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17 février 2025

« Périssent les colonies plutôt qu’un principe » : Robespierre de retour via Mayotte ?

La question du droit du sol à Mayotte agite l’Assemblée Nationale. « Encore une petite phrase », s’exclame Catherine Piettre dans Les Dernières nouvelles d’Alsace quand François Bayrou, après avoir constaté un « sentiment de submersion » fin janvier, propose d’élargir le débat. Les partis de gauche s’enflamment. Des petites phrases, il y en aura d’autres. Et il y en a déjà eu, y compris pour une pure question de vocabulaire.

Le 13 mai 1791, l’Assemblée nationale débat des colonies. La principale pierre d’achoppement est l’esclavage. Les colonies veulent le préserver. Une partie de l’Assemblée voudrait l’interdire depuis Paris. L’Assemblée s’apprête finalement à décréter qu’« aucune loi sur l'état des personnes non libres ne pourra être faite par le corps législatif pour les colonies que sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales ». Autrement dit, ces dernières pourront maintenir l’esclavage.

Médéric Moreau de Saint-Méry, colon martiniquais, révolutionnaire actif et propriétaire d’esclaves, propose de modifier la rédaction du texte : « il est indispensable de s'expliquer clairement, d'une manière qui ne permette plus de doutes. Il ne faut donc plus parler de personnes non libres ; que l'on dise tout simplement des esclaves : c'est le mot technique. »


Mais la Révolution se paie volontiers de mots. Maximilien de Robespierre intervient pour contester l’emploi de ce « mot technique » : « J'ai une simple observation à faire sur l'amendement. Le plus grand intérêt, Messieurs, dans cette discussion, est de rendre un décret qui n'attaque pas d'une manière trop révoltante et les principes et l'honneur de l'Assemblée. Dès le moment où, dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur… et le renversement de votre Constitution. » Puis, comme la discussion persiste, il proclame, selon la Gazette universelle : « Périssent les colonies, si elles nous forcent à renoncer à nos principes ! ».

Moreau de Saint-Méry retire son amendement. Il renonce au « mot technique », la périphrase politiquement correcte est conservée et le décret est adopté. Une tempête dans un verre d’eau, à première vue. Comment a-t-elle pu accéder à une telle notoriété ?

Du vocabulaire au sanguinaire

Le mot de Robespierre semble avoir produit un grand effet sur ses contemporains. Dès le mois de juillet 1791, le Journal de physique, de chimie, d'histoire naturelle et des arts cite « périssent les Colonies plutôt que de violer un principe » comme une sorte de dicton. Surtout, la formule prend une tout autre signification fin août 1791 quand débute l’insurrection de Saint-Domingue. L’ampleur des destructions et des meurtres alarme la nation. Un commissaire de Saint-Domingue dénonce devant l’Assemblée nationale « le mot qui a servi depuis de ralliement à tous les révoltés : Périssent les Colonies »(1).

Un témoin des événements s’indigne : « La superbe colonie de Saint-Domingue n'est plus qu'un monceau de ruines et de cendres. Périssent les colonies, disaient-ils, plutôt que de perdre un principe ! Eh ! bien ! qu'ils viennent ces prétendus patriotes, contempler celles de Saint Domingue ; leurs cœurs altérés de sang y trouveront de nouvelles jouissances(2). »

Les esprits se divisent. Un député malouin fait état de la situation haïtienne à l’Assemblée nationale le 1er décembre 1791 et, « ayant traité de blasphématoire le mot de M. Robespierre, périssent les colonies plutôt que, etc., il a été rappelé à l’ordre par un décret »(3) ! Ce « blasphématoire » est davantage qu’une métaphore : le mot de Robespierre est sanctuarisé. Une adresse au roi y voit un « vœu prophétique »(4). Les « Amis de la vérité » confirment : « "Périssent les colonies, a dit un orateur, plutôt qu'un seul principe!" Cette maxime est sacrée »(5).

Une puissante microrhétorique

Depuis lors, elle a fait l’objet de citations innombrables, y compris sous la plume d’auteurs comme Guizot, Schoelcher, Burette, Larousse, Chateaubriand…, jusqu’à la décolonisation. Plusieurs auteurs, tels les Amis de Robespierre ont tenté de corriger la citation : l’Incorruptible n’aurait pas vraiment dit ça, ou même la formule serait de quelqu’un d’autre. Si cette hypothèse était exacte, le mystère n’en serait que plus épais : comment une petite phrase portant a priori sur une simple question de vocabulaire, l’adoption d’un mot plutôt que d’un autre, a-t-elle pu susciter tant de vifs débats ?

La réponse est sans doute dans son caractère microrhétorique :

  • Logos : la formule commence par un verbe fort, à l’impératif, d’une sonorité remarquable. Le contraste entre la sentence de mort et le « principe » intrigue, mais souvent le message se concentre dans les trois premiers mots d'une phrase dont la suite n'est pas très certaine. 
  • Ethos :  une solide réputation de coupeur de tête entoure l’auteur de la phrase. « Périssent les colonies » a pu y contribuer en un effet cerceau : la phrase est sanguinaire parce qu'elle vient de Robespierre, Robespierre est sanguinaire parce qu'il a prononcé la phrase, dès avant le Comité de salut public.
  • Pathos : l’insurrection de Saint-Domingue, décrite en métropole par de nombreux témoins avec force détails, produit une énorme impression sur l’opinion publique de 1791. La Terreur et les « colonnes infernales » en Vendée ne tarderont pas. L'injonction « périssent » se multiplie : « Périssent les tyrans » (Bitaubé), « Périssent les arts s'il faut les acheter au prix de la liberté » (Prudhomme), « Périssent les talents qui n'ont pas la vertu pour appui » (Sérieys), etc.

Entre ces trois éléments, la convergence est parfaite. Ils se renforcent mutuellement, acquérant proprio motu une puissance qui ne résidait pas dans le débat parlementaire lui-même.

Michel Le Séac’h

(1)   Journal des débats et des décrets, volume 26, séances du 29 novembre 1791 et du 30 novembre 1791, p. 15.
(2)   Extrait d'une lettre sur les malheurs de Saint-Domingue en général, et principalement sur l'incendie de la ville du Cap Français, Au jardin égalité pavillon no. 1, 2 et 3, 1794, p. 3.
(3)   Louis-Marie Prudhomme dans son hebdomadaire Révolutions de Paris, 1791, p. 416.
(4)   Cité dans Pièces Trouvées, 5ème recueil, Imprimerie nationale, 1792, p. 7.
(5)   Bulletin des Amis de la vérité, n°75, 17 mars 1793, p. 3.

Illustration : buste de Robespierre en 1791 par Claude-André Deseine, photo Rama, via Wikimedia Commons, licence Cecill, CC BY-SA 2.0 FR

31 janvier 2025

« Submersion » : impair, passe ou gagne pour François Bayrou

 Le sort d’une petite phrase est déterminé par le public, qui peut être imprévisible.

Le 27 janvier, interrogé par Darius Rochebin sur LCI à propos de l’accueil des migrants en France, François Bayrou déclare : « Je pense que la rencontre des cultures est positive, mais dès l'instant que vous avez le sentiment d'une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, de ne plus reconnaître les modes de vie ou la culture, dès cet instant là vous avez rejet ».

Cette considération du Premier ministre déclenche aussitôt une sorte de tremblement de terre politique avec pour épicentre le mot « submersion ». Les réactions sont très nombreuses, en particulier chez les socialistes, que François Bayrou tentait de convaincre d’accepter son budget afin d’éviter un recours à l’article 49.3 suivi d’une motion de censure. « Après sa petite phrase sur la submersion migratoire, rien ne va plus pour le Premier ministre », constate TMC mardi. « Les négociations sont officiellement au point mort entre le gouvernement et le parti socialiste à la veille d'un vote capital par les députés et les parlementaires. »

Extrait d'une copie d'écran TF1 Info
Reproche adressé à François Bayrou : il utilise un vocabulaire venu du Rassemblement national. Que le mot « submersion » soit familier au Rassemblement national, cela ne fait aucun doute. Un communiqué de Marine Le Pen publié le 16 janvier 2018 était ainsi intitulé « Immigration : face à la submersion, les Français attendent de la fermeté ! » Mais paradoxalement, l’expression est encore plus largement employée – donc diffusée – par ceux qui entendent la dénoncer. Jean-Christophe Cambadélis évoque par exemple « la supposée submersion migratoire » dans Chronique d’une débâcle (L’Archipel, 2017). Le « sentiment » de submersion migratoire est aussi constaté par des observateurs neutres. Jérôme Fourquet a publié en 2016 aux Éditions de l’Aube un livre intitulé Accueil ou submersion ? Regards européens sur la crise des migrants. Par ailleurs, l’expression prolonge naturellement le concept de « flux migratoire » couramment utilisé par les démographes depuis des décennies.

Diaboliser une expression réclame un travail de communication intense et vigilant. Il a été accompli avec un certain succès pour « seuil de tolérance » ou « grand remplacement ». Au tour de « submersion migratoire » ? Le Parti socialiste réclame au Premier ministre un changement de vocabulaire en menaçant de le censurer sur la question du budget : censure politique contre censure lexicale, en somme.

Un bras de fer qui tourne mal

La presse française estime majoritairement que le Premier ministre est mis en difficulté par cette affaire. « Bayrou en mauvaise position », assure TMC. « Le Premier ministre a choqué jusque dans son camp », estime Ouest-France. François Bayrou refuse pourtant de faire amende honorable. « Ce ne sont pas les mots qui sont choquants, c’est les réalités », maintient-il à l’Assemblée nationale face à Boris Vallaud, président du groupe socialiste. Non seulement il persiste et signe, mais il aggrave son cas !

Ou pas… Car, de quelque manière qu’on l’exprime, le sentiment que trop d’immigrés arrivent en France est largement majoritaire dans l’opinion, de nombreux sondages l’ont montré ces dernières années. Le bras de fer politico-lexical déclenché par le Parti socialiste est loin d’être gagné d’avance. Peut-être même est-il déjà perdu. Un sondage réalisé par Elabe pour BFMTV ce mercredi montre que 74 % des Français se rangent du côté de François Bayrou. Pas mal pour un Premier ministre qui, quelques jours plus tôt, n’obtenait que 20 à 25 % d’opinions favorables. Ce résultat a de quoi refroidir ceux qui envisageaient de joindre leur voix à celle des socialistes (et pourrait susciter des émules).

Corrélativement, le débat sur le vocabulaire occulte le débat parlementaire. LFI, qui comptait occuper le centre du jeu en déposant une motion de censure, voit l’attention des médias se détourner vers un autre objet. La députée LFI Alma Dufour tente de la recentrer en déclarant à BFM TV : « Les socialistes s'honorent à considérer la censure, pas que pour une histoire de petite phrase, parce que cette phrase intervient, déjà c'est la phrase de trop, et effectivement c'est une concession de trop faite au Rassemblement national, mais aussi parce que le pays va très mal. »

Si les socialistes votent la censure, ils risquent de donner tout à la fois l’impression de s’incliner devant leur allié et de sanctionner le gouvernement en raison d’un mot validé par les trois quarts des Français. S’ils ne la votent pas, ils descendent d’un cran vers l’insignifiance. Paradoxalement, le Rassemblement national pourrait être tenté, lui, de voter la censure afin de montrer qu’un terme isolé ne suffit pas à combler un fossé politique. Même réduite à un seul mot, une petite phrase peut peser un poids réel et significatif dans la vie politique d’un pays.

Michel Le Séac'h

À lire aussi :  Les petites phrases de François Bayrou


29 décembre 2015

« Race blanche » : la petite phrase boomerang de Claude Bartolone

Une petite phrase agit à sa guise. Dans la définition qu’en donne l’Académie française (« une formule concise qui, sous des dehors anodins, vise à marquer les esprits »), le sujet du verbe est la petite phrase elle-même et non son auteur. L’orateur propose, le public dispose. Claude Bartolone en a fait l’expérience ce mois-ci :

Acte I ‑ Entre les deux tours des élections régionales, L’Obs publie un entretien entre Julien Martin et le président de l’Assemblée nationale. «Avec un discours comme celui-là, c'est Versailles, Neuilly et la race blanche qu'elle défend en creux », dit-il à propos de son adversaire, Valérie Pécresse (Les Républicains). La formule serait peut-être passée inaperçue dans un article globalement très virulent si L’Obs n’en avait fait le titre de son article : « Bartolone : "Pécresse défend Versailles, Neuilly et la race blanche" ». Ce titre est largement cité par les médias et sur le web.

Acte II – Les partisans de Valérie Pécresse s’indignent. Elle-même annonce le dépôt d’une plainte pour injure aggravée. « Race blanche : Pécresse va porter plainte contre Bartolone », titrent plusieurs journaux, reprenant un article de l’AFP. L’auteur de la formule n’en a cure : « Bartolone maintient ses propos sur la "race blanche" visant Pécresse », titre à nouveau une partie de la presse, toujours à la suite d’un article de l’AFP.

Acte III – Claude Bartolone, qu’on donnait gagnant presque à coup sûr un mois plus tôt, et en situation très favorable à l’issue du premier tour des élections régionales, est battu au second tour. Plusieurs commentateurs attribuent sa défaite à sa formule polémique. Lui-même admet devant les députés socialistes avoir commis un faux-pas ‑ concession qui donne lieu encore une fois à un titre de l’AFP : « "Race blanche" : Bartolone concède devant les députés PS une formule "pas forcément calibrée" ».

Un cas d’école de petitephraséification

Pour qu’une petite phrase s’installe, son contenu, son contexte et la culture de son public doivent être alignés[1]. Ici, le contenu initial n’était pas forcément idéal. La notion de « défense en creux » n’est pas totalement claire. Mais très souvent les petites phrases connaissent un processus de simplification spontané[2]. Amorcé en l’occurrence dès le titre de L’Obs (avec l’aval de Claude Bartolone, peut-on imaginer).

Au vu des titres reproduits plus haut, on constate que, très vite, la formule propagée tend même à se resserrer sur la seule locution « race blanche ». (De la même manière, la célèbre sortie de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz est souvent réduite au mot « détail ».) Valérie Pécresse, Versailles et Neuilly deviennent implicites. Ce n’est pas surprenant : les noms propres ne sont pas propices à la naissance d’une petite phrase, sauf rares exceptions (« Quousque tandem, Catilina… »). Et si un nom reste attaché à la petite phrase, désormais, c’est plutôt celui de Bartolone.

Le contexte, était favorable puisque le quatrième personnage de l’État par ordre de préséance s’exprimait dans un organe de presse influent sur un thème d’actualité au beau milieu d’une campagne électorale. De plus, le thème de la  « race blanche » était dans l’air du temps : on n’a pas oublié la polémique déclenchée au mois d’octobre par une déclaration de Nadine Morano (« la France est un pays de race blanche »). Conséquence : les retombées médiatiques ont aussitôt été abondantes, ainsi que les retombées des retombées. L’effet de répétition indispensable à la pérennisation d’une petite phrase s’est trouvé assuré en quelques jours. 

Quant à la culture du public, Claude Bartolone n’avait évidemment pas choisi ses mots par hasard. Versailles parle aux nostalgiques de la Commune, Neuilly aux adversaires de Nicolas Sarkozy, et le mot « race » est l’un des plus honnis de notre temps. « Je demanderai au lendemain de la présidentielle au Parlement de supprimer le mot “race” de notre Constitution » avait même promis François Hollande en 2012. Dire qu’un adversaire « défend la race blanche », même « en creux », est compris par les politiques et par la presse comme une attaque extrêmement vive. Et cela aussi bien à droite qu’à gauche ‑ d’où la plainte annoncée par Valérie Pécresse.

Une élection perdue sur une petite phrase ?

Pourtant, il faut bien se demander si la culture des politiques est vraiment raccord avec celle de l’électorat. Se pourrait-il qu’une partie des électeurs aient compris la petite phrase de Claude Bartolone au premier degré et se soient reconnus dans cette « race blanche » défendue par Valérie Pécresse ? L’hypothèse mériterait plus ample exploration, mais on note que l’île de France est la seule région de France – avec la Corse, dans une bien moindre proportion ‑ où le Front national ait perdu des voix entre les deux tours. Déjà, l’affaire Morano avait montré que les réactions des électeurs pouvaient différer de celles des politiques, unanimes dans leur condamnation. À ce jour, Nadine Morano, simple députée européenne, compte 149.678 abonnés sur Twitter, Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, 80.558.

Mais l’intention de Claude Bartolone relevait bien sûr du second degré. Un second degré en abyme, une dénonciation d’un message délivré « en creux » par Valérie Pécresse, ou même, selon de nombreux commentateurs, un « appel au vote ethnique » (un « dégoûtant appel » écrivait même Élisabeth Levy sur Causeur) : le candidat socialiste aurait cherché à rallier un électorat « issu de l’immigration ». Une petite phrase contient souvent un second degré (comme dans le cheval de Troie, l’essentiel est à l’intérieur), mais celui-ci ne fonctionne que si l’auteur et le public partagent une même culture. Claude Bartolone est-il sur la même longueur d’onde que l’électorat « ethnique » ? On peut en douter.

Toujours est-il que Valérie Pécresse a été élue. Et selon certains, la petite phrase destinée à la disqualifier a contribué à la défaite de son adversaire. « Je pense que monsieur Bartolone a peut-être perdu sur cette injure-là » a déclaré François Bayrou sur BFM-TV. « Cette petite phrase malheureuse lui a probablement coûté son élection », a estimé Pascal Bruckner, interrogé par Alexandre Devecchio pour Le Figaro. Au P.S. même, certains ont dénoncé une formule « extrêmement malheureuse », comme Julien Dray, voire « totalement absurde », comme Jean-Marie Le Guen.

On a déjà dit de certaines petites phrases (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »[3], « Yes we can »[4]…) qu’elles avaient remporté des élections. On voit qu'elles peuvent en perdre aussi.

Michel Le Séac'h

[3] Idem, p. 109.
[4] Ibid., p. 121.

Photo École Polytechnique Université de Paris-Saclay, 15 octobre 2015, sur Flickr.