27 novembre 2023

Spin dictators : la tyrannie qui n’en a pas trop l’air

Les dictatures du 20e siècle gouvernaient par la force, voire la terreur, et se coupaient du monde. D’élections, il n’était pas question. Les dictatures d’aujourd’hui gouvernent plutôt par la manipulation de l’information et le modelage de l’opinion publique. Elles sont dirigées par des spin dictators (dictateurs de la manipulation), terme forgé par référence aux spin doctors, ou conseillers en communication qui façonnent l’image des personnalités politiques.

Sergei Gouriev et Daniel Treisman en exposent le fonctionnement dans Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, paru en 2022 en anglais et cette année en français et dans une dizaine d’autres langues.

Serguei Gouriev a eu tout le loisir d’expérimenter le sujet in vivo : docteur en mathématiques appliquées et en économie, il a été très proche du pouvoir russe comme « plume » de Dmitri Medvedev. Menacé pour avoir défendu Khodorkovski dans l’affaire Ioukos, il s’est réfugié en France en 2013. Après avoir été économiste en chef de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), il dirige la formation et la recherche à Sciences Po. Daniel Treisman, professeur de sciences politiques à l’University of California Los Angeles (UCLA) est spécialiste des affaires russes. Les deux auteurs ont d’abord été réunis par « l’énigme Poutine » : depuis 2000, « Vladimir Poutine faisait mine d’adhérer aux principes de la démocratie, alors que son instinct le menait clairement dans une autre direction ». Puis ils ont constaté que son mode de contrôle politique n’était pas unique…


Contrairement aux dictatures de la peur, les dictatures de la manipulation ne suppriment pas les élections mais les « encadrent » avec soin. Gérées avec compétence, elles laissent à la société une marge de liberté, dont elles tracent nettement les limites en réprimant brutalement les opposants qui les transgressent. Il leur arrive d’ailleurs de revenir aux anciennes méthodes quand les nouvelles ne fonctionnent plus, comme l’a montré Vladimir Poutine en attaquant l’Ukraine : « un chef d’État qui semblait naguère exceller dans de subtiles méthodes de contrôle semble désormais déterminé à rayer un pays voisin de la carte » tout en instaurant en interne un système d’information de guerre étroitement contrôlé et répressif.

Repousser les dissidents vers les marges

Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle est une référence incontournable appuyée sur 160 pages de notes et 70 pages de bibliographie. Il n’est pas question ici d’en faire une recension détaillée mais uniquement de s’interroger sur le rôle éventuel des petites phrases dans les dictatures de la manipulation. Il ne peut s’agir que d’aperçus limités, car les auteurs privilégient logiquement l’aspect institutionnel des choses et non la rhétorique ou le contenu des messages. Ils disent qui sont et ce que font les propagandistes sans détailler leurs propos.

Les régimes autoritaires sont souvent violents en parole. Dans l’Irak de Saddam Hussein, par exemple, on parlait de « trancher des têtes » et de « malfaisants […] qui nous ont plongé dans le dos leur poignard empoisonné ». Ils utilisent « les moyens mis en usage chez les Perses et les barbares », dit Aristote, en envisageant néanmoins une « deuxième espèce de souverain », qui, « quoique un tyran, gouvernant dans son propre intérêt […]se montre complètement vertueux […] et […] jamais vicieux ». Il inspire plus le respect que la crainte et ses sujets ne se rendent pas compte de leur asservissement. Plus tard, à son tour, Machiavel conseille aux princes « de posséder parfaitement l’art de simuler et de dissimuler ».

Les méthodes de ces spin dictators sont plus subtiles, elles « relèvent moins de l’agitprop de style maoïste et s’inspirent davantage de Madison Avenue ». Les contenus évoluent. Là où les autocrates du XXe siècle se délectaient d’une imagerie violente […], les spin dictators adoptent une rhétorique plus froide, faite de compétence et de maîtrise, parfois sous un léger vernis socialiste ou nationaliste ».

La censure ne disparaît pas mais se fait discrète : « si les restrictions imposées à la presse deviennent trop flagrantes, elles peuvent avoir un effet en retour indésirable. Aussi, quand ces dictateurs censurent, ils censurent aussi le fait même qu’ils censurent ». Ils « se contentent de repousser leurs détracteurs vers les marges, en conservant la mainmise sur les chaînes de télévision nationales. Ils se moquent de ce que l’intelligentsia dit d’eux en privé, ou même en public, si c’est devant un petit auditoire. Les intellectuels dissidents sont autorisés à publier leurs revues confidentielles, à diffuser leurs émissions sur des chaînes câblées et à publier dans des journaux étrangers, tant que la demande est faible. » Mais on veille à les couper des masses : on les insulte, on met en doute leurs motivations, on les accuse d’antipatriotisme et d’élitisme, et l'on attise le ressentiment culturel.

La plupart des spin dictators n’ont pas de doctrine officielle. « À la place, ces gens utilisent un ensemble kaléidoscopique d’images et de thèmes qui visent de multiples auditoires à la fois. Le dirigeant russe associe l’histoire impériale, l’imagerie communiste et le traditionalisme conservateur dans ce que l’essayiste politique Ivan Krastev appelle « un cocktail Molotov de postmodernisme français et d’instrumentalisme propre au KGB ».

Les petites phrases seulement comme des ombres

Et les techniques de communication leur apportent des moyens nouveaux. « Beaucoup de spin dictators ont saisi d’instinct l’idée avancée par des chercheurs comme Jacques Ellul : la propagande la plus efficace est horizontale, transmise par de petits groupes et réseaux, souvent à travers des conversations informelles. Ils cherchaient des moyens d’implanter leurs messages dans des réseaux locaux, en supprimant toute trace de leur origine. » Ils détournent ainsi l’attention. Si nécessaire, il leur arrive aussi de « noyer les messages indésirables dans un flot de contenus progouvernementaux. L’aiguille de l’opposition disparaît ensuite dans une meule de foin de propagande. » Après les élections russes de 2011, 26 000 comptes Twitter frauduleux ont ainsi diffusé des milliers de tweets du monde entier en piratant les hashtags utilisés par des détracteurs de Poutine.

De-ci, de-là, on devine l’intervention très probable des petites phrases. Elles peuvent apporter le « léger vernis » de certains messages. La mise à l’écart des dissidents passe sans doute par des petites phrases « assassines », chargées d’un sens implicite destructeur d’image et compréhensible par le public. Le « cocktail » de postmodernisme et d’instrumentalisme s’exprime, on l’imagine, sous des formes brèves véhiculant un message implicite. Sans être désignées, les petites phrases apparaissent comme des ombres portées sur le mur de la caverne. Peut-être les auteurs pousseront-ils leur travail jusqu’à les déchiffrer ?

Michel Le Séac’h

Sergei Gouriev et Daniel Treisman
Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle 
Payot, Paris, 2023 

10 novembre 2023

« Les chambres à gaz sont un détail » : une petite phrase encore puissante trente-six ans plus tard

Des citoyens peuvent-ils participer à une manifestation contre l’antisémitisme alors que le président de leur parti vient de déclarer qu’à son avis le fondateur d’un parti dont le sien est issu n’était pas antisémite ? À Lilliput, un tel débat aurait quelque chose de la querelle entre gros-boutiens et petit-boutiens. Mais nous sommes en France : les mots ont un sens et non deux bouts. « Antisémitisme » désigne aussi bien la pratique active du pogrom que les considérations historiques illégales pour lesquelles Jean-Marie Le Pen a été condamné*. Et les polémiques autour de la participation du Rassemblement national à la manifestation organisée le 12 novembre 2023 par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale illustrent bruyamment l’importance des petites phrases.

Tout vient de ce dialogue sur BFM TV, le 5 novembre, entre le journaliste Benjamin Duhamel et Jordan Bardella, président du Rassemblement national :

‑ Est ce qu'il n'y a pas unparadoxe à porter la cause de la lutte contre l'antisémitisme comme vous le faites à l'instant quand on est patron d'un parti qui a été dirigé pendant près de 40 ans par un condamné pour négationnisme et pour des propos notoirement antisémites ?

‑ Je pourrais vous rappeler que M. Faure est l'héritier d'un mouvement politique qui a fait élire à la tête du pays M. Mitterrand qui a reçu des mains du maréchal Pétain la plus haute distinction du régime de Vichy. […]

‑ Moi je vous pose une question précise sur l'héritage du Front national devenu Rassemblement national dirigé pendant près de 40 ans par Jean-Marie Le Pen.

‑ M. Duhamel, la rupture politique entre Marine Le Pen et Jean-Marie Le Pen en 2015 a précisément eu lieu sur la question de l'antisémitisme, allant même jusqu'à exclure son propre père.

‑ Jean-Marie Le Pen, il n'est pas antisémite ?

‑ et euh... je ne le crois pas... je ne sonde pas les cœurs et les reins,  je ne le crois pas.

‑ Ah vous ne croyez pas que Jean-Marie Le Pen est antisémite ?

‑ Non je ne le crois pas…

‑ Mais il a quand même été condamné plusieurs fois pour cela.

‑ …maintenant, je suis né en 1995 et vous me parlez d'un temps que je n'ai pas connu […]

‑ Donc Jean-Marie Le Pen pour vous n'était pas antisémite... n'est pas antisémite.

‑ Non mais je ne suis pas juge, M. Duhamel.

‑ Ben les juges ont parlé puisqu'il a été condamné.

‑ Ben… les juges ont parlé, je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite. Maintenant, euh, je n'aurais évidemment pas tenu les propos qu'il a tenus sur, euh, le point de détail parce que pour moi l'horreur de la Shoah n'est pas un point de détail de l'histoire.

Le plus étonnant dans cette affaire est que M. Bardella, politicien chevronné malgré son jeune âge, se soit laissé aller à répondre : « je ne le crois pas ». Il connaissait certainement l’histoire du « point de détail » de 1987, il savait quelle était la « bonne » réponse et il était sûrement conscient que la question initiale visait à le piéger. Naïveté et sincérité voisinent dangereusement dans le débat politique. « Les adversaires du RN se délectent, depuis dimanche soir, du faux pas du jeune dirigeant », constate Clément Guillou dans Le Monde.

« Jean-Marie Le Pen n’est pas antisémite » est une formule moins puissante émotionnellement ‑ moins diabolisante ‑ que « les chambres à gaz sont un détail ». Et l’esprit ne saisit pas toujours bien les négations, a fortiori une négation d’un « anti ». Les commentateurs s’attachent donc plutôt à la deuxième phrase. Ainsi, une déclaration plutôt alambiquée (« Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé, je n'ai pas pu moi-même en voir, je n'ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c'est un point de détail de l'histoire de la Deuxième guerre mondiale »), concernant des actes commis il y a quatre-vingts ans dans un pays étranger par un régime disparu, prononcée il y a trente-six ans par un homme aujourd’hui âgé de 95 ans, retiré depuis longtemps de la vie politique, tient encore une place considérable dans les débats politiques contemporains en France.

Ce faisant, ils soulignent l’incroyable puissance des petites phrases. Ils mettent aussi en évidence leur caractère de micro-rhétorique :

Logos Ce qui rend saillante la phrase de Jean-Marie Le Pen n’est pas son contenu littéral mais son sous-entendu réel ou supposé (« Je ne crois pas que les chambres à gaz aient existé »).

Ethos : Ce sous-entendu est légitimé par la réputation de l’auteur de la phrase.

Pathos : Lequel fait l’objet d’une forte hostilité de la part du public.

Michel Le Séac’h

* Si l’on veut entrer dans les… détails, Jean-Marie Le Pen a été condamné pénalement pour antisémitisme une seule fois, à la suite de ces propos tenus en 1986 : « Je dédie votre accueil à Jean-François Kahn, à Jean Daniel, à Ivan Levaï, à Elkabbach, à tous les menteurs de la presse de ce pays. Ces gens-là sont la honte de leur pays. » Les quatre journalistes cités étaient notoirement d’origine juive, ce qui a motivé la condamnation. Jean-Marie Le Pen a aussi été condamné pour injures et pour contestation de crimes contre l’humanité en raison de sa phrase de 1987 sur les chambres à gaz. De plus, il a été condamné par des tribunaux civils à verser d’importants dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1382 du code civil (« Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») en raison de la douleur morale infligée aux plaignants par ses propos.

Photo BootEXE : Jordan Bardella au Parlement Européen de Strasbourg en septembre 2022 via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 4.0 DEED