le reconnaissait. « Décrié et souvent indéchiffrable sur le front intérieur, François Hollande recueille l'approbation pour sa détermination lorsqu'il endosse l'uniforme du chef de guerre » écrivait ainsi Alain Barluet dans Le Figaro en octobre 2014. Il était impossible d’abandonner ce terrain au Premier ministre. À Versailles, François Hollande a montré que le chef de guerre, c’est lui.

Michel Le Séac'h
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* ...et chargée d'un sens plus large encore, comme il sied à une petite phrase. « "La France est en guerre." C'est par ces mots, dont la froide simplicité n'est pas proportionnelle à la lourde charge qu'ils portent, que Hollande, sàolennel, a débuté son allocution devant le Congrès », note ainsi Erik Emptaz à la Une du Canard enchaîné ce mercredi [note ajoutée le 18 novembre].

Photo François Hollande en 2012 : Toufik-de-planoiseWikimedia CommonsCC-BY-SA-3.0

13 novembre 2015

Élections régionales : les petites phrases font la petite phrase

Du Parisien au Télégramme, beaucoup de médias titrent sur les « petites phrases » depuis hier. Ils reprennent un extrait d’une conférence de presse de Pierre de Saintignon, candidat du Parti socialiste à l’élection régionale dans le Nord-Pas-de-Calais : « cessons ces petites phrases qui nuisent à notre campagne ».

Voilà bien la preuve qu’une « petite phrase », même si elle a l’air de rien, contient beaucoup plus qu’elle-même* ! La déclaration de Pierre de Saintignon n’est pas une leçon d’éloquence politique, elle ne condamne pas n’importe quelle phrase de quelques mots. C’est une petite phrase en abyme, et les commentateurs semblent tous d’accord sur sa cible implicite, preuve qu'il doit exister une culture commune entre eux. Cette cible, c'est la déclaration de Manuel Valls sur une possible fusion des listes de gauche et de droite au deuxième tour dans les régions gagnables par le Front National.

Le mois dernier, Pierre de Saintignon avait déjà condamné « ceux qui par des petites phrases, saisissant des micros, ont un objectif : celui de nous faire perdre ». Et tout le monde avait compris que son « ceux » était un « celui » : le Premier ministre, déjà. Et que ses « petites phrases » recouvraient une unique confidence faite à Bastien Bonnefous et Laurie Moniez, du Monde : « Avec Pierre de Saintignon, nos chances sont très faibles ». Une petite phrase qui lui était sans doute allée droit au coeur.

Michel Le Séac'h
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? , p. 132.

Photo : Pierre de Saintignon en 2014 par Peter Potrowl, licence CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

12 novembre 2015

« Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain… » : le legs mystérieux d’Helmut Schmidt à la France

La disparition de Helmut Schmidt le 10 novembre a été l’occasion de répéter que « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malgré son aspect sérieux et scientifique, cette formule illustre à merveille le comportement fantasque des petites phrases.

Les petites phrases d’origine étrangère ne sont pas très répandues en France, hormis celles issues de l’Antiquité gréco-romaine. Il y a tout de même des cas fameux comme « No pasaran »* ou « Yes we can »**. Au-delà d’une demi-douzaine de mots, ces phrases ne sont connues que dans leur traduction française. Il a va ainsi de celle de l’ancien chancelier allemand.

Et en réalité, elle est bien plus connue en France que partout ailleurs, y compris en Allemagne, comme l’a noté une universitaire japonaise, Hideko Magara. Sur l’internet, elle est citée trois fois plus souvent en français qu’en allemand (« die Gewinne von heute sind die Investitionen von morgen und die Arbeitsplätze von übermorgen ») ! Elle n’est même pas reprise parmi les déclarations fameuses de Schmidt sur Wikiquote.

Pour la raccourcir encore, les Français ont même inventé la formule « théorème de Schmidt », qui n’est utilisée qu’en France (ailleurs, « Schmidt’s Theorem » renvoie aux travaux de l’astronome soviétique Otto Schmidt ou à ceux du mathématicien austro-américain Wolfgang M. Schmidt).

En langues étrangères, les citations de la phrase de Helmut Schmidt sont parfois dues à des auteurs français comme Patrick Artus ou Thomas Piketty (en note dans Capital in the Twenty-First Century). Et l’on soupçonne qu'il arrive à ceux qui la citent de se recopier les autres, car personne ne mentionne de référence précise. Quelques-uns pourraient même s’être fiés à Wikipédia, qui renvoie à un simple article d’un blog francophone non officiel.

Celui ci assure que la phrase aurait été prononcée « le 3 novembre 1974 lors du débat sur le type de relance à mener au lendemain du premier choc pétrolier », choc qui remonte en réalité à octobre 1973. La même date est citée sans plus de précision par d’autres auteurs tels Nicolas Goetzmann sur Atlantico. Pourtant, la bibliographie de Helmut Schmidt ne signale au 3 novembre 1974 qu’une intervention devant le congrès d’un syndicat professionnel du textile à Munich.

Michel Le Séac’h
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Helmut Schmitt en 1977, photo de Jack E. Kightlinger pour le gouvernement américain, domaine public, Wikimedia Commons

02 novembre 2015

L’émigration irlandaise en petites phrases

Au détour d’une lecture, je tombe sur un passage d’un livre de David A. Valone* qui illustre bien le fonctionnement des petites phrases – ici hors du domaine politique. D.A. Valone, professeur d’histoire à Quinnipiac University, est spécialiste des identités anglo-irlandaises. Dans Ireland’s Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, il note que les familles irlandaises immigrées aux États-Unis à l’époque de la Grande famine (1845-1847) ont souvent effacé de leur mémoire ce pan douloureux de leur histoire. Mais il leur en reste quand même quelque chose… Voici, librement traduit, ce qu’en dit D.A. Valone :
Au milieu d’une complète ignorance et/ou d’un refus total de s’exprimer émergeait ce que j’appelle des « petites phrases souvenirs » [sound-bite memories]. Par exemple, de nombreux irlando-américains se souvenaient avoir entendu seulement deux mots de leurs parents ou grands-parents : « bateaux cercueils » (ou « corbillards de l’océan »,
comme les appelait Daniel O’Connell). Des petites phrases souvenirs survivaient à travers des surnoms aussi irrévérencieux que Paddy’s Wigwam, pour désigner la cathédrale catholique de Liverpool où beaucoup d’Irlandais assistaient à la messe avant de s’embarquer pour l’Amérique. De même, le slogan des marins « Dehors les émigrants, ramenez les troncs d’arbre » décrivait bien l’utilisation des femmes, des hommes et des enfants irlandais comme ballast humain lors de la traversée. Les petites phrases souvenirs ne sont pas sans ressembler à ce que Greenspan**, dans ses écrits sur les récits de l’Holocauste, appelle « un staccato de clichés… dans une situation de plus en plus précaire, sans développement d’une intrigue ». La puissance de la petite phrase imprime une marque malgré sa brièveté, la force de l’image laisse une impression qui ne sera probablement pas oubliée.
Ainsi les petites phrases souvenirs selon D.A. Valone fonctionnent-elles comme des récits très résumés. Leur contenu est bien plus vaste que leur lettre, et elles viennent à l'esprit spontanément comme les traces d'événements qu'on avait tenté d'oublier.
 
Michel Le Séac’h
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* David A. Valone, Ireland's Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, University Press of America, 2009.
** Henry Greenspan, professeur de psychologie à l’université du Michigan à Ann Harbor, auteur notammen de On Listenig to Holocaust Survivors: Beyond Testimony (Prager, 1998).

Le départ des émigrants irlandais, gravure de Henry Doyle pour l’ Illustrated History of Ireland de Mary Frances Cusack (1868), domaine public via Wikipedia.