29 décembre 2015

« Race blanche » : la petite phrase boomerang de Claude Bartolone

Une petite phrase agit à sa guise. Dans la définition qu’en donne l’Académie française (« une formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »), le sujet du verbe est la petite phrase elle-même et non son auteur. L’orateur propose, le public dispose. Claude Bartolone en a fait l’expérience ce mois-ci :

Acte I ‑ Entre les deux tours des élections régionales, L’Obs publie un entretien entre Julien Martin et le président de l’Assemblée nationale. «Avec un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en creux », dit-il à propos de son adversaire, Valérie Pécresse (Les Républicains). La formule serait peut-être passée inaperçue dans un article globalement très virulent si L’Obs n’en avait fait le titre de son article : « Bartolone : "Pécresse défend Versailles, Neuilly et la race blanche ». Ce titre est largement cité par les médias et sur le web.

Acte II – Les partisans de Valérie Pécresse s’indignent. Elle-même annonce le dépôt d’une plainte pour injure aggravée. « Race blanche : Pécresse va porter plainte contre Bartolone », titrent plusieurs journaux, reprenant un article de l’AFP. L’auteur de la formule n’en a cure : « Bartolone maintient ses propos sur la "race blanche" visant Pécresse », titre à nouveau une partie de la presse, toujours à la suite d’un article de l’AFP.

Acte III – Claude Bartolone, qu’on donnait gagnant presque à coup sûr un mois plus tôt, et en situation très favorable à l’issue du premier tour des élections régionales, est battu au second tour. Plusieurs commentateurs attribuent sa défaite à sa formule polémique. Lui-même admet devant les députés socialistes avoir commis un faux-pas ‑ concession qui donne lieu encore une fois à un titre de l’AFP : « "Race blanche" : Bartolone concède devant les députés PS une formule "pas forcément calibrée" ».

Un cas d’école de petitephraséification

Pour qu’une petite phrase s’installe, son contenu, son contexte et la culture de son public doivent être alignés[1]. Ici, le contenu initial n’était pas forcément idéal. La notion de « défense en creux » n’est pas totalement claire. Mais très souvent les petites phrases connaissent un processus de simplification spontané[2]. Amorcé en l’occurrence dès le titre de L’Obs (avec l’aval de Claude Bartolone, peut-on imaginer).

Au vu des titres reproduits plus haut, on constate que, très vite, la formule propagée tend même à se resserrer sur la seule locution « race blanche ». (De la même manière, la célèbre sortie de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz est souvent réduite au mot « détail ».) Valérie Pécresse, Versailles et Neuilly deviennent implicites. Ce n’est pas surprenant : les noms propres ne sont pas propices à la naissance d’une petite phrase, sauf rares exceptions (« Quousque tandem, Catilina… »). Et si un nom reste attaché à la petite phrase, désormais, c’est plutôt celui de Bartolone.

Le contexte, était favorable puisque le quatrième personnage de l’État par ordre de préséance s’exprimait dans un organe de presse influent sur un thème d’actualité au beau milieu d’une campagne électorale. De plus, le thème de la  « race blanche » était dans l’air du temps : on n’a pas oublié la polémique déclenchée au mois d’octobre par une déclaration de Nadine Morano (« la France est un pays de race blanche »). Conséquence : les retombées médiatiques ont aussitôt été abondantes, ainsi que les retombées des retombées. L’effet de répétition indispensable à la pérennisation d’une petite phrase s’est trouvé assuré en quelques jours. 

Quant à la culture du public, Claude Bartolone n’avait évidemment pas choisi ses mots par hasard. Versailles parle aux nostalgiques de la Commune, Neuilly aux adversaires de Nicolas Sarkozy, et le mot « race » est l’un des plus honnis de notre temps. « Je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution » avait même promis François Hollande en 2012. Dire qu’un adversaire « défend la race blanche », même « en creux », est compris par les politiques et par la presse comme une attaque extrêmement vive. Et cela aussi bien à droite qu’à gauche ‑ d’où la plainte annoncée par Valérie Pécresse.

Une élection perdue sur une petite phrase ?

Pourtant, il faut bien se demander si la culture des politiques est vraiment raccord avec celle de l’électorat. Se pourrait-il qu’une partie des électeurs aient compris la petite phrase de Claude Bartolone au premier degré et se soient reconnus dans cette « race blanche » défendue par Valérie Pécresse ? L’hypothèse mériterait plus ample exploration, mais on note que l’île de France est la seule région de France – avec la Corse, dans une bien moindre proportion ‑ où le Front national ait perdu des voix entre les deux tours. Déjà, l’affaire Morano avait montré que les réactions des électeurs pouvaient différer de celles des politiques, unanimes dans leur condamnation. À ce jour, Nadine Morano, simple députée européenne, compte 149.678 abonnés sur Twitter, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, 80.558.

Mais l’intention de Claude Bartolone relevait bien sûr du second degré. Un second degré en abyme, une dénonciation d’un message délivré « en creux » par Valérie Pécresse, ou même, selon de nombreux commentateurs, un « appel au vote ethnique » (un « dégoûtant appel » écrivait même Élisabeth Levy sur Causeur) : le candidat socialiste aurait cherché à rallier un électorat « issu de l’immigration ». Une petite phrase contient souvent un second degré (comme dans le cheval de Troie, l’essentiel est à l’intérieur), mais celui-ci ne fonctionne que si l’auteur et le public partagent une même culture. Claude Bartolone est-il sur la même longueur d’onde que l’électorat « ethnique » ? On peut en douter.

Toujours est-il que Valérie Pécresse a été élue. Et selon certains, la petite phrase destinée à la disqualifier a contribué à la défaite de son adversaire. « Je pense que monsieur Bartolone a peut-être perdu sur cette injure-là » a déclaré François Bayrou sur BFM-TV. « Cette petite phrase malheureuse lui a probablement coûté son élection », a estimé Pascal Bruckner, interrogé par Alexandre Devecchio pour Le Figaro. Au P.S. même, certains ont dénoncé une formule « extrêmement malheureuse », comme Julien Dray, voir « totalement absurde », comme Jean-Marie Le Guen.

On a déjà dit de certaines petites phrases (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »[3], « Yes we can »[4]…) qu’elles avaient remporté des élections. On voit qu'elles peuvent en perdre aussi.

Michel Le Séac'h

[3] Idem, p. 109.
[4] Ibid., p. 121.

Photo École Polytechnique Université de Paris-Saclay, 15 octobre 2015, sur Flickr.

15 décembre 2015

« Le FN peut conduire à la guerre civile » : à coups de petites phrases, Manuel Valls creuse son sillon guerrier

Le 14 novembre, Manuel Valls avait été le premier dirigeant français à dire : « Nous sommes en guerre ». La déclaration de guerre étant l’acte suprême du politique, le premier ministre avait-il tenté de préempter par cette petite phrase une position qui aurait dû être celle du président de la République, ainsi que je l’avais envisagé ici ? En tout cas, François Hollande avait repris la main le lendemain en attaquant son discours devant le Congrès par une formule explicite : « La France est en guerre ».

Ce n’était pas la première fois que Manuel Valls brandissait l’épée. Le 28 juin 2015, déjà, il avait évoqué une « guerre de civilisation » au cours d’un « Grand rendez-vous » d’Europe 1, Le Monde et iTélé. J’y avais vu, déjà, une manière de prendre date en vue de l’élection présidentielle ; « Le jour ou Manuel Valls parla de ‘guerre de civilisation’ », avait d’ailleurs titré Libération.

Le premier ministre creuse son sillon guerrier. « Il faut être à la hauteur des enjeux (...) surtout parce que nous vivons avec cette menace terroriste, parce que nous sommes en guerre, parce que nous avons un ennemi, Daech, l'État islamique, que nous devons combattre et écraser en Irak, en Syrie et demain sans doute en Lybie », a-t-il déclaré vendredi dernier à Léa Salamé, qui l’interrogeait sur France Inter.

Mais ce n’est pas cette phrase qui a le plus retenu l’attention des commentateurs. Quelques minutes plus tard, Manuel Valls ajoutait : « il y a une option qui est celle de l'extrême droite qui au fond prône la division et cette division peut conduire à la guerre civile ». L’idée était étrange : puisque plusieurs des terroristes du 13 novembre étaient français, la déclaration de guerre du 14 novembre était aussi un constat de guerre civile. Mais dans la foulée d’une dépêche AFP, de nombreux médias ont aussitôt fait de cette phrase une petite phrase, par exemple :
  • Régionales. Pour Valls, le FN peut conduire «à la guerre civile» ‑ Le Parisien
  • Manuel Valls : le Front national "peut conduire à la guerre civile" – Sud-Ouest
  • Le Front national peut conduire à la "guerre civile", selon Manuel Valls ‑ RTL
  • Valls : le FN "peut conduire à la guerre civile" – Le Point
En pleine campagne électorale, une mise en cause aussi vive d’un parti politique légal ne pouvait évidemment passer inaperçue. Et Manuel Valls, qui prépare ses interventions avec soin, ne pouvait l’ignorer. Après ses petites phrases du 28 juin et du 14 novembre, celle du 11 décembre apparaît comme un nouveau petit caillou blanc (ou rouge sang ?) délibérément semé.

Michel Le Séac'h

Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SAGNU Free Documentation LicenseWikimedia Commons

08 décembre 2015

Les petites phrases de Donald Trump échappent aux lois de la pesanteur politique

Donald J. Trump multiplie, comme annoncé, les formules choc. Au début, beaucoup d’observateurs les ont prises comme des blagues outrancières. En juillet, le Huffington Post avait décidé de les traiter dans sa rubrique « Entertainment » (divertissement) et non dans sa rubrique « Politics ». 

Hier, Ariana Huffington a radicalement révisé sa position dans un article intitulé : « A Note on Trump: We Are No Longer Entertained ». Autrement dit : fini de rigoler ! C’est que le milliardaire caracole en tête des sondages parmi les candidats à la la primaire présidentielle côté Républicains. Ses sorties marquent l’électorat américain bien plus que les médias ne l’avaient prévu. Les grosses blagues étaient en fait des petites phrases !

La décision du Huffington Post paraît anecdotique. Elle témoigne pourtant d'une sorte de révolution copernicienne en cours dans les milieux médiatiques et politiques américains. Jay Rosen, professeur de journalisme à New York University, a décrit cette révision déchirante dans un article de son blog, Press Think :
Le rôle de la presse dans les campagnes présidentielles reposait, bien plus qu’on ne l’avait compris avant cette année, sur des postulats partagés par la classe politique et l’industrie électorale quant aux règles en vigueur et aux pénalités encourues par ceux qui les violeraient. D’où des rituels familiers du genre « la gaffe », reposant eux-mêmes sur des postulats quant à la manière dont une tierce partie, l’électorat, réagirait en s’apercevant de la violation. Ces postulats étaient rarement mis à l’épreuve parce que le risque paraissait trop élevé et que les campagnes étaient dirigées par des spécialistes peu enclins à prendre des risques – qu’on appelle des stratèges. (…) Ces croyances se sont effondrées car Trump les a « testées », a violé la plupart d’entre elles – et domine quand même les sondages.
 La cécité des médias américains est d’autant plus surprenante que l’hypothèse avait été posée dès le mois de juillet par Dan Balz, l’une des grandes plumes du Washington Post, quand Trump s’en était pris aux immigrants clandestins mexicains et avait mis en doute l’héroïsme de John McCain : « La question est maintenant de savoir si le candidat Trump échappe aux lois de la pesanteur politique ou s’il se trouvera bientôt isolé et considéré comme un objet de mépris ou d’étonnement, et non comme un prétendant sérieux à la présidence. » C’était bien vu, mais la presse et les milieux politiques sont massivement passés à côté, ils ont fait confiance à ces « lois de la pesanteur politique » dont Jay Rosen estime à présent qu’elles n’ont jamais existé.

Michel Le Séac'h

Photo de Donald Trump : Gage Skidmore, Wikimedia

06 décembre 2015

« Voter FN, c’est voter Daech » : la mécanique délicate de la diabolisation

« Petite phrase et grosse polémique », titrait Jérémy Chevreuil dans le blog politique de France 3 Régions Franche Comté mercredi dernier. En cause, une déclaration du sénateur socialiste François Patriat, président du conseil régional de Bourgogne. Cette phrase, « voter FN c’est voter Daech », avait été prononcée quelques jours plus tôt à Besançon, lors d’une réunion publique en faveur de la liste du PS aux élections régionales. Elle avait aussitôt été reprise en titre par L’Est républicain. « Je fais un amalgame un peu en raccourci, je l’avoue », a plus tard admis M. Patriat sur Public Sénat, tout en réitérant sa formule.

Le sénateur socialiste n’est pas seul à faire cet amalgame. Dans les jours suivants, plusieurs responsables politiques de premier plan engagés dans la campagne des régionales reprennent le même thème.
  • Il s’agit d’abord de Gérard Darmanin (Les Républicains), directeur de campagne de Xavier Bertrand dans la région Nord-Pas-de-Calais, qui déclare à Ludovic Vigogne, de L’Opinion : « La seule chose qui peut faire gagner Marine Le Pen, c’est un attentat 48 heures avant. C’est la candidate de Daech. » (Cette déclaration daterait du 30 septembre, mais L’Opinion ne l’a publiée que le 30 novembre.)
  • À droite toujours, mais au Sud cette fois, Christian Estrosi, candidat Les Républicains en PACA, s’exprime ainsi dans une interview au Point recueillie par Jérôme Cordelier : « Daech a réussi son opération puisqu'il est devenu l'agent électoral du FN ». L’article publié par le magazine le 2 décembre est intitulé : « Christian Estrosi : "Daesch est l’agent électoral du FN" ».
  • Soutien de Christian Estrosi dans sa campagne régionale, Mourad Boudjellal, président du RC Toulon reprend pratiquement la même formule que François Patriat. L’AFP en fait le titre d’un article repris par plusieurs journaux le 2 décembre: « Pour Mourad Boudjellal, "Voter FN, c’est aussi voter Daech" ».
  • Au centre enfin, le thème est repris par Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI et député-maire de Drancy. Interviewé par Jean-François Achilli sur France Info, il déclare le 30 novembre que le vote Front national « va donner un boulevard à Daech ». « Lagarde : "Daech bénéficiaire du Front national" » titre France Info sur son site web.
Une telle convergence intrigue. Les grands esprits se rencontrent, bien sûr, mais ne se rencontrent-ils pas encore plus sûrement s’ils se sont donné rendez-vous ? Le Front national a traîné comme un boulet pendant vingt-cinq ans une petite phrase prononcée par Jean-Marie Le Pen en 1987 : « Les chambres à gaz sont un détail »*. Beaucoup aimeraient sans doute lui trouver une remplaçante. Daech pouvait-il être une opportunité ? « Marion Maréchal Le Pen l’a dit elle-même, la campagne du Front national est dynamisée par les attentats »**, explique François Patriat.

La formule de ce dernier, « Voter FN, c’est voter Daech », pourrait faire une petite phrase assez efficace grâce à sa simplicité, à sa forme déclarative, à sa répétition interne (« voter ») et aux préoccupations actuelles de l’opinion. Qu’elle puisse devenir un vecteur de diabolisation, c’est plus douteux. Elle est trop éloignée de la déclaration réelle de la responsable FN pour qu'on la lui réattribue, mais surtout il est peu probable que le public la considère comme plausible. Dès lors, ses chances d’être pérennisée par l’opinion paraissent très faibles.

Michel Le Séac'h
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** Le Parisien a publié le 25 novembre une interview de la candidate du FN en PACA par Olivier Beaumont. À la question : « Le FN progresse dans tous les sondages. Y voyez-vous un lien avec les attentats ? », elle répondait : « La dynamique était déjà très forte pour nous avant les attentats. Mais il est vrai qu’elle est amplifiée par ce terrible contexte. »

Marion Maréchal Le Pen en 2012, photo Gauthier Bouchet, licence CC BY-SA 3.0, Wikipedia

05 décembre 2015

100 expressions héritées de l’histoire

Ce petit guide du Figaro Littéraire rappelle les origines de cent locutions ou expressions « vieilles comme Hérode ou un peu plus récentes ». Pas mal d’entre elles sont de simples adjectifs comme « caudines », « draconiennes », « gordien » ou « sardonique ». Quelques-unes sont des « petites phrases » : elles résument implicitement des récits complexes à l’intention de personnes partageant une même culture.

J’ai d’ailleurs analysé certaines de ces petites phrases dans mon livre. C’est le cas de « Malheur aux vaincus », « Souviens-toi du vase de Soissons » ou « Ralliez-vous à mon panache blanc ».
On pourrait chicaner l’ouvrage sur quelques points. Ainsi, la locution « roche Tarpéienne » est antérieure à l’exécution de Marcus Manlius évoquée p. 9, tandis que la petite phrase « il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne » est bien postérieure. « Après nous le déluge » n’est certainement pas une création de la Pompadour. Et « la garde meurt mais ne se rend pas » n’est probablement pas de Cambronne (le livre, il est vrai, indique que la citation lui est « attribuée »).

Mais ce petit livre au format 16x16 n’a pas la prétention d’entrer dans les détails. Agréablement présenté, c’est une introduction simple et distrayante à des expressions répandues qui demeurent parfois mystérieuses.
100 expressions héritées de l’histoire, par Mélanie Mettra, préface d’Étienne de Montety, Paris, Le Figaro éditions, 2015, 160 pages, 9,90 €.

17 novembre 2015

« La France est en guerre » : François Hollande frappe plus fort que Manuel Valls

Entre les attentats du 13 novembre et le discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, près de soixante heures se sont écoulées : les assistants du président de la République ont eu le temps nécessaire pour calibrer son intervention. L’incipit de cette adresse, « La France est en guerre », a donc été soupesé et choisi avec soin. Étant donné la solennité de son contexte, la certitude qu’il serait abondamment repris par les médias et l’état d’émotion de l’opinion publique, il avait tout pour marquer les esprits. En d’autres termes, pour devenir une « petite phrase ».

Alors, pourquoi avoir choisi une formule aussi forte* que « La France est en guerre » ? Le président de la République avait déjà employé le mot « guerre » samedi 14, au sortir d’un conseil de défense : «  c'est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête permettra d'établir ». Mais il plaçait ainsi la France dans le rôle passif d’une victime, non dans celui d’un belligérant.

Déjà, cette formule n’était pas sans risque : les communicants du président de la République en étaient sûrement conscients, elle rappelait très fort celle de George W. Bush devant le Congrès américain le 20 septembre 2001 : « le 11 septembre, des ennemis de la liberté ont commis un acte de guerre contre notre pays » ‑ un acte de guerre lui aussi planifié de l’extérieur. Être comparé à George W. Bush n’est probablement pas un impératif prioritaire pour un président socialiste.

G.W. Bush avait réagi à l’attaque du 11 septembre en déclarant la « guerre contre la terreur ». Dès le 16 novembre François Hollande a accentué le parallélisme en déclarant « La France est en guerre ». Outre le risque de comparaison, la formule ouvrait un risque de polémique politique intérieure. Déclarer la France en guerre, et devant le Parlement encore, revenait à piétiner symboliquement l’article 35 de la Constitution : « La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ». Pourquoi avoir choisi d’ouvrir un discours aussi solennel par une phrase aussi extrême que « La France est en guerre » ?

Selon certains commentateurs, la formule du 14 novembre («  c'est un acte de guerre qui a été préparé… », etc.) aurait été imposée par Manuel Valls. Le Premier ministre avait en tout cas saisi la balle au bond au 20H de TF1 le soir même : « Ce que je veux dire aux Français, c’est que nous sommes en guerre. Le président de la République l’a dit avec force ce matin. Oui, nous sommes en guerre. », etc. Une déclaration autrement plus martiale que celle de François Hollande le même jour.

Il est probable que les sondeurs de l’Élysée se sont penchés le 15 novembre sur l’impact respectif des deux déclarations du 14. Depuis des mois déjà, les communicants de François Hollande étaient conscients que l’état de guerre pouvait être pour lui une planche de salut électorale. Même l’opposition le reconnaissait. « Décrié et souvent indéchiffrable sur le front intérieur, François Hollande recueille l'approbation pour sa détermination lorsqu'il endosse l'uniforme du chef de guerre » écrivait ainsi Alain Barluet dans Le Figaro en octobre 2014. Il était impossible d’abandonner ce terrain au Premier ministre. À Versailles, François Hollande a montré que le chef de guerre, c’est lui.

Michel Le Séac'h
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* ...et chargée d'un sens plus large encore, comme il sied à une petite phrase. « "La France est en guerre." C'est par ces mots, dont la froide simplicité n'est pas proportionnelle à la lourde charge qu'ils portent, que Hollande, sàolennel, a débuté son allocution devant le Congrès », note ainsi Erik Emptaz à la Une du Canard enchaîné ce mercredi [note ajoutée le 18 novembre].

Photo François Hollande en 2012 : Toufik-de-planoiseWikimedia CommonsCC-BY-SA-3.0

13 novembre 2015

Élections régionales : les petites phrases font la petite phrase

Du Parisien au Télégramme, beaucoup de médias titrent sur les « petites phrases » depuis hier. Ils reprennent un extrait d’une conférence de presse de Pierre de Saintignon, candidat du Parti socialiste à l’élection régionale dans le Nord-Pas-de-Calais : « cessons ces petites phrases qui nuisent à notre campagne ».

Voilà bien la preuve qu’une « petite phrase », même si elle a l’air de rien, contient beaucoup plus qu’elle-même* ! La déclaration de Pierre de Saintignon n’est pas une leçon d’éloquence politique, elle ne condamne pas n’importe quelle phrase de quelques mots. C’est une petite phrase en abyme, et les commentateurs semblent tous d’accord sur sa cible implicite, preuve qu'il doit exister une culture commune entre eux. Cette cible, c'est la déclaration de Manuel Valls sur une possible fusion des listes de gauche et de droite au deuxième tour dans les régions gagnables par le Front National.

Le mois dernier, Pierre de Saintignon avait déjà condamné « ceux qui par des petites phrases, saisissant des micros, ont un objectif : celui de nous faire perdre ». Et tout le monde avait compris que son « ceux » était un « celui » : le Premier ministre, déjà. Et que ses « petites phrases » recouvraient une unique confidence faite à Bastien Bonnefous et Laurie Moniez, du Monde : « Avec Pierre de Saintignon, nos chances sont très faibles ». Une petite phrase qui lui était sans doute allée droit au coeur.

Michel Le Séac'h
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* Voir La petite phrase : D'où vient-elle ? Comment se propage-t-elle ? Quelle est sa portée réelle ? , p. 132.

Photo : Pierre de Saintignon en 2014 par Peter Potrowl, licence CC BY-SA 3.0, Wikimedia Commons

12 novembre 2015

« Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain… » : le legs mystérieux d’Helmut Schmidt à la France

La disparition de Helmut Schmidt le 10 novembre a été l’occasion de répéter que « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Malgré son aspect sérieux et scientifique, cette formule illustre à merveille le comportement fantasque des petites phrases.

Les petites phrases d’origine étrangère ne sont pas très répandues en France, hormis celles issues de l’Antiquité gréco-romaine. Il y a tout de même des cas fameux comme « No pasaran »* ou « Yes we can »**. Au-delà d’une demi-douzaine de mots, ces phrases ne sont connues que dans leur traduction française. Il a va ainsi de celle de l’ancien chancelier allemand.

Et en réalité, elle est bien plus connue en France que partout ailleurs, y compris en Allemagne, comme l’a noté une universitaire japonaise, Hideko Magara. Sur l’internet, elle est citée trois fois plus souvent en français qu’en allemand (« die Gewinne von heute sind die Investitionen von morgen und die Arbeitsplätze von übermorgen ») ! Elle n’est même pas reprise parmi les déclarations fameuses de Schmidt sur Wikiquote.

Pour la raccourcir encore, les Français ont même inventé la formule « théorème de Schmidt », qui n’est utilisée qu’en France (ailleurs, « Schmidt’s Theorem » renvoie aux travaux de l’astronome soviétique Otto Schmidt ou à ceux du mathématicien austro-américain Wolfgang M. Schmidt).

En langues étrangères, les citations de la phrase de Helmut Schmidt sont parfois dues à des auteurs français comme Patrick Artus ou Thomas Piketty (en note dans Capital in the Twenty-First Century). Et l’on soupçonne qu'il arrive à ceux qui la citent de se recopier les autres, car personne ne mentionne de référence précise. Quelques-uns pourraient même s’être fiés à Wikipédia, qui renvoie à un simple article d’un blog francophone non officiel.

Celui ci assure que la phrase aurait été prononcée « le 3 novembre 1974 lors du débat sur le type de relance à mener au lendemain du premier choc pétrolier », choc qui remonte en réalité à octobre 1973. La même date est citée sans plus de précision par d’autres auteurs tels Nicolas Goetzmann sur Atlantico. Pourtant, la bibliographie de Helmut Schmidt ne signale au 3 novembre 1974 qu’une intervention devant le congrès d’un syndicat professionnel du textile à Munich.

Michel Le Séac’h
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Helmut Schmitt en 1977, photo de Jack E. Kightlinger pour le gouvernement américain, domaine public, Wikimedia Commons

02 novembre 2015

L’émigration irlandaise en petites phrases

Au détour d’une lecture, je tombe sur un passage d’un livre de David A. Valone* qui illustre bien le fonctionnement des petites phrases – ici hors du domaine politique. D.A. Valone, professeur d’histoire à Quinnipiac University, est spécialiste des identités anglo-irlandaises. Dans Ireland’s Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, il note que les familles irlandaises immigrées aux États-Unis à l’époque de la Grande famine (1845-1847) ont souvent effacé de leur mémoire ce pan douloureux de leur histoire. Mais il leur en reste quand même quelque chose… Voici, librement traduit, ce qu’en dit D.A. Valone :
Au milieu d’une complète ignorance et/ou d’un refus total de s’exprimer émergeait ce que j’appelle des « petites phrases souvenirs » [sound-bite memories]. Par exemple, de nombreux irlando-américains se souvenaient avoir entendu seulement deux mots de leurs parents ou grands-parents : « bateaux cercueils » (ou « corbillards de l’océan »,
comme les appelait Daniel O’Connell). Des petites phrases souvenirs survivaient à travers des surnoms aussi irrévérencieux que Paddy’s Wigwam, pour désigner la cathédrale catholique de Liverpool où beaucoup d’Irlandais assistaient à la messe avant de s’embarquer pour l’Amérique. De même, le slogan des marins « Dehors les émigrants, ramenez les troncs d’arbre » décrivait bien l’utilisation des femmes, des hommes et des enfants irlandais comme ballast humain lors de la traversée. Les petites phrases souvenirs ne sont pas sans ressembler à ce que Greenspan**, dans ses écrits sur les récits de l’Holocauste, appelle « un staccato de clichés… dans une situation de plus en plus précaire, sans développement d’une intrigue ». La puissance de la petite phrase imprime une marque malgré sa brièveté, la force de l’image laisse une impression qui ne sera probablement pas oubliée.
Ainsi les petites phrases souvenirs selon D.A. Valone fonctionnent-elles comme des récits très résumés. Leur contenu est bien plus vaste que leur lettre, et elles viennent à l'esprit spontanément comme les traces d'événements qu'on avait tenté d'oublier.
 
Michel Le Séac’h
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* David A. Valone, Ireland's Great Hunger: Relief, Representation, and Remembrance, University Press of America, 2009.
** Henry Greenspan, professeur de psychologie à l’université du Michigan à Ann Harbor, auteur notammen de On Listenig to Holocaust Survivors: Beyond Testimony (Prager, 1998).

Le départ des émigrants irlandais, gravure de Henry Doyle pour l’ Illustrated History of Ireland de Mary Frances Cusack (1868), domaine public via Wikipedia.

29 octobre 2015

« Certains juges sont pervers et psychopathes » : gros mots et petite phrase chez Henri Guaino

 Henri Guaino, député des Yvelines et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, fait les titres de la presse pour avoir vivement critiqué « certains magistrats » lors des questions au gouvernement, hier à l’Assemblée nationale. Et ces titres sont à peu près unanimes :
  • «Pervers», «psychopathes» : la charge de Guaino contre les magistrats – Le Figaro
  • Henri Guaino s’en prend à certains magistrats « pervers » et « psychopathes » ‑ Le Monde
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges «pervers», «psychopathes» ‑ Libération
  • Guaino s'en prend à l'Assemblée à certains juges "pervers", "psychopathes" – L’Obs
  • Henri Guaino dénonce les magistrats "pervers", "psychopathes" et "militants aveuglés" à l'Assemblée nationale ‑ RTL
  • La charge violente d'Henri Guaino contre des juges "pervers" et "psychopathes" – BFM TV
On voit à l’œuvre le mécanisme classique de raccourcissement, de simplification et de renforcement des petites phrases. Car la phrase réellement prononcée par Henri Guaino était celle-ci :
Dans la magistrature, comme partout ailleurs, il y a des gens qui honorent leurs fonctions, il y a aussi des pervers, des psychopathes, des militants aveuglés par leur idéologie, des gens auxquels l'ivresse de leur toute-puissance fait perdre tout discernement.
Sur une intervention de deux minutes, on a conservé essentiellement deux adjectifs. La première partie de la phrase, qui relativisait la seconde, est oubliée (plus exactement, elle est citée par la presse audiovisuelle – BFM TV, RTL, FranceTVinfo, etc.– mais omise par la presse écrite*). Une petite phrase est simple quitte à être simplificatrice : la coexistence de deux idées ne lui convient pas**.

Michel Le Séac'h
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* Peut-être parce que la dépêche AFP consacrée à l’événement titrait sur ces deux adjectifs.

Photo NicholasNCE, Wikimedia commons, licence CC BY 3.0

21 octobre 2015

« La France est un pays de race blanche » : les gros sabots fourchus de Nadine Morano

La diabolisation est l’heuristique suprême en politique : le personnage visé devient infréquentable, tout ce qu’il dit, fait ou touche se trouve contaminé. Ce qui simplifie radicalement le travail de ses adversaires, désormais dispensés de plus ample démonstration. Et la diabolisation a souvent pour instrument majeur une petite phrase montée en épingle (on connaît le rôle de l’épingle dans la malédiction vaudoue…)*.

On vient d’en voir un bon exemple avec Nadine Morano à la suite de sa déclaration du 26 septembre dans l’émission « On n’est pas couché » sur France 2. Il n’est pas question ici d’analyser ses propos mais uniquement les réactions qu’ils ont suscitées.

« Nous sommes un pays judéo-chrétien, le général de Gaulle le disait, de race blanche » a déclaré Mme Morano. Le débat s'est focalisé sur le second terme (race blanche), d'ordre biologique, et non sur le premier (judéo-chrétien), d'ordre religieux. Il n'empêche qu'il a largement fait appel à l'encontre de la  « pécheresse » à des concepts et expressions aux connotations religieuses. En voici quelques exemples :
  • Faute : ce mot qui désigne un manquement à une règle morale a souvent été utilisé, en particulier, lit-on ici et là, par Alain Juppé et Nicolas Sarkozy. Les plus indulgents ont qualifié cette faute de « vénielle », un adjectif directement venu de la religion.
  • Exécration : Nathalie Kosciusko-Morizet a jugé « exécrables » les propos de sa collègue. L’exécration est originellement, dit l’Académie française, une « malédiction suprême par laquelle on se vouait soi-même aux divinités infernales en cas de parjure ».
  • Enfer : Christine Clerc, dans une tribune du Figaro, a évoqué « une mauvaise manière qui conduit tout droit à l’enfer FN ».
  • Scandale : ce mot utilisé par plusieurs commentateurs, à l’instar d’Europe 1, était autrefois défini par l’Académie comme « ce qui est occasion de tomber dans l’erreur, dans le péché ». « Malheur à celui par qui le scandale arrive », prévient l’Évangile selon saint Matthieu (XVIII).
  • Amende honorable : Nadine Morano a refusé de faire « amende honorable », a-t-on lu sous la signature de Mehdi Pfeiffer dans Le Parisien, de Xavier Brouet dans Le Républicain lorrain ou de Laurent de Boissieu dans La Croix. Disparue avec l’Ancien régime, l’amende honorable a été rétablie en 1825 par une loi dite « du sacrilège », qui disposait que « la profanation des hosties consacrées commise publiquement sera punie de mort ; l’exécution sera précédée de l’amende honorable faite par le condamné ».
  • Expiation : Interrogé dans 20 minutes par Anne-Laetitia Béraud, le politologue Eddy Fougier, chercheur associé à l’IRIS, a vu dans Nadine Morano « une victime expiatoire de la droite ». L’expiation était une cérémonie religieuse destinée à apaiser la colère des dieux.
Métaphores profanes ou signes d'une religiosité subliminale ? Dans un « pays judéo-chrétien », la seconde hypothèse a sa place. Nadine Morano et ses défenseurs n'ont pas manqué d'invoquer à leur tour des concepts religieux : procès en sorcellerie, bouc émissaire, etc. C’est assez classique, mais particulièrement défendable en l’espèce : pour son propre camp, l’eurodéputée est désormais un ange déchu.

Michel Le Séac'h
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18 octobre 2015

« Ralliez-vous à mon panache blanc » : une leçon de leadership en six mots

Si l’on me demande quelle est ma préférée parmi les petites phrases analysées dans mon livre*, je réponds que j’ai un faible pour : « Ralliez-vous à mon panache blanc ».

Le 15 mars 1590, Henri iv affronte à Ivry une armée catholique bien supérieure en nombre. Avant la bataille, il donne ses dernières instructions à ses soldats : si dans le tumulte de la bataille ils ne savent que faire, qu’ils le cherchent des yeux et fassent comme lui. « Ralliez-vous à mon panache blanc ! » conclut-il en baissant la visière de son casque.

La force de cette formule réside d’abord dans son évocation visuelle : on imagine les troupes tournoyant autour d’une cascade de plumes de cygne. Or, si le panache désigne Henri iv à ses soldats, il le désigne aussi à l’ennemi. Le mot prend avec lui son sens figuré : il ne désigne plus seulement le plumet mais la bravoure. En six mot seulement, Henri iv délivre une leçon de leadership : le vrai chef montre l’exemple, il paie de sa personne.

Et ce n’est pas tout ! « Ralliement » signifie regroupement mais aussi changement de camp. « Ralliez-vous à mon panache blanc » peut être compris comme une formule d’ouverture, une offre d’apaisement. Il n’est pas question ici de soumission à une personne mais de consentement à l’union autour d’un symbole sacerdotal : le blanc est la couleur traditionnelle de la fonction souveraine en Occident. La formule d’Ivry présage l’édit de Nantes et la fin de la guerre civile.

Enfin, la petite phrase d’Henri iv est riche en références historiques. Le panache du roi apparaît pour la première fois sous la plume du poète-ambassadeur Guillaume du Bartas, mort peu après la bataille (on n’est pas certain qu’il y ait participé), sous la forme suivante :
Un horrible panache / Ombrage sa salade
Une « salade » était un casque de forme ronde. Plus intéressant est l’horrible panache (c’est-à-dire, dans le français de l’époque, le panache effrayant). Il rappelle clairement le portrait d’Hector dans les traductions anciennes de L’Iliade : « L’orgueil est sur son front, un horrible panache flotte sur sa tête ; sous lui, une jeunesse intrépide appelle le carnage et la mort. »

Depuis les débuts de la Renaissance, Homère, « prince des poètes », jouit d’un prestige immense. En 1572, Ronsard a marché sur ses traces en publiant les premiers chants de La Franciade. Il y attribue la création de la France à un Troyen nommé Francion, ou Francus**. Or Francion est le fils d’Hector ! Son « horrible panache » dépeint Henri iv comme le descendant à la fois de l’un des plus prestigieux héros de l’Antiquité grecque et du fondateur de la monarchie française, il légitime son titre royal.

D’épopée en épopée, Voltaire s’emparera à son tour du panache d’Henri iv dans La Henriade. Puis les royalistes et légitimistes le brandiront après la Révolution. Le roi qu’ils réclament au 19e siècle, le comte de Chambord, porterait lui aussi le nom d’Henri. Leur insistance agace même Chateaubriand, pourtant monarchiste lui-même, qui refuse d’apparaître comme un « un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs à la Henri iv »***.

Allez donc chercher dans les déclarations des hommes politiques contemporains des petites phrases aussi chargées de sens que celle-là !

Michel Le Séac'h
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** Ronsard a évoqué le panache d’Hector dans son sonnet Jamais Hector aux guerres n'était lâche. Dans La Franciade, il décrit aussi un héros « qui d’un panache ombrage son armet » ; il s’agit de Charles Martel.
*** François-René de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective, Paris, Le Normant fils, 1831, p. 28.

Henri iv par Frans Pourbus Le Jeune, domaine public

30 septembre 2015

« La main invisible du marché », une petite phrase orpheline

La « main invisible du marché » est sans conteste l’une des petites phrases les plus connues du domaine économique. Qu’on critique, qu’on salue ou qu’on nie le concept, tous ou presque s’accordent sur l’origine de la formule : elle est due à l’économiste écossais Adam Smith (1723-1790).

Ainsi commence, par exemple, l’article « main invisible » de trois encyclopédies en ligne largement utilisées :
  • Dans le domaine socio-économique, la main invisible est une expression (due à Adam Smith)Wikipédia
  • La main invisible est une expression due à l'économiste écossais Adam SmithWikilibéral
  • D'après les théories et les écrits d'Adam Smith Wiktionary
L’image de la main invisible est commode : elle réduit à deux mots une longue description. Elle apparaît dans un nombre immense de livres et d’articles de sciences économiques, presque toujours associée à Adam Smith. Veut-on un exemple entre mille ? Dans les Cahiers d’économie politique*, Philippe Nemo évoque « l’auto-organisation des actes économiques au niveau du marché, c’est-à-dire le phénomène que Smith a qualifié de "main invisible" ». Le thème est fréquent aussi dans le débat politique, avec le plus souvent une connotation négative. « On parle souvent de la main invisible du marché, en reprenant une expression de l’économiste Adam Smith », écrit Pierre Ivorra sur le site du PCF. On pourrait établir un livre entier avec ce genre de citations.

L’économiste tchèque Tomas Sedlacek a consacré à Adam Smith un chapitre entier de son Économie du bien et du mal**. « Aujourd’hui, on a l’impression que le liant de la société était selon lui la main invisible du marché », note-t-il. « Or il n’a lui-même utilisé l’expression "main invisible" que trois fois ». Et, qui plus est, dans trois contextes différents : « Elle est tantôt coordinatrice de la poursuite individuelle d’un intérêt personnel, tantôt intervention collective de redistribution, tantôt puissance mystique, divine. Il n’aurait guère pu donner au terme qu’il a forgé une palette de significations plus large et plus confuse. »

Déni de paternité

Dans aucun des trois cas Adam Smith ne spécifie que cette main est celle « du marché ». Dans le troisième, il écrit même explicitement : « la main invisible de Jupiter ». En fait, seule la première de ces trois mains est celle du marché. De plus, comme le démontre Sedlacek***, « Adam Smith s’élève fortement contre l’idée qu’on lui attribue à tort ». Or beaucoup d’entre nous ne connaissent rien d’autre de son œuvre !

Qu’on lui ait attribué la paternité de l’expression est d’autant plus surprenant qu’il est loin d’avoir été le premier à l’utiliser. Bien avant lui, elle désignait couramment la providence divine ou, plus rarement, un auteur inconnu. « Il se sentit frappé d’une main invisible », écrit par exemple Voltaire à propos du roi Charles IX dans La Henriade en 1722. On alignerait aisément, en français comme en anglais, des dizaines de citations du même acabit antérieures à 1776, date de parution des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations où figure la première des trois mains invisibles d’Adam Smith.

Le marché n’a été accolé que récemment à la main invisible. Avant 1950, l’expression « main invisible du marché » est rarissime dans la littérature anglophone et francophone. Son utilisation se répand seulement à partir des années 1980, comme le montre le graphique ci-dessous, établi par Google Ngram Viewer. Pourquoi ? Aucune explication ne s’impose clairement. Pas davantage que pour son attribution à Adam Smith. L’œuvre de quelque main invisible, peut-être ?
Michel Le Séac'h
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* Philippe Nemo, « La théorie hayékienne de l'ordre auto-organisé du marché (la “main invisible”). », Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2/2002 (n° 43) , p. 47-67.
** Tomas Sedlacek, L'économie du bien et du mal , Paris, Eyrolles, 2013.
*** Bien entendu, Sedlacek n'est pas le seul économiste à avoir noté qu'on en fait trop dire à Smith ! Richard Thaler, entre autres exemples, le dit clairement au chapitre 11 de Misbeheaving (W.W. Norton & Cy, 2015).

23 septembre 2015

Petite phrase… pourquoi petite, d’abord ?

Linguistes et humoristes, l'ont noté : l’adjectif « petit » occupe une place à part dans la langue française. Dans son usage courant, il s’applique à une chose de peu d’importance ou de taille inférieure à la moyenne : un petit pain, un petit moment, le petit doigt, Le Petit Poucet… Mais il sert aussi à exprimer l’affection, la sympathie (on parle d’usage « hypocoristique ») : une petite dame, un petit ami, le petit père des peuples… Et même l’admiration : petite merveille, petit génie… Mais aussi l’ironie : petit confort, petite vie… voire le mépris : petite crapule, petit blanc…

Auquel de ces usages la petite phrase renvoie-t-elle ? Ce n’est pas une question de taille. La petite phrase est brève, bien sûr, mais l’immense majorité des phrases brèves ne sont pas des petites phrases. L’expression n’est manifestement pas affectueuse ni admirative, pas vraiment ironique non plus. Le mépris, alors ? Cela ne paraît pas plus satisfaisant.

Si l’on se tourne vers le passé, on constate que l’expression « petite phrase » connote depuis très longtemps un texte dont l’importance est bien supérieure à la taille. Une devise est ainsi décrite au 18e s. comme «  une petite phrase ou sentence qui n’est quelquefois composée que d’un mot pour signifier quelque qualité que l’on attribue aux choses »*. Dans La Description d’Égypte, best-seller du début du 19e s., Edme Jomard mentionne une « petite phrase » sculptée systématiquement sur des bas-reliefs représentant des prêtres ; il parle aussi de « légende sacerdotale »**.

On constate aussi qu’au 19e siècle, l’expression relève davantage du domaine de la musique que de celui des inscriptions et belles-lettres. Dans la Recherche, Marcel Proust évoque ainsi à plusieurs reprises la « petite phrase de la sonate de Vinteuil », qui sublime l’amour de Swann pour Odette (« à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse »).

Qu’elle soit composée de lettres ou de notes, la petite phrase semble donc avoir toujours signifié beaucoup plus qu’elle-même.

Michel Le Séac’h
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* Nouveau dictionnaire historique-géographique universel pour l’intelligence des affaires d’État, des nouvelles publiques et des conversations du tems qui s’y rapportent, Jean Rodolphe Imhof & fils, Bâle 1766, p. 461.
** Description de l’Égypte, ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française, publié par les ordres de sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand, T. I, chap. 5, Imprimerie impériale, Paris, 1809, p. 35.

Portrait de Marcel Proust à 21 ans par Jacques-Émile Blanche, Musée d’Orsay, domaine public

20 septembre 2015

Michel Onfray esquive la petite phrase

La mécanique de la petite phrase « montée en épingle » commence à être bien comprise des meilleurs débatteurs. Témoin cette passe d’armes entre Michel Onfray et Léa Salamé* hier soir sous le regard de Laurent Ruquier dans On n’est pas couché, sur France 2 (à 1:59:15 dans l’enregistrement) :
- Je retiendrai votre dernière phrase : la France a une politique islamophile.
- C'est ça qui vous intéresse, hein ? Pour pouvoir faire un petit machin... Hein, la petite phrase…
Trois ou quatre fois déjà au cours de l’émission, la journaliste avait entrepris le philosophe sur le thème « vous avez écrit… » ou « vous avez dit… », faisant même diffuser un extrait d’une déclaration à la radio-télévision suisse, qu’elle avait ponctué de la question : « Pourquoi Marine Le Pen est libertaire ? ». Et Michel Onfray, au lieu de répondre directement, de demander : « Vous pouvez donner la question qui m’avait été posée ? », puis d’expliquer : « C'est facile de sortir un mot comme ça et de dire "vous avez dit" ‑ fiche de police ‑ chez les Suisses, une fois, telle chose. » Et un peu plus tard : « Vous avez juste envie que je vous dise que j'adore Marine Le Pen et comme je ne le fais pas ça vous embête. »

Sortir une petite phrase de son contexte pour en faire une exploitation polémique est une pratique vieille comme le débat politique. Chercher « proactivement » à faire prononcer une petite phrase qu’on exploitera ensuite est plus récent et peut poser un problème déontologique. « C'est vrai que vous êtes trop journaliste là, Léa », a commenté Laurent Ruquier. Trop journaliste ? Ou au contraire pas assez ?

Michel Le Séac'h
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* Participaient aussi à l’émission Émilie Frèche, Louis Garrel, Vincent Macaigne, Philippe Martinez, Yann Moix, Nekfeu.

19 septembre 2015

Les hommes politiques les plus souvent associés à une petite phrase

Qui sont les hommes politiques les plus souvent associés à l’expression « petite phrase » par les moteurs de recherche ? Pour s’en faire une idée, voici les résultats d’une recherche effectuée le 18 septembre. Le classement est établi sur la base des résultats de Google pour un échantillon de personnages politiques contemporains (« petite phrase » + prénom et nom du personnage concerné). On note une relative cohérence du classement relatif d’un moteur de recherche à l’autre. Seuls le score de François Hollande sur Bing et ceux d’Emmanuel Macron et de Ségolène Royal sur Exalead étonnent vraiment, sans qu’on puisse les expliquer.

Cette petite compilation n’a rien de scientifique bien sûr. Elle ne dit pas si les personnages répertoriés sont cités comme auteurs ou comme victimes de petites phrases, ou même si deux sujets sans rapport entre eux voisinaient sur une même page web. Elle ne distingue pas les citations originales et les reprises, et pas davantage la tonalité des commentaires. Etc. Elle répond juste à la question qui ouvre ce billet.

D’après ce classement, Marine Le Pen dépasse son père et Emmanuel Macron a fait un démarrage fracassant. Car l’ancienneté joue logiquement un rôle : ainsi, Jacques Chirac figure encore à un rang élevé alors qu’il est retiré de la vie publique depuis des années. Si François Mitterrand figurait dans ce classement, il se situerait entre Jean-Marie Le Pen et Laurent Fabius alors qu’il est mort en 1996, à une époque où l’internet commençait à peine à toucher le grand public. Le général de Gaulle lui-même, disparu en 1969, s’intercalerait entre Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon.

Google
Bing
Exalead
Nicolas Sarkozy
86100
19500
12138
François Hollande
83700
33600
8179
Manuel Valls
51500
12500
3163
Marine Le Pen
44100
12700
2478
Ségolène Royal
39400
12900
3822
Jacques Chirac
31900
14000
1642
Jean-Marie Le Pen
26300
12100
1038
Laurent Fabius
24500
10400
1193
Alain Juppé
24300
12900
1206
François Fillon
24000
8800
2034
Martine Aubry
19200
9380
2228
Emmanuel Macron
19000
10800
344
Jean-Luc Mélenchon
17400
6560
1276
François Bayrou
14900
6470
1285
Cécile Duflot
12800
5000
814