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03 juillet 2024

Les petites phrases d’Emmanuel Macron selon Cécile Alduy : on ne prête qu’aux riches, mais on peut leur prêter à tort

Dans une tribune du Monde, Cécile Alduy, professeur de littérature française à Stanford University, s’indigne d’une « stratégie de la petite phrase » employée par Emmanuel Macron(1). Deux jours plus tôt, son analyse avait alimenté un article de Simon Cardona, de Radio France(2). L’un et l’autre s’attachent à quatre expressions utilisées une fois chacune par le président de la République entre mai 2019 et juin 2024 : « guerre civile », « décivilisation », « immigrationniste », « droits-de-l'hommiste ».

Il est remarquable que Cécile Alduy considère ces mots ou ou ces locutions comme des « petites phrases ». Voici quelques années, dans Ce qu’ils disent vraiment – Les politiques pris aux mots, elle tenait les petites phrases pour une « écume » sans importance(3). Elle y voit désormais, une figure majeure, stratégique, du discours politique.

« Les journalistes se tournent vers moi, analyste du discours, pour élucider les intentions du président », écrit-elle. Mais « ce qui compte, ce sont les effets et le fonctionnement de ses prises de paroles sur le débat public ». Et, pour elle, l’effet exercé sur le débat public par les mots du président « est limpide : banalisation révoltante de la langue de l’extrême droite identitaire, mise en circulation d’une vision du monde fondée sur la stigmatisation de l’étranger, confusion des clivages politiques et destruction des digues morales dans le débat public. »

Ces jugements définitifs surprennent puisqu’ils s’appliquent à un discours macronien qui ne l’est jamais, lui. De même que Bernard Tapie avait des « sincérités successives », Emmanuel Macron a plus d’une fois tenu des propos incompatibles entre eux, parfois délibérément, sous couvert d’en-même-temps. Cela n’échappe pas à Cécile Alduy, qui pose même un constat d’inanité tranchant avec la radicalité de sa position morale : « Ces mots de trop d’Emmanuel Macron, renvoyons-les à leur insignifiance. » Tout en ajoutant : « Refusons de les acclimater encore davantage à force de glose ». Séquence qui elle-même évoque l’en-même-temps macronien : ce qu’il dit est révoltant et insignifiant et il faut le dénoncer et il ne faut pas en parler.

Biais de confirmation ?

Cependant, les quatre expressions commentées par Cécile Alduy et Simon Cardona ne sont pas contradictoires entre elles : elles auraient en commun d’appartenir à « la langue de l’extrême droite identitaire ». Mais pourquoi, dans la masse énorme des déclarations présidentielles(4), ne retenir que ces quatre expressions, à l’exclusion de tant d’autres (« non-vaccinés », « violences policières », « crime contre l’humanité », etc.) ? Inévitablement, on soupçonne quelque biais de confirmation.

  • Emmanuel Macron a prononcé ‑ une fois ‑ le mot « décivilisation » en mai 2023. « Contacté, l'Élysée dément très vite tout emprunt à l'écrivain, militant d'extrême droite et théoricien du "grand remplacement" Renaud Camus, auteur du livre Décivilisation paru en 2011 », rappelle Simon Cardona. Le concept et le mot sont présents depuis le 19e siècle chez de nombreux auteurs, entre autres Norbert Elias. Imaginer à travers un mot une filiation Camus-Macron serait ériger Camus en maître à penser et, ce qui est plus invraisemblable, voir Macron en disciple.
  • Le mot « immigrationniste » est à peine plus significatif. Il décrit une prise de position vis-à-vis de l’immigration sans nécessairement y adhérer. « L’immigration reste "le" cheval de bataille de Marine Le Pen et sa marque de fabrique », écrivait Cécile Alduy en 2017 dans Ce qu’ils disent vraiment. Mais les sondages montrent aujourd’hui que l’immigration préoccupe au moins les deux tiers des Français : attacher le mot « immigrationniste » à Marine Le Pen serait attribuer à celle-ci plus de place dans les têtes que dans les urnes.
  • L’expression « droits-de-l’hommistes » est plus marquée. « Ça, c'est vraiment le vocabulaire de l'extrême droite des années 90 », note Cécile Alduy, citée par Simon Cardona. Attacher cette locution du siècle dernier à une « vision du monde » propre au chef de l’État serait aventuré : il l’a utilisée une seule fois, en octobre 2019, et plus jamais depuis, alors qu’il parle souvent de droits de l’Homme. On pourrait en revanche s'interroger sur une propension du président à dire à son interlocuteur ce qu’il a envie d’entendre ; il s’adressait en l’occurrence à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles.
  • Enfin, « guerre civile » n’appartient évidemment pas à l’extrême-droite. Éric Zemmour a utilisé la locution ? Oui, comme des centaines ou des milliers de responsables politiques depuis le De bello civili de Jules César. Le terrorisme « vise à créer un sentiment d'insécurité tel que les ferments de la guerre civile pourraient se retrouver réunis », s’inquiétait François Hollande en décembre 2015. « Si nous continuons comme ça, nous allons vers la guerre civile », prévenait Alain Juppé en septembre 2016. Nul n’y a entendu « la langue de l’extrême droite identitaire ».

Petite phrase : une qualification mal choisie

En tout état de cause, qualifier de « petite phrase » la reprise d’une expression appartenant notoirement à autrui est un contresens. Une petite phrase, telle que la définit constamment la pratique médiatique, est la phrase d’un auteur. Si Emmanuel Macron reprend délibérément ce qu’a dit quelqu’un d’autre, c’est une citation --  à moins qu’il ne parvienne à se l’approprier d’une manière ou d’une autre (« Make our planet great again »…). Une citation est une forme d’allégeance : le président de la République ne peut citer que de grands auteurs !

Sémiologue et non politologue, Cécile Alduy se focalise sur le sens des mots prononcés. Implicitement, le « débat public » est pour elle un pur débat conceptuel. Or une petite phrase, avant d’exprimer éventuellement une idée, a une valeur relationnelle : c’est un logos où se rencontrent un ethos et un pathos, son sens découle de la réputation de l’auteur et des passions du public. Loin d’être une « écume », elle participe à l’édification d’un leadership. La locution « petite phrase » est mal définie, tâchons malgré tout de l’utiliser à bon escient.

Michel Le Séac'h

(1) Cécile Alduy, « A force de prêter une attention médiatique démesurée à ceux qui parlent le plus fort, la petite musique sibylline du RN passe sous les radars et s’enracine », Le Monde, 28 juin 2024, https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/06/28/a-force-de-preter-une-attention-mediatique-demesuree-a-ceux-qui-parlent-le-plus-fort-la-petite-musique-sibylline-du-rn-passe-sous-les-radars-et-s-enracine_6245101_823448.html

(2) Simon Cardona, « "Guerre civile", "décivilisation", "immigrationniste", "droits-de-l'hommiste" : ces quatre fois où Emmanuel Macron a repris le discours de l'extrême droite », 26 juin 2024, https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/guerre-civile-decivilisation-immigrationniste-droits-de-l-hommiste-ces-quatre-fois-ou-macron-a-repris-le-discours-de-l-extreme-droite_6625404.html

(3) Voir dans ce blog « Ce qu’ils disent vraiment, de Cécile Alduy (et ce qu’elle n’écrit pas vraiment », 13 novembre 2017, https://www.phrasitude.fr/2017/11/ce-quils-disent-vraiment-de-cecile.html

(4) Voir Michel Le Séac’h, Les Petites phrases d’Emmanuel Macron – Ce qu’il dit, ce qu’on lui fait dire, autoédition 2022, ISBN 9798411516807

Photo d’Emmanuel Macron : Présidence de Russie, licence CC BY 4.0

05 décembre 2016

Quelle petite phrase pour annoncer la candidature de Manuel Valls ?

Manuel Valls doit annoncer ce soir sa candidature à la présidence de la République. Dans sa déclaration on cherchera « la » petite phrase. La sortie soupesée pour une entrée en campagne, qui fera les titres et les tweets des heures suivantes. Car Manuel Valls est un virtuose des petites phrases, il en joue comme Mme Valls de son archet. Il connaît la puissance de ces « formules concises qui sous des dehors anodins visent à marquer les esprits », pour reprendre l’excellente définition de l’Académie française.

Avant même les phrases, Manuel Valls s’intéresse aux mots. Il a préconisé en juin 2009 de changer le nom de son parti, « car le mot socialisme est sans doute dépassé »‑ et à partir d’un seul mot voilà déjà une petite phrase. Peu de politiques oseraient manier comme lui les mots apartheid (« il y a un apartheid territorial, social, ethnique qui s’est imposé à notre pays »), guerre (« le FN peut conduire à la guerre civile »), antisionisme (« l’antisionisme, c’est-à-dire tout simplement le synonyme de l’antisémitisme et de la haine d’Israël »).

Ses discours officiels comportent souvent une phrase destinée à être reprise par les médias et les réseaux sociaux. Son premier discours de politique générale, après sa nomination à Matignon en 2014, commençait ainsi : « Trop de souffrance, pas assez d’espérance, telle est la situation de la France ». La triple rime était habile : les sciences cognitives ont montré que les rimes donnent un sentiment de vérité. En l’occurrence trop habile, peut-être : quatorze mots étaient déjà trop pour faire un titre. Raccourcie à « Trop de souffrance, pas assez d’espérance » dans le titre d’une dépêche AFP, la phrase a souvent été reproduite dans cette version croupion.

Petite phrase en attaque ou en défense

Manuel Valls sait aussi qu’une phrase sans malice peut devenir une petite phrase proprio motu[1] – le plus souvent défavorable à son auteur – y compris sur les thèmes les plus inattendus. Il a éprouvé lui-même le phénomène au mois de mars 2016 après avoir déclaré sur RTL que « les conditions ne sont pas réunies pour que Karim Benzema revienne en équipe de France ». Cette opinion avait soulevé la fureur de l’intéressé et un certain émoi chez les passionnés de football. Il avait fait de son mieux pour la déminer quelques jours plus tard sur Stade 2 (on note le choix d’une émission sportive pour éviter d’élargir le débat) en déclarant : «Je ne veux absolument pas polémiquer avec Benzema. C'est par ailleurs un formidable footballeur». Lors de la même émission, il avait aussi cherché à faire oublier sa première petite phrase par une seconde, positive : « L’Euro 2016 doit se tenir et il va se tenir ».

Manuel Valls apprécie aussi les petites phrases chez les autres. Dans Pour en finir avec le vieux socialisme et être enfin de gauche (2008), il a dit son admiration pour Clemenceau, grand spécialiste des formules qui font mouche. De Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen, il a cité dans un discours officiel : « le Code du travail se veut protecteur et rassurant, il est devenu obscur et inquiétant ». Et il sait qu’il faut parfois intervenir, au cas où une phrase menacerait de devenir trop marquante. Ce fut le cas fin janvier 2016. Christiane Taubira venait de démissionner en lançant : « Parfois résister c’est partir », formule reprise à l’envi par la presse et les médias sociaux. Dès le lendemain, profitant d’une réception de la presse, Manuel Valls avait répliqué : « Résister aujourd’hui, ça n’est pas proclamer, ça n’est pas faire des discours, résister c’est se confronter à la réalité du pays ».

Une petite phrase pour l’appareil ou pour l’opinion ?

D’après les moteurs de recherche, Manuel Valls est le troisième homme politique français le plus souvent associé à l’expression « petite phrase », derrière les deux derniers présidents de la République. Nul n’illustre mieux que lui la différence entre langue de bois et petite phrase : ses formules ne sont pas destinées à être aussitôt oubliées, elles visent à marquer les esprits. Plus d’une fois, il a heurté les adhérents de son parti avec des formules comme « la gauche peut mourir », « je suis contre l’instauration de quotas de migrants », « la TVA sociale est une mesure de gauche » ou « nous devons déverrouiller les 35 heures ». Délibérément. Jouer l’opinion contre l’appareil socialiste, c’est ce que deux biographes appellent la « méthode vallsiste »[2]. Ils citent ainsi Manuel Valls : « Le jeu médiatique a une fonction d’existence. Exister, c’est un bouclier. Ça vous protège. Si vous n’êtes pas fort dans l’appareil, il faut être fort dans les médias. J’ai donc bâti une construction dans l’opinion. »

Cette méthode est-elle valable pour une élection primaire ? Là, il s’agit de satisfaire les électeurs socialistes et sympathisants. Or la proportion des « durs » a progressé dans le parti tandis que les modérés s’en détournaient. Il est vrai aussi que la proportion relative des élus et de leurs entourages qui ont des postes à défendre s’est aussi accrue – et ceux-là devraient être plus enclins à suivre un candidat qui « joue l’opinion », si cela peut sauver l’appareil. Laquelle de ces deux logiques Manuel Valls aura-t-il choisie ? La petite phrase phare de sa déclaration de ce soir devrait en dire beaucoup sur la stratégie retenue.

Michel Le Séac'h


[1] Mais parfois avec l’aide de certains médias. En l’occurrence, la petite phrase de Manuel Valls avait été reprise par l’AFP dans un titre de dépêche.
[2] David Revault d’Allonnes et Laurent Borredon, Valls à l’intérieur, Robert Laffont, 2014.

Photo : [c] Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons


Note d’après discours : Finalement, Manuel Valls n’a pas vraiment choisi ! Sa petite phrase, sur laquelle il a conclu sa déclaration de candidature, n’est autre que le slogan qu’on pouvait lire dès la première seconde sur son pupitre : « Faire gagner tout ce qui nous rassemble ». Habitué des formules clivantes, il change de personnage pour devenir consensuel. Cette mutation suffit-elle à susciter l’émotion et marquer les esprits ? On peut en douter. À ce discours, il manquait quelque chose. Même les meilleurs communicants ont parfois des passages à vide – mais le moment, en l’occurrence, était malencontreux. À défaut de texte, Manuel Valls a-t-il soigné l’image, nouant sa cravate de travers en signe de continuité avec le président de la République ? On note aussi que les « minorités visibles » formaient environ un tiers de la brigade d’acclamations réunie autour de Manuel Valls. Mais peut-être était-elle simplement représentative de la population d’Évry et non porteuse de quelque message politique. (Illustration : copie partielle d'un écran BFM TV)


15 décembre 2015

« Le FN peut conduire à la guerre civile » : à coups de petites phrases, Manuel Valls creuse son sillon guerrier

Le 14 novembre, Manuel Valls avait été le premier dirigeant français à dire : « Nous sommes en guerre ». La déclaration de guerre étant l’acte suprême du politique, le premier ministre avait-il tenté de préempter par cette petite phrase une position qui aurait dû être celle du président de la République, ainsi que je l’avais envisagé ici ? En tout cas, François Hollande avait repris la main le lendemain en attaquant son discours devant le Congrès par une formule explicite : « La France est en guerre ».

Ce n’était pas la première fois que Manuel Valls brandissait l’épée. Le 28 juin 2015, déjà, il avait évoqué une « guerre de civilisation » au cours d’un « Grand rendez-vous » d’Europe 1, Le Monde et iTélé. J’y avais vu, déjà, une manière de prendre date en vue de l’élection présidentielle ; « Le jour ou Manuel Valls parla de ‘guerre de civilisation’ », avait d’ailleurs titré Libération.

Le premier ministre creuse son sillon guerrier. « Il faut être à la hauteur des enjeux (...) surtout parce que nous vivons avec cette menace terroriste, parce que nous sommes en guerre, parce que nous avons un ennemi, Daech, l'État islamique, que nous devons combattre et écraser en Irak, en Syrie et demain sans doute en Lybie », a-t-il déclaré vendredi dernier à Léa Salamé, qui l’interrogeait sur France Inter.

Mais ce n’est pas cette phrase qui a le plus retenu l’attention des commentateurs. Quelques minutes plus tard, Manuel Valls ajoutait : « il y a une option qui est celle de l'extrême droite qui au fond prône la division et cette division peut conduire à la guerre civile ». L’idée était étrange : puisque plusieurs des terroristes du 13 novembre étaient français, la déclaration de guerre du 14 novembre était aussi un constat de guerre civile. Mais dans la foulée d’une dépêche AFP, de nombreux médias ont aussitôt fait de cette phrase une petite phrase, par exemple :
  • Régionales. Pour Valls, le FN peut conduire «à la guerre civile» ‑ Le Parisien
  • Manuel Valls : le Front national "peut conduire à la guerre civile" – Sud-Ouest
  • Le Front national peut conduire à la "guerre civile", selon Manuel Valls ‑ RTL
  • Valls : le FN "peut conduire à la guerre civile" – Le Point
En pleine campagne électorale, une mise en cause aussi vive d’un parti politique légal ne pouvait évidemment passer inaperçue. Et Manuel Valls, qui prépare ses interventions avec soin, ne pouvait l’ignorer. Après ses petites phrases du 28 juin et du 14 novembre, celle du 11 décembre apparaît comme un nouveau petit caillou blanc (ou rouge sang ?) délibérément semé.

Michel Le Séac'h

Photo © Rémi Jouan, CC-BY-SAGNU Free Documentation LicenseWikimedia Commons