Y a-t-il un homme politique auquel on a attribué plus de « petites phrases » que Jean-Marie Le Pen ? Hormis le général de Gaulle, bien sûr… C’est peut-être en bonne partie pour cela que la locution « petite phrase » a pris une tonalité le plus souvent péjorative (ce qui n’était pas le cas voici cinquante ans comme le montrent les archives d’Ouest-France aussi bien que celles du Monde).
Dans la masse énorme des déclarations de Jean-Marie Le Pen,
celle qui vient le plus spontanément à l’esprit est certainement « Les
chambres à gaz sont un détail ». Le cas est exemplaire. D’abord, il montre
une fois de plus que les petites phrases les plus fortes ne portent pas sur des
programmes électoraux mais sur des convictions ou des attitudes. Surtout, il illustre
bien le phénomène d'amélioration subi par beaucoup de petites
phrases émergentes : les auditeurs
– ou des commentateurs plus ou moins bienveillants – tendent à les optimiser
‑ afin d’installer un logos plus concis et plus percutant,
‑ et/ou correspondant au mieux à la réputation du locuteur, à son ethos,
‑ et/ou faisant mieux écho aux sentiments du public, à son pathos.
Interrogé en 1987 sur les chambres à gaz nazies par un Grand Jury RTL-Le Monde, Jean-Marie Le Pen, voit évidemment la question comme un piège. Il répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale ». La déclaration est aussitôt reformulée, du relatif on fait un absolu : « Les chambres à gaz sont un détail ». La petite phrase est moins dans la bouche de Jean-Marie Le Pen que dans l’oreille des auditeurs ou dans le stylo des commentateurs. Il aura beau soutenir que l’important est que les gens ont été tués et non la manière dont ils l’ont été, la cause est entendue et jugée instantanément. La petite phrase n’est pas seulement citée abondamment, elle produit des effets politiques jusqu’à nos jours.
Cependant, si cette petite phrase est probablement celle qui
a le plus marqué la carrière politique personnelle de Jean-Marie Le Pen, et qui est rappelée avec le plus d'insistance depuis son décès hier, 7 janvier 2025, ce n’est
probablement pas celle qui aura pesé le plus lourd sur la vie politique
française. L’Institut national de l’audiovisuel (INA) l’a rappelé fin 2023 lors
de la discussion du projet de loi sur l’immigration.
« L’immigration est depuis des décennies au cœur des
débats politiques et a d’ailleurs été sujet à de petites phrases que l’on
retient », note l’INA. Celui-ci a fait appel à Pascal Perrineau pour une « analyse
de la phrase de Jean-Marie Le Pen : "La véritable vague déferlante de
l'immigration" ». Cette phrase a été prononcée le 13 février 1984
au cours de l'émission L'Heure de vérité, diffusée sur Antenne 2. Là aussi, la petite
phrase est optimisée, ou du moins raccourcie, puisque la formule originale
était celle-ci : « …la véritable vague déferlante de l’immigration en
provenance du tiers-monde vers un pays comme le nôtre frappé par la dénatalité. »
La rive fertile du Rubicon
« Alors là on entre vraiment dans le dur »,
commente Pascal Perrineau. « Ça annonce le discours sur le grand
remplacement. Le discours de Jean-Marie Le Pen qui est un discours relativement
marginal au début va peu à peu s'imposer et être au centre du débat comme il l'est aujourd'hui ». Le Front National, alors donné à 4 % dans les
sondages, obtient presque 11 % des voix à l’élection européenne quelques
semaines plus tard.
L’importance politique de cette petite phrase dépasse de
beaucoup cette élection. À l’époque, la base du Parti communiste voit l’immigration
d’un mauvais œil. En 1980, la mairie communiste de Vitry a fait détruire par un
bulldozer un foyer pour émigrés. Une partie des socialistes s’interrogent. En
1988, Michel Rocard déclare que « la France ne peut pas accueillir toute
la misère du monde ». Cette petite phrase restée célèbre elle aussi, est
accueillie par un tollé chez les penseurs de gauche. Pour la majorité d’entre eux,
la critique de l’immigration est l’apanage du Front National, un sujet interdit aux autres partis. Les jeux sont
faits : « L'immigration va devenir un fonds de commerce prospère pour
le Front National », constate Pascal Perrineau. La gauche, elle, demeure dans
sa quasi-totalité sur l’autre rive du Rubicon qu’est devenue pour elle la petite
phrase de 1984.
« L’extrême-droite,
ce sont de fausses réponses à de vraies questions », admet pourtant le
Premier ministre Laurent Fabius quelques mois plus tard. Mais faute de proposer
de « vraies réponses » et un récit audible sur l’immigration, la
gauche se condamne à voir son propre fonds de commerce s’étioler le jour où ces
vraies questions deviennent un souci majeur pour les électeurs au point qu'ils franchissent eux aussi le Rubicon. Il serait excessif de dire que la petite phrase de
Jean-Marie Le Pen en 1984 a « fait l’histoire », mais elle a du moins
contribué à installer une situation dont les partis de gauche auront du mal à s’extraire
sans casse.
Michel Le Séac’h
Jean-Marie Le Pen le 1er mai 2007, photo Marie-Lan Nguyen, sous licence CC BY 2.5
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