La « main invisible du marché » est sans
conteste l’une des petites phrases les plus connues du domaine économique. Qu’on
critique, qu’on salue ou qu’on nie le concept, tous ou presque s’accordent sur
l’origine de la formule : elle est due à l’économiste écossais Adam
Smith (1723-1790).
Ainsi commence, par exemple, l’article « main
invisible » de trois encyclopédies en ligne largement utilisées :
- Dans le domaine socio-économique, la main invisible est une expression (due à Adam Smith) – Wikipédia
- La main invisible est une expression due à l'économiste écossais Adam Smith – Wikilibéral
- D'après les théories et les écrits d'Adam Smith ‑ Wiktionary
L’économiste tchèque Tomas Sedlacek a consacré à Adam Smith
un chapitre entier de son Économie du bien et du mal**. « Aujourd’hui,
on a l’impression que le liant de la société était selon lui la main invisible
du marché », note-t-il. « Or il n’a lui-même utilisé
l’expression "main invisible" que trois fois ». Et, qui plus
est, dans trois contextes différents : « Elle est tantôt
coordinatrice de la poursuite individuelle d’un intérêt personnel, tantôt intervention collective de redistribution,
tantôt puissance mystique, divine. Il n’aurait guère pu donner au terme qu’il a
forgé une palette de significations plus large et plus confuse. »
Déni de paternité
Dans aucun des trois cas
Adam Smith ne spécifie que cette main est celle « du marché ».
Dans le troisième, il écrit même explicitement : « la main invisible
de Jupiter ». En fait, seule la première de ces trois mains est celle
du marché. De plus, comme le démontre Sedlacek***, « Adam Smith s’élève
fortement contre l’idée qu’on lui attribue à tort ». Or beaucoup
d’entre nous ne connaissent rien d’autre de son œuvre !
Qu’on lui ait
attribué la paternité de l’expression est d’autant plus surprenant qu’il est
loin d’avoir été le premier à l’utiliser. Bien avant lui, elle désignait couramment
la providence divine ou, plus rarement, un auteur inconnu. « Il se sentit
frappé d’une main invisible », écrit par exemple Voltaire à propos du
roi Charles IX dans La Henriade en 1722. On alignerait aisément, en
français comme en anglais, des dizaines de citations du même acabit antérieures
à 1776, date de parution des Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations où figure la première des trois mains invisibles
d’Adam Smith.
Le marché n’a été accolé
que récemment à la main invisible. Avant 1950, l’expression « main
invisible du marché » est rarissime dans la littérature anglophone et
francophone. Son utilisation se répand seulement à partir des années 1980,
comme le montre le graphique ci-dessous, établi par Google Ngram Viewer.
Pourquoi ? Aucune explication ne s’impose clairement. Pas davantage que
pour son attribution à Adam Smith. L’œuvre de quelque main invisible,
peut-être ?
* Philippe Nemo, « La théorie hayékienne de l'ordre
auto-organisé du marché (la “main invisible”). », Cahiers d'économie Politique
/ Papers in Political Economy 2/2002 (n° 43) , p. 47-67.
** Tomas Sedlacek, L'économie du bien et du mal
, Paris, Eyrolles,
2013.*** Bien entendu, Sedlacek n'est pas le seul économiste à avoir noté qu'on en fait trop dire à Smith ! Richard Thaler, entre autres exemples, le dit clairement au chapitre 11 de Misbeheaving (W.W. Norton & Cy, 2015).