Directeur du Service d’information du gouvernement (SIG) de 2012 à 2014, c’est-à-dire du temps de François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Philippe Guibert a sans doute étudié sur le vif le phénomène qu’il décrit dans Gulliver enchaîné : le déclin du chef politique en France. Les conséquences sont nationales : « Un chef faible ou arrogant, c’est comme être amputé de notre image collective, qui a besoin d’une figure charnelle pour prendre conscience d’elle-même » (p. 24). C’est aussi un grave affaiblissement stratégique puisque « le vrai chef, au fond, c’est toujours le chef de guerre » (p. 22).
Le président de la République est devenu un manager qui gère de crise en crise. Sa faiblesse n’est pas électorale puisque son élection lui vaut en pratique une majorité parlementaire et un exercice solitaire du pouvoir facilité par la Constitution – il ne revient que rarement devant le peuple. Il n’en est pas pour autant à l’abri, car il doit assurer une « présidence en continu, comme les chaînes d’info du même nom ».
La dévaluation de la personne du chef a commencé voici longtemps déjà. « Avec Giscard, on entre dans la communication politique contemporaine : l’homme privé, disons familial, fait partie intégrante de l’image du président. » Ce qui conduit à la « peopolisation » de la vie politique, conséquence d’une transformation majeure des médias comme moyen de communication au cours de ces cinquante dernières années : la généralisation de la télévision dans les foyers, puis celle des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu. (p. 88).
Certains voient dans cette omniprésence une « dérive orwellienne ». C’est l’inverse, souligne Philippe Guibert. Ce n’est pas Big Brother qui scrute l’intimité de chacun dans son salon, au contraire : « ce sont les autorités et ceux qui les incarnent qui vivent aujourd’hui sous l’œil numérique de la foule déboulonneuse de statues (anciennes ou présentes), grâce à des smartphones promps à dénoncer le fautif par une prise de parole virale et à attester au besoin par l’image prise sur le vif » (p. 117).
Le
Verbe s’est fait chef
Mais qu’est-ce qu’un chef ? C’est d’abord un personnage qui assume ses responsabilités : « Un chef ne subit pas, il ne doit fuir ni les difficultés, ni les conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec. C’est vers lui qu’on se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel – lui aussi qui doit assumer l’échec éventuel. »
Autrement dit, il doit parler. Volens nolens, la relation du chef avec le peuple passe par la parole. Nécessairement moins rare, la parole présidentielle devient peut-être moins précieuse. Mais elle reste indispensable : « La sidération populaire est décuplée, quand le chef lui-même reste sans voix ; sa contestation est encouragée s’il est trop bavard et verbeux. Au commencement de la décision, il y a le verbe du chef. »
Philippe Guibert revient sans cesse à ce rôle central de la parole du chef. Citant l’historien américain David A. Bell, il définit le charisme non comme une qualité mais comme une relation, « un lien émotionnel direct et intense entre un leader politique et ses partisans », lien qui dépend des cultures et des époques, « donc aussi des techniques de médiatisation de chacune d’entre elles ». Citant Freud, il insiste sur la capacité d’incarnation du chef, « capacité qui permet l’identification ; mécanisme décisif sur lequel repose l’adhésion qu’il suscite ». Citant Machiavel, il souligne qu’un chef démocratique ne peut gouverner en comblant seulement des « désirs » ni en les réprimant toujours : il doit cultiver une « affection populaire », fruit d’une « capacité à persuader ».
Un
chef muet fait malgré tout des petites phrases
La démonstration de Philippe Guibert est convaincante : Gulliver est enchaîné – enchaîné par les chaînes de télévision, pardi, et ce qui vient après, en particulier les médias sociaux. Mais enchaîné par qui ? On peut regretter que le peuple soit trop peu présent dans ce livre alors que, on le sait depuis Aristote, il joue un rôle dans le discours. Le chef muet ne désoriente pas seulement le peuple : il lui abandonne le droit de parler pour lui. Emmanuel Macron a voulu une « présidence distante, en surplomb » et une parole « rare » ? L’opinion publique s’est servie elle-même dans ce qu’il a laissé traîner : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « le Français réfractaire », « les gens qui ne sont rien »…
Il n’est pas question de petites phrases dans ce livre. Elles s’y sont néanmoins insinuées : « Avec Carla, c’est du sérieux » (Sarkozy, p. 98), « Qu’ils viennent me chercher » (Macron, p. 140), « Emmerder les non-vaccinés » (Macron, p. 143). Philippe Guibert ne semble pas les considérer comme un phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, il analyse avec finesse comment la personnalité charismatique de Giorgia Meloni, en Italie, « s’est construite autour d’une harangue scandée avec force et passion » dans une réunion publique : « Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis une chrétienne, je suis italienne et personne ne m’enlèvera ça ».
Ce passage « concentre le sens de son message ». On le qualifierait volontiers de petite phrase. Sans doute, il « paraît quelque peu creux à l’écrit et bien peu politique en apparence » : c’est le lot de la plupart des petites phrases. Il l’est plutôt moins que, par exemple, cet « Arrêtez d’emmerder les Français » rabâché en ces temps de cinquantième anniversaire de sa mort et qui reste une base de la « personnalité charismatique » post-mortem du président Pompidou. Le déclin du chef politique se mesure moins à ce qu’il dit qu’à ce que le peuple entend. L’analyste subtil qu’est Philippe Guibert concocterait-il en contrepoint de ce Gulliver enchaîné un prochain Lilliputiens déchaînés ?
Michel Le Séac’h
Gulliver enchaîné. Le déclin du chef politique en France, par Philippe Guibert, Les éditions du Cerf, 176 p., 20 €. ISBN 978-2-204-16079-7