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06 mars 2025

Quand Jean-Louis Debré nous faisait rire avec les politiques

Jean-Louis Debré (1944-2025), décédé mardi dernier, a laissé au sein d’une œuvre foisonnante quelques considérations sur les petites phrases et leur rapport avec l’humour. Car il n’a pas seulement été ministre, président de l’Assemblée nationale et président du Conseil constitutionnel : il a aussi publié une trentaine d’ouvrages – des essais politiques principalement, mais aussi plusieurs romans policiers. Observateur attentif de la parole publique, il est aussi l'auteur de Quand les politiques nous faisaient rire (Bouquins, 2021). Cet ouvrage distrayant est essentiellement un florilège d’anecdotes et de bons mots mettant en scène des élus du 20e et du 21e s., de Georges Clemenceau à Emmanuel Macron.

Témoin engagé, Jean-Louis Debré révère Chirac mais déteste à des degrés divers Giscard d’Estaing, Balladur et Sarkozy, au point qu’on pourrait aisément le prendre pour un homme de gauche. Il balaie cependant tout le spectre politique et surtout toutes les manières dont les politiques peuvent faire rire : autodérision, humour, langue de bois, lapsus, raillerie, etc. Il évoque au passage les « petites phrases » sans y voir une catégorie spécifique de la parole politique.

Pourtant, il leur attribue une vraie puissance : « la petite phrase bien ciselée, courte, facile à retenir, sarcastique sans être trop vulgaire, reprise par les médias, a un impact politique souvent plus fort qu’un long discours et peut devenir un slogan péjoratif bien difficile à faire oublier » (p. 33). L’idée qu’une petite phrase peut avoir « un impact politique souvent plus fort qu’un long discours » mériterait bien sûr d’être approfondie compte tenu de ce qu’elle implique non seulement pour la parole publique mais pour les relations entre politiques et citoyens et la nature du régime démocratique.

Petite phrase et humour : différents mais parfois concomitants

Cependant, Jean-Louis Debré ne pousse pas plus loin son analyse de la petite phrase et tend en fait à l’assimiler trait au d’humour, au bon mot ou à la petite blague. C’est d’autant plus surprenant qu’il a lu Bergson – du moins le laisse-t-il entendre par une citation : « l’autodérision est une preuve d’intelligence » (p. 15)(1). Le rire, selon Henri Bergson, obéit à trois conditions (2) : 

·         « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. »

·         « Le comique exige […], pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. »

·         « On ne goûterait pas le comique si l’on se sentait isolé. […] Notre rire est toujours le rire d’un groupe. »

Une petite phrase répond à deux de ces conditions : elle est humaine et s’adresse à un groupe. En revanche, elle est incompatible avec l’« anesthésie momentanée du cœur » ). Elle ne s’adresse pas à l’intelligence. Elle, fonctionne en profondeur, au niveau du pathos, de l’émotion . Or, insiste Bergson, « le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ».

La petite phrase n’est pas une forme d’humour. Ce qui n’empêche pas qu’une petite phrase puisse être en même temps un trait d’esprit. Jean-Louis Debré en atteste implicitement quand il écrit : « En de nombreuses occasions, lors de visites, de discours, le Général cultivait son art des petites phrases aussi drôles qu’assassines » (p. 83). Drôles, elles l’étaient proprio motu et auraient pu l’être dans n’importe quelle bouche. Ce qui les rendait « assassines » et en faisait des petites phrases, c’est qu’elles émanaient du leader et invoquaient l’ethos du général.

Ce que confirme clairement Jean Cau dans une observation citée par Jean-Louis Debré : « À l’Élysée, l’humour du Général était royal […], il tombe de haut, ne souffre pas la réplique et assomme la victime" » (p. 78) (3). Autrement dit, c’était une manifestation de pouvoir (« royal ») et même de violence (« assomme la victime ») concomitante à un trait d’humour.

Ce qui reste en mémoire

Jean-Louis Debré revient sur les petites phrases du général de Gaulle dans un document de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) (4). Il rappelle que le fondateur de la Ve République, interrogé sur sa santé lors d’une conférence de presse, avait répondu : « Je vais bien mais rassurez-vous, un jour je ne manquerai pas de mourir ». « Et vous voyez, ajoute Jean-Louis Debré, on ne se souvient plus de la conférence de presse mais de ces petites phrases, et en trois mots, on déstabilise parce qu’une des fonctions de l'humour, c'est de déstabiliser le journaliste. D'ailleurs à l'époque on n'a retenu que ces petites phrases. » La formule gaullienne exerce ainsi une double fonction : dans l’immédiat, l’humour déstabilise le journaliste, à terme, la petite phrase reste dans les mémoires comme représentative de l’ethos du Général.

La campagne présidentielle de 1995  est aussi le théâtre de meurtres symboliques. « Chirac et Balladur ne se ménageaient pas et les petites phrases assassines pleuvaient de part et d’autre », écrit Jean-Louis Debré (p. 94). Il n’entre pas dans le champ de son livre de s’interroger sur les différences entre les programmes politiques des deux hommes. Elles étaient minces, pourtant, et l’on soupçonne qu’elles ont moins lourd dans les urnes que ces « petites phrases assassines ». Ce qui là aussi devrait inciter à s’interroger sur la nature du régime démocratique.

Jean-Louis Debré, réputé pour son heureux caractère, appréciait l’humour. « Ça rend plutôt sympathique, expliquait-il à l’INA, or la politique c'est d'apparaître aux électrices et aux électeurs sympathique. […] Quelqu'un qui vient à la télévision et qui commence à vous casser les pieds, on zappe. Quand on sait qu'on va sourire, quand on sait qu'on va passer un bon moment, eh bien on écoute. » Affirmation qui souligne une fois de plus la distinction entre humour et petite phrase : cette dernière ne rend pas forcément sympathique, et si l’humour, on l’écoute, la petite phrase, on s’en souvient.

Michel Le Séac’h

 

(1)      Un doute subsiste, car cette phrase paraît absente des œuvres de Bergson, et le néologisme « autodérision », rarissime à son époque, ne s’est répandu que dans le dernier quart du 20e siècle.

(2)      Henri Bergson, Le Rire, Paris, Quadrige/PUF, 5e éd. 1989.

(3)      Jean Cau, préface de Les Mots du Général par Ernest Mignon, illustrations de Jacques Faizant, Paris, Éditions Arthème Fayard, 1962.

(4)      L’INAttendu, présenté par Nathanaël de Rincquesen et Ludivine Lopez, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/jean-louis-debre-humour-politique-ministre-de-l-interieur-conseil-constitutionnel-assemblee-nationale.



08 janvier 2025

La petite phrase la plus importante de Jean-Marie Le Pen

 Y a-t-il un homme politique auquel on a attribué plus de « petites phrases » que Jean-Marie Le Pen ? Hormis le général de Gaulle, bien sûr… C’est peut-être en bonne partie pour cela que la locution « petite phrase » a pris une tonalité le plus souvent péjorative (ce qui n’était pas le cas voici cinquante ans comme le montrent les archives d’Ouest-France aussi bien que celles du Monde).

Dans la masse énorme des déclarations de Jean-Marie Le Pen, celle qui vient le plus spontanément à l’esprit est certainement « Les chambres à gaz sont un détail ». Le cas est exemplaire. D’abord, il montre une fois de plus que les petites phrases les plus fortes ne portent pas sur des programmes électoraux mais sur des convictions ou des attitudes. Surtout, il illustre bien le phénomène d'amélioration subi par beaucoup de petites phrases émergentes : les auditeurs – ou des commentateurs plus ou moins bienveillants – tendent à les optimiser
‑ afin d’installer un logos plus concis et plus percutant,
‑ et/ou correspondant au mieux à la réputation du locuteur, à son ethos,
‑ et/ou faisant mieux écho aux sentiments du public, à son pathos.


Interrogé en 1987 sur les chambres à gaz nazies par un Grand Jury RTL-Le Monde, Jean-Marie Le Pen, voit évidemment la question comme un piège. Il répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n'ont pas existé. Je n'ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale ». La déclaration est aussitôt reformulée, du relatif on fait un absolu : « Les chambres à gaz sont un détail ». La petite phrase est moins dans la bouche de Jean-Marie Le Pen que dans l’oreille des auditeurs ou dans le stylo des commentateurs. Il aura beau soutenir que l’important est que les gens ont été tués et non la manière dont ils l’ont été, la cause est entendue et jugée instantanément. La petite phrase n’est pas seulement citée abondamment, elle produit des effets politiques jusqu’à nos jours.

Cependant, si cette petite phrase est probablement celle qui a le plus marqué la carrière politique personnelle de Jean-Marie Le Pen, et qui est rappelée avec le plus d'insistance depuis son décès hier, 7 janvier 2025, ce n’est probablement pas celle qui aura pesé le plus lourd sur la vie politique française. L’Institut national de l’audiovisuel (INA) l’a rappelé fin 2023 lors de la discussion du projet de loi sur l’immigration.

« L’immigration est depuis des décennies au cœur des débats politiques et a d’ailleurs été sujet à de petites phrases que l’on retient », note l’INA. Celui-ci a fait appel à Pascal Perrineau pour une « analyse de la phrase de Jean-Marie Le Pen : "La véritable vague déferlante de l'immigration" ». Cette phrase a été prononcée le 13 février 1984 au cours de l'émission L'Heure de vérité, diffusée sur Antenne 2. Là aussi, la petite phrase est optimisée, ou du moins raccourcie, puisque la formule originale était celle-ci : « …la véritable vague déferlante de l’immigration en provenance du tiers-monde vers un pays comme le nôtre frappé par la dénatalité. »

La rive fertile du Rubicon

« Alors là on entre vraiment dans le dur », commente Pascal Perrineau. « Ça annonce le discours sur le grand remplacement. Le discours de Jean-Marie Le Pen qui est un discours relativement marginal au début va peu à peu s'imposer et être au centre du débat comme il l'est aujourd'hui ». Le Front National, alors donné à 4 % dans les sondages, obtient presque 11 % des voix à l’élection européenne quelques semaines plus tard.

L’importance politique de cette petite phrase dépasse de beaucoup cette élection. À l’époque, la base du Parti communiste voit l’immigration d’un mauvais œil. En 1980, la mairie communiste de Vitry a fait détruire par un bulldozer un foyer pour émigrés. Une partie des socialistes s’interrogent. En 1988, Michel Rocard déclare que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette petite phrase restée célèbre elle aussi, est accueillie par un tollé chez les penseurs de gauche. Pour la majorité d’entre eux, la critique de l’immigration est l’apanage du Front National, un sujet interdit aux autres partis. Les jeux sont faits : « L'immigration va devenir un fonds de commerce prospère pour le Front National », constate Pascal Perrineau. La gauche, elle, demeure dans sa quasi-totalité sur l’autre rive du Rubicon qu’est devenue pour elle la petite phrase de 1984.

« L’extrême-droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions », admet pourtant le Premier ministre Laurent Fabius quelques mois plus tard. Mais faute de proposer de « vraies réponses » et un récit audible sur l’immigration, la gauche se condamne à voir son propre fonds de commerce s’étioler le jour où ces vraies questions deviennent un souci majeur pour les électeurs au point qu'ils franchissent eux aussi le Rubicon. Il serait excessif de dire que la petite phrase de Jean-Marie Le Pen en 1984 a « fait l’histoire », mais elle a du moins contribué à installer une situation dont les partis de gauche auront du mal à s’extraire sans casse.

Michel Le Séac’h

Jean-Marie Le Pen le 1er mai 2007, photo Marie-Lan Nguyen, sous licence CC BY 2.5 via commons.wikimedia.org

02 décembre 2024

Une élection sans petite phrase pour Donald Trump ?

L’idée qu’une petite phrase puisse déterminer le résultat d’une élection présidentielle paraît extravagante. Elle est néanmoins partagée par de bons esprits. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considéraient tous deux que la présidentielle de 1974 s’est jouée sur « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Ils n’étaient pas seuls. « Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel(1). L’Institut national de l’audiovisuel (INA) introduit à peine un léger doute quand il relate l’histoire de « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République »(2).


Aux États-Unis, les trois mots « Yes We Can », à l’origine une petite phrase plébiscitée par les auditeurs, auraient pour certains assuré la victoire de Barack Obama lors de la campagne présidentielle américaine de 2008. Idem huit ans plus tard pour Donald Trump avec « Make America Great Again » (MAGA), message de félicitations adressé au président Obama réélu en 2012 puis massivement retweeté par les internautes.

Nombre d’observateurs ont donc recherché dans la campagne présidentielle de 2024 la petite phrase qui ferait l’élection. Ils l’attendaient surtout dans les débats télévisés, en fondant cette conviction sur une référence largement admise : le débat du 28 octobre 1980 entre Ronald Reagan et Jimmy Carter, une semaine avant l’élection présidentielle américaine.

Reagan reste une référence en 2024

Ce jour-là, assure l’écrivain Larry Elliott(3), « dix mots brefs se sont avérés décisifs » : « Are you better off than you were four years ago? » (Allez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?). Question moins élémentaire qu’il n’y paraît : la plupart des candidats focalisent plutôt leurs interventions sur ce qu’ils feront s’ils sont élus et non sur le passé. La question simplissime de Ronald Reagan a irrémédiablement déstabilisé le président sortant. Elle a même « remodelé l’histoire de l’Amérique », selon l’essayiste Daniel Pink(4) ! Pour Lou Cannon, biographe de Reagan, elle a en tout cas « réglé le débat »(5).

Quarante-quatre ans plus tard, en 2024, des journalistes américains affirment toujours que cette question a probablement fait perdre l’élection à Carter(6) ou qu’elle est peut-être la phrase la plus fameuse de tous les débats présidentiels(7), tandis que la rédaction du Washington Post  y voit une « question immortelle » qui structure encore les débats économiques des élections présidentielles(8). Quant à ChatGPT, Interrogé sur les petites phrases qui auraient pu déterminer le résultat d’une élection, il cite en premier lieu la question de Ronald Reagan (devant « It’s the economy, stupid », de Bill Clinton, en 1992, « Read my lips : no new taxes », de George H.W. Bush, en 1988 et “Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country », de John F. Kennedy, en 1960).

En 2020, c’est une question plus agressive qui avait marqué le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden. Interrompu par Trump à de nombreuses reprises, Biden lui avait lancé : « Will you shut up, man ? » (Tu vas la fermer, bonhomme ?). La phrase avait été appréciée d’une partie du public et l’équipe de Joe Biden avait aussitôt diffusé des T-shirts la reproduisant. Mais en 2024, semble-t-il, le président sortant n’est plus en état d’afficher une attitude bagarreuse lors du débat présidentiel qui l’oppose à Trump au mois de juin. Puis il s’enferre en désignant les partisans de Trump comme des « ordures »(9). Et aucune des invectives mutuelles de l’unique débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris, le 10 septembre, ne sort du lot. Avec le recul du temps, la phrase qui rappellera le mieux cette élection présidentielle de 2024 pourrait bien être « Fight, fight, fight »(10).

Michel Le Séac’h

(1) Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o
(3) Larry Elliott, «  Are you better off than four years ago? Why US voters should – but can’t – say yes », The Guardian, 18 octobre 2024, https://www.theguardian.com/business/2024/oct/18/us-voters-economy-inflation-growth-presidential-election
(4) Daniel Pink, « Questions vs. Answers: Which Wins? », LinkedIn, novembre 2024, https://www.linkedin.com/posts/danielpink_questions-vs-answers-which-wins-in-1980-activity-7259188818728120320-GJz7/
(5) Lou Cannon, « Ronald Reagan : Campaign and Elections », University of Virginia Miller Center, https://millercenter.org/president/reagan/campaigns-and-elections
(6) Timothy Noah, « You Are Way Better Off Than You Were Four Years Ago », The New Republic, 12 septembre 2024, https://newrepublic.com/article/185893/harris-better-off-four-years
(7) Howard Schneider, «  Are you better off today ? A question for voters as Biden, Trump debate », Reuters, 26 juin 2024, https://www.reuters.com/world/us/are-you-better-off-today-question-voters-biden-trump-debate-2024-06-26/
(8) Editorial Board, Washington Post, 12 septembre 2024, «  How Harris could answer the 'are you better off' question », https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/09/12/harris-economy-census-incomes/
(9) Michel Le Séac’h, « “Les ordures, ce sont les supporters de Trump" » : la dernière petite phrase de Joe Biden », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/11/les-ordures-ce-sont-les-supporters-de.html
(10) Michel Le Séac’h, « “Fight, fight, fight" : portrait résumé d’un Trump héroïque », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/07/fight-fight-fight-portrait-resume-dun.html

Photo [cc] Gage Skidmore via Wikipedia Commons


02 mai 2024

« Vous n’avez pas le monopole du cœur » : cinquante ans après, que nous dit la petite phrase du débat VGE-Mitterrand ?

Avant le cinquantième anniversaire de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, on célébrera ce mois-ci celui de sa fameuse réplique : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ».

Le 10 mai 1974, avant le deuxième tour de l’élection présidentielle, VGE et François Mitterrand s’affrontent lors d’un débat télévisé. Celui-ci passionne les médias et les milieux politiques. Ils ont en tête le débat du 26 septembre 1960 entre John F. Kennedy et Richard Nixon qui, à la surprise générale, a tourné à l’avantage du premier. Ce débat constitue une « révolution dans la politique présidentielle américaine »[i], assure Theodore White dans La Victoire de Kennedy ou comment on fait un président (en anglais The Making of the President 1960), un best-seller mondial qui a, dit-on, « transformé à jamais les campagnes électorales »[ii].

L’expérience impressionne les milieux politiques à tel point que plus aucun duel télévisé de ce genre n’aura lieu aux États-Unis avant 1976. Le débat français de 1974 est donc en soi un événement considérable. Quatre ménages français sur cinq possèdent déjà un téléviseur. Ils n’ont pas beaucoup de choix : l’ORTF ne leur propose guère que deux chaînes de télévision, la troisième est embryonnaire. Le débat présidentiel fait recette.

Un diagnostic presque unanime

Instruites par l’expérience américaine de 1960, les équipes des candidats se sont attachées à neutraliser les risques dus à l’aspect de leurs champions, François Mitterrand, politicien chevronné de la quatrième République, et Valéry Giscard d’Estaing, ancien ministre des Finances de Pompidou. Cependant, le danger n’est pas dans le doigté du barbier ou la couleur de la cravate. Avec insistance, le premier reproche au second les inégalités sociales :

C’est une question d’intelligence mais c’est aussi une affaire de cœur.

Regard noir de VGE :

D’abord, je vais vous dire quelque chose : je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le monopole du cœur. Vous n’avez pas, M. Mitterrand, le monopole du cœur, vous ne l’avez pas. J’ai un cœur, comme le vôtre, qui bat sa cadence et qui est le mien. Vous n’avez pas le monopole du cœur !

Sûrement pas, bredouille Mitterrand.

« Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel[iii]. De nombreux experts – journalistes, politologues, politiciens, publicitaires, historiens... – abondent dans ce sens. « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République », résume l’Institut national de l’audiovisuel (INA)[iv].

Rationnellement, l’hypothèse de la phrase qui fait l’élection devrait faire sourire. Or elle semble admise presque sans discussion. Jean-François Kahn, l’un des rares à la contester, ne peut que le constater : « Pourquoi, nous explique-t-on, Giscard d'Estaing l'a-t-il emporté en 1974 sur François Mitterrand ? A cause d'un clip dont il se fit un pin's : "Vous n'avez pas le monopole du coeur. " […] Je n'en crois évidemment pas un mot. Mais il est significatif que cette appréhension, honteuse en vérité, d'un débat dit "de société", soit devenue un lieu commun[v]. »

L'Institut national de l'audiovisuel (INA) cite largement la petite phrase de VGE
Qu’en pensent les premiers intéressés ? Leur avis n’est pas équivoque. « Je crois que j'ai été élu président de la République, grâce à une phrase de dix mots », écrit Valéry Giscard d’Estaing[vi]. Il ajoute : « [François Mitterrand] m’a déclaré plus tard, quand nous en avons parlé ensemble : ″C’est là que vous avez gagné l’élection[vii].″ » Mitterrand en prend de la graine, prouvant avec « l’homme du passif » face à VGE en 1981, puis avec « le monopole du cœur pour les chiens et les chats » face à Chirac en1988, qu’il croit désormais à la force des petites phrases autant qu’à celles de l’esprit.

Prise de bec sans politique  

Sa réplique était une improvisation, affirme Valéry Giscard d’Estaing. « Il n’y avait pas une douzaine de mecs pour lui fignoler la fameuse petite phrase à servir chaud sur le plateau télé », badine Daniel Carton[viii]. Mais en tout état de cause, n’est-il pas stupéfiant que deux prétendants à la présidence de la République puissent, ensemble, considérer posément qu’ils ont été départagés par quelques mots, parfaitement anodins de surcroît ? Car, bien entendu, tout citoyen a un cœur qui bat sa cadence sans être présidentiable pour autant.

Et c’est peut-être, au fond, la principale leçon de « Vous n’avez pas le monopole du cœur » : le point saillant, voire déterminant, de ce débat entre candidats à la fonction suprême n’est pas du tout « politique ». Il n’est pas question de Constitution, de fiscalité ou de relations internationales mais d’une prise de bec entre deux individus. Celui qui l’emporte est celui qui cloue le bec à l’autre – ou qui lui arrache le cœur. Dans cette petite phrase politique, l’ethos joue un rôle majeur.

Michel Le Séac’h

[i] Theodore H. White, The Making of the President 1960, New York, Pocket Books, 1961, p. 335.

[ii] Scott Porch, « The Book That Changed Campaigns Forever », Politico, mai-juin 2015, https://www.politico.com/magazine/story/2015/04/22/teddy-white-political-journalism-117090/

[iii] Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.

[iv] https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00017840/valery-giscard-d-estaing-vous-n-avez-pas-le-monopole-du-coeur

[v] Jean-François Kahn, La Pensée unique, Fayard, 1995.

[vi] Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la vie, Paris, Cie 12, 2004.

[vii] Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.

[viii] Daniel Carton : « Bien entendu… c’est off » – Ce que les journalistes politiques ne racontent jamais, Paris, Albin Michel, 2003.

11 octobre 2021

Les petites phrases de Bernard Tapie : une grande place à la première personne

Les petites phrases ont souvent mauvaise presse et l’on ne dit pas de mal des morts – c’est sans doute pourquoi les hommages funèbres rendus à Bernard Tapie depuis une semaine n’ont guère rappelé ses déclarations les plus mémorables.

Pour être juste, 20 minutes a quand même noté avec une touche d’humour noir qu’il avait « préparé le terrain » dès 2017 avec cette déclaration au Monde : « Mourir, ça ne me fait pas chier du tout. La mort, c’est la consécration de la vie. ». Le quotidien ajoute : « ‘’Nanard’’ […] savait que ces deux petites phrases seraient du meilleur effet dans les nécrologies. »

Pour sa part, Cnews a rappelé que « en 1992, c'est lors d'un meeting que Bernard Tapie, bien connu pour ses petites phrases assassines, s'en prendra cette fois aux électeurs du Front national », avec notamment cette formule : « si Le Pen est un salaud, ceux qui votent pour lui sont des salauds ».

On s’étonne quand même de voir si peu rappelées les petites phrases d’un homme qui en était si prodigue. Ouest-France en avait même fait le thème d’un « Quiz » dès 2015. Il y citait :

  • « J’ai menti, mais c’était de bonne foi »
  • « Pourquoi acheter un journal quand on peut acheter un journaliste ? »
  • « Quand vous êtes dans le sens contraire du courant et que vous nagez vite, vous reculez moins que les autres. »
  • « Si moi je veux parler sans grossièreté, je peux le faire, mais ça paraîtra aussi naturel que si Giscard disait : ‘’J’en ai plein les couilles’’ »
  • « Être un bon comptable, ce n’est pas savoir faire une bonne addition, mais trouver un résultat juste. »
  • « La seule chose que je ne referais pas, ce sont des affaires. »

Consécration suprême, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) inclut Bernard Tapie dans sa galerie « Les petites phrases des politiques ». Il y voisine avec Jacques Chirac, Valéry Giscard d'Estaing, Jean-Marie Le Pen, Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy et une quarantaine d’autres responsables politiques de premier plan. Il y figure pour ces déclarations :

  • « Je suis rentré chez moi hier soir, ma femme m’a fait la fête, comme d’habitude »
  • « J’aurais dû être moins ambitieux »
  • « On peut pas faire les matchs que quand on est sûr de les gagner »
  • « C’est sérieux la politique »

Bernard Tapie a lui-même été un sujet de petite phrase, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Ministre d’un gouvernement socialiste, il en est exfiltré d’urgence à l’annonce de ses premiers démêlés judiciaires. « Tapie n’a jamais été ma tasse de thé », laisse tomber l’ancien Premier ministre Pierre Mauroy.

« J'étais riche; je ne le suis plus. J'étais à la mode; je ne le suis plus. Je ne maîtrise ni mon calendrier ni mon destin ! » déplore alors Bernard Tapie. Une épreuve qu’il assure prendre avec philosophie : « Les coups sur la nuque, je les reçois avec respect. Dieu me les envoie pour me fortifier. J’avais la grosse tête, il veut me rendre plus humble. Ma seule prière, c’est que Sa volonté soit faite. »

Mais l’épreuve ne dure pas, et l’humilité non plus. La vertu est en proportion inverse de la prospérité. Quand Bernard Tapie rachète La Provence en 2013, il assure : « Je ne vais pas augmenter les journalistes pour qu'ils aillent se payer des putes! ». Et c’est reparti pour un tour !

Les petites phrases de Bernard Tapie présentent une caractéristique intéressante : beaucoup d’entre elles sont à la première personne. C’est relativement rare. Certes, les petites phrases ont pour principal sujet les leaders politiques. Mais ces derniers se décrivent en général en parlant d’autre chose, et souvent sans le vouloir ; Emmanuel Macron a été jugé méprisant pour avoir parlé des Gaulois réfractaires et des gens qui ne sont rien. Normalement, le moi est haïssable. « L’État c’est moi » (Louis XIV) choque en tant qu’affirmation cynique de l’absolutisme royal. « La République c’est moi » (Mélenchon) choque en tant que prétention outrancière d’un simple élu. Mélangeant le sport, la politique et l’argent, Tapie aurait pu dire « Les affaires c’est moi » sans choquer vraiment. Cela suffit à en faire un personnage hors du commun.

Michel Le Séac’h

Illustration : Jeanne Menjoulet, Flickr, licence CC BY 2.0.