Affichage des articles dont le libellé est Pierre Ivorra. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Pierre Ivorra. Afficher tous les articles

30 septembre 2015

« La main invisible du marché », une petite phrase orpheline

La « main invisible du marché » est sans conteste l’une des petites phrases les plus connues du domaine économique. Qu’on critique, qu’on salue ou qu’on nie le concept, tous ou presque s’accordent sur l’origine de la formule : elle est due à l’économiste écossais Adam Smith (1723-1790).

Ainsi commence, par exemple, l’article « main invisible » de trois encyclopédies en ligne largement utilisées :
  • Dans le domaine socio-économique, la main invisible est une expression (due à Adam Smith)Wikipédia
  • La main invisible est une expression due à l'économiste écossais Adam SmithWikilibéral
  • D'après les théories et les écrits d'Adam Smith Wiktionary
L’image de la main invisible est commode : elle réduit à deux mots une longue description. Elle apparaît dans un nombre immense de livres et d’articles de sciences économiques, presque toujours associée à Adam Smith. Veut-on un exemple entre mille ? Dans les Cahiers d’économie politique*, Philippe Nemo évoque « l’auto-organisation des actes économiques au niveau du marché, c’est-à-dire le phénomène que Smith a qualifié de "main invisible" ». Le thème est fréquent aussi dans le débat politique, avec le plus souvent une connotation négative. « On parle souvent de la main invisible du marché, en reprenant une expression de l’économiste Adam Smith », écrit Pierre Ivorra sur le site du PCF. On pourrait établir un livre entier avec ce genre de citations.

L’économiste tchèque Tomas Sedlacek a consacré à Adam Smith un chapitre entier de son Économie du bien et du mal**. « Aujourd’hui, on a l’impression que le liant de la société était selon lui la main invisible du marché », note-t-il. « Or il n’a lui-même utilisé l’expression "main invisible" que trois fois ». Et, qui plus est, dans trois contextes différents : « Elle est tantôt coordinatrice de la poursuite individuelle d’un intérêt personnel, tantôt intervention collective de redistribution, tantôt puissance mystique, divine. Il n’aurait guère pu donner au terme qu’il a forgé une palette de significations plus large et plus confuse. »

Déni de paternité

Dans aucun des trois cas Adam Smith ne spécifie que cette main est celle « du marché ». Dans le troisième, il écrit même explicitement : « la main invisible de Jupiter ». En fait, seule la première de ces trois mains est celle du marché. De plus, comme le démontre Sedlacek***, « Adam Smith s’élève fortement contre l’idée qu’on lui attribue à tort ». Or beaucoup d’entre nous ne connaissent rien d’autre de son œuvre !

Qu’on lui ait attribué la paternité de l’expression est d’autant plus surprenant qu’il est loin d’avoir été le premier à l’utiliser. Bien avant lui, elle désignait couramment la providence divine ou, plus rarement, un auteur inconnu. « Il se sentit frappé d’une main invisible », écrit par exemple Voltaire à propos du roi Charles IX dans La Henriade en 1722. On alignerait aisément, en français comme en anglais, des dizaines de citations du même acabit antérieures à 1776, date de parution des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations où figure la première des trois mains invisibles d’Adam Smith.

Le marché n’a été accolé que récemment à la main invisible. Avant 1950, l’expression « main invisible du marché » est rarissime dans la littérature anglophone et francophone. Son utilisation se répand seulement à partir des années 1980, comme le montre le graphique ci-dessous, établi par Google Ngram Viewer. Pourquoi ? Aucune explication ne s’impose clairement. Pas davantage que pour son attribution à Adam Smith. L’œuvre de quelque main invisible, peut-être ?
Michel Le Séac'h
______________
* Philippe Nemo, « La théorie hayékienne de l'ordre auto-organisé du marché (la “main invisible”). », Cahiers d'économie Politique / Papers in Political Economy 2/2002 (n° 43) , p. 47-67.
** Tomas Sedlacek, L'économie du bien et du mal , Paris, Eyrolles, 2013.
*** Bien entendu, Sedlacek n'est pas le seul économiste à avoir noté qu'on en fait trop dire à Smith ! Richard Thaler, entre autres exemples, le dit clairement au chapitre 11 de Misbeheaving (W.W. Norton & Cy, 2015).