À la question « Qu’est-ce qu’un grand discours ? » Philippe de Villiers répond implicitement : c’est une petite phrase !
Son avis n’est pas à prendre à la légère. Qu’on partage ou
pas ses convictions, on reconnaît en lui un grand communicant. Créateur de la Cinéscénie du Puy
du Fou (1978), pionnier des radios libres avec Alouette FM (1981), secrétaire d’État à la Culture
(1986-1987), auteur ou co-auteur d’une trentaine d’essais, de pamphlets et de
romans, Philippe de Villiers maîtrise le verbe à l’oral comme à l’écrit. On sait
moins qu’il se soucie aussi de théorie de la communication. Il a créé en 1984
un établissement d’enseignement supérieur, la Fondation pour les arts et les sciences
de la communication, devenue Audencia
SciencesCom après son intégration au groupe de la grande école de
management de Nantes.
Il était donc légitime qu’Eliot
Deval, ce vendredi 17 mai dans l’émission Face à Philippe de Villiers
sur CNews, lui pose la question : « Qu’est-ce qu’un grand
discours ? ».
« C’est une question piège », répond Philippe de Villiers, qui n’a pas l’air piégé du tout – et peut-être le piège est-il plutôt dans sa réponse. Il poursuit : « C’est une parole inhabituelle dans la forme, et qui marque l’histoire. […] Il faut être laconique et dans l’histoire les grands discours sont laconiques en fait. » Il en donne comme exemple « l’allocution la plus rapide de toute l’histoire de l’Antiquité », l’injonction de Caton l’Ancien « qui devant le Sénat romain prononce la phrase suivante : "Delenda est Carthago" ». On note qu’il parle spontanément non de discours mais de parole, de mot ou de phrase ‑ phrase qu’on qualifierait volontiers de « petite » aujourd’hui. Ainsi, le « grand discours » n’est pas un discours long mais en réalité un bref passage retenu comme représentatif.
Ce qui rejoint la pratique des
historiens anglo-saxons. Fréquemment, ils désignent les discours fameux non par
leur date mais par leur phrase la plus remarquée : « Blood, toil,
tears and sweat », « Rivers of blood », « I have a dream »,
etc. Philippe de Villiers cite d’ailleurs l’un d’eux : le « Ich bin
ein Berliner » prononcé par John Fitzgerald Kennedy en 1963.
Il cite ensuite, en guise de
discours « d’un laconisme fulgurant et insolent » :
- « Vive le Québec
libre ». (Charles de Gaulle)
- « Les missiles sont à
l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest ». (François Mitterrand)
- « Celui qui gagnera
la guerre, c’est celui qui gagnera le dernier quart d’heure. Politique
étrangère, politique intérieure, c’est tout un. La politique étrangère :
je fais la guerre ; la politique intérieure : je fais la guerre,
je fais toujours la guerre » (Georges Clemenceau)[1].
- « Aujourd’hui,
foudroyés par la force mécanique nous serons demain vainqueurs par une
force mécanique supérieure ». (Charles de Gaulle)
- « La bataille
d’Angleterre va commencer. À tous ceux qui se préparent à faire leur
devoir, je fais la promesse suivante : si jamais, si jamais l’empire
britannique doit durer mille ans, alors je vous le dis dans mille ans il y
aura encore des hommes qui diront : ce fut leur plus belle
heure » (Winston Churchill).
L’avenir l’emporte sur le passé
Ce rapport au temps paraît essentiel. Pour Philippe de
Villiers, « un grand discours c’est un discours qui porte un mot sur le
temps à venir, et le mot est juste ». Ou encore : le grand discours
est « en fait, une parole… une parole qui marque l’histoire, c’est une
parole qui a prise sur les événements ». Elle est donc prospective, jamais
rétrospective, elle parle de l’avenir et pas du passé. Peut-être même contribue-t-elle à façonner l’avenir. Ainsi, la formule de Caton « va déclencher la
destruction de Carthage ».
Plus tard, dit Philippe de Villiers, « il suffira [on
note le temps futur] d’un mot [on note le vocabulaire] du pape Urbain pour
mettre en marche l’histoire et envoyer jusqu’à Jérusalem la fine fleur de la
chevalerie de tout l’Occident ». Et le discours de Churchill fait miroiter
une glorieuse perspective millénaire. Notons que le passage retenu est la
conclusion d’un discours qui commence par une critique sévère contre la France (« The
colossal military disaster which occurred when the French High Command failed
to withdraw the northern Armies from Belgium… »), destinée peut-être à excuser
le rembarquement de Dunkerque. C’est-à-dire que ce qui fait la grandeur du
discours se rapporte à un avenir fantasmé et non à un vécu qu’on s’empresse
d’écarter.
Micro-rhétorique
Et ce n’est pas tout. Le grand discours n’est pas seulement
très bref, souvent réduit à une seule phrase, et tourné vers l’avenir. Pour
convaincre, il s’appuie sur les trois piliers de la rhétorique décrits par
Aristote : « D’abord, l’ethos, qui se rapporte à l’auteur,
parce qu’il faut une aura, et il faut une cohérence, c’est ça l’ethos, entre
celui qui parle et ce dont il parle. […] Ensuite, il y a le logos. Le
logos, c’est l’argumentaire, c’est la logique, parce qu’il faut convaincre. Et
enfin il y a le pathos, parce qu’il faut séduire, il faut de l’émotion,
il faut exalter. »
Les « grands discours » cités par Philippe de
Villiers sont ceux de grands hommes. Prononcés par des personnages secondaires,
ils auraient sans doute disparu dans les oubliettes du temps – et de fait d’innombrables
discours prononcé à la même époque n’ont pas laissé de trace. Ces grands
discours et les petites phrases qu'on en retient sont magnifiés par l’aura de leur auteur, ils sont conformes à son image et
contribuent à l’alimenter : voilà la cohérence de l’ethos.
Le raisonnement sur le logos mériterait d’être approfondi. Quel argumentaire, quelle logique un discours laconique de quelques mots peut-il contenir ? Réponse : le logos prend la forme de sous-entendus riches (« Les missiles sont à l’Est... »), soutenus peut-être par une prosodie séduisante. Quand au pathos, enfin, il ne relève ni de l’auteur, ni du contenu du discours. Pourtant, il est essentiel. Pourquoi le « Vive le Québec libre » du général de Gaulle est-il un grand discours ? Parce qu’il rencontre les aspirations d’un auditoire. « On a deux hommes qui parlent à deux peuples », relève encore Philippe de Villiers à propos de de Gaulle et Churchill. Le grand discours est grand non seulement par ce que son auteur y dit mais aussi par ce que son auditoire y entend. Il y a, en somme, co-construction implicite.
Le grand discours se présente donc comme une sorte de capsule rhétorique ‑ de « micro-rhétorique », pourrait-on dire par métonymie. En quelques minutes, Philippe de Villiers livre (sans la moindre note !) un cours entier sur la puissance du langage.
Michel Le Séac’h
[1] La leçon
sur le « dernier quart d’heure » est en fait postérieure à « je
fais la guerre ». Entre les deux, il y avait une phrase non citée par
Philippe de Villiers, à laquelle l’actualité pourrait donner un retentissement
particulier : « "La Russie nous trahit, je continue de faire la
guerre »…
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