L’idée qu’une petite phrase puisse déterminer le résultat d’une élection présidentielle paraît extravagante. Elle est néanmoins partagée par de bons esprits. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considéraient tous deux que la présidentielle de 1974 s’est jouée sur « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Ils n’étaient pas seuls. « Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel(1). L’Institut national de l’audiovisuel (INA) introduit à peine un léger doute quand il relate l’histoire de « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République »(2).
Aux États-Unis, les trois mots « Yes We Can », à l’origine une petite phrase plébiscitée par les auditeurs, auraient pour certains assuré la victoire de Barack Obama lors de la campagne présidentielle américaine de 2008. Idem huit ans plus tard pour Donald Trump avec « Make America Great Again » (MAGA), message de félicitations adressé au président Obama réélu en 2012 puis massivement retweeté par les internautes.
Nombre d’observateurs ont donc recherché dans la campagne présidentielle
de 2024 la petite phrase qui ferait l’élection. Ils l’attendaient surtout
dans les débats télévisés, en fondant cette conviction sur une référence largement
admise : le débat du 28 octobre 1980 entre Ronald Reagan et Jimmy Carter, une
semaine avant l’élection présidentielle américaine.
Reagan reste une référence en 2024
Ce jour-là, assure l’écrivain Larry Elliott(3), « dix mots brefs se
sont avérés décisifs » : « Are you better off than you were four
years ago? » (Allez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?). Question moins
élémentaire qu’il n’y paraît : la plupart des candidats focalisent plutôt
leurs interventions sur ce qu’ils feront s’ils sont élus et non sur le passé.
La question simplissime de Ronald Reagan a irrémédiablement déstabilisé le
président sortant. Elle a même « remodelé l’histoire de l’Amérique »,
selon l’essayiste Daniel Pink(4) !
Pour Lou Cannon, biographe de Reagan, elle a en tout cas « réglé le débat »(5).
Quarante-quatre ans plus tard, en 2024, des journalistes
américains affirment toujours que cette question a probablement fait perdre
l’élection à Carter(6) ou
qu’elle est peut-être la phrase la plus fameuse de tous les débats
présidentiels(7), tandis
que la rédaction du Washington Post y voit une « question immortelle » qui
structure encore les débats économiques des élections présidentielles(8). Quant à ChatGPT, Interrogé
sur les petites phrases qui auraient pu déterminer le résultat d’une élection, il
cite en premier lieu la question de Ronald Reagan (devant « It’s the
economy, stupid », de Bill Clinton, en 1992, « Read my lips : no
new taxes », de George H.W. Bush, en 1988 et “Ask not what your country can
do for you – ask what you can do for your country », de John F. Kennedy,
en 1960).
En 2020, c’est une question plus agressive qui avait marqué
le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden. Interrompu par Trump à de
nombreuses reprises, Biden lui avait lancé : « Will you shut up, man ? »
(Tu vas la fermer, bonhomme ?). La phrase avait été appréciée d’une partie
du public et l’équipe de Joe Biden avait aussitôt diffusé des T-shirts la
reproduisant. Mais en 2024, semble-t-il, le président sortant n’est plus en
état d’afficher une attitude bagarreuse lors du débat présidentiel qui l’oppose
à Trump au mois de juin. Puis il s’enferre en désignant les partisans de Trump
comme des « ordures »(9). Et aucune des invectives
mutuelles de l’unique débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris, le 10
septembre, ne sort du lot. Avec le recul du temps, la phrase qui rappellera le
mieux cette élection présidentielle de 2024 pourrait bien être « Fight,
fight, fight »(10).
Michel Le Séac’h
(1) Olivier
Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o
(3) Larry Elliott, « Are you better off than
four years ago? Why US voters should – but can’t – say yes », The
Guardian, 18 octobre 2024, https://www.theguardian.com/business/2024/oct/18/us-voters-economy-inflation-growth-presidential-election
(4) Daniel Pink, « Questions vs. Answers: Which
Wins? », LinkedIn, novembre 2024, https://www.linkedin.com/posts/danielpink_questions-vs-answers-which-wins-in-1980-activity-7259188818728120320-GJz7/
(5) Lou Cannon, « Ronald Reagan : Campaign and Elections », University of Virginia Miller Center, https://millercenter.org/president/reagan/campaigns-and-elections
(6) Timothy Noah, « You Are Way Better Off Than
You Were Four Years Ago », The New Republic, 12 septembre 2024,
https://newrepublic.com/article/185893/harris-better-off-four-years
(7) Howard Schneider, « Are you better off
today ? A question for voters as Biden, Trump debate », Reuters, 26
juin 2024,
https://www.reuters.com/world/us/are-you-better-off-today-question-voters-biden-trump-debate-2024-06-26/
(8) Editorial Board, Washington Post, 12
septembre 2024, « How Harris could answer the 'are you better off'
question », https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/09/12/harris-economy-census-incomes/
(9) Michel
Le Séac’h, « “Les ordures, ce sont les supporters de Trump" » :
la dernière petite phrase de Joe Biden », blog Phrasitude, 7 novembre
2024, https://www.phrasitude.fr/2024/11/les-ordures-ce-sont-les-supporters-de.html
(10) Michel
Le Séac’h, « “Fight, fight, fight" : portrait résumé d’un Trump héroïque », blog Phrasitude, 7 novembre
2024, https://www.phrasitude.fr/2024/07/fight-fight-fight-portrait-resume-dun.html
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