Les dictatures du 20e siècle gouvernaient par la force, voire la terreur, et se coupaient du monde. D’élections, il n’était pas question. Les dictatures d’aujourd’hui gouvernent plutôt par la manipulation de l’information et le modelage de l’opinion publique. Elles sont dirigées par des spin dictators (dictateurs de la manipulation), terme forgé par référence aux spin doctors, ou conseillers en communication qui façonnent l’image des personnalités politiques.
Sergei Gouriev et Daniel Treisman en exposent le fonctionnement dans Spin
dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, paru en 2022
en anglais et cette année en français et dans une dizaine d’autres langues.
Serguei Gouriev a eu tout le loisir d’expérimenter le sujet in
vivo : docteur en mathématiques appliquées et en économie, il a été
très proche du pouvoir russe comme « plume » de Dmitri Medvedev.
Menacé pour avoir défendu Khodorkovski dans l’affaire Ioukos, il s’est réfugié en France en 2013.
Après avoir été économiste en chef de la Banque européenne pour la
reconstruction et le développement (BERD), il dirige la formation et la
recherche à Sciences Po. Daniel Treisman, professeur de sciences politiques à
l’University of California Los Angeles (UCLA) est spécialiste des affaires
russes. Les deux auteurs ont d’abord été réunis par « l’énigme
Poutine » : depuis 2000, « Vladimir Poutine faisait mine
d’adhérer aux principes de la démocratie, alors que son instinct le menait
clairement dans une autre direction ». Puis ils ont constaté que son mode
de contrôle politique n’était pas unique…
Contrairement aux dictatures de la peur, les dictatures de la manipulation ne suppriment pas les élections mais les « encadrent » avec soin. Gérées avec compétence, elles laissent à la société une marge de liberté, dont elles tracent nettement les limites en réprimant brutalement les opposants qui les transgressent. Il leur arrive d’ailleurs de revenir aux anciennes méthodes quand les nouvelles ne fonctionnent plus, comme l’a montré Vladimir Poutine en attaquant l’Ukraine : « un chef d’État qui semblait naguère exceller dans de subtiles méthodes de contrôle semble désormais déterminé à rayer un pays voisin de la carte » tout en instaurant en interne un système d’information de guerre étroitement contrôlé et répressif.
Repousser les dissidents vers les marges
Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle est une référence incontournable appuyée sur 160 pages de notes et 70 pages de bibliographie. Il n’est pas question ici d’en faire une recension détaillée mais uniquement de s’interroger sur le rôle éventuel des petites phrases dans les dictatures de la manipulation. Il ne peut s’agir que d’aperçus limités, car les auteurs privilégient logiquement l’aspect institutionnel des choses et non la rhétorique ou le contenu des messages. Ils disent qui sont et ce que font les propagandistes sans détailler leurs propos.
Les régimes autoritaires sont souvent violents en parole. Dans l’Irak de Saddam Hussein, par exemple, on parlait de « trancher des têtes » et de « malfaisants […] qui nous ont plongé dans le dos leur poignard empoisonné ». Ils utilisent « les moyens mis en usage chez les Perses et les barbares », dit Aristote, en envisageant néanmoins une « deuxième espèce de souverain », qui, « quoique un tyran, gouvernant dans son propre intérêt […]se montre complètement vertueux […] et […] jamais vicieux ». Il inspire plus le respect que la crainte et ses sujets ne se rendent pas compte de leur asservissement. Plus tard, à son tour, Machiavel conseille aux princes « de posséder parfaitement l’art de simuler et de dissimuler ».
Les méthodes de ces spin dictators sont plus subtiles, elles « relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue ». Les contenus évoluent. Là où les autocrates du XXe siècle se délectaient d’une imagerie violente […], les spin dictators adoptent une rhétorique plus froide, faite de compétence et de maîtrise, parfois sous un léger vernis socialiste ou nationaliste ».
La censure ne disparaît pas mais se fait discrète : « si les restrictions imposées à la presse deviennent trop flagrantes, elles peuvent avoir un effet en retour indésirable. Aussi, quand ces dictateurs censurent, ils censurent aussi le fait même qu’ils censurent ». Ils « se contentent de repousser leurs détracteurs vers les marges, en conservant la mainmise sur les chaînes de télévision nationales. Ils se moquent de ce que l’intelligentsia dit d’eux en privé, ou même en public, si c’est devant un petit auditoire. Les intellectuels dissidents sont autorisés à publier leurs revues confidentielles, à diffuser leurs émissions sur des chaînes câblées et à publier dans des journaux étrangers, tant que la demande est faible. » Mais on veille à les couper des masses : on les insulte, on met en doute leurs motivations, on les accuse d’antipatriotisme et d’élitisme, et l'on attise le ressentiment culturel.
La plupart des spin dictators n’ont pas de doctrine officielle. « À la place, ces gens utilisent un ensemble kaléidoscopique d’images et de thèmes qui visent de multiples auditoires à la fois. Le dirigeant russe associe l’histoire impériale, l’imagerie communiste et le traditionalisme conservateur dans ce que l’essayiste politique Ivan Krastev appelle « un cocktail Molotov de postmodernisme français et d’instrumentalisme propre au KGB ».
Les petites phrases seulement comme des ombres
Et les techniques de communication leur apportent des moyens nouveaux. « Beaucoup de spin dictators ont saisi d’instinct l’idée avancée par des chercheurs comme Jacques Ellul : la propagande la plus efficace est horizontale, transmise par de petits groupes et réseaux, souvent à travers des conversations informelles. Ils cherchaient des moyens d’implanter leurs messages dans des réseaux locaux, en supprimant toute trace de leur origine. » Ils détournent ainsi l’attention. Si nécessaire, il leur arrive aussi de « noyer les messages indésirables dans un flot de contenus progouvernementaux. L’aiguille de l’opposition disparaît ensuite dans une meule de foin de propagande. » Après les élections russes de 2011, 26 000 comptes Twitter frauduleux ont ainsi diffusé des milliers de tweets du monde entier en piratant les hashtags utilisés par des détracteurs de Poutine.
De-ci, de-là, on devine l’intervention très probable des petites phrases. Elles peuvent apporter le « léger vernis » de certains messages. La mise à l’écart des dissidents passe sans doute par des petites phrases « assassines », chargées d’un sens implicite destructeur d’image et compréhensible par le public. Le « cocktail » de postmodernisme et d’instrumentalisme s’exprime, on l’imagine, sous des formes brèves véhiculant un message implicite. Sans être désignées, les petites phrases apparaissent comme des ombres portées sur le mur de la caverne. Peut-être les auteurs pousseront-ils leur travail jusqu’à les déchiffrer ?
Michel Le Séac’hSergei Gouriev et Daniel TreismanSpin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle
Payot, Paris, 2023