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19 juin 2024

Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? d’Arnaud Benedetti. Lecture au filtre des petites phrases

 « En France plus qu’ailleurs la politique nous apprend à ne jamais être définitif » : Arnaud Benedetti, politologue et directeur de La Revue politique et parlementaire, avait sans doute un pressentiment en écrivant cette phrase qui conclut son dernier livre, Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? Rédigé dans la perspective de la présidentielle de 2027, il s’est trouvé propulsé en pleine actualité avec la dissolution de l’Assemblée nationale : les portes pourraient être plus proches que prévu.

Ce livre dense et opportun analyse une situation politique dans une démarche prospective ; il traite de sociologie électorale, de stratégies, de mécanique interne des partis, fort peu de campagne électorale ou de communication. L’essentiel de son contenu est donc étranger au champ de ce blog consacré aux petites phrases. Il lui arrive néanmoins de noter combien ces dernières contribuent aux mouvements de la politique nationale. Mais celles qu’il cite viennent rarement du RN : « Des gars qui fument des clopes et roulent au diesel » (Benjamin Griveaux, p. 15), « un panier de gens déplorables » (Hillary Clinton, p. 16), « Alors qu’il me faut présenter la démission de mon gouvernement » (Michel Rocard puis Élisabeth Borne, p. 88), « Il ne faut pas se contenter d’annoncer que des têtes vont tomber mais dire lesquelles et le dire rapidement » (Paul Quilès, p. 135), « Entre nous et les communistes, il n’y a rien » (André .Malraux, p. 218). 

Un ouvrage consacré au Rassemblement National ne pourrait cependant ignorer la petite phrase qui a imposé à Jean-Marie Le Pen une sorte de plafond de verre : « après l’affaire du détail, il avait compris que l’accès au pouvoir lui serait définitivement barré » (p. 40). Le livre ne se donne pas la peine de revenir sur cet épisode archi-connu. Le 13 septembre 1987, interrogé sur les chambres à gaz lors d’un Grand jury RTL-Le Monde, le fondateur du Front National répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé, je n’ai pas pu moi-même en voir, je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » Ainsi, une seule phrase bien exploitée par ses adversaires peut briser la carrière d’un homme politique représentant plus de 10 % de l’électorat. « Marine Le Pen, elle, ne dévie pas de sa trajectoire », constate Arnaud Benedetti. « Sur les échecs du père, elle espère construire sa victoire future… » : ainsi, la petite phrase de Jean-Marie Le Pen reste, trente-six ans plus tard, une sorte de cadavre dans le placard.

Stratégie de la proximité ou profil bas ?

Mais ce que révèle ce livre est plutôt en creux : il illustre la puissance des petites phrases à travers leur absence. « Entre 2017 et 2022, Emmanuel Macron, lui aussi, est devenu "l’homme du passif" », écrit Arnaud Benedetti en référence à la flèche décochée par Mitterrand à Giscard avant la présidentielle de 1981. Marine Le Pen va-t-elle s’en inspirer au cours de son débat avec Emmanuel Macron en 2022 ? « Pour faire oublier la prestation ratée d’il y a cinq ans, Marine Le Pen doit être résolument offensive », estiment ses conseillers. Car le président de la République s’est lui-même mis en position de faiblesse, y compris par des petites phrases : « la rue à traverser pour trouver un emploi, les gens qui ne sont rien », etc. Ce sont autant de « petits cailloux de la colère » (p. 23).

On connaît la suite : « Empruntée, telle apparaîtra Marine Le Pen durant cette joute, laissant le privilège de l’attaque au roi qui non sans morgue opérera à front renversé. […] C’est lui qui est à l’offensive, alors que sa concurrente retient ses coups, ne le traque pas sur son bilan, se laissant passivement déborder » (p. 26) par un président qui « s’implique vraiment ». Elle « reste en deçà, presque enfermée dans un complexe d’infériorité, semblant surtout animée par la volonté subliminale de corriger l’image d’agressivité brouillonne qu’elle a donnée d’elle-même cinq ans plus tôt ». Résultat : pour la plupart des commentateurs, Marine Le Pen a « perdu » le débat. « Elle n’est jamais vraiment entrée dans le jeu, esquivant en quelque sorte le choc des armes, cherchant à éviter la faute comportementale rédhibitoire mais mutatis mutandis s’interdisant de combattre. »

Sa « stratégie de la proximité » ne tombe pas du ciel », estime Arnaud Benedetti. « À l’époque des réseaux sociaux, de la sursaturation communicante, de la recherche permanente de la punchline et du storytelling qui s’efforcent d’imprimer leur empreinte sur la trame du flux continu de l’info, Marine Le Pen tend à installer une présence familière et tranquille. » La campagne des législatives de 2022 est marquée par la même modération. « Durant toute une campagne marquée par le tonitruant appel de la Nupes et de LFI, en particulier, à faire de Jean-Luc Mélenchon le Premier ministre de cohabitation, le Rassemblement national, par contraste, semble entrer dans la bataille mezzo voce, sans trop d’enthousiasme apparent, comme s’il était sonné par le nouvel échec de sa leader. » Puis, à l’Assemblée nationale, « le tout nouveau groupe s’attèle dès son accès au Palais-Bourbon à adopter un comportement irréprochable ».

Davantage de petites phrases chez Bardella

On parle donc rarement de « petites phrases » à propos de Marine Le Pen, et Aux portes du pouvoir n’en signale qu’exceptionnellement (« La prestation agressive à mon encontre du ministre de l’Intérieur témoigne d’une rage inutile, et surtout contre-productive. En réalité, Monsieur Darmanin est un marin de petit temps. » ‑ p. 66). Après tout, peut-être est-ce pour cela qu’elle a pu surmonter le gender gap signalé par le sondeur Jérôme Fourquet et se faire une place dans l’électorat féminin. « Les femmes apaiseront le débat public », assure Christine Kelly dans Femmes en politique : premier bilan (Cherche Midi, 2024).« Avec elles, vous verrez, c’en sera terminé des petites phrases, de la colère, de la violence, des coups de Jarnac, des magouilles ».

Une recherche sur le web révèle en revanche une plus grande fréquence des « petites phrases » récentes associées au nom de Jordan Bardella. Cela contribuerait-il cette fois à expliquer sa percée dans l’électorat jeune ? « Jordan Bardella se dit prêt, jeune homme pressé qui déclare début février qu’il n’hésitera pas à demander la dissolution si sa liste vire largement en tête au soir du 9 juin », note Arnaud Benedetti. « Effet de communication sans conteste à peu de frais, mais qui a pour vocation d’attester que le parti qu’il dirige est en état de marche, disposé à gouverner dès lors que les électeurs le décideraient » (p. 178). Et peut-être aussi d’attester que le désir de leadership que sa présidente n’a pas voulu afficher est bien présent en lui ?

Arnaud Benedetti
Aux portes du pouvoir - RN, l'inéluctable victoire ?
Michel Lafon, 2024, ISBN 13 : 978-2749955407
240 pages, 18,45 euros

Michel Le Séac’h

06 juin 2021

Contre les petites phrases, Emmanuel Macron cultive les images

Emmanuel Macron en terrasse d’un café avec Jean Castex, Emmanuel Macron avec McFly et Carlito dans les jardins de l’Élysée, Emmanuel Macron au Rwanda et en Afrique du Sud pour parler génocide et vaccins, Emmanuel Macron à Saint-Cirq-Lapopie, Martel et Cahors pour serrer des mains… : depuis le 19 mai, quelque chose a changé dans la communication du président de la République. 

« Le chef de l’État fait le choix de la saturation médiatique », explique Arnaud Benedetti dans Le Figaro. Ce faisant, il « pousse le marketing politique à son point ultime », ajoute le professeur de Paris-Sorbonne. Cependant, il se peut que cette stratégie largement fondée sur l’image soit défensive plus encore qu’offensive.

Quand Emmanuel Macron parle, le risque est grand qu’une partie de l’opinion se focalise sur un extrait de ses propos, éventuellement arbitraire et marginal, à l’instar des « 66 millions de procureurs » en janvier dernier. Mais une petite phrase a besoin d’un peu de temps pour s’installer. Elle suit la courbe de diffusion de l’innovation proposée par Everett Rogers dans les années 1960 : innovateurs, premiers adoptants, majorité précoce, etc. 

L’orateur-innovateur imagine une formule, des leaders d’opinion la repèrent et la diffusent vers un public nombreux, et c’est alors qu’elle devient petite phrase… Le processus n’était sûrement pas bien différent quand Démosthène parlait sur l’Agora. L’internet l’a juste accéléré considérablement.

Un discours distancié et alambiqué avec soin

En donnant tous les jours ou presque quelque chose à montrer, Emmanuel Macron ne laisse pas le temps à chaque vague de se développer à partir de ses propos. Il propose chaque jour une actualité plus forte et plus visuelle qu’une petite phrase en développement. Sa parole n’a pas forcément changé. En comparant la Seine-Saint-Denis à la Californie (« Il ne manque que la mer pour faire la Californie ») dans un entretien avec Zadig, il s’est montré fidèle à une certaine veine et a pris un vrai risque. Mais la vague, même californienne, a vite été recouverte par une autre.

En l’occurrence celle de la visite du 27 mai au mémorial de Gisozi, qui commémore le génocide perpétré contre les Tutsis au Rwanda en 1994. L’image était forte et le thème puissant. Ses discours à l’étranger sont souvent à risque pour Emmanuel Macron : au Danemark (les « Gaulois réfractaires »), en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »), en Grèce (« je ne céderai rien devant les fainéants ») , etc. Mais le discours de Kigali, un chef-d’œuvre de littérature diplomatique, ne laissait guère de place à l’invention d’une petite phrase. Ce qui concernait directement la France était soit de l’ordre de l’évidence (« la France a un rôle, une histoire et une responsabilité politique au Rwanda ») soit distancié et alambiqué avec soin (« les tueurs qui hantaient les marais, les collines et les églises n’avaient pas le visage de la France »). Emmanuel Macron a eu la sagesse de ne pas dévier du texte qu’on lui avait préparé.

Martel subliminal ?

L’image a donc pris le pas sur le texte – le président blanc à masque noir en compagnie du président noir à masque blanc. Puis, après les photos institutionnelles d’Afrique australe, plongée immédiate dans la France profonde à Saint-Cirq-Lapopie (Lot), un village façon « force tranquille » de 1981, et à Cahors, avec un détour par Martel. Curieux détour, d’ailleurs : plus de 50 km à vol d’oiseau dans chaque sens alors que moins de 20 km séparent Saint-Cirq-Lapopie de Cahors. Serait-ce une main tendue subliminale aux lecteurs de Houellebecq ? Dans Soumission (près d’un million d’exemplaires vendus, tout de même), l’écrivain attribue la fondation du village à Charles Martel, qui y aurait vaincu les Arabes quelques années après la bataille de Poitiers.

Toujours est-il qu’à multiplier les images, Emmanuel Macron a pu échapper aux petites phrases. Y parviendra-t-il durablement sans lasser ni s’épuiser ?

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P.S. La gifle qui a visé le président à Tain-L'Hermitage, le 8 juin, ajoute une image remarquable aux précédentes !

Michel Le Séac’h

Graphique : Courbe d’adoption selon Everett Rogers par Jurgen Appelo, http://www.management30.com/, image Flickr, licence CC BY 2.0

21 mai 2021

« L’art d’être Français » : Onfray tacle Macron

La conférence de presse présidentielle du 25 avril 2019 clôture solennellement le Grand débat national engagé après les troubles des « Gilets jaunes ». Un débat voulu par Emmanuel Macron pour tourner la page d’une période troublée. Cette conférence de presse est donc destinée à être un temps fort de son mandat. Plusieurs journaux qualifient la mise en scène de « gaullienne ».

Le chef de l’État estime entre les lignes que le mouvement des Gilets jaunes est dû au moins en partie à ses petites phrases. « Il y a des phrases que je regrette », assure-t-il. Et il affiche sa volonté de changer : « Je crois que j'ai compris beaucoup de choses de la vie du pays. »

La première manifestation de cette volonté de changement est lexicale. De la conférence de presse, la presse retient avant tout une expression : « l’art d’être Français ». C’est clairement le but recherché : elle figure pas moins de quatre fois dans l’introduction d’Emmanuel Macron. Sibeth Ndiaye, qui s’occupe alors de sa communication, la répète sur France Inter le lendemain.

Un concept insaisissable

Comme le note alors Arnaud Benedetti dans Atlantico, cet art d’être Français-là prolonge en fait l’expression « en même temps », familière à Emmanuel Macron. Ce que celui-ci confirme entre les lignes en expliquant :

L’art d’être Français c’est à la fois être enraciné et universel, être attaché à notre histoire, nos racines mais embrasser l’avenir, c’est cette capacité à débattre de tout en permanence et c’est, très profondément, décider de ne pas nous adapter au monde qui nous échappe, de ne pas céder à la loi du plus fort mais bien de porter un projet de résistance, d’ambition pour aujourd’hui et pour demain.

Selon toute apparence, « l’art d’être Français » était destiné à servir de devise au chef de l’État pour la suite de son mandat. Mais avec cette définition alambiquée et ambiguë, « l’art d’être Français » est mal parti. Les sarcasmes pleuvent. Le chef de l’État ne s’acharne pas. Il ne renonce pas totalement à l'expression, pourtant. En février 2020, à la veille du Salon international de l’agriculture[i], il salue une profession « qui participe à l’art d’être français » (on note cependant la disparition de la majuscule à « français », au moins sur le site d’En Marche).

La formule réapparaîtra-t-elle au cours de la prochaine campagne présidentielle ? C’est à peu près exclu désormais : Michel Onfray a publié hier un livre intitulé L’Art d’être français[ii]. Il y écrit ceci :

L'art d'être français fut une expression utilisée par un président de la République française qui, paradoxalement, fit aussi savoir en son temps, appelé à ne pas durer dans l'Histoire, qu'il y avait pas de culture française, seulement des cultures en France...

Tout « art d’être français » dans la bouche d’Emmanuel Macron deviendrait une publicité pour un philosophe absolument pas « Macron-compatible ». La cause est entendue.

Michel Le Séac'h


[i] Voir https://en-marche.fr/articles/actualites/agriculture-emmanuel-macron-1. 

[ii] Michel Onfray, L’Art d’être français, Paris, Bouquins, 2021.

29 avril 2019

« L’art d’être Français » : une tentative de méta-petite phrase ?

Emmanuel Macron, devenu chef de l’État sans grande expérience pratique de la communication politique, a tardé à comprendre que les citoyens recherchent dans la parole présidentielle des signes, voire des consignes. S’il ne met pas de petites phrases dans ses interventions, les Français en trouvent quand même. En général, pas celles qu’il aurait voulu.

Sa conférence de presse d’après Grand débat national, le 25 avril 2019, donne l’impression qu’il a intégré cette dimension – y compris dans une mise en scène souvent qualifiée de « gaullienne ». Dans son discours introductif, la presse a presque unanimement remarqué l’expression « l’art d’être Français ». C’était clairement un but recherché puisque le président l’a répétée pas moins de quatre fois dans son discours introductif.

Personne ne l’a qualifiée de « petite phrase » (hormis L’Express, qui y voit aussi une « formule poétique ») ; il lui manquait en tout cas, à ce stade, un contenu implicite largement compris. Cependant, Emmanuel Macron s’est ensuite attaché à lui conférer du sens :

L’art d’être Français c’est à la fois être enraciné et universel, être attaché à notre histoire, nos racines mais embrasser l’avenir, c’est cette capacité à débattre de tout en permanence et c’est, très profondément, décider de ne pas nous adapter au monde qui nous échappe, de ne pas céder à la loi du plus fort mais bien de porter un projet de résistance, d’ambition pour aujourd’hui et pour demain.

La démarche rappelle celle du « Moi président » de François Hollande[1], sans la lourdeur de l’anaphore : il s’agit de faire entrer beaucoup de choses dans quelques mots. C’est la démarche du Credo. On pourrait parler de « méta-petite phrase » : un bouquet de contenus dans une formule concise.

Avec quelles perspectives de mémorisation ? L’élément de répétition est bien là, dans le discours présidentiel, dans la presse, dans les réseaux sociaux. Invitée du Grand débat de France Inter, Sibeth Ndiaye s’est aussi efforcée de faire tourner la formule le lendemain (« à travers ce que le président de la république a employé comme expression, l'art d'être Français, il y a au fond ce qui fonde notre volonté d'être de ce pays, de lui appartenir et de l'aimer »). En revanche, le contenu laisse probablement à désirer. Le Credo, comme d’autres méta-petites phrases qui ont réussi (« I have a dream »[2], « Yes we can »[3]…), exprime une vison homogène, cohérente. Or, comme l’a noté Arnaud Benedetti dans Atlantico, cet art d’être Français-là est « une traduction lexicale de la posture du “en même temps" ».

Ce qui n’a rien d’étonnant : Emmanuel Macron a de la suite dans les idées. Il le déclarait lui-même le 17 avril 2017[4] :

« Je continuerai à utiliser 'en même temps' dans mes phrases mais aussi dans ma pensée, parce que en même temps ça signifie simplement que l'on prend en compte des impératifs qui paraissaient opposés mais dont la conciliation est indispensable au bon fonctionnement d'une société. »

S’il a finalement renoncé à utiliser « en même temps », Emmanuel Macron entend sans doute lui donner un successeur plus sémillant dans sa forme mais tout aussi inaccessible à un cerveau normal dans son fond. « L’art d’être Français » a d’ailleurs provoqué les mêmes sarcasmes en ligne que le « en même temps ». Ses perspectives ne paraissent pas très solides.

Michel Le Séac’h



[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 59.
[2] Idem, p. 115.
[3] Ibidem, p. 121.
[4] Voir « “En même temps" : du tic de langage à la petite phrase chez Emmanuel Macron ? », Phrasitude, 18 mai 2017, http://www.phrasitude.fr/2017/05/en-meme-temps-du-tic-de-langage-la.html