18 août 2024

Incivilités entre politiques : les petites phrases compliquent l’analyse

Les incivilités entre politiques nuisent-elles à la vie politique, démocratique et sociale ? Deux universitaires danois, Troels Bøggild et Carsten Jensen (Aarhus Universitet), ont voulu éclairer cette question en s’appuyant sur une importante enquête en plusieurs vagues réalisée auprès de plus de huit mille de leurs concitoyens. Ils viennent de publier leurs résultats, en open access, dans l’American Journal of Political Science[i].

Il n’existe pas de définition communément admise d’une « incivilité », même si d’une manière générale on évoque l’impolitesse et le manque de respect dans les relations interpersonnelles – ici entre acteurs de la vie politique. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un désaccord sur le fond, sur les idées et propositions politiques, mais d’un comportement ne respectant pas les normes de la vie sociale. Quant aux effets sur les citoyens, la science politique s’est surtout intéressée à leur confiance envers le personnel politique et à leur comportement électoral. Avec des conclusions contradictoires. Selon certaines études, même, les incivilités auraient un effet positif sur la participation électorale.


Pour les besoins de leur étude, Bøggild et Jensen ont établi un indice de l’incivilité politique reposant sur cinq items :
- les politiciens crient et se querellent au lieu de débattre entre eux,
- les politiciens se respectent assez pour ne pas s’interrompre mutuellement,
- les politiciens affichent un mépris mutuel, même quand ils ne parlent pas,
- les politiciens écoutent les questions posées par leurs adversaires et y répondent,
- les politiciens parlent avec condescendance des traits personnels de leurs adversaires comme l’intelligence, le caractère moral ou l’apparence.

D’après cette étude, qui révèle un « niveau modéré d'incivilité politique » aux yeux des citoyens danois, « l’incivilité entre les politiciens a des effets en aval importants sur les attitudes politiques et systémiques des citoyens ». Elle « réduit […] le soutien spécifique au système politique (ici, la confiance dans les politiciens en place), diminue le soutien plus général ou diffus au régime du système (ici, la satisfaction à l’égard de la démocratie) et met en danger sa capacité à résoudre les problèmes (ici, le respect volontaire des politiques). »

Cependant, les résultats de l’étude « laissent également entrevoir des conclusions positives sur l’état actuel de la politique et de la démocratie ». Les auteurs constatent ainsi que « les intentions de vote des citoyens aux élections nationales ne réagissent pas aux changements réels ou perçus de l’incivilité politique ». Par ailleurs, les conflits entre politiciens « ne diminuent pas la confiance politique, la satisfaction à l’égard de la démocratie, les intentions de vote ou le respect des politiques ».

De leur étude, Bøggild et Jensen tirent par ailleurs des enseignements méthodologiques. En particulier, « comme les expériences d’enquête évaluent presque exclusivement les effets de traitements ponctuels, elles ont tendance à afficher des effets de courte durée et ne parviennent pas à détecter les effets sur les attitudes systémiques telles que la satisfaction à l’égard de la démocratie ou la volonté fondamentale de se conformer à la loi ». Ils s’interrogent aussi sur d’éventuelles « conséquences plus extrêmes de l’incivilité politique telles que la haine, les menaces ou la violence dirigées contre les politiciens (non partisans). » En revanche, ils considèrent que « les résultats du cas danois se propagent probablement à d’autres pays ».

Bøggild et Jensen ne sont pas seuls à s’intéresser au concept d’incivilité dans la vie politique. Mais est-il vraiment pertinent  ? Comme ils le notent, « la démocratie représentative exige, presque par définition, une certaine quantité de concurrence et de conflit entre les élites ». Cette « certaine quantité » varie probablement selon les pays, les époques… les contextes, d’une manière générale. Et surtout, dans quelle mesure la concurrence et le conflit sont-ils des effets pervers de la démocratie représentative, comme le sous-entend en général la science politique, plutôt que son essence même ? Bøggild et Jensen notent « systématiquement » que les effets des incivilités sur la satisfaction des citoyens à l’égard de la démocratie a pour origine « l’incivilité des politiciens – et non les conflits sur des questions importantes ». Il conviendrait de se demander, alors, si les « questions importantes » le sont finalement tant que ça...

Incivilités au second degré

L’étude des petites phrases pourrait apporter certains éclairages. Les petites phrases – ce que les médias nomment « petites phrases » ‑ sont parfois assimilées à des incivilités. « La petite phrase n'affirme pas, ne réfute guère : elle fait sourire, elle est destinée à faire mal, usant de perfidie ou maniant le ridicule », tranche (un peu vite) le lexicographe Alain Rey[ii]. L’adjectif le plus souvent accolé aux petites phrases en matière politique est « assassines ». Pourtant, l’assassin ne se montre pas toujours incivil. « Les petites phrases font mal à la vie publique », tonnait en 2015 le Premier ministre Manuel Valls, recadrant ainsi son nouveau ministre de l’Économie, des Finances et du Numérique, Emmanuel Macron, qui venait de déclarer : « la gauche a pu croire que la France pourrait aller mieux en travaillant moins. C'était des fausses idées. » Auquel cas, ne s’agirait-il pas, justement, d’un débat d’idées portant sur des « questions importantes » ? Il n’empêche qu’une bonne partie de « la gauche » y voit une incivilité à son égard.

Quand Emmanuel Macron déclare début 2022 : « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder », faut-il parler d’incivilité à l’égard d’une partie de la population française ou d’une accroche quasi publicitaire au sujet d’une « question importante » ? En toute hypothèse, l’éventuelle offense n’égale pas celle d’un de Gaulle s’écriant « les Français sont des veaux », petite phrase rarement citée comme une incivilité.

Quand, en 1967, Gaston Defferre lance « Taisez-vous, abruti » au député gaulliste André Ribière, l’incivilité est patente, sans doute, et l’affaire se termine sur un duel à l’épée. Mais quand, en 2023, Sophia Chikirou (LFI) déclare : « Il y a du Doriot dans Roussel », on pourrait éventuellement invoquer un débat d’idées puisqu’il y a du communisme dans le fondateur du PPF comme dans le premier secrétaire du PCF. Les commentateurs y voient néanmoins, sans le moindre doute, une incivilité, une mauvaise manière. « Depuis l’été, s’est instaurée entre nous une guerre de la petite phrase », déplore aussitôt la députée Nupes/écologiste Cyrielle Chatelain. « Là, on tombe dans l’attaque interpersonnelle et la décrédibilisation des autres partis[iii]. » Le second degré est plus subtil encore quand François Fillon, ancien Premier ministre, demande en 2016 « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? » Derrière ce témoignage de respect envers de Gaulle se dissimule sans nul doute une attaque d’une férocité inouïe envers Nicolas Sarkozy, pourtant même pas nommé.

Ces petites phrases sont difficilement rattachables à l’un des cinq items de l’indice d’incivilité mentionné plus haut. On pourrait en citer toute une litanie dans le même cas. Comme le notent Bøggild et Jensen, la proportion des messages incivils, verbaux ou non verbaux, est sans doute relativement faible dans la communication émanant du personnel politique, mais beaucoup plus importante dans ce qui en parvient aux citoyens. Les petites phrases ajoutent à cette considération quantitative une dimension « qualitative » : leur densité élevée en sous-entendus, allusions et métaphores implique un décryptage par l’auditeur. L’incivilité éventuelle n’est pas seulement dans l’ethos de leur auteur, dans son intention agressive ou péjorative, mais aussi, au cas par cas, dans le pathos des citoyens. Ce qui rend assurément difficile toute analyse globale.

Michel Le Séac’h

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[i] Bøggild, Troels et Carsten Jensen. “ When politicians behave badly: Political, democratic, and social consequences of political incivility.” American Journal of Political Science 1–18. https://doi.org/10.1111/ajps.12897

[ii] Alain Rey, Le Réveille-mots : une saison d’élection, Éditions du Seuil, 1996.

[iii] Cyprien Caddeo, Emilio Meslet, « Roussel comparé à Doriot : l’insulte qui pourrait tuer la Nupes », L'Humanité, 21 septembre 2023, https://www.humanite.fr/politique/fabien-roussel/roussel-compare-a-doriot-linsulte-qui-pourrait-tuer-la-nupes

11 août 2024

Élection présidentielle américaine : Joe Biden en appelle aux petites phrases des grands ancêtres

Après avoir annoncé par un communiqué qu’il renonçait à solliciter un second mandat, le président américain Joe Biden s’en est expliqué dans une adresse au peuple américain le 24 juillet. En voici le début :

Chers compatriotes, je m’adresse à vous ce soir depuis le bureau Resolute[i] du Bureau ovale. Dans ce lieu sacré, je suis entouré de portraits de présidents américains extraordinaires. Thomas Jefferson, auteur des mots immortels qui guident cette nation. George Washington, qui nous a montré que les présidents ne sont pas des rois. Abraham Lincoln, qui nous a implorés de rejeter la malveillance. Franklin Roosevelt, qui nous a incités à rejeter la peur.

Thomas Jefferson est l’auteur principal de la Déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. On résume souvent ces « mots immortels » par sa première phrase, gravée sur le Jefferson Memorial :

Nous tenons pour des vérités évidentes que tous les hommes sont créés égaux, qu’ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, que parmi ceux-ci figurent la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur.

Des proclamations d’Abraham Lincoln, l’histoire retient avant tout la brève adresse de Gettysburg, prononcée le 19 novembre 1863, en pleine guerre de Sécession. Mais lui-même considérait que son chef-d’œuvre était son second discours inaugural, prononcé le 4 mars 1865. Selon un usage fréquent, les historiens le désignent souvent par son passage le plus remarquable, qui sert notamment de titre à l’un des ouvrages de Jack E. Levin :

Sans malveillance envers personne


Quant à Franklin Roosevelt, 32e président des États-Unis, sa citation la plus célèbre est sans doute ce bref passage de sa première déclaration présidentielle du 4 mars 1933 :

La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même

 Reste George Washington. Beaucoup pensaient que le premier président des États-Unis se ferait couronner roi d’une ancienne colonie anglaise où le système républicain restait une nouveauté. George Washington s’est contenté de se retirer sans épiloguer. Biden est revenu sur le sujet à la fin de son allocution, en citant une formule d’un autre personnage emblématique des États-Unis, l’un des Pères fondateurs signataires de leur Constitution :

Quand on a demandé à Benjamin Franklin si les fondateurs avaient donné à l’Amérique une monarchie ou une république, la réponse de Franklin a été : « Une république, si vous pouvez la garder. A republic, if you can keep it »

Benjamin Franklin plutôt que Kamala Harris

Ainsi, dans un discours d’adieu mûrement médité, clairement destiné à forger son image pour l’éternité, quand le président Biden se place sous le patronage de cinq grands ancêtres très révérés, il se réfère à quatre d’entre eux non à travers leurs actes ou leurs décisions mais à travers leurs paroles. 

Corrélativement, il se garde d’évoquer la perspective d’une défaite dans l’élection à venir, qui pourtant motive sa resignation (le faux-ami est ici de circonstance). Comme le relève Anthony Zurcher correspondant de la BBC aux États-Unis, « Il a consacré plus de temps à Benjamin Franklin qu’à sa vice-présidente ‑ la personne quil a soutenue dimanche et qui sera la principale porteuse de flambeau pour son héritage dans les prochains mois[ii] ».

« On passe à l’Histoire par des discours », affirme Sylvain Tesson[iii]. Une petite phrase devenue citation demeure un lien entre le leader d’autrefois et le peuple qui la conserve. Les mots historiques alimentent un récit national. En dehors de toute théorie historique, c’est ainsi que l’histoire est vécue : à travers des personnages remarquables qui demeurent présents à travers leurs paroles remarquées.

Et les mots sont si puissants que, jusqu’à deux siècles plus tard, l’ethos de leurs auteurs ruisselle sur celui de Joe Biden lui-même. « Son départ restera dans les mémoires comme le plus beau moment de ses cinquante ans à Washington », affirme Stephen Collinson, de CNN, dans un hommage ambigu. « Ses adieux politiques resteront dans les mémoires comme le personnage de Macbeth chez Shakespeare, qui agit avec dignité et humilité lors de son exécution et dont on dit : "Rien dans sa vie ne lui convenait autant que de la quitter[iv]." »

Michel Le Séac’h

 

Photo : Gage Skidmore from Surprise, AZ, United States of America, CC BY-SA 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0>, via Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Joe_Biden_(49385647696).jpg



[i] Meuble historique utilisé par la plupart des présidents américains depuis que la reine Victoria en a fait cadeau aux États-Unis. Le bois dont il est fait provient du navire polaire britannique HMS Resolute.
[ii] Anthony Zurcher, « Biden sidesteps hard truths in first speech since quitting race », BBC, 25 juillet 2024, https://www.bbc.com/news/articles/crg5pq8ql1vo
[iii] Nicolas Sarkozy et Sylvain Tesson, propos recueillis par Martin Bernier et Vincent Trémolet de Villiers, Le Figaro, 18 septembre 2023.
[iv] Stephen Collinson, « Biden’s Oval Office address now hands debate over democracy to Harris », CNN, 25 juillet 2024, https://edition.cnn.com/2024/07/25/politics/biden-oval-office-address-analysis/index.html