Quand meurt un homme politique de premier plan, la presse
publie des florilèges de ses petites phrases. Ce n’est pas le cas pour Jacques
Delors (1925-2023), disparu ce mercredi. Malgré ses hautes responsabilités, ses
déclarations qualifiées de « petites phrases » sont rares. Et pour
cause : il n’a pas vraiment été un leader politique. « Jacques Delors
n'a jamais participé au jeu des petites phrases, ni à construire une carrière
personnelle », témoigne Sébastien Vincini, président du conseil départemental
de la Haute-Garonne[i].
Il ne décroche d’ailleurs personnellement, à 57 ans, qu’un seul mandat
électif, celui de maire de Clichy, poste qu’il occupe moins de deux ans (il est
aussi pendant deux ans député européen, élu sur une liste socialiste).
Pourtant, on voit souvent en lui un candidat naturel pour Matignon ou pour
l’Élysée. Lui-même y pense sans tenter l’aventure. En revanche, il est placé
pendant dix ans à la présidence de la Commission européenne par les chefs
d’État et de gouvernement européens. Auxquels il voue une estime apparemment
limitée, les désignant collectivement comme « les chefs » dans ses Mémoires[ii].
Un ouvrage où, écrit La Croix, il « se montre fidèle à sa
réputation : austère, pédagogue, égrenant un discours de la méthode.
L'amateur de petites phrases assassines fera maigre récolte sauf quand il
s'agit de Jacques Chirac ou du Parti socialiste. »
Personnellement, il serait plutôt dans le registre du
slogan, de la maxime ou de l’apophtegme. Les petites phrases, d’ailleurs, il
les déteste explicitement. En 1978, visant son collègue socialiste Gaston Defferre, il
déclare sur France-Inter : « Les petites phrases empoisonnées, ça
peut faire la "une" des journaux, ça peut ravir vos adversaires
politiques, mais ça ne fait en aucun cas progresser le débat politique
[iii]. »
Après avoir fait réaliser en 1993 un « livre blanc » sur la
croissance européenne, il s’offusque de l’accueil que les « chefs »
lui réservent :
Nous entrons dans le royaume des petites phrases,
qui font d’autant plus mal que chacun s’acharne à n’en souligner que l’effet
destructeur. […] Ce que, depuis quarante ans, deux graves crises n’ont pas
réussi, c’est-à-dire tuer la construction européenne, une série de petites
phrases et d’incidents diplomatiques mineurs vont-ils y parvenir ? Non pas par
un coup de poignard, mais par un processus de mort lente, nourrissant des
sentiments réciproques de méfiance ? […] Alors, messieurs les responsables de
tout bord, arrêtez le massacre, renoncez à vos petites phrases parfois liées à
vos arrière-pensées de politique intérieure ! Le mal que vous faites est sans
rapport avec les petits profits domestiques que vous tirez de vos coups de
coude pour écarter un concurrent, ou de vos coups de menton, la nostalgie étant
pour vous toujours ce qu’elle était[iv].
« Jacques Delors est une personnalité qui sait
communiquer sans toujours être compris », écrit Dominique Wolton dans une
sorte d’oxymore[v]. Sa mauvaise
maîtrise des petites phrases et de leurs sous-entendus pourrait en être la
cause. « Le budget de 1985 sera d'une rigueur sans commune mesure avec
celui de 1984 », déclare-t-il un jour à l’Assemblée nationale. Il doit
vite revenir sur le sujet : « Sa petite phrase sur le budget 1985
avait en effet donné lieu à un contresens important, chacun comprenant que les
impôts allaient être de nouveau alourdis[vi]. »
En réalité, Jacques Delors songe surtout à limiter les dépenses de l’État – et
surtout les choix fiscaux ne sont pas encore arrêtés.
Ce flou financier peut coûter cher. En 1987, alors que se
profile une grave crise monétaire, Jacques Delors lâche devant l'Assemblée
européenne de Strasbourg cette déclaration aussitôt qualifiée de « petite
phrase » : « Faute d'obtenir plus de croissance en Europe, les États-Unis
feraient pression par la baisse du dollar. Ne vous faites pas d'illusions : les
Américains sont prêts à le faire tomber à 1,60 DM. » Les conséquences sont
immédiates, relate Le Monde : « Effet bœuf sur le marché des
changes, déjà perturbé et où les banques centrales devaient consacrer plusieurs
milliards de dollars, mercredi soir (l'effet Delors) et jeudi pour essayer
d'enrayer la chute du billet vert[vii]. »
Certains s’étonnent : chacun sait que les petites phrases monétaires sont lourdes de conséquences et l’on comprend mal qu’un ancien ministre de
l’Économie ait pu commettre un tel impair.
Ni Matignon ni l’Élysée
Jacques Delors tente aussi quelques petites phrases
concernant sa propre carrière politique. « Des choses importantes vont se
passer à Paris, il faut en être », dit-il, mystérieux, à des journalistes,
un jour de 1983, pour expliquer son départ de Bruxelles en pleine négociation
monétaire. « Une petite phrase qui alimente les rumeurs sur la succession
de Pierre Mauroy », écrit Catherine Nay[viii].
Mais un coup d’épée dans l’eau : contrairement à ce que Jacques Delors a
cru, Mitterrand ne lui propose pas Matignon et le renvoie poursuivre la
négociation à Bruxelles.
Les relations avec Mauroy n’en sont pas améliorées. En 1989,
le maire de Lille s’agace des critiques que lui adressent Jacques Delors et
Jean-Pierre Chevènement. « Je sais ce que les militants attendent »,
déclare-t-il. « Ce ne sont pas des querelles de chefs ni des affrontements
d'ambition, pas davantage que des règlements de comptes ou ces petites phrases
assassines qui ne font de mal qu'à leurs auteurs, tantôt irresponsables, tantôt
assassines, souvent médiocres, toujours nuisibles pour le Parti socialiste[ix]. »
En 1993, Jacques Delors caresse l’idée de se présenter à
l’élection présidentielle de 1995. Mais, déjà, certains pointent les faiblesses
de sa personnalité : « Il faudrait enfin que M. Jacques Delors révèle
des qualités qu'il a, jusqu'à présent, soigneusement cachées, celles qui sont
nécessaires à qui se trouve en position de conduire une campagne électorale. Si
personne ne peut contester qu'il ait l'étoffe d'une présidentiable, il n'a
peut-être pas les ressorts qui feraient de lui un bon candidat[x]. »
Fin août 1993, il déclare au journal de France 2 que, « comme Édouard
Balladur », il n’est pas candidat à l’élection présidentielle de 1995 :
« Édouard Balladur s'occupe des affaires de la France moi je m'occupe des
affaires de l'Europe, qui ne va pas mieux[xi]. »
Mauvaise pioche : finalement, Balladur est candidat. Pas lui.
La classique opposition entre petites phrases et débat de fond
Le jeu politique, Jacques Delors préfère finalement l’esquiver.
Après avoir laissé planer une intention de candidature, il renonce finalement,
à l’étonnement de beaucoup. Sa campagne aurait été « l’occasion d’un cours
d’instruction civique à l’usage des citoyens, en général, et des militants de
gauche, en particulier » ironisent les auteurs du Rendez-vous manqué[xii].
Avant de quitter la scène, cependant, il fait durer le suspense : il
déclare qu’il « a pris sa décision », mais ne dit pas laquelle.
« Sa "petite phrase" n'avait vraisemblablement pas d'autre but
que de répondre au soupçon d'indécision qu'il encourait », estime Le
Monde, qui soupçonne qu’elle vise surtout à se donner encore quelque temps
pour décider[xiii]. Une
situation qui, selon certains, prépare la défaite de Lionel Jospin face à
Jacques Chirac en 1995.
« À quoi sert une campagne électorale sinon à débattre
du fond ? Et pas simplement des petites phrases et des injures », demande-t-il
sur France 2 en 1997[xiv].
Opposer les petites phrases au débat de fond est classique. Pourtant, le think
tank Notre Europe – Institut Jacques Delors, du nom de son fondateur, est
moins catégorique quand il se penche sur une polémique européenne :
« Dans un tel exercice, le ton indigné des interventions et le jeu des petites
phrases, qui en font toute la saveur, l’emportent presque toujours sur le fond
du débat. Ce qui ne gêne personne, mais permet aux protagonistes de mieux se
situer dans le jeu politique du moment[xv]. »
Par exception enfin, Jacques Delors revendique lui-même une petite
phrase, une seule : « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché »[xvi]
(certains l’en créditent sous la forme « On ne tombe pas amoureux d’un marché
unique »). Peu romantique, elle est handicapée par sa construction : le cerveau ne comprend pas toujours bien les négations. Et
surtout, elle est directement dérivée d’un slogan fameux de mai 68 : « On
ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance »[xvii].
Michel Le Séac’h
Photo de Jacques Delors en 2010 : ©European
Parliament/Pietro Naj-Olear, licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED
[i] Benjamin
Bourgine, « Mort de Jacques Delors
: "altruiste", "pilier de la gauche, "exigeant"... les
réactions en Occitanie », France Bleu Occitanie, 27 décembre 2023,
https://www.francebleu.fr/infos/politique/mort-de-jacques-Delors-les-reactions-en-occitanie-9735932
[ii] Jacques
Delors, Jean-Louis Arnaud, Mémoires, Plon, 2004.
[iii] Thierry
Pfister, « M. Rocard invite à plus de sang-froid ses amis du P.S. », Le
Monde, 27 novembre 1978,
https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/11/27/m-rocard-invite-a-plus-de-sang-froid-ses-amis-du-p-s_2996071_1819218.html
[iv] Jacques
Delors, « Ils vont tuer l’Europe », Le Nouvel Observateur, 5
octobre 1995, https://www.vie-publique.fr/discours/224092-jacques-Delors-05101995-pour-un-conseil-de-securite-economique
[v] Jacques Delors,
Dominique Wolton, L' Unité d'un homme : Entretiens avec Dominique
Wolton, Odile Jacob, 1994.
[vi] A.V., « Les particuliers et les entreprises paieront moins d'impôts l'année
prochaine, a redit M. Jacques Delors, dimanche 6 mai à Europe 1 », Le
Monde, 8 mai 1984, https://www.lemonde.fr/archives/article/1984/05/08/aucun-arbitrage-definitif-ne-sera-rendu-avant-juin_3011438_1819218.html
[vii] « La
tempête », Le Monde, 1er novembre 1987, https://www.lemonde.fr/archives/article/1987/11/01/la-tempete_4079487_1819218.html
[viii] Catherine
Nay, Les sept Mitterrand, Grasset, 2014
[ix] « Après
les critiques de MM. Delors et Chevènement M. Pierre Mauroy dénonce les
"petites phrases nuisibles" pour le Parti socialiste », Le
Monde, 20 décembre 1989, https://www.lemonde.fr/archives/article/1989/12/20/apres-les-critiques-de-mm-Delors-et-chevenement-m-pierre-mauroy-denonce-les-petites-phrases-nuisibles-pour-le-parti-socialiste_4160151_1819218.html
[x] « Il
est minuit, docteur Delors... L'usure qui atteint le pouvoir donne sa chance au
président de la Commission européenne. Mais n'est-il pas trop tard? », Le
Monde, 6 septembre 1991,
https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/09/06/il-est-minuit-docteur-Delors-l-usure-qui-atteint-le-pouvoir-donne-sa-chance-au-president-de-la-commission-europeenne-mais-n-est-il-pas-trop-tard_4039337_1819218.html
[xi] Devant le
club Témoin réuni à Lorient Jacques Delors appelle les partisans de l'Europe à
agir ensemble, Le Monde, 31 août 1993,
https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/08/31/devant-le-club-temoin-reuni-a-lorient-jacques-Delors-appelle-les-partisans-de-l-europe-a-agir-ensemble_3938113_1819218.html
[xii] François
Bazin et Joseph Macé-Scaron, Le Rendez-vous manqué. Les fantastiques
aventures du candidat Delors, Grasset, 1995.
[xiii] « Cherchant
à justifier la compétition au sein du RPR Les chiraquiens exploitent le doute
sur la candidature de M. Delors », Le Monde, 9 décembre 1994,
https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/12/09/cherchant-a-justifier-la-competition-au-sein-du-rpr-les-chiraquiens-exploitent-le-doute-sur-la-candidature-de-m-Delors_3845055_1819218.html
[xiv] Entretien
avec Bruno Masure, Arlette Chabot et Annette Ardisson, France 2, 2 mai 1997,
https://www.vie-publique.fr/discours/229388-jacques-Delors-02051997-les-conditions-de-l-elargissement-de-l-ue
[xv] Jean-Louis
Arnaud, « L’état du débat européen en France à l’ouverture de la
présidence française », Etudes et Recherches n°10, juillet 2000,
https://institutDelors.eu/wp-content/uploads/2018/01/etud10-fr.pdf
[xvi] Discours
de Jacques Delors devant le Parlement européen (17 janvier 1989), Bulletin
des Communautés européennes, 1989, n° Supplément 1/89, https://www.cvce.eu/obj/discours_de_jacques_delors_devant_le_parlement_europeen_17_janvier_1989-fr-b9c06b95-db97-4774-a700-e8aea5172233.html
[xvii] https://www.dicocitations.com/citation_historique_ajout/516.php