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02 juillet 2024

Élections législatives : petites phrases et tectonique des leaders

La brève campagne des élections législatives a bien sûr donné lieu à de nombreuses petites phrases. Peu laissent des traces durables. D’une part, le rythme de la campagne est rapide. D’autre part, le Rassemblement national (RN), acteur central du débat et prétendant réel au pouvoir, ne recherche visiblement pas les formules fortes ‑ que ce soit par stratégie, par manque d’expérience ou par peur d’un nouveau « détail ».

Le président de la République, en revanche, demeure un fournisseur privilégié – un « verbomoteur sans frein », assure Catherine Nay[i]. Parmi ses déclarations expressément qualifiées de « petites phrases » par certains médias figurent par exemple : 

« Ses petites phrases plus ou moins provocatrices et maîtrisées, lancées ici ou là, n’arrangent pas les choses », estime le sociologue Jean-Pierre Le Goff. « Elles alimentent l’"essoreuse à idées" des réseaux sociaux, et des émissions de chaînes d’info, qui mélangent tous les genres et noient tout dans l’indistinction[ii]. »

Pourtant, l’indistinction n’est pas partout. Cette campagne aura aussi été marquée par des petites phrases d’un type plus original : les formules de distanciation.

La plupart des petites phrases politiques expriment une aspiration à exercer le pouvoir ou à s’en rapprocher. Quand le vent tourne, il en va autrement. « Je ne connais pas cet homme » assure saint Pierre lors du procès de Jésus ; trois jours plus tôt, lors de son entrée triomphale dans Jérusalem, il était le plus proche de lui. « Avant que le coq ne chante, tu m’auras renié par trois fois », avait prévu Jésus, sans illusion.

Le contexte n’est pas nécessairement aussi dramatique. Pourtant, à l’approche d’une défaite annoncée, des leaders importants s’efforcent de recadrer leur ethos – ce que l’opinion croit savoir de leur caractère et de leur position. Ce travail de recadrage n’est pas propre aux campagnes électorales. Dans la politique contemporaine, le cas le plus notable est sans doute celui de Laurent Fabius en 1984. Récemment nommé Premier ministre par un François Mitterrand autour duquel le mécontentement monte, il est interrogé lors d’un entretien télévisé sur ses rapports avec le président. « Lui c’est lui, moi c’est moi », répond-il.

Les médias de l’époque y voient à peu près unanimement une prise de distance, voire une franche critique. C’est en fait une manipulation : « Lui et moi avons mis au point ensemble cette formule, dans son bureau, le stylo à la main », raconte Laurent Fabius quelques années plus tard[iii]. Mais le simulacre de distanciation fonctionne ; surtout, les commentaires sont réorientés vers la petite phrase elle-même et non vers les causes éventuelles de désaccord au sommet de l’État

Deux piliers de la « macronie » s’écartent

En juin 2024, on remarque particulièrement une petite phrase de Bruno Le Maire. Il s’était déjà illustré début juin, pendant la campagne de l’élection européenne en affirmant : « J’ai sauvé l’économie française[iv]. » Un lapsus ? Manifestement pas ; plutôt l’affirmation d’une position de leadership, avec peut-être le pressentiment de bouleversements prochains. Après la dissolution de l’Assemblée nationale, il déclare sur TV5 Monde : « les parquets des ministères et des palais de la République sont pleins de cloportes[v] ». La métaphore est impitoyable. Est-elle suffisante pour marquer une différence avec le pouvoir en place ? Ministre depuis sept ans, Bruno Le Maire connaît peut-être trop bien ces parquets. Et employer un terme fort comme « cloportes » peut être dangereux. Dans la mémoire d’une opinion approximative, il risque de rester vaguement associé à celui qui le prononce.

Édouard Philippe, pour sa part, marque sa distance de manière moins populaire et davantage « politologique ». « C'est le président de la République qui a tué la majorité présidentielle […] Il a décidé de la tuer, on passe à autre chose », déclare-t-il à TF1[vi]. L’ancien Premier ministre semble chercher un repositionnement de son ethos non directement auprès de l’électorat mais auprès des milieux politiques – en particulier des députés macronistes qui ne seront pas réélus.


M.L.S.


[i] Catherine Nay, « Avec Emmanuel Macron, trop de parole tue la parole », Le Figaro, 13 juin 2024.
[ii] Jean-Pierre Le Goff, « Le chef de l’État a encouragé l’autodestruction du politique », Le Figaro, 26 juin 2024
[iii] Voir Michel Le Séac’h, La petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 58.
[iv] Voir par exemple Rachel Garrat-Valcarcel, « Bruno Le Maire a-t-il le boulard ? », 20 minutes, 3 juin 2024, https://www.20minutes.fr/politique/4094215-20240603-sauve-economie-francaise-bruno-maire-boulard#
[v] Voir par exemple Sylvain Chazot, Chez Pol, « Bruno Le Maire flingue Bruno Roger-Petit et «les cloportes» qui conseillent Emmanuel Macron à l’Elysée », Libération, 21 juin 2024, https://www.liberation.fr/politique/bruno-le-maire-flingue-bruno-roger-petit-et-les-cloportes-qui-conseillent-emmanuel-macron-a-lelysee-20240621_Q6BO6WXP6BAQPMIUNJRY4IHGXA/
[vi] Paul Larrouturou, TF1 Info, sur X, 20 juin 2024, https://x.com/PaulLarrouturou/status/1803851311861108864?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1803851311861108864%7Ctwgr%5Edd5ab0f62d5a52f2ada870107c9b9b355e642316%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.tf1info.fr%2Felections%2Flegislatives-2024-video-edouard-philippe-accuse-emmanuel-macron-d-avoir-tue-la-majorite-presidentielle-2305043.html

Photo : Bruno Le Maire en septembre 2023, photo EU2023ES via Flickr, CC BY-NC-ND 2.0, recadrée sur le ministre

19 juin 2024

Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? d’Arnaud Benedetti. Lecture au filtre des petites phrases

 « En France plus qu’ailleurs la politique nous apprend à ne jamais être définitif » : Arnaud Benedetti, politologue et directeur de La Revue politique et parlementaire, avait sans doute un pressentiment en écrivant cette phrase qui conclut son dernier livre, Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? Rédigé dans la perspective de la présidentielle de 2027, il s’est trouvé propulsé en pleine actualité avec la dissolution de l’Assemblée nationale : les portes pourraient être plus proches que prévu.

Ce livre dense et opportun analyse une situation politique dans une démarche prospective ; il traite de sociologie électorale, de stratégies, de mécanique interne des partis, fort peu de campagne électorale ou de communication. L’essentiel de son contenu est donc étranger au champ de ce blog consacré aux petites phrases. Il lui arrive néanmoins de noter combien ces dernières contribuent aux mouvements de la politique nationale. Mais celles qu’il cite viennent rarement du RN : « Des gars qui fument des clopes et roulent au diesel » (Benjamin Griveaux, p. 15), « un panier de gens déplorables » (Hillary Clinton, p. 16), « Alors qu’il me faut présenter la démission de mon gouvernement » (Michel Rocard puis Élisabeth Borne, p. 88), « Il ne faut pas se contenter d’annoncer que des têtes vont tomber mais dire lesquelles et le dire rapidement » (Paul Quilès, p. 135), « Entre nous et les communistes, il n’y a rien » (André .Malraux, p. 218). 

Un ouvrage consacré au Rassemblement National ne pourrait cependant ignorer la petite phrase qui a imposé à Jean-Marie Le Pen une sorte de plafond de verre : « après l’affaire du détail, il avait compris que l’accès au pouvoir lui serait définitivement barré » (p. 40). Le livre ne se donne pas la peine de revenir sur cet épisode archi-connu. Le 13 septembre 1987, interrogé sur les chambres à gaz lors d’un Grand jury RTL-Le Monde, le fondateur du Front National répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé, je n’ai pas pu moi-même en voir, je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » Ainsi, une seule phrase bien exploitée par ses adversaires peut briser la carrière d’un homme politique représentant plus de 10 % de l’électorat. « Marine Le Pen, elle, ne dévie pas de sa trajectoire », constate Arnaud Benedetti. « Sur les échecs du père, elle espère construire sa victoire future… » : la petite phrase de Jean-Marie Le Pen reste, trente-six ans plus tard, une sorte de cadavre dans le placard.

Stratégie de la proximité ou profil bas ?

Mais ce que révèle ce livre est plutôt en creux : il illustre la puissance des petites phrases à travers leur absence. « Entre 2017 et 2022, Emmanuel Macron, lui aussi, est devenu "l’homme du passif" », écrit Arnaud Benedetti en référence à la flèche décochée par Mitterrand à Giscard avant la présidentielle de 1981. Marine Le Pen va-t-elle s’en inspirer au cours de son débat avec Emmanuel Macron en 2022 ? « Pour faire oublier la prestation ratée d’il y a cinq ans, Marine Le Pen doit être résolument offensive », estiment ses conseillers. Car le président de la République s’est lui-même mis en position de faiblesse, y compris par des petites phrases : « la rue à traverser pour trouver un emploi, les gens qui ne sont rien », etc. Ce sont autant de « petits cailloux de la colère » (p. 23).

On connaît la suite : « Empruntée, telle apparaîtra Marine Le Pen durant cette joute, laissant le privilège de l’attaque au roi qui non sans morgue opérera à front renversé. […] C’est lui qui est à l’offensive, alors que sa concurrente retient ses coups, ne le traque pas sur son bilan, se laissant passivement déborder » (p. 26) par un président qui « s’implique vraiment ». Elle « reste en deçà, presque enfermée dans un complexe d’infériorité, semblant surtout animée par la volonté subliminale de corriger l’image d’agressivité brouillonne qu’elle a donnée d’elle-même cinq ans plus tôt ». Résultat : pour la plupart des commentateurs, Marine Le Pen a « perdu » le débat. « Elle n’est jamais vraiment entrée dans le jeu, esquivant en quelque sorte le choc des armes, cherchant à éviter la faute comportementale rédhibitoire mais mutatis mutandis s’interdisant de combattre. »

Sa « stratégie de la proximité » ne tombe pas du ciel », estime Arnaud Benedetti. « À l’époque des réseaux sociaux, de la sursaturation communicante, de la recherche permanente de la punchline et du storytelling qui s’efforcent d’imprimer leur empreinte sur la trame du flux continu de l’info, Marine Le Pen tend à installer une présence familière et tranquille. » La campagne des législatives de 2022 est marquée par la même modération. « Durant toute une campagne marquée par le tonitruant appel de la Nupes et de LFI, en particulier, à faire de Jean-Luc Mélenchon le Premier ministre de cohabitation, le Rassemblement national, par contraste, semble entrer dans la bataille mezzo voce, sans trop d’enthousiasme apparent, comme s’il était sonné par le nouvel échec de sa leader. » Puis, à l’Assemblée nationale, « le tout nouveau groupe s’attèle dès son accès au Palais-Bourbon à adopter un comportement irréprochable ».

Davantage de petites phrases chez Bardella

On parle donc rarement de « petites phrases » à propos de Marine Le Pen, et Aux portes du pouvoir n’en signale qu’exceptionnellement (« La prestation agressive à mon encontre du ministre de l’Intérieur témoigne d’une rage inutile, et surtout contre-productive. En réalité, Monsieur Darmanin est un marin de petit temps. » ‑ p. 66). Après tout, peut-être est-ce pour cela qu’elle a pu surmonter le gender gap signalé par le sondeur Jérôme Fourquet et se faire une place dans l’électorat féminin. « Les femmes apaiseront le débat public », assure Christine Kelly dans Femmes en politique : premier bilan (Cherche Midi, 2024).« Avec elles, vous verrez, c’en sera terminé des petites phrases, de la colère, de la violence, des coups de Jarnac, des magouilles ».

Une recherche sur le web révèle en revanche une plus grande fréquence des « petites phrases » récentes associées au nom de Jordan Bardella. Cela contribuerait-il cette fois à expliquer sa percée dans l’électorat jeune ? « Jordan Bardella se dit prêt, jeune homme pressé qui déclare début février qu’il n’hésitera pas à demander la dissolution si sa liste vire largement en tête au soir du 9 juin », note Arnaud Benedetti. « Effet de communication sans conteste à peu de frais, mais qui a pour vocation d’attester que le parti qu’il dirige est en état de marche, disposé à gouverner dès lors que les électeurs le décideraient » (p. 178). Et peut-être aussi d’attester que le désir de leadership que sa présidente n’a pas voulu afficher est bien présent en lui ?

Arnaud Benedetti
Aux portes du pouvoir - RN, l'inéluctable victoire ?
Michel Lafon, 2024, ISBN 13 : 978-2749955407
240 pages, 18,45 euros

Michel Le Séac’h

25 mai 2024

Marie-France Garaud : pourquoi ses déclarations sont rarement des petites phrases

« Marie-France Garaud laisse derrière elle un héritage politique marqué par le souverainisme, mais également quelques petites phrases bien senties qui sont rentrées dans la légende » écrit Antoine Margueritte dans Marianne. Ces « petites phrases bien senties » font exception : les propos retentissants de Marie-France Garaud, disparue jeudi dernier, ne sont presque jamais qualifiés de « petite phrase »[1].

A priori, c’est surprenant. Marie-France Garaud avait la dent dure, voire « le curare facile » (dixit Philippe de Villiers[2] aux côtés de qui elle se présenta à l’élection européenne de 1999), et a laissé quelques jugements radicaux. Le plus célèbre est sûrement celui-ci : « Je pensais que Jacques Chirac était du marbre dont on fait les statues, il est en fait de la faïence dont on fait les bidets ».

Elle avait la réputation, qu’elle contribuait à propager, d’avoir « fait » Jacques Chirac à ses débuts mais finit par le regretter quand il la limoge en 1979. « Jacques Chirac ment tellement qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’il dit », assure-t-elle aussi. Des années plus tard, elle élargit sa cible : « Mitterrand a détruit la Ve République par orgueil, Valéry Giscard d'Estaing par vanité et Jacques Chirac par inadvertance. »

Marie-France Garaud ne lésinait pas sur les mots
quand elle jugeait le personnel politique

La question n’est pas de savoir s’il s’agit de « petites phrases ». La locution ne répond à aucune définition normalisée. Elle est appliquée par les médias à des déclarations remarquables. Mais justement, pourquoi ne vient-elle pas spontanément sous la plume pour décrire les sorties de Marie-France Garaud ? Les journalistes parlent plutôt de « coups d’éclat médiatiques », de « verve sarcastique », de « formule mémorable »…

Serait-ce parce que leur auteur est une femme ? Si les phrases qualifiées de petites proviennent d’hommes dans l’immense majorité des cas, cela tient sans doute à la démographie de la classe politique. D’ailleurs, Marie-France Garaud n’est pas n’importe quelle femme. « “Elle adopte complètement les codes masculins », assure son biographe Olivier Faye. « Et ce qui est d’ailleurs assez étonnant, c’est qu’elle ne revendiquera jamais le fait d’être une femme. Elle était considérée comme un homme par ceux qui l’entouraient[3].” » On la qualifie de « Rastignac en jupons » (Pompidou), de « père Joseph au féminin » (Jérôme Cordelier). Les métaphores féminines qu’on lui applique sont elles-mêmes ambiguës : « guerrière poitevine » (Jérôme Cordelier), « Walkyrie guerrière » (Arthur Conte), « Jeanne d’Arc en culotte de chasse à courre » (Michel Crépeau). 

Sans leader, pas de petite phrase

En 1973, Newsweek voit en Marie-France Garaud la « most powerful woman of France » ; elle n’a pas 40 ans. Cependant, elle exerce son pouvoir sur les puissants, pas sur le peuple. « La femme de l'ombre n'imprime guère dans le public, et elle enchaîne les échecs cuisants, à la présidentielle de 1981 (1,33 % des voix), puis aux législatives de 1986 – elle ne sera jamais députée », souligne Jérôme Cordelier. Cette femme de pouvoir n’est pas une femme de leadership. Elle ne sera élue qu’à la faveur d’un scrutin de liste, aux Européennes de 1999, dans la foulée de Philippe de Villiers et Charles Pasqua. Elle affirme d’ailleurs n’avoir pas d’ambition personnelle : « Je ne me bats ni pour une carrière, ni pour un parti, ni pour une clientèle. Je me bats pour des idées qui sont les miennes[4]. » Elle a une « vision sacerdotale de l’engagement » affirme même Olivier Faye[5].

Quand elles ne sont pas des armes dans un combat des chefs (« Vous n’avez pas le monopole du cœur »…), les petites phrases sont le plus souvent un moyen d’affirmation du leader. La phrase du leader est souvent qualifiée de petite phrase. Mais cette locution ne s'impose que si l’on voit le leader derrière le locuteur.

Michel Le Séac’h

[1] Une autre exception : « "Vous serez une pendule entre deux candélabres", glisse à Chirac une MFG acide et furieuse quand elle apprend, début 1976, que Michel Poniatowski et Jean Lecanuet vont être nommés ministres d'Etat. Cette petite phrase, dont elle est très satisfaite, circulera dans Paris. » ‑ Patrice Duhamel, Jacques Santamaria, Les flingueurs, Plon, 2014.

[2] Dans l’émission « Face à Philippe de Villiers », sur CNews, le 24 mai 2024.

[3] Voir Hortense de Montalivet, « Qui était Marie-France Garaud, “la femme la plus puissante de la 5e République”? », Huffington Post, 3 septembre 2021, https://www.huffingtonpost.fr/politique/video/qui-etait-marie-france-garaud-la-femme-la-plus-puissante-de-la-5e-republique_178085.html

[4] Cité par Sabrina Tricaud, « Marie-France Garaud : "une volonté pour la France" », Histoire@Politique, 44, 2021, https://journals.openedition.org/histoirepolitique/1002

[5] Olivier Faye, La Conseillère, Fayard, 2021.

20 mai 2024

Philippe de Villiers, le grand discours et la petite phrase

À la question « Qu’est-ce qu’un grand discours ? » Philippe de Villiers répond implicitement : c’est une petite phrase !

Son avis n’est pas à prendre à la légère. Qu’on partage ou pas ses convictions, on reconnaît en lui un grand communicant. Créateur de la Cinéscénie du Puy du Fou (1978), pionnier des radios libres avec Alouette FM (1981), secrétaire d’État à la Culture (1986-1987), auteur ou co-auteur d’une trentaine d’essais, de pamphlets et de romans, Philippe de Villiers maîtrise le verbe à l’oral comme à l’écrit. On sait moins qu’il se soucie aussi de théorie de la communication. Il a créé en 1984 un établissement d’enseignement supérieur, la Fondation pour les arts et les sciences de la communication, devenue Audencia SciencesCom après son intégration au groupe de la grande école de management de Nantes.

Il était donc légitime qu’Eliot Deval, ce vendredi 17 mai dans l’émission Face à Philippe de Villiers sur CNews, lui pose la question : « Qu’est-ce qu’un grand discours ? ».


« C’est une question piège », répond Philippe de Villiers, qui n’a pas l’air piégé du tout – et peut-être le piège est-il plutôt dans sa réponse. Il poursuit : « C’est une parole inhabituelle dans la forme, et qui marque l’histoire. […] Il faut être laconique et dans l’histoire les grands discours sont laconiques en fait. » Il en donne comme exemple « l’allocution la plus rapide de toute l’histoire de l’Antiquité », l’injonction de Caton l’Ancien « qui devant le Sénat romain prononce la phrase suivante : "Delenda est Carthago" ». On note qu’il parle spontanément non de discours mais de parole, de mot ou de phrase ‑ phrase qu’on qualifierait volontiers de « petite » aujourd’hui. Ainsi, le « grand discours » n’est pas un discours long mais en réalité un bref passage retenu comme représentatif.

Ce qui rejoint la pratique des historiens anglo-saxons. Fréquemment, ils désignent les discours fameux non par leur date mais par leur phrase la plus remarquée : « Blood, toil, tears and sweat », « Rivers of blood », « I have a dream », etc. Philippe de Villiers cite d’ailleurs l’un d’eux : le « Ich bin ein Berliner » prononcé par John Fitzgerald Kennedy en 1963.

Il cite ensuite, en guise de discours « d’un laconisme fulgurant et insolent » :

  • « Vive le Québec libre ». (Charles de Gaulle)
  • « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest ». (François Mitterrand)
  • « Celui qui gagnera la guerre, c’est celui qui gagnera le dernier quart d’heure. Politique étrangère, politique intérieure, c’est tout un. La politique étrangère : je fais la guerre ; la politique intérieure : je fais la guerre, je fais toujours la guerre » (Georges Clemenceau)[1].
  • « Aujourd’hui, foudroyés par la force mécanique nous serons demain vainqueurs par une force mécanique supérieure ». (Charles de Gaulle)
  • « La bataille d’Angleterre va commencer. À tous ceux qui se préparent à faire leur devoir, je fais la promesse suivante : si jamais, si jamais l’empire britannique doit durer mille ans, alors je vous le dis dans mille ans il y aura encore des hommes qui diront : ce fut leur plus belle heure » (Winston Churchill).

L’avenir l’emporte sur le passé

Ce rapport au temps paraît essentiel. Pour Philippe de Villiers, « un grand discours c’est un discours qui porte un mot sur le temps à venir, et le mot est juste ». Ou encore : le grand discours est « en fait, une parole… une parole qui marque l’histoire, c’est une parole qui a prise sur les événements ». Elle est donc prospective, jamais rétrospective, elle parle de l’avenir et pas du passé. Peut-être même contribue-t-elle à façonner l’avenir. Ainsi, la formule de Caton « va déclencher la destruction de Carthage ».

Plus tard, dit Philippe de Villiers, « il suffira [on note le temps futur] d’un mot [on note le vocabulaire] du pape Urbain pour mettre en marche l’histoire et envoyer jusqu’à Jérusalem la fine fleur de la chevalerie de tout l’Occident ». Et le discours de Churchill fait miroiter une glorieuse perspective millénaire. Notons que le passage retenu est la conclusion d’un discours qui commence par une critique sévère contre la France (« The colossal military disaster which occurred when the French High Command failed to withdraw the northern Armies from Belgium… »), destinée peut-être à excuser le rembarquement de Dunkerque. C’est-à-dire que ce qui fait la grandeur du discours se rapporte à un avenir fantasmé et non à un vécu qu’on s’empresse d’écarter.

Micro-rhétorique

Et ce n’est pas tout. Le grand discours n’est pas seulement très bref, souvent réduit à une seule phrase, et tourné vers l’avenir. Pour convaincre, il s’appuie sur les trois piliers de la rhétorique décrits par Aristote : « D’abord, l’ethos, qui se rapporte à l’auteur, parce qu’il faut une aura, et il faut une cohérence, c’est ça l’ethos, entre celui qui parle et ce dont il parle. […] Ensuite, il y a le logos. Le logos, c’est l’argumentaire, c’est la logique, parce qu’il faut convaincre. Et enfin il y a le pathos, parce qu’il faut séduire, il faut de l’émotion, il faut exalter. »

Les « grands discours » cités par Philippe de Villiers sont ceux de grands hommes. Prononcés par des personnages secondaires, ils auraient sans doute disparu dans les oubliettes du temps – et de fait d’innombrables discours prononcé à la même époque n’ont pas laissé de trace. Ces grands discours et les petites phrases qu'on en retient sont magnifiés par l’aura de leur auteur, ils sont conformes à son image et contribuent à l’alimenter : voilà la cohérence de l’ethos.

Le raisonnement sur le logos mériterait d’être approfondi. Quel argumentaire, quelle logique un discours laconique de quelques mots peut-il contenir ? Réponse : le logos prend la forme de sous-entendus riches (« Les missiles sont à l’Est... »), soutenus peut-être par une prosodie séduisante. Quand au pathos, enfin, il ne relève ni de l’auteur, ni du contenu du discours. Pourtant, il est essentiel. Pourquoi le « Vive le Québec libre » du général de Gaulle est-il un grand discours ? Parce qu’il rencontre les aspirations d’un auditoire. « On a deux hommes qui parlent à deux peuples », relève encore Philippe de Villiers à propos de de Gaulle et Churchill. Le grand discours est grand non seulement par ce que son auteur y dit mais aussi par ce que son auditoire y entend. Il y a, en somme, co-construction implicite.

Le grand discours se présente donc comme une sorte de capsule rhétorique ‑ de « micro-rhétorique », pourrait-on dire par métonymie. En quelques minutes, Philippe de Villiers livre (sans la moindre note !) un cours entier sur la puissance du langage.

Michel Le Séac’h

Illustration : copie d'écran CNews

[1] La leçon sur le « dernier quart d’heure » est en fait postérieure à « je fais la guerre ». Entre les deux, il y avait une phrase non citée par Philippe de Villiers, à laquelle l’actualité pourrait donner un retentissement particulier : « "La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre »…

02 mai 2024

« Vous n’avez pas le monopole du cœur » : cinquante ans après, que nous dit la petite phrase du débat VGE-Mitterrand ?

Avant le cinquantième anniversaire de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, on célébrera ce mois-ci celui de sa fameuse réplique : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».

Le 10 mai 1974, avant le deuxième tour de l’élection présidentielle, VGE et François Mitterrand s’affrontent lors d’un débat télévisé. Celui-ci passionne les médias et les milieux politiques. Ils ont en tête le débat du 26 septembre 1960 entre John F. Kennedy et Richard Nixon qui, à la surprise générale, a tourné à l’avantage du premier. Ce débat constitue une « révolution dans la politique présidentielle américaine »[i], assure Theodore White dans La Victoire de Kennedy ou comment on fait un président (en anglais The Making of the President 1960), un best-seller mondial qui a, dit-on, « transformé à jamais les campagnes électorales »[ii].

L’expérience impressionne les milieux politiques à tel point que plus aucun duel télévisé de ce genre n’aura lieu aux États-Unis avant 1976. Le débat français de 1974 est donc en soi un événement considérable. Quatre ménages français sur cinq possèdent déjà un téléviseur. Ils n’ont pas beaucoup de choix : l’ORTF ne leur propose guère que deux chaînes de télévision, la troisième est embryonnaire. Le débat présidentiel fait recette.

Un diagnostic presque unanime

Instruites par l’expérience américaine de 1960, les équipes des candidats se sont attachées à neutraliser les risques dus à l’aspect de leurs champions, François Mitterrand, politicien chevronné de la quatrième République, et Valéry Giscard d’Estaing, ancien ministre des Finances de Pompidou. Cependant, le danger n’est pas dans le doigté du barbier ou la couleur de la cravate. Avec insistance, le premier reproche au second les inégalités sociales :

C’est une question d’intelligence mais c’est aussi une affaire de cœur.

Regard noir de VGE :

D’abord, je vais vous dire quelque chose : je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le monopole du cœur. Vous n’avez pas, M. Mitterrand, le monopole du cœur, vous ne l’avez pas. J’ai un cœur, comme le vôtre, qui bat sa cadence et qui est le mien. Vous n’avez pas le monopole du cœur !

Sûrement pas, bredouille Mitterrand.

« Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel[iii]. De nombreux experts – journalistes, politologues, politiciens, publicitaires, historiens... – abondent dans ce sens. « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République », résume l’Institut national de l’audiovisuel (INA)[iv].

Rationnellement, l’hypothèse de la phrase qui fait l’élection devrait faire sourire. Or elle semble admise presque sans discussion. Jean-François Kahn, l’un des rares à la contester, ne peut que le constater : « Pourquoi, nous explique-t-on, Giscard d'Estaing l'a-t-il emporté en 1974 sur François Mitterrand ? A cause d'un clip dont il se fit un pin's : "Vous n'avez pas le monopole du coeur. " […] Je n'en crois évidemment pas un mot. Mais il est significatif que cette appréhension, honteuse en vérité, d'un débat dit "de société", soit devenue un lieu commun[v]. »

L'Institut national de l'audiovisuel (INA) cite largement la petite phrase de VGE
Qu’en pensent les premiers intéressés ? Leur avis n’est pas équivoque. « Je crois que j'ai été élu président de la République, grâce à une phrase de dix mots », écrit Valéry Giscard d’Estaing[vi]. Il ajoute : « [François Mitterrand] m’a déclaré plus tard, quand nous en avons parlé ensemble : ″C’est là que vous avez gagné l’élection[vii].″ » Mitterrand en prend de la graine, prouvant avec « l’homme du passif » face à VGE en 1981, puis avec « le monopole du cœur pour les chiens et les chats » face à Chirac en1988, qu’il croit désormais à la force des petites phrases autant qu’à celles de l’esprit.

Prise de bec sans politique  

Sa réplique était une improvisation, affirme Valéry Giscard d’Estaing. « Il n’y avait pas une douzaine de mecs pour lui fignoler la fameuse petite phrase à servir chaud sur le plateau télé », badine Daniel Carton[viii]. Mais en tout état de cause, n’est-il pas stupéfiant que deux prétendants à la présidence de la République puissent, ensemble, considérer posément qu’ils ont été départagés par quelques mots, parfaitement anodins de surcroît ? Car, bien entendu, tout citoyen a un cœur qui bat sa cadence sans être présidentiable pour autant.

Et c’est peut-être, au fond, la principale leçon de « Vous n’avez pas le monopole du cœur » : le point saillant, voire déterminant, de ce débat entre candidats à la fonction suprême n’est pas du tout « politique ». Il n’est pas question de Constitution, de fiscalité ou de relations internationales mais d’une prise de bec entre deux individus. Celui qui l’emporte est celui qui cloue le bec à l’autre – ou qui lui arrache le cœur. Dans cette petite phrase politique, l’ethos joue un rôle majeur.

Michel Le Séac’h

[i] Theodore H. White, The Making of the President 1960, New York, Pocket Books, 1961, p. 335.

[ii] Scott Porch, « The Book That Changed Campaigns Forever », Politico, mai-juin 2015, https://www.politico.com/magazine/story/2015/04/22/teddy-white-political-journalism-117090/

[iii] Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.

[iv] https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00017840/valery-giscard-d-estaing-vous-n-avez-pas-le-monopole-du-coeur

[v] Jean-François Kahn, La Pensée unique, Fayard, 1995.

[vi] Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la vie, Paris, Cie 12, 2004.

[vii] Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.

[viii] Daniel Carton : « Bien entendu… c’est off » – Ce que les journalistes politiques ne racontent jamais, Paris, Albin Michel, 2003.

19 avril 2024

« Qu’on lève le tabou du licenciement dans la fonction publique » : une petite phrase minoritaire

Ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini prépare pour cet automne un projet de loi sur l’efficacité de la fonction publique. Vaste sujet ! Mais ce qui a brièvement enflammé les esprits ces jours-ci en est un vague détail.

Dans un entretien avec Le Parisien, le 9 avril M. Guerini déclare : « Je veux qu’on lève le tabou du licenciement dans la fonction publique ». Cette formule est aussitôt qualifiée de « petite phrase » par bon nombre de médias tels que :

Le Point : « C'est une petite phrase qui suscite l'ire des syndicats »

Ouest-France : « Une petite phrase qui passe mal »

Radio France : « C'est la petite phrase choc du ministre Stanislas Guerini »

Marianne : « une petite phrase lancée par Stanislas Guérini dans les colonnes du "Parisien" a suscité l’indignation des syndicats »

La Dépêche : « Une petite phrase qui n’a pas manqué d’échauder les partenaires sociaux »

TF1 : « Une petite phrase choc, allusion directe aux licenciements pour insuffisance professionnelle »

Un observateur étranger pourrait s’étonner. Les protestataires contestent-ils l’existence d’un tabou ou s’élèvent-ils contre l’idée de le lever ? Et le plus choquant n’est-il pas au fond qu’il y ait matière à légiférer sur l’efficacité de la fonction publique ? La masse salariale des fonctionnaires entre dans le calcul du produit intérieur brut (PIB), autrement dit, la fonction publique est réputée efficace. Le contester, c'est remettre en cause la comptabilité publique !

Pourtant, le doute n'est pas permis : ire, indignation, échauder… de toute évidence, bien qu’elle n’annonce aucune mesure spécifique, il y a bien une petite phrase, et elle est contentieuse !


La forme de cette petite phrase, son logos, ne lui apporte aucune vertu prosodique. Banale à tous points de vue, elle ne contient ni rime, ni assonance, ni allitération, ni vocabulaire hors du commun, etc. Mais elle contient un mot, « licenciement » en résonance forte avec le pathos d’un public chez qui il inspire à lui seul un sentiment négatif.

L’ethos de la petite phrase est souligné par le « je veux » initial. La première personne du singulier est propice aux petites phrases quand le locuteur est un personnage de tout premier plan (« L’état c’est moi », « Je vous ai compris »…). Mais d’après le sondage mensuel Ipsos pour La Tribune Dimanche, Stanislas Guerini était au mois de mars, avec le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau, l’un des plus mauvais éléments du gouvernement (le sondage est antérieur à la petite phrase sur le licenciement dans la fonction publique). L'Opinion le rangeait en janvier parmi les « ministres zombies ». Ce n’est pas sa personnalité qui détermine l’ethos de sa phrase mais sa fonction gouvernementale. Même si celle-ci est fragile par nature, elle lui confère une légitimité pour réaliser sa promesse.

L’élément le plus fort est sans conteste le pathos : la phrase inspire des sentiments forts à un public distinct. On remarque que les médias l’associent à une réaction négative des syndicats. L’idée de faciliter les licenciements fait figure de chiffon rouge, et peut-être aussi l’idée de modifier un statu quo (« lever un tabou »). Or selon un sondage Odoxa-Le Figaro, 72 % des Français sont favorables à des licenciements pour « insuffisance » plus faciles dans la fonction publique. Mais aucun média n’évoque une « petite phrase qui satisfait les Français ». Spontanément, la presse considère la formule de Stanislas Guerini comme la petite phrase d’une minorité.

Cette formule présente donc une certaine convergence du logos, de l’ethos et du pathos qui explique qu’on puisse y voir spontanément une petite phrase -- une micro-rhétorique. Ces bases paraissent cependant assez faibles : la longévité de cette petite phrase ne devrait pas être grande.

M.L.S.

Photo Forum de l'Emploi public à l'Ecole polytechnique, Jeremy Barande, © Ecole polytechnique sous licence CC BY-SA 2.0, via Flickr (recadrée)

10 avril 2024

Gulliver enchaîné, de Philippe Guibert : le déclin du chef est-il audible dans les petites phrases ?

Directeur du Service d’information du gouvernement (SIG) de 2012 à 2014, c’est-à-dire du temps de François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Philippe Guibert a sans doute étudié sur le vif le phénomène qu’il décrit dans Gulliver enchaîné : le déclin du chef politique en France. Les conséquences sont nationales : « Un chef faible ou arrogant, c’est comme être amputé de notre image collective, qui a besoin d’une figure charnelle pour prendre conscience d’elle-même » (p. 24). C’est aussi un grave affaiblissement stratégique puisque « le vrai chef, au fond, c’est toujours le chef de guerre » (p. 22).

Le président de la République est devenu un manager qui gère de crise en crise. Sa faiblesse n’est pas électorale puisque son élection lui vaut en pratique une majorité parlementaire et un exercice solitaire du pouvoir facilité par la Constitution – il ne revient que rarement devant le peuple. Il n’en est pas pour autant à l’abri, car il doit assurer une « présidence en continu, comme les chaînes d’info du même nom ».

La dévaluation de la personne du chef a commencé voici longtemps déjà. « Avec Giscard, on entre dans la communication politique contemporaine : l’homme privé, disons familial, fait partie intégrante de l’image du président. » Ce qui conduit à la « peopolisation » de la vie politique, conséquence d’une transformation majeure des médias comme moyen de communication au cours de ces cinquante dernières années : la généralisation de la télévision dans les foyers, puis celle des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu. (p. 88).

Certains voient dans cette omniprésence une « dérive orwellienne ». C’est l’inverse, souligne Philippe Guibert. Ce n’est pas Big Brother qui scrute l’intimité de chacun dans son salon, au contraire : « ce sont les autorités et ceux qui les incarnent qui vivent aujourd’hui sous l’œil numérique de la foule déboulonneuse de statues (anciennes ou présentes), grâce à des smartphones promps à dénoncer le fautif par une prise de parole virale et à attester au besoin par l’image prise sur le vif » (p. 117).

Le Verbe s’est fait chef

Mais qu’est-ce qu’un chef ? C’est d’abord un personnage qui assume ses responsabilités : « Un chef ne subit pas, il ne doit fuir ni les difficultés, ni les conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec. C’est vers lui qu’on se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel – lui aussi qui doit assumer l’échec éventuel. »

Autrement dit, il doit parler. Volens nolens, la relation du chef avec le peuple passe par la parole. Nécessairement moins rare, la parole présidentielle devient peut-être moins précieuse. Mais elle reste indispensable : « La sidération populaire est décuplée, quand le chef lui-même reste sans voix ; sa contestation est encouragée s’il est trop bavard et verbeux. Au commencement de la décision, il y a le verbe du chef. »

Philippe Guibert revient sans cesse à ce rôle central de la parole du chef. Citant l’historien américain David A. Bell, il définit le charisme non comme une qualité mais comme une relation, « un lien émotionnel direct et intense entre un leader politique et ses partisans », lien qui dépend des cultures et des époques, « donc aussi des techniques de médiatisation de chacune d’entre elles ». Citant Freud, il insiste sur la capacité d’incarnation du chef, « capacité qui permet l’identification ; mécanisme décisif sur lequel repose l’adhésion qu’il suscite ». Citant Machiavel, il souligne qu’un chef démocratique ne peut gouverner en comblant seulement des « désirs » ni en les réprimant toujours : il doit cultiver une « affection populaire », fruit d’une « capacité à persuader ».

Un chef muet fait malgré tout des petites phrases

La démonstration de Philippe Guibert est convaincante : Gulliver est enchaîné – enchaîné par les chaînes de télévision, pardi, et ce qui vient après, en particulier les médias sociaux. Mais enchaîné par qui ? On peut regretter que le peuple soit trop peu présent dans ce livre alors que, on le sait depuis Aristote, il joue un rôle dans le discours. Le chef muet ne désoriente pas seulement le peuple : il lui abandonne le droit de parler pour lui. Emmanuel Macron a voulu une « présidence distante, en surplomb » et une parole « rare » ? L’opinion publique s’est servie elle-même dans ce qu’il a laissé traîner : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « le Français réfractaire », « les gens qui ne sont rien »…

Il n’est pas question de petites phrases dans ce livre. Elles s’y sont néanmoins insinuées : « Avec Carla, c’est du sérieux » (Sarkozy, p. 98), « Qu’ils viennent me chercher » (Macron, p. 140), « Emmerder les non-vaccinés » (Macron, p. 143). Philippe Guibert ne semble pas les considérer comme un phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, il analyse avec finesse comment la personnalité charismatique de Giorgia Meloni, en Italie, « s’est construite autour d’une harangue scandée avec force et passion » dans une réunion publique : « Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis une chrétienne, je suis italienne et personne ne m’enlèvera ça ».

Ce passage « concentre le sens de son message ». On le qualifierait volontiers de petite phrase. Sans doute, il « paraît quelque peu creux à l’écrit et bien peu politique en apparence » : c’est le lot de la plupart des petites phrases. Il l’est plutôt moins que, par exemple, cet « Arrêtez d’emmerder les Français » rabâché en ces temps de cinquantième anniversaire de sa mort et qui reste une base de la « personnalité charismatique » post-mortem du président Pompidou. Le déclin du chef politique se mesure moins à ce qu’il dit qu’à ce que le peuple entend. L’analyste subtil qu’est Philippe Guibert concocterait-il en contrepoint de ce Gulliver enchaîné un prochain Lilliputiens déchaînés ?

Michel Le Séac’h

Gulliver enchaîné. Le déclin du chef politique en France, par Philippe Guibert, Les éditions du Cerf, 176 p., 20 €. ISBN 978-2-204-16079-7

29 décembre 2023

Jacques Delors, l’homme sans petites phrases

Quand meurt un homme politique de premier plan, la presse publie des florilèges de ses petites phrases. Ce n’est pas le cas pour Jacques Delors (1925-2023), disparu ce mercredi. Malgré ses hautes responsabilités, ses déclarations qualifiées de « petites phrases » sont rares. Et pour cause : il n’a pas vraiment été un leader politique. « Jacques Delors n'a jamais participé au jeu des petites phrases, ni à construire une carrière personnelle », témoigne Sébastien Vincini, président du conseil départemental de la Haute-Garonne[i].

Il ne décroche d’ailleurs personnellement, à 57 ans, qu’un seul mandat électif, celui de maire de Clichy, poste qu’il occupe moins de deux ans (il est aussi pendant deux ans député européen, élu sur une liste socialiste). Pourtant, on voit souvent en lui un candidat naturel pour Matignon ou pour l’Élysée. Lui-même y pense sans tenter l’aventure. En revanche, il est placé pendant dix ans à la présidence de la Commission européenne par les chefs d’État et de gouvernement européens. Auxquels il voue une estime apparemment limitée, les désignant collectivement comme « les chefs » dans ses Mémoires[ii]. Un ouvrage où, écrit La Croix, il « se montre fidèle à sa réputation : austère, pédagogue, égrenant un discours de la méthode. L'amateur de petites phrases assassines fera maigre récolte sauf quand il s'agit de Jacques Chirac ou du Parti socialiste. »


Personnellement, il serait plutôt dans le registre du slogan, de la maxime ou de l’apophtegme. Les petites phrases, d’ailleurs, il les déteste explicitement. En 1978, visant son collègue socialiste Gaston Defferre, il déclare sur France-Inter : « Les petites phrases empoisonnées, ça peut faire la "une" des journaux, ça peut ravir vos adversaires politiques, mais ça ne fait en aucun cas progresser le débat politique[iii]. » Après avoir fait réaliser en 1993 un « livre blanc » sur la croissance européenne, il s’offusque de l’accueil que les « chefs » lui réservent :

Nous entrons dans le royaume des petites phrases, qui font d’autant plus mal que chacun s’acharne à n’en souligner que l’effet destructeur. […] Ce que, depuis quarante ans, deux graves crises n’ont pas réussi, c’est-à-dire tuer la construction européenne, une série de petites phrases et d’incidents diplomatiques mineurs vont-ils y parvenir ? Non pas par un coup de poignard, mais par un processus de mort lente, nourrissant des sentiments réciproques de méfiance ? […] Alors, messieurs les responsables de tout bord, arrêtez le massacre, renoncez à vos petites phrases parfois liées à vos arrière-pensées de politique intérieure ! Le mal que vous faites est sans rapport avec les petits profits domestiques que vous tirez de vos coups de coude pour écarter un concurrent, ou de vos coups de menton, la nostalgie étant pour vous toujours ce qu’elle était[iv].

« Jacques Delors est une personnalité qui sait communiquer sans toujours être compris », écrit Dominique Wolton dans une sorte d’oxymore[v]. Sa mauvaise maîtrise des petites phrases et de leurs sous-entendus pourrait en être la cause. « Le budget de 1985 sera d'une rigueur sans commune mesure avec celui de 1984 », déclare-t-il un jour à l’Assemblée nationale. Il doit vite revenir sur le sujet : « Sa petite phrase sur le budget 1985 avait en effet donné lieu à un contresens important, chacun comprenant que les impôts allaient être de nouveau alourdis[vi]. » En réalité, Jacques Delors songe surtout à limiter les dépenses de l’État – et surtout les choix fiscaux ne sont pas encore arrêtés.

Ce flou financier peut coûter cher. En 1987, alors que se profile une grave crise monétaire, Jacques Delors lâche devant l'Assemblée européenne de Strasbourg cette déclaration aussitôt qualifiée de « petite phrase » : « Faute d'obtenir plus de croissance en Europe, les États-Unis feraient pression par la baisse du dollar. Ne vous faites pas d'illusions : les Américains sont prêts à le faire tomber à 1,60 DM. » Les conséquences sont immédiates, relate Le Monde : « Effet bœuf sur le marché des changes, déjà perturbé et où les banques centrales devaient consacrer plusieurs milliards de dollars, mercredi soir (l'effet Delors) et jeudi pour essayer d'enrayer la chute du billet vert[vii]. » Certains s’étonnent : chacun sait que les petites phrases monétaires sont lourdes de conséquences et l’on comprend mal qu’un ancien ministre de l’Économie ait pu commettre un tel impair.

Ni Matignon ni l’Élysée

Jacques Delors tente aussi quelques petites phrases concernant sa propre carrière politique. « Des choses importantes vont se passer à Paris, il faut en être », dit-il, mystérieux, à des journalistes, un jour de 1983, pour expliquer son départ de Bruxelles en pleine négociation monétaire. « Une petite phrase qui alimente les rumeurs sur la succession de Pierre Mauroy », écrit Catherine Nay[viii]. Mais un coup d’épée dans l’eau : contrairement à ce que Jacques Delors a cru, Mitterrand ne lui propose pas Matignon et le renvoie poursuivre la négociation à Bruxelles.

Les relations avec Mauroy n’en sont pas améliorées. En 1989, le maire de Lille s’agace des critiques que lui adressent Jacques Delors et Jean-Pierre Chevènement. « Je sais ce que les militants attendent », déclare-t-il. « Ce ne sont pas des querelles de chefs ni des affrontements d'ambition, pas davantage que des règlements de comptes ou ces petites phrases assassines qui ne font de mal qu'à leurs auteurs, tantôt irresponsables, tantôt assassines, souvent médiocres, toujours nuisibles pour le Parti socialiste[ix]. »

En 1993, Jacques Delors caresse l’idée de se présenter à l’élection présidentielle de 1995. Mais, déjà, certains pointent les faiblesses de sa personnalité : « Il faudrait enfin que M. Jacques Delors révèle des qualités qu'il a, jusqu'à présent, soigneusement cachées, celles qui sont nécessaires à qui se trouve en position de conduire une campagne électorale. Si personne ne peut contester qu'il ait l'étoffe d'une présidentiable, il n'a peut-être pas les ressorts qui feraient de lui un bon candidat[x]. » Fin août 1993, il déclare au journal de France 2 que, « comme Édouard Balladur », il n’est pas candidat à l’élection présidentielle de 1995 : « Édouard Balladur s'occupe des affaires de la France moi je m'occupe des affaires de l'Europe, qui ne va pas mieux[xi]. » Mauvaise pioche : finalement, Balladur est candidat. Pas lui.

La classique opposition entre petites phrases et débat de fond

Le jeu politique, Jacques Delors préfère finalement l’esquiver. Après avoir laissé planer une intention de candidature, il renonce finalement, à l’étonnement de beaucoup. Sa campagne aurait été « l’occasion d’un cours d’instruction civique à l’usage des citoyens, en général, et des militants de gauche, en particulier » ironisent les auteurs du Rendez-vous manqué[xii]. Avant de quitter la scène, cependant, il fait durer le suspense : il déclare qu’il « a pris sa décision », mais ne dit pas laquelle. « Sa "petite phrase" n'avait vraisemblablement pas d'autre but que de répondre au soupçon d'indécision qu'il encourait », estime Le Monde, qui soupçonne qu’elle vise surtout à se donner encore quelque temps pour décider[xiii]. Une situation qui, selon certains, prépare la défaite de Lionel Jospin face à Jacques Chirac en 1995.

« À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demande-t-il sur France 2 en 1997[xiv]. Opposer les petites phrases au débat de fond est classique. Pourtant, le think tank Notre Europe – Institut Jacques Delors, du nom de son fondateur, est moins catégorique quand il se penche sur une polémique européenne : « Dans un tel exercice, le ton indigné des interventions et le jeu des petites phrases, qui en font toute la saveur, l’emportent presque toujours sur le fond du débat. Ce qui ne gêne personne, mais permet aux protagonistes de mieux se situer dans le jeu politique du moment[xv]. »

Par exception enfin, Jacques Delors revendique lui-même une petite phrase, une seule : « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché »[xvi] (certains l’en créditent sous la forme « On ne tombe pas amoureux d’un marché unique »). Peu romantique, elle est handicapée par sa construction : le cerveau ne comprend pas toujours bien les négations. Et surtout, elle est directement dérivée d’un slogan fameux de mai 68 : « On ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance »[xvii].

Michel Le Séac’h

Photo de Jacques Delors en 2010 : ©European Parliament/Pietro Naj-Olear, licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED


[i] Benjamin Bourgine, « Mort de Jacques Delors : "altruiste", "pilier de la gauche, "exigeant"... les réactions en Occitanie », France Bleu Occitanie, 27 décembre 2023, https://www.francebleu.fr/infos/politique/mort-de-jacques-Delors-les-reactions-en-occitanie-9735932

[ii] Jacques Delors, Jean-Louis Arnaud, Mémoires, Plon, 2004.

[iii] Thierry Pfister, « M. Rocard invite à plus de sang-froid ses amis du P.S. », Le Monde, 27 novembre 1978, https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/11/27/m-rocard-invite-a-plus-de-sang-froid-ses-amis-du-p-s_2996071_1819218.html

[iv] Jacques Delors, « Ils vont tuer l’Europe », Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1995, https://www.vie-publique.fr/discours/224092-jacques-Delors-05101995-pour-un-conseil-de-securite-economique

[v] Jacques Delors, Dominique Wolton, L' Unité d'un homme : Entretiens avec Dominique Wolton, Odile Jacob, 1994.

[vi] A.V., « Les particuliers et les entreprises paieront moins d'impôts l'année prochaine, a redit M. Jacques Delors, dimanche 6 mai à Europe 1 », Le Monde, 8 mai 1984, https://www.lemonde.fr/archives/article/1984/05/08/aucun-arbitrage-definitif-ne-sera-rendu-avant-juin_3011438_1819218.html

[vii] « La tempête », Le Monde, 1er novembre 1987, https://www.lemonde.fr/archives/article/1987/11/01/la-tempete_4079487_1819218.html

[viii] Catherine Nay, Les sept Mitterrand, Grasset, 2014

[ix] « Après les critiques de MM. Delors et Chevènement M. Pierre Mauroy dénonce les "petites phrases nuisibles" pour le Parti socialiste », Le Monde, 20 décembre 1989, https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/12/20/apres-les-critiques-de-mm-Delors-et-chevenement-m-pierre-mauroy-denonce-les-petites-phrases-nuisibles-pour-le-parti-socialiste_4160151_1819218.html

[x] « Il est minuit, docteur Delors... L'usure qui atteint le pouvoir donne sa chance au président de la Commission européenne. Mais n'est-il pas trop tard? », Le Monde, 6 septembre 1991, https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/09/06/il-est-minuit-docteur-Delors-l-usure-qui-atteint-le-pouvoir-donne-sa-chance-au-president-de-la-commission-europeenne-mais-n-est-il-pas-trop-tard_4039337_1819218.html

[xi] Devant le club Témoin réuni à Lorient Jacques Delors appelle les partisans de l'Europe à agir ensemble, Le Monde, 31 août 1993, https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/08/31/devant-le-club-temoin-reuni-a-lorient-jacques-Delors-appelle-les-partisans-de-l-europe-a-agir-ensemble_3938113_1819218.html

[xii] François Bazin et Joseph Macé-Scaron, Le Rendez-vous manqué. Les fantastiques aventures du candidat Delors, Grasset, 1995.

[xiii] « Cherchant à justifier la compétition au sein du RPR Les chiraquiens exploitent le doute sur la candidature de M. Delors », Le Monde, 9 décembre 1994, https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/12/09/cherchant-a-justifier-la-competition-au-sein-du-rpr-les-chiraquiens-exploitent-le-doute-sur-la-candidature-de-m-Delors_3845055_1819218.html

[xiv] Entretien avec Bruno Masure, Arlette Chabot et Annette Ardisson, France 2, 2 mai 1997, https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-Delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue

[xv] Jean-Louis Arnaud, « L’état du débat européen en France à l’ouverture de la présidence française », Etudes et Recherches n°10, juillet 2000, https://institutDelors.eu/wp-content/uploads/2018/01/etud10-fr.pdf

[xvi] Discours de Jacques Delors devant le Parlement européen (17 janvier 1989), Bulletin des Communautés européennes, 1989, n° Supplément 1/89, https://www.cvce.eu/obj/discours_de_jacques_delors_devant_le_parlement_europeen_17_janvier_1989-fr-b9c06b95-db97-4774-a700-e8aea5172233.html

[xvii] https://www.dicocitations.com/citation_historique_ajout/516.php