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10 avril 2024

Gulliver enchaîné, de Philippe Guibert : le déclin du chef est-il audible dans les petites phrases ?

Directeur du Service d’information du gouvernement (SIG) de 2012 à 2014, c’est-à-dire du temps de François Hollande et Jean-Marc Ayrault, Philippe Guibert a sans doute étudié sur le vif le phénomène qu’il décrit dans Gulliver enchaîné : le déclin du chef politique en France. Les conséquences sont nationales : « Un chef faible ou arrogant, c’est comme être amputé de notre image collective, qui a besoin d’une figure charnelle pour prendre conscience d’elle-même » (p. 24). C’est aussi un grave affaiblissement stratégique puisque « le vrai chef, au fond, c’est toujours le chef de guerre » (p. 22).

Le président de la République est devenu un manager qui gère de crise en crise. Sa faiblesse n’est pas électorale puisque son élection lui vaut en pratique une majorité parlementaire et un exercice solitaire du pouvoir facilité par la Constitution – il ne revient que rarement devant le peuple. Il n’en est pas pour autant à l’abri, car il doit assurer une « présidence en continu, comme les chaînes d’info du même nom ».

La dévaluation de la personne du chef a commencé voici longtemps déjà. « Avec Giscard, on entre dans la communication politique contemporaine : l’homme privé, disons familial, fait partie intégrante de l’image du président. » Ce qui conduit à la « peopolisation » de la vie politique, conséquence d’une transformation majeure des médias comme moyen de communication au cours de ces cinquante dernières années : la généralisation de la télévision dans les foyers, puis celle des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu. (p. 88).

Certains voient dans cette omniprésence une « dérive orwellienne ». C’est l’inverse, souligne Philippe Guibert. Ce n’est pas Big Brother qui scrute l’intimité de chacun dans son salon, au contraire : « ce sont les autorités et ceux qui les incarnent qui vivent aujourd’hui sous l’œil numérique de la foule déboulonneuse de statues (anciennes ou présentes), grâce à des smartphones promps à dénoncer le fautif par une prise de parole virale et à attester au besoin par l’image prise sur le vif » (p. 117).

Le Verbe s’est fait chef

Mais qu’est-ce qu’un chef ? C’est d’abord un personnage qui assume ses responsabilités : « Un chef ne subit pas, il ne doit fuir ni les difficultés, ni les conséquences de ce qu’il veut, y compris en cas d’échec. C’est vers lui qu’on se tourne, lui qui en dernier ressort décide de l’essentiel – lui aussi qui doit assumer l’échec éventuel. »

Autrement dit, il doit parler. Volens nolens, la relation du chef avec le peuple passe par la parole. Nécessairement moins rare, la parole présidentielle devient peut-être moins précieuse. Mais elle reste indispensable : « La sidération populaire est décuplée, quand le chef lui-même reste sans voix ; sa contestation est encouragée s’il est trop bavard et verbeux. Au commencement de la décision, il y a le verbe du chef. »

Philippe Guibert revient sans cesse à ce rôle central de la parole du chef. Citant l’historien américain David A. Bell, il définit le charisme non comme une qualité mais comme une relation, « un lien émotionnel direct et intense entre un leader politique et ses partisans », lien qui dépend des cultures et des époques, « donc aussi des techniques de médiatisation de chacune d’entre elles ». Citant Freud, il insiste sur la capacité d’incarnation du chef, « capacité qui permet l’identification ; mécanisme décisif sur lequel repose l’adhésion qu’il suscite ». Citant Machiavel, il souligne qu’un chef démocratique ne peut gouverner en comblant seulement des « désirs » ni en les réprimant toujours : il doit cultiver une « affection populaire », fruit d’une « capacité à persuader ».

Un chef muet fait malgré tout des petites phrases

La démonstration de Philippe Guibert est convaincante : Gulliver est enchaîné – enchaîné par les chaînes de télévision, pardi, et ce qui vient après, en particulier les médias sociaux. Mais enchaîné par qui ? On peut regretter que le peuple soit trop peu présent dans ce livre alors que, on le sait depuis Aristote, il joue un rôle dans le discours. Le chef muet ne désoriente pas seulement le peuple : il lui abandonne le droit de parler pour lui. Emmanuel Macron a voulu une « présidence distante, en surplomb » et une parole « rare » ? L’opinion publique s’est servie elle-même dans ce qu’il a laissé traîner : « je traverse la rue, je vous trouve du travail », « le Français réfractaire », « les gens qui ne sont rien »…

Il n’est pas question de petites phrases dans ce livre. Elles s’y sont néanmoins insinuées : « Avec Carla, c’est du sérieux » (Sarkozy, p. 98), « Qu’ils viennent me chercher » (Macron, p. 140), « Emmerder les non-vaccinés » (Macron, p. 143). Philippe Guibert ne semble pas les considérer comme un phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, il analyse avec finesse comment la personnalité charismatique de Giorgia Meloni, en Italie, « s’est construite autour d’une harangue scandée avec force et passion » dans une réunion publique : « Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis une mère, je suis une chrétienne, je suis italienne et personne ne m’enlèvera ça ».

Ce passage « concentre le sens de son message ». On le qualifierait volontiers de petite phrase. Sans doute, il « paraît quelque peu creux à l’écrit et bien peu politique en apparence » : c’est le lot de la plupart des petites phrases. Il l’est plutôt moins que, par exemple, cet « Arrêtez d’emmerder les Français » rabâché en ces temps de cinquantième anniversaire de sa mort et qui reste une base de la « personnalité charismatique » post-mortem du président Pompidou. Le déclin du chef politique se mesure moins à ce qu’il dit qu’à ce que le peuple entend. L’analyste subtil qu’est Philippe Guibert concocterait-il en contrepoint de ce Gulliver enchaîné un prochain Lilliputiens déchaînés ?

Michel Le Séac’h

Gulliver enchaîné. Le déclin du chef politique en France, par Philippe Guibert, Les éditions du Cerf, 176 p., 20 €. ISBN 978-2-204-16079-7

19 décembre 2022

Petites phrases des années 1960 et 1970

J’ai noté dans « Une brève histoire des petites phrases » (www.phrasitude.fr, 2 juin 2020) que l’emploi du syntagme « petite phrase » s’est accéléré à partir du milieu des années 1960. Pour étayer cette affirmation, voici une sélection de citations de la presse régionale de l’Ouest, issue des archives du groupe Ouest-France :

M. Taine, par exemple, serait un « réactionnaire », lui qui écrivait avec infiniment de raison cette petite phrase que beaucoup de nos réformateurs feraient bien de méditer : « La forme sociale et politique dans laquelle un peuple peut entrer et rester n'est pas livrée à son arbitraire, mais déterminée par son caractère et son passé ».

L'Ouest-Éclair, 28 mars 1900 (Une)

M. Nail, quand il a renouvelé le décret moratoire pour un trimestre, a laissé entendre que ce délai serait le dernier. Là-dessus, l'organe officiel du parti unifié proteste et découvre toute sa pensée en cette petite phrase : « M. Nail menace de presser la solution de la question des loyers. » L'Humanité considère comme une menace le fait de mettre à l'ordre du jour de la Chambre la discussion du projet de loi.

L'Ouest-Éclair, 15 janvier 1918 (Une)

Cette vérité très pénible pour l'orgueil local (et on risque de le froisser mortellement en l'énonçant sans précautions) a des chances d'être contenue dans une petite phrase placée au beau milieu de l'étude en question. Elle se détache cruellement. Ayons le courage viril de la transcrire : « Le port de Nantes apparaît donc comme à refaire entièrement ».

L'Ouest-Éclair, 12 janvier 1919 (p. 4)

Très rares étaient cette après-midi, dans les couloirs de la Chambre et du Sénat, les hommes politiques qui contestaient cette évidence. Quelques-uns, évidemment, jetaient bien, de ci, de là, de petites phrases perfides, et des noms pris certainement au hasard : Barlhou, Steeg, François Marsal, Louis Marin mais la conviction manquait. M. Briand lui-même déclarait : « Cette crise est absurde ! »

— L'Ouest-Éclair, 27 mars 1924 (Une)

« Et quand Mme la France se réveillera, toute nue, dépouillée de tous ses biens, elle s'emportera contre les étrangers, oubliant qu'elle est née jobard. » Et ma foi, ami lecteur, pour aujourd'hui, cette dernière petite phrase nous servira de conclusion... Je la trouve très bien.

L'Ouest-Éclair, 30 juillet 1926 (p. 2)

M Chamberlain sourit, évidemment ému ; on le voit prononcer quelques petites phrases interrompues par des silences brefs. M. Mussolini est tout sourires ; son visage rayonne de joie et de satisfaction.

L'Ouest-Éclair, 12 janvier 1939

Après un assez long développement sur « la petite phrase » de la déclaration P.C.-F.G.D.S. du 24 février, M. Pompidou aborde sa conclusion : « L 'important pour le Gouvernement, dit-il, est de ne céder en rien sur ce qui est de ses attributions ».

Presse Océan, 25 avril 1968 (p. 3)

Rarement une année sociale n'aura été autant tributaire des événements politiques et davantage personnalisée : dans les grandes options, on retrouve, face à face, deux des principaux négociateurs de Grenelle, Georges Pompidou et Georges Séguy. Le 13 septembre, c'est la « petite phrase » devenue historique du secrétaire général de la C.G.T. : « Le septennat du président pourrait être de courte durée ».

Ouest-France, 31 décembre 1969 (p. 2)

Pour le moment, la Pologne paraît bien décidée à régler ses problèmes toute seule. Mais le pourra- t-elle ? Une petite phrase prononcée jeudi soir par M. Cyrankiewicz a fait dresser l'oreille : « Notre devoir, a dit le Premier Polonais, est de défendre nos acquisitions par tous les moyens. »

Ouest-France, 19 décembre 1970 (Une)

Il ne faut pas oublier que M. Descamps, secrétaire général de la CFDT avait répondu par avance, en quelques mots, à la « petite phrase » incendiaire dans le discours de rentrée prononcé samedi matin par M. Georges Seguy, au Palais de la Mutualité.

Presse Océan, 21 septembre 1970 (p. 3)

« Nous ferons en sorte d'empêcher que personne ne puisse utiliser à des fins politiques personnelles les positions que nous prendrons. C'est pourquoi toutes nos « petites phrases » seront prononcées de telle sorte qu'elles montrent bien que la C.G.T. s'attache à défendre les intérêts des travailleurs ». C'est ce qu'a déclaré M. Georges Séguy à France-Inter.

Presse Océan, 27 août 1970 (p. 3)

Par ces deux phrases, le secrétaire général de la C.G.T. répondait particulièrement à l'allusion faites par Roger Michaud, à ce qui fut appelé la petite phrase de M. Séguy, prononcée lors de la précédente « rentrée sociale » il y a un an. M. Séguy avait alors émis l'opinion que le septennat du Président de la République pourrait être abrégé.

Presse Océan, 27 août 1970 (p. 3)

Depuis une certaine « petite phrase » qui visait M. Pompidou. M. Georges Séguy se méfie de l’interprétation que l’on peut donner à ses propos.

Ouest-France, 28 août 1970 (p. 4)

Une coopération entre l’Europe et les U.S.A. ? Au cours de cette conférence de presse il était normal que soit évoquée la petite phrase du président Nixon, visitant Concorde aux Açores avant de regagner les U.S.A. :« J’aurais aimé que nous l’ayons construit... »

Ouest-France, 16 décembre 1971 (p. 3)

Une « petite phrase » de M. Debré : « Pourquoi pas une coopération avec l'industrie aéronautique soviétique »

Ouest-France, 26 mai 1971 (Une)

 « Le retour aux sources nous parait essentiel. » On aura d'autant plus noté cette petite phrase de M. Hubert Germain qu'au cours de la journée de consultations le président de l'amicale « Présence et action du gaullisme »a été reçu à trois reprises différentes par M. Messmer. Cette fidélité au message du général de Gaulle paraît bien avoir été le souci de M. Pompidou en changeant d'équipe.

Ouest-France, 7 juillet 1972 (p. 4)

Tout cela, M. Pompidou l'a résumé dans une petite phrase :« L'Europe doit affirmer sa personnalité face aux États-Unis. » Il s'attachera aujourd'hui, sans trop d'illusions, à faire partager ce point de vue à son hôte.

Ouest-France, 10 février 1972 (Une)

Or, voilà qu'une toute petite phrase du communiqué du Conseil des Ministres jette à nouveau le doute. M. Chaban-Delmas est, certes, autorisé à engager la responsabilité du gouvernement, mais seulement « s'il le juge utile ».

Ouest-France, 18 mai 1972 (Une)

La « petite phrase » du président Nixon : « Nous allons mettre fin à la guerre sans trahir nos alliés » IL A SUFFI D’UNE NOUVELLE PETITE PHRASE du président Nixon à Los Angeles, au moment où son conseiller spécial, M. Kissinger, rentrait de Paris après y être resté exceptionnellement 48 heures, pour que les bruits d’un cessez-le-feu et même d’une paix imminente se multiplient.

Ouest-France, 29 septembre 1972 (p. 4)

Le Premier ministre, en ce début de session parlementaire, s'est montré particulièrement laconique. Quelques mots d'encouragement à la majorité. Quelques mois d'avertissement à l'opposition à propos des petites phrases de M. Séguy, et c'est tout.

Ouest-France, 3 octobre 1973 (Une)

Avec l’incertitude de la situation économique et monétaire, chacun est convaincu que l’on vit plus que jamais sous le règne de l’imprévisible. Au cas où cela tournerait mal, la « petite phrase » de Georges Séguy permettra de dire que la C.G.T. l’avait annoncé.

Ouest-France, 7 septembre 1973 (p. 4)

 « Des éléments semblables à ceux qui précédèrent mai 1968 existent incontestablement dans la situation actuelle » déclare M. Séguy, dans une interview accordée hier au « Monde », alors qu'on lui demandait de préciser sa « petite phrase » du 6 septembre.

Presse Océan, 14 septembre 1973 (p. 2)

L'illégalité, déjà au cœur des débats sur le drame chilien, au centre des « petites phrases » syndicales et politiques du moment, est le butoir réel des négociations d'Arc-et-Senans.

Ouest-France, 17 septembre 1973 (Une)

D'autres arguments militent en faveur de la bonne entente franco-libyenne : on n'a pas oublié à Paris la petite phrase du colonel Kadhafi « du pétrole contre des armes » et l'on ne paraît pas hostile à l'idée de livrer à Tripoli de nouveaux armements.

Ouest-France, 24 novembre 1973 (p. 3)

Il a suffi d'une petite phrase sur le « régime des partis » et de quelques consignes judicieuses pour que les choses rentrent apparemment dans l'ordre. Cependant, le problème demeure.

Ouest-France, 26 mai 1973 (p. 4)

Au gré des souhaits, des conseils, et des petites phrases qu'il distille à l'occasion des congratulations de la nouvelle année, le Président Pompidou s'efforce visiblement de montrer qu'il tient toujours la barre.

Presse Océan, 4 janvier 1974 (Une)

Il existe de sérieux freins à l'application concrète de la politique d'une détente, les méfiances ne sont pas balayées au niveau des dirigeants et les groupes de pression militaire ont évidemment leur mot à dire. D'où cette petite phrase de M. Kissinger : « Les deux parties doivent convaincre leurs chefs militaires des bénéfices de la modération. Ce n'est pas une chose qui est naturelle aux militaires, de part et d'autre. »

Ouest-France, 4 juillet 1974 (p. 2)

 « Quand on regarde notre histoire, on s'aperçoit que les grandes périodes de développement de notre pays sont avant tout les périodes de développement maritime. » Cette petite phrase prononcée hier matin, dans les salons de l'aérodrome de Guipavas par M. Giscard d'Estaing, a mis un peu de baume au cœur des élus de la communauté urbaine brestoise et de la presqu'île de Crozon.

Ouest-France, 8 novembre 1974 (p. 3)

Justifié ou non, ce sentiment que la mobilisation syndicale ne constitue pas une menace politique réelle, malgré la petite phrase de Michel Rocard posant hier le problème du remplacement du pouvoir actuel, incite le gouvernement à maintenir toutes ses mises.

Ouest-France, 19 novembre 1974 (Une)

L'indépendance nationale, aux yeux de certains, parait dangereusement compromise, dès lors que l'on s'efforce de sortir, à l'égard des États-Unis, de la politique de longue bouderie, entrecoupée de petites phrases hargneuses.

Presse Océan, 21 décembre 1974 (Une)

Décidément, les petites phrases du secrétaire d'État aux P.T.T., M. Lelong, notamment celles qui concernent son interrogation sur les revendications des travailleurs de son administration, semblent rester dans la gorge.

Ouest-France, 26 octobre 1974 (p. 8)

Michel Poniatowski vient de démontrer (sans le vouloir) qu'il est malaisé et parfois scabreux de porter trop de casquettes à la fois. En deux ou trois petites phrases lâchées devant le micro d'un poste périphérique, il a réussi à ternir l'image libérale qu'il s'était efforcé de donner de son personnage et de sa politique.

Presse Océan, 7 février 1975 (Une)

Bien sûr, en relisant la petite phrase présidentielle, on pourrait y déceler l'intention de M. Giscard d'Estaing de ne pas attendre l'échéance normale (1978) pour organiser ces élections.

Ouest-France, 7 avril 1975 (Une)

 « Les petites phrases rapportées par les journaux ne correspondent à rien et ne mettent pas en cause notre amitié », a déclaré M. Poniatowski samedi à Rouen.

Ouest-France, 8 décembre 1975 (Une)

Le mal de l’histoire, c'est la violence... Le grand problème politique est de transformer la violence déchaînée en force motrice. » François-Régis HUTIN. LES « PETITES PHRASES DE FRANÇOISE GIROUD Une mise au point, mais...

Ouest-France, 17 juin 1975 (p. 4)

Les congressistes n'ont pas, au milieu de leur surprise et de leur enthousiasme un peu douché, apprécié toute l'importance qu'il faut attacher à une petite phrase de la péroraison du discours de M. Chirac, « Je suis moralement responsable de l'avenir de notre mouvement ».

Presse Océan, 17 juin 1975 (p. 2)

Une petite phrase de Valéry Giscard d'Estaing. prononcée hier, devant le monument aux morts de Kiev, va-t-elle donner à son séjour en U.R.S.S. une nouvelle tournure ? Le Président de la République a paru, en tout cas. vouloir réagir contre la morosité générale en affirmant son « optimisme ».

Ouest-France, 17 octobre 1975 (p. 3

L'un propose le dialogue et la concertation à l'opposition tout entière, et l'autre, fidèle à l'antique tactique consistant à diviser pour régner, lance à la cantonade contre les communistes, les petites phrases dont le ministre d'État s'est fait une spécialité, et dont il sait que si elles ne sont pas toujours jugées opportunes à l'Élysée, elles sont appréciées de la partie droitière de son électorat.

Presse Océan, 19 septembre 1975

Il comprendra douze membres : quatre parlementaires, quatre personnalités qualifiées, quatre officiers et sous-officiers. A propos de ces derniers, une petite phrase de M. Soufflet, ministre de la Défense, a donné lieu à des spéculations :« Il y aura parmi eux une personnalité qui vous étonnera ». Depuis, les paris sont engagés. Le favori, un non-conformiste : le général Bigeard.

Presse Océan, 20 janvier 1975 (p. 2)

La querelle était prévisible Une « petite phrase » de M. Gaston Deferre vient de mettre le feu aux poudres. Le député-maire de Marseille, en réponse à une prise de position de la fédération communiste des Bouches-du-Rhône refusant le vote du budget municipal…

Ouest-France, 29 octobre 1975 (p. 2)

Solitude et défi... « Le gouvernement espagnol est totalement calme »... Cette petite phrase de Fernando Suarez, le ministre espagnol du travail, fait étrangement penser au tragique : « À Varsovie l’ordre règne ». Fernando Suarez passait pourtant pour être l’un de ceux qui, au sein du gouvernement, n’approuvait pas les exécutions capitales.

Ouest-France, 30 septembre 1975 (p. 2)

M. Chinaud a prononcé, au cours de sa conférence de presse, une petite phrase qui paraît désigner le futur élu :« M. Dominati, a-t-il dit, est pour le moment président de la Fédération de Paris ». Encore faut-il que ces nominations soient ratifiées par le congrès.

Ouest-France, 30 janvier 1975 (p. 4)

Giscard a très certainement voulu donner le piquant du cactus à sa petite phrase. En tout cas, elle a traversé l'Atlantique-Nord à une vitesse bien supérieure à celle du supersonique franco-britannique.

Ouest-France, 6 janvier 1976 (Une)

Nul doute. par conséquent. qu'en prononçant ces petites phrases. M. Chirac n'ait fait allusion aux conditions dans lesquelles M. d'Ornano avait été choisi pour briguer la mairie de Paris. le printemps prochain.

— Journaux de Loire, 8 décembre 1976

La petite phrase prononcée de façon aussi brutale qu'inattendue par M. François Ceyrac, risque tout à la fois d'alourdir un climat social déjà chargé et de compromettre un peu plus la réussite du plan Barre.

— Journaux de Loire, 24 novembre 1976 (p. 2)

Ferme réplique de Raymond BARRE au patronat « La politique de la main-d’œuvre ne se ramène pas à l’examen des possibilités de licenciements » Les deux petites phrases de l'interview de François Ceyrac à Ouest-France, dans lesquelles la président du C.N.P.F. demandait un soutien de l'économie et la liberté de licencier pour les entreprises, continuent à faire du bruit.

Ouest-France, 26 novembre 1976

C'EST LA SANS DOUTE le plan « optimum » du président Carter. Il l'a formulé par « petites phrases » successives en tenant compte des réactions d'opposition qui se manifestaient au Congrès ou au sein du lobby pro-israélien.

Ouest-France, 1er août 1977

La méfiance règne car ils ont été blessés par les attaques dont ils ont été maintes fois l'objet. Des petites phrases visant les juges sont en effet parties naguère des rangs gouvernementaux. Ils ne veulent plus que le Pouvoir porte atteinte à leur crédit en leur faisant endosser les bavures policières.

Presse Océan, 2 décembre 1977 (Une)

La réunion, mercredi, du comité de liaison de la gauche et celle, jeudi, en présence exceptionnellement de quarante journalistes, du Comité Central du Parti Communiste n'ont fait que le confirmer. Plusieurs « petites phrases » de Georges Marchais jeudi et de Charles Fiterman mercredi donnent la mesure de la détermination affichée par le P.C.

Presse Océan, 12 novembre 1977

Reste maintenant la polémique qui a surgi entre le président de la République et le secrétaire général du P.C. « On ne fait pas de politique avec des otages »: cette petite phrase prononcée à la télévision par M. Giscard d’Estaing a suscité la colère du leader communiste. « Lamentable et indigne du président de la République ! » a-t-il dit hier.

Ouest-France, 16 décembre 1977 (p. 3)

La petite phrase prononcée, hier, par M. Sadate, à sa sortie de la mosquée, et dans laquelle il n'excluait pas une prochaine visite au Caire de M. Begin dans les quinze jours a relancé les enchères.

Ouest-France, 17 décembre 1977 (p. 2)

Pierre Mauroy a d'ailleurs eu à ce sujet une petite phrase sybilline qui a fait froncer quelques sourcils dans la minorité comme chez les partenaires de la coalition de gauche : « Un parti dominant n'est pas nécessairement majoritaire », a-t-il expliqué.

Ouest-France, 18 juin 1977 (p. 3)

Il s'agissait en fait de concilier ces trois grandes priorités et « d'ajuster la part respective qui leur sera donnée ». En attendant d'en savoir plus, il semble bien que cette petite phrase contienne la clé du plan Barre.

Ouest-France, 18 avril 1977 (Une)

Enfin, les Radicaux de Gauche se contenteraient du compromis proposé par M. Mitterrand sur la « petite phrase » (nationalisations « à la carte »). Le texte actualisé du Programme Commun préciserait seulement que les nouvelles nationalisations devront être réalisées « conformément à la constitution ».

Presse Océan, 20 septembre 1977 (p. 2)

Une très longue attente pour les journalistes bloqués au rez-de-chaussée du siège du P.C., tandis que les discussions se poursuivaient à huis-clos au cinquième étage. Ils n'avaient pu que noter cette petite phrase de Claude Estier :« Nul ne peut dire que le P.S. ne veut pas de l’union de la gauche... ».

Ouest-France, 23 septembre 1977 (p. 2)

C'est la réouverture de la chasse aux « faux chômeurs ». Lancée hier en Alsace, par une petite phrase de M. Raymond Barre (« S’il y a refus d’emploi, qu’on ne vienne plus ensuite se présenter en demandeur »), accompagnée de curieux articles de presse (« Des millionnaires touchent l’aide au chômage »), elle se concrétisera au prochain conseil des ministres.

Ouest-France, 25 août 1977 (p. 2)

Le rapport conclut en réclamant un effort considérable à tous les pays du monde et spécialement à ceux de la Communauté européenne. « Tout de suite. Car demain il sera trop tard. » Cette petite phrase de la commission sénatoriale, Valéry Giscard d'Estaing l’aura sans aucun doute en mémoire, ce matin, en arrivant à Portsall.

Ouest-France, 3 août 1978 (p. 4)

Devant les deux chambres du parlement brésilien, réunies en séance solennelle, le chef de l'État français, relève-t-on à Brasilia, a eu des propos chaleureux pour le Brésil, sa « vitalité et son grand peuple ». Une petite phrase, surtout, a retenu l'attention : dans l'éloge de son hôte, M. Giscard d'Estaing a parlé, de « sa droiture, sa simplicité, la fermeté de ses convictions et son ouverture sur les évolutions nécessaires ».

Presse Océan, 6 octobre 1978 (p. 3)

 « Cette assemblée sera écoutée et entendue. Elle représentera un moteur psychologique qui conduira les gouvernements à rechercher, par de nouveaux accords, à donner de nouveaux contenus à la vie communautaire, et donc au Parlement européen ». Ces petites phrases sont évidemment à rapprocher de celle, désormais fameuse, de M. Schmidt :« Je ne crois pas que le Parlement élu se contentera des droits relativement restreints dont il dispose à l'heure actuelle ».

Ouest-France, 20 novembre 1978

Autant le chancelier Helmut Schmidt a de doigté pour les particularités anglo-saxonnes, autant aussi il manque d'intuition en ce qui concerne la mentalité française. Avec sa petite phrase, il a porté un coup grave à tous les Européens français et, à leur tète, au président Valéry Giscard d'Estaing.

Ouest-France, 20 novembre 1978 (p. 4)

Et l’hôte de Matignon pour qui « l’horizon s'est éclairci », et qui estime avoir le temps devant lui « pour réaliser les réformes nécessaires », a eu cette petite phrase cuisante : « L'ambition ne se réalise pas seulement par le verbe »... avant d'emprunter à François Mauriac ce mot cruel :« Moins les gens ont d'idées à exprimer et plus ils parlent fort ».

Ouest-France, 21 avril 1978 (p. 3)

Sur l'Europe, sur les compétences de la future Assemblée élue de Strasbourg, sur les « petites phrases » ambiguë s de certains chefs de gouvernement des « Neuf », toutes questions qui appartiennent à une actualité plus controversée, M. Giscard d'Estaing a fait preuve d'une calme autorité, susceptible d'apaiser certaines craintes…

Ouest-France, 22 novembre 1978

Les hebdomadaires français excellent dans l'analyse subtile des « petites phrases » d'hommes politiques, dans la description et le commentaire généralement très fouillés mais presque totale ment désincarnés d'une situation sociale, économique ou politique.

Ouest-France, 23 juin 1978 (Une)

la controverse entre François Mitterrand et Michel Rocard, pour le contrôle du parti socialiste et la candidature à l'élection présidentielle, qui s'insinuait dans toutes sortes de rumeurs, rampait autour des « petites phrases » des uns et des autres et rôdait autour de l'état-major du parti, est maintenant officiellement déclarée.

Ouest-France, 27 novembre 1978 (Une)

On retiendra également le passage sur les divisions de la majorité : « Les Français souhaitent l'unité, je serai donc conduit à pren­dre des mesures pour rétablir cette unité ». Une petite phrase sibylline qui va susciter de nombreuses interrogations dans les milieux intéressés.

Ouest-France, 8 mars 1979 (p. 2)

Pour les trois premiers points (Gaza, pétrole, ambassadeurs), M. Carter a précisé que mardi matin M. Begin avait accepté de présenter les propositions de son gouvernement. Cette petite phrase du président américain semble souligner que la balle est de nouveau dans le camp israélien. En fait, tout s'est passé comme si M. Sadate l’avait discrètement et habilement poussée du pied.

Ouest-France, 14 mars 1979 (p. 2)

Une petite phrase pour désamorcer une bombe ? Je rappelle que l'élection à l'Assemblée des Communautés européennes a été décidée par la loi. Cette décision ne pourrait être modifiée que par la loi.

Ouest-France, 18 janvier 1979 (p. 3)

Pas tendre pour la C.G.T., ni pour le P.C., André Bergeron, secrétaire général de Force Ouvrière, dans une interview à Valeurs actuelles. C’est un recueil de « petites phrases ». Exemples :« En France, comme en Italie, nous souffrons du poids du Parti communiste  ». « Les motivations de la C.G.T. sont toujours politiques, même si elles se greffent sur des revendications syndicales fondées ».

Ouest-France, 8 septembre 1980 (p. 4)

Si l’officialisation de cette tactique par le n° 1 du P.C. est tout de même considérée comme un tournant dans les relations des deux partis, deux autres petites phrases ont surtout retenu l'attention des socialistes. La première, prononcée par Georges Marchais, confirme que pour le P.C. il n'est plus question d'accord…

Ouest-France, 15 octobre 1980

Michel Le Séac’h

05 janvier 2022

« Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » : Emmanuel Macron perd-il ses nerfs ?

 Le consensus médiatique est clair : « les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » est une petite phrase. La locution est employée entre autres par France Culture, Francetvinfo, le Huffington Post, Le Midi libre, France Inter, BFM TV, La Dépêche, Sud Radio, Le Point et jusqu’au Parisien lui-même, celui par qui le scandale est venu.

Cet « emmerder » n’est pas une simple provocation, c’est une politique délibérée, souligne Emmanuel Macron lui-même, répondant aux questions des lecteurs du Parisien : « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout. C’est ça, la stratégie. » Et il énumère les emmerdements : « Vous n’aurez plus le droit d’aller au restau, vous n’aurez plus le droit de prendre un canon, etc. »

Bien entendu, ces propos déclenchent un tollé dans les médias, les réseaux sociaux et les milieux politiques. Et aussi beaucoup de perplexité. Trois semaines plus tôt, dans son entretien avec TF1 et LCI, le chef de l’État avait assuré regretter ses petites phrases. « Les petites phrases ont disparu de ses interventions depuis de nombreux mois », notait d’ailleurs Grégoire Poussielgue dans Les Échos le 16 décembre 2021. 

Les commentateurs se perdent en conjectures. Les partisans du président de la République cherchent à les orienter vers le mot « emmerder ». Ils tentent un rapprochement avec « Arrêtez d’emmerder les Français », qui est probablement la petite phrase la plus connue du président Pompidou. Les emmerdements prendraient fin si tout le monde était vacciné, donc les non-vaccinés sont des emmerdeurs…

Le glissement sémantique est trop visible pour être efficace. Emmanuel Macron n’appelle pas à cesser d’emmerder les Français, au contraire : il est déterminé à emmerder certains d’entre eux. Ou même à leur dénier la qualité de Français puisqu’il ajoute : « Un irresponsable n’est plus un citoyen » -- déclaration qui n’est pas sans problème dans la bouche du gardien de la Constitution.

Les non-vaccinés ne sont que 10 % de la population. Cherche-t-on à en faire des boucs émissaires ? À attaquer une minorité pour se concilier la majorité, grand classique de la propagande politique ? On a peine à croire qu’Emmanuel Macron pourrait suivre une stratégie d’une faiblesse aussi évidente. Tous les vaccinés sont d’anciens non-vaccinés (voire de futurs non-vaccinés s'ils tardent à se faire injecter la Nième dose obligatoire). Une partie d’entre eux n’ont sauté le pas, justement, que dans l’espoir, en partie déçu, d’éviter les emmerdements. Ils peuvent conserver un certain degré de sympathie pour les non-vaccinés. Dans un pays occupé, si 90 % de la population se tient tranquille, cela ne signifie pas qu’elle est hostile aux 10 % qui résistent. D’ailleurs, le constat est clair : toutes les composantes de l’opposition s’indignent bruyamment. Elles savent bien que les propos du président heurtent la majorité des Français et pas seulement les 10 % de non-vaccinés.

Emmanuel Macron coutumier du fait ?

Faut-il vraiment chercher des hypothèses compliquées ? L’explication pourrait résider en Emmanuel Macron lui-même. Ce ne serait pas la première fois que, sous la pression, il perd ses nerfs. Et il ne serait pas le seul : on a noté la fureur du Premier ministre Jean Castex face à une Assemblée nationale qui retardait le débat sur le passe vaccinal.

On se souvient par exemple de sa sortie du 6 juillet 2015. Il était reçu non par Le Parisien mais par La Provence. Répondant à l’appel du parti Syriza, les électeurs grecs venaient de rejeter par référendum le projet d’accord sur leur dette nationale proposé par l’Union européenne, la BCE et FMI. Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, s’était beaucoup investi dans le projet (il voulait éviter de faire « le traité de Versailles de la zone euro »). Ulcéré par le Non grec, il avait lancé : « Le Front national est une forme de Syriza à la française ». C’était apparemment la pire insulte qui lui était venue à l’esprit. La gauche française, pas moins ulcérée, était monté au créneau : qui oserait comparer Syriza (l'acronyme signifie « Coalition de la gauche radicale-Alliance progressiste ») à l’extrême-droite ? Emmanuel Macron, fait rare, avait aussitôt battu en retraite avec un tweet apaisant : « Aucune confusion possible entre le FN et Syriza, issu de la gauche grecque ».

Quand il intervient à brûle-pourpoint et que l’ambiance est un peu chaude, Emmanuel Macron ne maîtrise pas toujours ses paroles. Ainsi lui doit-on :

  • « Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler » (2016)
  • « Il y a des gens qui râlent pour tout, donc râlez » (2017)
  • « Certains, au lieu de foutre le bordel, feraient mieux d’aller regarder s’ils ne peuvent pas avoir des postes » (2017)
  • « S’ils veulent un responsable, qu’ils viennent me chercher » (2018)
  • « Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député » (2019)
  • « Vous avez fait le Kamasutra de l'ensauvagement, depuis quinze jours, tous ensemble. Donc je vous laisse à votre Kamasutra » (2020)

« Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder » pourrait bien appartenir à la même veine. Aux psychologues d’expliquer ce qu’il faut bien considérer comme un travers (serait-ce une manifestation de frustration infantile ?). Mais le constat immédiat pourrait être : Emmanuel Macron reste tel qu’en lui-même.

Michel Le Séac’h

P.S. Sur ce sujet, on peut consulter l'entretien de Guillaume Echelard avec Damien Deias paru dans Challenges.

29 novembre 2020

Antoine Griezmann : « J’ai mal à ma France. » Mais laquelle ?

« J’ai mal à ma France » : le 26 novembre, cette formule laconique ponctue le retweet par Antoine Griezmann d’un message présentant une vidéo[i] du passage à tabac du producteur Michel Zecler par trois policiers.

La vidéo elle-même, bien entendu, a été largement vue à la télévision et sur l’internet. Mais la phrase du footballeur rencontre de son côté un succès considérable. Elle est abondamment vue et commentée sur l’internet. La quasi-totalité de la presse française la cite. Parfois en titre, même, comme dans Les Dernières nouvelles d’Alsace, L’Équipe, L’Est républicain, Le Figaro, Le Progrès, Gala, LCI, France Télévisions et plusieurs autres.


À première vue, c’est doublement étonnant.

D’abord parce que si Antoine Griezmann est un grand champion dans sa discipline, son opinion sur un fait divers policier n’a pas plus de valeur que celle d’un citoyen lambda. Peut-être même moins ! Hormis ses matchs en équipe de France, toute sa carrière de sportif professionnel depuis ses débuts s’est déroulée en Espagne, à Madrid puis à Barcelone. « Dans la vie de tous les jours je me sens plus espagnol que français », disait-il expressément en 2016. Fatalement, « sa » France est une version un peu décalée.

Ensuite parce que la phrase d’Antoine Griezmann n’est pas originale et ne devrait pas rester attachée longtemps à son nom. On ne peut donc pas la considérer comme une « petite phrase ». Au contraire, elle est devenue un lieu commun maintes fois employé ces dernières années :

  • En août 2020, caricaturée en esclave par Valeurs Actuelles dans une fiction historique située au 18e siècle, la députée Danièle Obono proteste sur BFM : « J'ai mal à ma République, j'ai mal à ma France ».
  • En juin 2020, le mot « Colonialisme » est inscrit à la peinture rouge sur la statue de Jacques Cœur, à Bourges. « J’ai mal à ma France », s’indigne Pascal Blanc, alors maire de la ville « Je condamne fermement ces agissements. Le communautarisme est en route. »
  • En octobre 2019, quelques jours après un attentat islamiste qui a fait quatre morts à la préfecture de police de Paris, le chanteur hip-hop Ramous dénonce dans une vidéo postée sur Facebook sous le titre « Macron j’ai mal à ma France » les « conneries de merde » déversées depuis lors (« vous insultez mon père... enculé de ta race ! »).
  • En septembre 2018, Emmanuel Macron visite Saint-Martin, dans les Antilles françaises. « Il y a des images qui me mettent mal à l'aise », commente Jean Leonetti, maire d’Antibes, ancien ministre et vice-président des Républicains, interrogé par Public Sénat. « Les photos bras dessus, bras dessous avec un délinquant, les propos qui sont tenus, des gestes obscènes : j’ai mal à la Présidence, j’ai mal à ma France. »
  • En octobre 2015, critiquée pour avoir cité une phrase du général de Gaulle sur la France « pays de race blanche », Nadine Morano persiste et signe sur Facebook. Elle conclut : « Comme disait le Général Bigeard, j'ai mal à ma France ! »[ii].
  • Le 30 mars 2012, après les attentats de Mohammed Merah à Toulouse et Montauban, le Médiateur du Monde publie une contribution d'un essayiste musulman intitulée « J’ai mal à ma France ! ». Elle dénonce « Le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, l’islamophobie… Autant de fléaux qui minent notre vivre-ensemble et mettent en péril le pacte républicain, la fraternité entre les hommes. »
  • Le 7 janvier 2011, le réalisateur Manuel Tribot poste sur YouTube un morceau de rap sur le mal-être des quartiers intitulé « J’ai mal à ma France ». Très violentes, les paroles condamnent par exemple les expulsions de Roms (« rappelle-toi Hitler et ses camps de concentration »).
  • En 2007, Amad Ly publie Parole de jeune : j’ai mal à ma France, un témoignage autobiographique inspiré par la mort de Bouna Traoré et Zyed Benna, deux adolescents de Clichy-sous-Bois qui s’étaient réfugiés dans un transformateur électrique en tentant d’échapper à la police.

Quant au fond, « J’ai mal à ma France » comporte un message évident : il n’y a pas une seule France mais au moins deux. Les occurrences ci-dessus connotent toutes une fracture identitaire, raciale ou communautaire. Une fracture exprimée dans plusieurs cas au premier degré, comme un constat d’évidence, et non à l’issue d’une réflexion politique, sociologique ou philosophique.

Le phénomène est dérangeant et nouveau. Dans une petite phrase de 1972, le président Georges Pompidou évoquait « ces temps où les Français ne s’aimaient pas », reprenant d’ailleurs le titre d’un livre de Charles Maurras paru en 1916. « Ils s’entre-déchiraient et même s’entre-tuaient », disait Pompidou. Mais il n’envisageait pas, à l’époque, qu’il ait pu y avoir deux peuples français.

Les exemples ci-dessus tendent à devenir plus fréquents dans les années récentes. En fait, Google Recherche de livres ne recense pas la moindre occurrence de « J’ai mal à ma France » avant le 21e siècle. Le premier « J’ai mal à ma France » signalé date de 2000. Mais la phrase est censée être prononcée en 2024 ! Elle figure dans Scènes de vie en 2024, roman d’anticipation de Christian Saint-Étienne publié chez JCLattès :

Oui, c'est vrai, dit Jean d'une voix sourde, j'ai mal à ma France, mal d'être le contemporain de la fin d'un pays qui fut aussi un rêve d'universelle grandeur du genre humain ! Je suis pour l'Europe unie mais pas pour l'union des ethnies ou l'Internationale des communautés! J'en fais une question de principe !

Michel Le Séac'h


[i] Dans le message retweeté par Antoine Griezmann, son auteur présente la vidéo comme « 15 minutes de coups et d'insultes racistes ». En réalité, l’enregistrement est muet.
[ii] Le général Bigeard a en fait publié un livre intitulé J’ai mal à la France (Polygone, 2001). Il est clair que l’article défini « la » change tout : il est question d’une seule France.