31 janvier 2021

Petites phrases et métaphores

Beaucoup de petites phrases reposent sur une métaphore. Si l’on songe par exemple aux quatre déclarations d’Emmanuel Macron auxquelles on a imputé la fureur des Gilets jaunes, on trouve quatre métaphores. Un « Gaulois réfractaire » n’est pas un Celte qui échappe au STO. « Je traverse la rue » peut amener dans une autre ville. Le « pognon dingue » sort des caisses de l’État et non d’un asile d’aliénés. Les « gens qui ne sont rien » sont quand même quelqu’un. Au palmarès du président de la République, on peut citer aussi « le traité de Versailles de la zone euro », « les premiers de cordée », « l’Otan est en état de mort cérébrale », « le kamasutra de l’ensauvagement » ou « une nation de 66 millions de procureurs ».

Ce n’est pas nouveau. D’« Alea jacta est » au « monopole du cœur » en passant par « du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent » ou « les Français sont des veaux », les métaphores émaillent la vie politique. Sans elles, le bataillon des petites phrases se réduirait drastiquement.


Depuis la Poétique et la Rhétorique d’Aristote, on voit dans les métaphores une figure de style, un ornement du langage. Différents philosophes, linguistes et hommes de lettres français ont compris qu’elles étaient bien davantage. Ils ont noté en particulier leur étonnante fréquence. Quelques exemples :

  • Gabriel-Henri Gaillard dans Rhétorique française, à lu̓sage des jeunes demoiselles (Paris, Tenré, 1822) : « Combien de gens font des métaphores, depuis quarante ans et plus, ainsi que M. Jourdain faisait de la prose sans en rien savoir ? »
  • Antoine Varinot dans son Dictionnaire des metaphores françaises (Paris, Arthus Bertrand, 1818) : « Toutes les langues sont remplies de métaphores ; cette figure se répand jusques dans la conversation familière »
  • Nicolas Brussel dans ses Recherches sur la langue latine (Paris, 1750, Guillyn) : « l'on a actuellement en France un tel goût pour la Métaphore dans les conversations des personnes douées de quelque esprit, que presque rien n'y est dit sans Métaphore »
  • Jean-Charles-François Tuet dans Matinées sénonoises ou Proverbes françois… (Paris, 1789, Née de La Rochelle) : « Les métaphores proverbiales sont innombrables dans toutes les langues »

En réalité, les métaphores sont partout. Elles nous sont si naturelles qu’il nous a fallu longtemps pour nous en rendre compte, dans les années 1980, quand George Lakoff et Mark Johnson ont publié Les Métaphores dans la vie quotidienne[i]. Elles abondent dans toutes les langues, des plus parlées comme le chinois, langue « hautement métaphorique »[ii], aux plus locales comme l’ekegusii, une langue bantoue du Kenya[iii]. Dans la langue anglaise, elles représenteraient un mot sur huit.

Une métaphore est un phénomène cognitif et pas seulement esthétique. Elle soutient et contribue à modeler la pensée humaine en conceptualisant des domaines de connaissance vagues, abstraits (temps, causalités, orientation spatiale, idées, émotions, concepts de compréhension…) dans les termes d’une connaissance plus spécifique, familière et incarnée[iv]. Autrement dit, elle présente de l’abstrait avec les mots du concret. Ce faisant, elle influence insensiblement les raisonnements[v]. Lakoff et Johnson ont prolongé leur étude des métaphores jusqu’à proposer une nouvelle théorie de la vérité : une phrase serait « vraie » dans une situation où notre compréhension de la phrase concorde avec notre compréhension de la situation[vi]. Le cerveau a besoin de cohérence. Le problème d’Emmanuel Macron est que, sous cet éclairage, les « Gaulois réfractaires » ou le « pognon dingue » sont « vrais ».

Les métaphores, moyen d’incommunication

Bien avant Lakoff et Johnson, cependant, les métaphores ont pris une place dans les tests d’intelligence (dès 1916 pour le test Stanford Binet), les évaluations de l’état cognitif, les diagnostic de désordres psychiatriques, etc. En bref, ne pas comprendre des métaphores courantes signale un cerveau qui fonctionne mal.

Ou un fossé culturel. « Il faut que la métaphore soit tirée des choses qui conviennent non-seulement à l'orateur, mais au sujet, & même à l'auditeur », constatait Baltasar Gibert au milieu du 18e siècle[vii]. Les métaphores n’ont de sens que si elles ont un public, un certain nombre de cerveaux qui les comprennent et les mémorisent à peu près de la même manière.

Ce qui peut se dire dans l’autre sens : ces formes omniprésentes érigent une barrière culturelle entre le groupe qui les comprend et les autres. « Chaque langue a des métaphores particulières qui ne sont point en usage dans les autres langues », notait César Chesneau Du Marsais [viii]en 1830 « […] Il est si vrai que chaque langue a ses métaphores propres & consacrées par l'usage, que si vous en changez les termes par les équivalents même qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule. » Certaines métaphores sont aussi propres à certaines religions[ix].

Beaucoup de petites phrases pourraient ainsi avoir un caractère identitaire : elles contribuent à définir le groupe qui les comprend et à exclure les autres. Le problème, c’est si les Gaulois réfractaires comprennent une chose alors que leur président a voulu en dire une autre...

Michel Le Séac'h

Illustration : Portrait de Rodolphe II en Vertumne par Giuseppe Arcimboldo (1590), domaine public

[i] George Lakoff et Mark Johnson, Les Métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1986. Le titre original de l’ouvrage, Metaphors We Live By, est lui-même une métaphore en abyme ; il souligne que les métaphores contribuent à la composition de notre vie.

[ii] Xiaoxia Wang, « Le chinois - langage idéographique et métaphorique et l’intersubjectivité dans l’image de la poésie chinoise », Les Chantiers de la Création, 2008, n°1. https://doi.org/10.4000/lcc.139.

[iii] Aunga Solomon Onchoke et Xu Wen, « A Cognitive Analysis of Woman Metaphors in Ekegusii Language », Linguistics and Literature Studies 5(5), 2017, p. 344-353. DOI: 10.13189/lls.2017.050503. http://www.hrpub.org/journals/article_info.php?aid=6261

[iv] Agata Maltese, Lidia Scifo, Anna Fratantonio, Annamaria Pepi, « Linguistic Prosody and Comprehension of Idioms and Proverbs in Subjects of School Age », Procedia - Social and Behavioral Sciences, vol. 69, 24 décembre 2012, https://doi.org/10.1016/j.sbspro.2012.12.161

[v] Paul H. Thibodeau et Lera Boroditsky, « Natural Language Metaphors Covertly Influence Reasoning », PLOS ONE, 2 janvier 2013, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0052961

[vi] George Lakoff et Mark Johnson « Conceptual Metaphor in Everyday Language », The Journal of Philosophy, Vol. 77, n°8 (août 1980), p. 486.

[vii] Balthasar Gibert, La rhétorique, ou Les règles de l'éloquence, Paris, Huart & Moreau, 1749, p. 451.

[viii] César Chesneau Du Marsais, Des tropes, 1730.

[ix] Sabbagh, Toufic, La Métaphore dans le Coran, Paris, Adrien Maisonneuve, 1943.

26 janvier 2021

« 66 millions de procureurs » : saut quantique de la recherche de pointe à la petite phrase pour Emmanuel Macron

Rarement la presse française a été aussi unanime sur une qualification : « Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs » est une petite phrase.

Elle est extraite d’un discours de 38 minutes et plus de six mille mots prononcé à Saclay le 21 janvier 2021 par Emmanuel Macron. Son titre : « Présentation de la stratégie nationale sur les technologies quantiques ». Le lieu (275 laboratoires, 9 000 enseignants-chercheurs…), le sujet (des capacités de calcul presque infinies) et le budget (1,8 milliard d’euros) poussaient plutôt aux superlatifs. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué : « l’un des viviers mondiaux de la connaissance », « troisième place mondiale des nations les plus performantes », « formidable vitalité en termes de création de startups, d'excellence aussi », etc.

Or l’essentiel de ce qui a été retenu de ce discours tient en un nombre et deux mots : « 66 millions de procureurs ». 

Emmanuel Macron ne les a pas lancés tout à trac. Il évoquait les incertitudes d’une stratégie de recherche dans un domaine encore très mal connu. Voici le passage intégral :

Et puis cette stratégie assume aussi la part de risques et d’erreurs. Et je le dis parce que ce qui va avec la défiance française c’est aussi cette espèce de traque incessante de l’erreur. Nous sommes devenus une nation de 66 millions de procureurs. Ce n’est pas comme ça qu’on fait face aux crises ou qu’on avance. Et donc chacun fait des erreurs chaque jour. Celui qui ne fait pas d’erreur ou celle qui ne fait pas d’erreur c’est celui ou qui ne cherche pas, ou qui ne fait rien, ou qui mécaniquement fait la même chose que la veille.

Ce propos est-il légitime ou pas ? Peu de commentaires s’arrêtent à cette question. Pour la plupart, ils ne portent ni sur les technologies quantiques, ni sur la recherche en général : ils portent sur Emmanuel Macron lui-même.

Récidive intentionnelle ?

Typique est celui d’Émilie Aubry sur France Culture : « C’est l’histoire d’un déplacement présidentiel qui n’aurait dû donner lieu qu’à des commentaires autour des mesures importantes annoncées, un débat sur des faits : 1,8 milliard d’euros  pour installer la France sur le podium des nations à la pointe de la recherche quantique » ‑ puis très vite : « sauf qu’entre temps, l’une de ces petites phrases à la fois anecdotique et signifiante dont nos présidents semblent avoir le secret et dont nous autres médias nous emparons avec délectation a soudain tout emporté sur son passage ». S’ensuit, sans plus d’égards pour le quantique, une demi-heure de débats autour de la petite phrase.

« Le genre de petite phrase », ajoute Émilie Aubry « dont on se demande toujours après coup si elle a été pensée ou non pour susciter un débat, rappelant ‘les Amish’, le ‘pognon de dingue’ et autre ‘traverser la rue pour trouver un boulot’… ». Le même soupçon de récidive intentionnelle est exprimé par d’autres, comme Sophie Vincelot, dans Gala : « Après ses polémiques "pognon de dingue" et "Je traverse la rue et je vous trouve un emploi", Emmanuel Macron a semble-t-il de nouveau goûté aux petites phrases chocs ». Et aussi, côté politiques, par Marine Le Pen (« Il y a au moins une chose qui ne change pas, c’est la propension d’Emmanuel Macron à vilipender les Français à tout bout de champ ») ou Jean Rottner (« Emmanuel Macron est revenu à cette tendance des petites phrases »)

Cercle vicieux

Le chef de l’État semble enfermé dans un corner fatal. Chaque fois qu’il s’exprime, la presse et les milieux politiques, mus par une sorte de biais de confirmation, cherchent la petite phrase. De plus, cette petite phrase, quoi qu'elle raconte au premier degré, est habituellement considérée comme un message sur son auteur lui-même. Elle révèle qu’il a « un problème avec le peuple » (Éric Ciotti) ou « un grave problème avec la démocratie » (Adrien Quattenens), qu’il « n’est pas à la hauteur de sa responsabilité » (Yannick Jadot) ou qu’il est « pontifiant, méprisant » (Robert Ménard).

L’épisode confirme une fois de plus le rôle majeur des petites phrases dans la vie politique – un rôle difficile à analyser car il met en jeu l’émotion. Elles s’attachent aux leaders, pour le meilleur ou pour le pire. Et une fois que le mal est fait, les seules métaphores qui viennent à l’esprit sont celles du dentifrice sorti du tube ou de la mayonnaise tournée.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d’écran YouTube en ligne sur le site de l’Élysée.

19 janvier 2021

Petites phrases et « confusion des scènes »

Damien Deias, de l’Université de Lorraine, dont un article sur « Les petites phrases en temps de pandémie » paru dans The Conversation a été reproduit ici, poursuit son travail sur les petites phrases. Il vient de publier dans la Revue Algérienne des Sciences du Langage une étude intitulée « De ‘Casse-toi pov-con’ à Jair Bolsonaro : la confusion des scènes dans le discours politique à l’ère de la communication numérique ».

Il y introduit le concept de « confusion des scènes », qui rebondit sur celui de « mise en scène de l’officiel ». Pourquoi confusion des scènes ? Parce que  d’un personnage politique on attend une certaine retenue dans ses déclarations publiques. Or, avec le développement des réseaux sociaux, on voit apparaître une « catégorie de petites phrases politiques, produites par des personnalités officielles, [qui] tendent à diffuser un contenu violent, à invectiver, à ridiculiser, à parodier, à choquer ». D’où cette définition : « La confusion des scènes, c’est la confusion de la voix officielle des Hommes politiques, et de la voix privée, de par l’usage d’une scénographie en décalage avec le cadre des discours politiques ».

Entre autres exemples, Damien Deias cite les moqueries de Jair Bolsonaro et de Recep Tayyip Erdogan à l’égard d’Emmanuel Macron, de Donald Trump à l’égard de Kim Jong-un ou de Rodrigo Duterte à l’égard du pape François. Mais la confusion des scènes touche aussi la vie politique française. Signe d’un développement du populisme ? Cette idée paraît insuffisante à l’auteur, qui cite, outre le « Casse-toi pov’ con » de Nicolas Sarkozy, des sorties de Valérie Pécresse ou d’Emmanuel Macron.

Quousque tandem…

Cette « nouvelle manière de communiquer » ne se résumerait pas à une « vulgarisation » du discours politique mais révélerait « un changement plus profond du mode de communication, du rapport au citoyen et au monde ». Un changement induit par la technologie. Car la confusion des scènes se serait « développée en concomitance avec la montée en puissance des médias numériques et des réseaux sociaux ».

Est-ce si sûr ? Bien avant l’invention de la locution « petites phrases », on parlait de « pointes », de « traits », de « saillies », termes qui dénotent une certaine brutalité du discours. La parole politique a souvent été violente, même en régime démocratique. Des générations de latinistes se sont exercés à traduire les Catilinaires de Cicéron. Leur incipit, l’une des petites phrases les plus célèbres de l’Antiquité, est franchement agressif : « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra » (« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »). Le langage vulgaire du quotidien y fait irruption sur les travées du temple de Jupiter Stator devant le Sénat de Rome. La confusion des scènes pourrait être bien antérieure au développement des réseaux sociaux.

Michel Le Séac’h

Illustration : gravure de Jean-Baptiste Simonet d’après Jean-Michel Moreau le jeune, 1800, collections du British Museum, n° 759549001, sous licence CC BY-NC-SA 4.0

09 janvier 2021

Les élections présidentielles à pile ou phrase

LCP diffusera lundi 11 janvier à 20h30 la première partie d’un documentaire de Cécile Cornudet et Benjamin Colmon intitulé « Face à face pour l’Élysée ». Elle est consacrée aux débats télévisés entre François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing en 1974 et 1981, et au débat entre François Mitterrand et Jacques Chirac en 1988.

Le documentaire présente la mécanique des débats et les interminables négociations entre les équipes des candidats. En 1974, le marketing politique était focalisé sur le visuel. C’était un héritage du débat du 26 septembre 1960 entre John Kennedy et Richard Nixon. Les états-majors avaient lu et relu les pages de The Making of the President 1960 où Theodore H. White détaillait le bronzage de Kennedy, la chemise trop grande de Nixon, le gris trop clair du décor plusieurs fois peint et repeint, les éclairages dérangés par le piétinement des journalistes, etc.

Pour des Américains habitués aux émissions politiques radiophoniques, l’image était une grande nouveauté en 1960. On comprend qu’elle ait préempté les commentaires. En 1974, et a fortiori en 1981 et 1988, la télévision n’était plus si nouvelle pour les Français. Les mémoires n’ont pas été marquées par la couleur des cravates mais par trois petites phrases :

  • Vous n’avez pas le monopole du cœur (VGE en 1974)
  • C’est ennuyeux quand même que vous soyez devenu l’homme du passif (Mitterrand en 1981)
  • Mais tout à fait, monsieur le Premier ministre (Mitterrand en 1988)

Sorj Chalandon le rappelle avec force en commentant le documentaire de LCP dans le dernier numéro du Canard enchaîné (« Des hauts et débats », 6 janvier 2021) : « replongeons-nous avec curiosité dans le premier face-à-face télévisé de l’élection présidentielle française […] devenu l’exercice imposé de tout candidat à la magistrature. Et qui s’est bien souvent joué sur une petite phrase. Une formule choc, éprouvée lors des meetings ou balancée comme ça, réplique magique dans un moment d’état de grâce, faisant comprendre aux journalistes, aux états-majors et à la France entière que l’élection était presque gagnée ou quasiment perdue. »

Ainsi, le sort d’une élection présidentielle pourrait se jouer sur une petite phrase ! Mais si les petites phrases, certaines d’entre elles du moins, valent à des candidats élection « presque gagnée », n’est-il pas étrange qu’on persiste souvent à les considérer, dans leur ensemble, comme une nuisance anecdotique de la vie politique ?

Michel Le Séac’h

Illustration : débat télévisé Nixon-Kennedy en 1960, photo The Granger Collection via NDLA, licence CC BY-NC-SA 4.0