« Petites phrases, grandes conséquences » :
pour qui s’intéresse aux petites phrases, le documentaire
en deux volets de Thomas Raguet proposé par LCP était alléchant. La première
partie diffusée lundi 8 février a-t-elle tenu les promesses de son
titre ? Elle était intitulée « Petites phrases : dérapages
contrôlés à droite ? ». Se placer sur l’axe gauche/droite, c’était mettre l’accent d’emblée sur le contenu politique et non sur la mécanique des
petites phrases.
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Capture d'écran LCP |
Classique dans sa forme, avec une alternance d’images
d’archives et de commentaires de personnalités, le documentaire était en
réalité consacré à deux petites phrases seulement, l’une de Jacques Chirac,
l’autre de Nicolas Sarkozy (même si l’on y voit au passage Jean-Pierre Raffarin
déclarer que « the yes needs the no to win »). Toutes deux sont des
cas intéressants dont on aurait pu tirer bien des leçons sur la mécanique des
petites phrases.
Prologue à la première : en 1991, alors maire de Paris,
le futur président de la République visite le quartier parisien de la Goutte
d’or, en pleine rénovation. « Nous on fait pas tellement de bruit,
souligne-t-il, mais dans les quartiers difficiles on se préoccupe d’installer
des équipements de qualité pour les jeunes ». Quelques jours plus tard,
devant une assemblée de militants RPR à Orléans, il déclare :
« Il faut mettre un
moratoire au regroupement familial. Comment voulez vous que le travailleur
français qui habite à la Goutte d’or, où je me promenais avec Alain Juppé la
semaine dernière, il y a trois ou quatre jours, et qui travaille avec sa femme
et qui ensemble gagnent environ 15.000 francs et qui voit sur le palier à coté
de son HLM entassée une famille avec un père de famille, trois ou quatre
épouses et une vingtaine de gosses et qui gagne 50.000 francs de prestations
sociales sans naturellement travailler, si vous ajoutez à cela le bruit et
l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou. Il
devient fou. C’est comme ça et il faut le comprendre. Et si vous y étiez vous
auriez la même réaction. Ce n’est pas être raciste que de dire cela »
Si vous ne connaissiez pas déjà la réponse, auriez-vous trouvé une petite phrase dans ce passage ? Au premier degré, on entend un homme politique dénoncer un
cas ubuesque d’abus des prestations sociales ; on comprend que cet abus
est rendu possible par le regroupement familial.
Mais les commentaires se
resserrent aussitôt sur l’accessoire, ce tout petit fragment : « le
bruit et l’odeur ». Et surtout, beaucoup de gens ont le sentiment que
Jacques Chirac, dans ce fragment, parle d’eux. Ils se sentent visés,
littéralement : « on a un homme politique de première importance qui
nous agresse, qui incite à la haine, parce que les mots sont des fusils
chargés, et M Chirac nous a tiré dessus », commente Abdel Aïssou,
président d’une association pour les droits civiques.
Il aurait été intéressant de se demander pourquoi un tout
petit passage a été extrait d’une déclaration du maire de Paris, pourquoi il a
suscité tant d’émotion, quelles leçons en tirer sur le rôle des petites phrases
dans la relation entre peuple et dirigeant, sur la formation des identités, etc.
Mais le documentaire s’oriente aussitôt sur le thème politique du racisme – sur
le contenu implicite, réel ou supposé, délibéré ou accidentel, de la
déclaration. Le phénomène de communication que constitue la sélection de
quelques mots, le recentrage du discours sur un thème connexe et son
amplification jusqu’à l’évocation d’une guerre civile verbale, n’est pas du
tout analysé.
Une petite phrase désignée par ceux qui se sentent
concernés
La deuxième petite phrase du documentaire est de Nicolas
Sarkozy. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment une phrase mais une thématique
balisée par deux mots, « Kärcher, » et « racailles »,
prononcés dans des circonstances comparables par leur lieu, des communes de la
banlieue parisienne. En juin 2005, le ministre de l’Intérieur se rend à La
Courneuve pour rencontrer la famille d’un enfant tué accidentellement dans un
règlement de comptes. « On va nettoyer, au propre comme au figuré, la Cité
des 4.000 », assure-t-il. Devant les parents de l’enfant et en présence
d’une journaliste du Monde, il ajoute : la « nettoyer au Kärcher ». Quelques semaines plus
tard, Nicolas Sarkozy « récidive », dit le documentaire. Visitant Argenteuil en
nocturne, il est
conspué par un comité d’accueil hostile. Apostrophé par une habitante, il
reprend le mot « racailles » qu’elle a utilisé : « Vous en
avez assez, hein ? Vous avez assez de cette bande de racailles ? Ben
on va vous en débarrasser. »
Là encore, au premier degré, ces exclamations n’ont rien de
très remarquable. Elles évoquent plutôt les promesses verbales d’un politicien
en campagne. Et elles ne comportent même aucun passage susceptible d’être isolé
et transformé en petite phrase comme « le bruit et l’odeur ». Ce sont
donc les mots « Kärcher » et « racaille » qui en font
office ; désormais, ils seront souvent rattachés à Nicolas Sarkozy.
Et, là encore, certains se sentent visés. Stricto sensu,
les propos du ministre de l’Intérieur désignent les délinquants de La
Courneuve et quelques dizaines de manifestants d’Argenteuil. « Quand il
dit racaille, je me sens visé parce que j’habite ici », s’exclame un jeune
d’Argenteuil. D’autres élargissent encore plus. Le footballeur Lilian Thuram,
pourtant étranger tant à La Courneuve qu’à Argenteuil (originaire de
Guadeloupe, il a passé une partie de sa jeunesse à Fontainebleau),
déclare : « moi, je suis pas une racaille, moi. Moi, ce que je veux,
c’est bosser et sortir de la vie, mais pourquoi tout de suite me mettre ça sur
la peau, non, c’est pas vrai. » Dès lors, beaucoup considèrent
l’exclamation de Sarkozy comme un propos raciste de portée générale.
Plusieurs pistes intéressantes à peine esquissées
Beaucoup de petites phrases émergent ainsi d’un discours
dont elles ne représentent que de loin le sens général, sélectionnées par un
public auquel elles n’étaient pas destinées, lequel leur donne un sens de son
choix, indépendamment de l’intention de leur auteur. Et cette transformation,
habituellement spontanée et non manipulée, est rarement soumise à une analyse
rationnelle : à preuve ce documentaire pour lequel les petites phrases
semblent sorties toutes offenses dehors de la bouche de Jacques Chirac ou de
Nicolas Sarkozy comme Dionysos de la cuisse de Jupiter. Parler des petites
phrases sans s’interroger sur ce mécanisme mystérieux, c’est ignorer une grande partie du sujet.
Il est vrai que les interlocuteurs choisis par Thomas Raguet
ne pouvaient pour la plupart que l’entraîner dans cette voie. Leurs
commentaires s’étagent du robinet d’eau tiède politiquement correct au
règlement de compte personnel sous couvert de philosophie souriante. À une
exception notable, Mams Yaffa, adjoint au maire du 18e arrondissement de Paris. Lui seul propose une amorce d’analyse du
fonctionnement des petites phrases. Le documentaire s’ouvre sur l’un de ses
commentaires (« souvent, ceux qui ont eu de belles petites phrases ont eu
de grands destins ») et se clôt sur un autre (« le jour où je ferai
une petite phrase c’est peut-être parce que j’aurai d’autres ambitions »).
Signe probablement que Thomas Raguet a perçu leur intérêt et leur originalité. Il
est dommage de ne pas avoir creusé davantage dans ces deux directions.
Le débat qui a suivi le documentaire est en bonne partie resté sur
le terrain du commentaire politique. Aurélien Pradié, en professionnel de la
politique (il est député LR), a néanmoins souligné certains rouages importants
de la mécanique des petites phrases. Le mystère de leur naissance, d’abord (« des
petites phrases on en prononce toute la journée, elles ont un impact ou elles
n’en ont pas »). Leur rôle réel dans la vie politique (« ces phrases
ont contribué au débat démocratique »). Et surtout, la manière dont, volens
nolens, elles caractérisent leur auteur réel ou supposé (« la petite
phrase, elle fonctionne si elle est cohérente avec le personnage »).
Quant à Soazig Quéméner, rédactrice en chef politique de Marianne,
elle a souligné que certains hommes politiques préparent soigneusement leurs petites
phrases, citant en exemple François Fillon. Elle a aussi amorcé une distinction
intéressante entre les petites phrases les plus fracassantes selon la sincérité
de leur auteur : « soit ils sont sincères et on peut les taxer de
cynisme, soit ils ne sont pas sincères et ils sont d’un cynisme absolu » !
Le deuxième volet du documentaire, « La
gauche contre le peuple », sera diffusée lundi 15 février à 20h30 sur
LCP.
Michel Le Séac’h