Affichage des articles dont le libellé est Gabriel Attal. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Gabriel Attal. Afficher tous les articles

04 novembre 2025

« Tuer le père » : la petite phrase, arme du crime

Dans le domaine politique, l’adjectif le plus souvent accolé à la locution « petite phrase » est « assassine ». « Des petites phrases assassines ! Le mot est fort : un assassinat est un « meurtre commis avec préméditation » (article 221-3 du code pénal), un crime particulièrement grave. L’expression "petite phrase assassine" est révélatrice : c’est bien la petite phrase qu’on incrimine avant même son auteur ! Une métaphore n’est jamais innocente[i]. »

La « petite phrase assassine » va parfois de pair avec une autre expression devenue courante : « tuer le père ». On l'a beaucoup lue ou entendue ces derniers temps. En particulier à propos d’Édouard Philippe et de Gabriel Attal. Les deux anciens Premiers ministres doivent beaucoup au président de la République et lui gardent apparemment quelque rancune. Mais leur style diffère.

L'assassinat de Jules César, par Vincenzo Camuccini
Édouard Philippe n’est pas sur le registre de la petite phrase mais sur celui de l’analyse le 7 octobre quand, sur RTL, il invite le président à organiser sa sortie « de façon anticipée ». Peut-être considère-t-il cette invitation comme trop feutrée, car il ne tarde pas à attaquer plus fort sur France 2 : « J’entends le président de la République dire qu’il est le garant de la stabilité, mais objectivement, qui a créé cette situation de très grande instabilité, et pourquoi ? Il se trouve que c’est lui. Je pense qu’il a une responsabilité éminente à la fois dans la cause de cette affaire et dans la façon de la régler. Mais  […] Je pense que c’est la seule décision digne qui permettra d'éviter dix-huit mois d’indétermination et de crise qui se terminera mal je le crains ».

Entretemps, Gabriel Attal s’exprime aussi : « Comme beaucoup de Français, je ne comprends plus les décisions du Président », assure-t-il au 20 heures de TF1 avec plus de concision mais pas moins d’écho.

Tuer le père est presque la norme

Ainsi que le dit Lucas Jakubowicz, dans Décideurs Magazine[ii], ces attaques « s’inscrivent dans la tradition de la Ve République où les dauphins ont pour habitude de "tuer le père" ».

En effet, l’exemple vient de loin et de haut. Le 17 janvier 1969, lors d’un voyage à Rome, Georges Pompidou déclare  : « Je serai candidat à une élection à la présidence de la République quand il y en aura une, mais je ne suis pas pressé ». L’échéance normale de la présidentielle se situe en 1972, mais le général de Gaulle vient de décider un référendum dont l’échec entraînera sa démission. « Les dés étaient jetés ! » s’indigne dans Le Monde un gaulliste de gauche[iii]. « À qui fera-t-on croire que le " discours de Rome " servait à annoncer une candidature " Objectif 72 " ? Un référendum étant prévu dans les six mois, la petite phrase prenait un autre poids. » Pour beaucoup d’observateurs, en effet, la déclaration pompidolienne, apparemment anodine, invitait les électeurs à pousser le général hors de l’Élysée à l’occasion du référendum. « La petite phrase crée des remous considérables », constate Raymond Tournoux[iv].

Plusieurs autres cas illustrent aussi l’usage des petites phrases en vue de « tuer le père », par exemple :

  • À l’approche de la présidentielle de 1995, Lionel Jospin, qui espère succéder à François Mitterrand, revendique un « droit d’inventaire ». Il n’hésite pas à frapper fort[v] : « Il est rude de découvrir [que François Mitterrand] fut dans sa jeunesse non pas seulement barrésien en littérature, comme je le croyais, mais aussi Croix-de-Feu en politique ; qu'il appartenait à la droite catholique et nationaliste hostile au Front populaire ; qu'il est resté pétainiste jusqu'en 1943, avant d'être pleinement résistant. […] Ce que je ne peux comprendre, c'est le maintien, jusque dans les années 80, de liens avec des personnages comme Bousquet, l'organisateur des grandes rafles des juifs. »
  • En 2016, Benoît Hamon et Emmanuel Macron, anciens ministres de François Hollande tous deux candidats à sa succession, s’en prennent à lui. Le premier expressément : « François Hollande […] n'est pas le bon candidat car dans beaucoup de domaines, l'économie, le social, il n'a même pas essayé une politique de gauche »[vi] Le second implicitement : « Je ne crois pas au "président normal", les Français n’attendent pas ça »[vii].
  • En 2016, lors de la « primaire de la droite », François Fillon demande : « Qui imagine un seul instant le général de Gaulle mis en examen ? Sans prononcer son nom, il vise clairement Nicolas Sarkozy, dont il a été le Premier ministre et qui vient effectivement d’être mis en examen.

Querelles de famille

« Tuer le père, oui, mais avec des gants blancs », estime Patrick Cohen sur France Inter[viii]. « Ça n'avait jamais existé, vous pouvez faire défiler tous les autres Brutus de notre histoire politique, Sarkozy contre Chirac, Chirac contre Giscard, Pompidou contre de Gaulle et même Macron contre Hollande, vous n'en trouverez aucun qui ait dit publiquement et en substance "ôte-toi de là que je m'y mette". » Célestine Gentilhomme, dans Le Figaro, y voit pareillement « un immense tabou »[ix]. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais ce qui est vrai en revanche, c’est qu’une petite phrase n’a pas à être explicite : son logos concis contient un message implicite déchiffrable par l’auditeur – et en l’occurrence par l’électeur. Cette connivence entre émetteur et récepteur ne le rend que plus puissant.

Car ces petites phrases-là ne s’adressent pas tant à l’adversaire qu’aux gens de son propre camp. Elles visent  à s’imposer comme successeur légitime d’un leader finissant. Comme le nouveau mâle dominant de son propre camp, en quelque sorte (Les exemples féminins manquent à ce jour dans la politique française au niveau présidentiel, mais on se souvient que lors de la primaire écologiste de 2021, Sandrine Rousseau a efficacement attaqué son chef de file Yannick Jadot.)

Ingratitude de la jeunesse ? Une tentative de parricide peut aussi apparaître, parfois, comme une réponse à des petites phrases humiliantes (le « Je décide et il exécute » de Jacques Chirac à l’égard de Nicolas Sarkozy, ou le « collaborateur » appliqué par Nicolas Sarkozy à François Fillon). Le « Tu quoque mi fili ! » de Jules César contenait peut-être une nuance de regret rétrospectif.

Michel Le Séac’h

Photo Paille, CC BY-SA 2.0, https://www.flickr.com/photos/paille-fr/8557300803



[i] Michel Le Séac’h, Petites phrases, des microrhétoriques dans la communication politique, BoD, 2025, p. 88.

[ii] Lucas Jakubowicz, « "Tuer le père", le grand classique de la vie politique », Décideurs Magazine, 21 octobre 2025, https://www.decideurs-magazine.com/politique-societe/62617-tuer-le-pere-le-grand-classique-de-la-vie-politique.html

[iii] Nicolas Martin, « Le roi est mort. Vive le roi ? », Le Monde, 16 mai 1969. On note le titre de l’article, qui n’évoque pas une simple péripétie électorale mais, implicitement, un régicide commis par le moyen d’une petite phrase « assassine », et l’expression « les dés étaient jetés » qui rappellent l’« Alea jacta est » de Jules César.

[iv] Raymond Tournoux, Le Tourment et la fatalité, Plon, 1974.16 mai 1969

[v] Le Point, 10 septembre 1994, reproduit par Vie publique, https://www.vie-publique.fr/discours/217197-lionel-jospin-10091994-francois-mitterrand-presidentielle-1995?utm_source=chatgpt.com

[vi] L’Indépendant, 19 août 2016.

[vii] Challenges, 16 octobre 2016.

[viii] Patrick Cohen, « Le mirage d’une présidentielle anticipée », France Inter, 8 octobre 2025, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-politique/l-edito-politique-du-mercredi-08-octobre-2025-8380920

[ix] Célestine Gentilhomme, « Tuer le père, ce pari risqué qui hante encore les politiques », Le Figaro, 3 novembre 2025, https://www.lefigaro.fr/politique/emmanuel-macron-lache-par-les-siens-tuer-le-pere-ce-pari-risque-qui-hante-encore-les-politiques-20251102

11 octobre 2025

L’ethos d’Emmanuel Macron : un chapelet de petites phrases

Au cœur de la crise politique actuelle réside, pour beaucoup de commentateurs, la personnalité du président de la République. L’image qu’en ont les Français s’est formée en grande partie dans les premières années de son premier mandat, via des expressions malheureuses probablement pas calculées – mais difficilement rattrapables. Le texte ci-dessous est extrait de Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique.

« Je ne crois pas Macron arrogant », assure Mona Ozouf en 2020. « Je crois qu'il est dans un autre monde, mais pas qu'il est délibérément méprisant et arrogant. Mais que ce soit interprété comme ça, je pense que c'est le malheur de son quinquennat, et c'est quand même dommage[i]. » Le mot « interprété » n’est pas neutre dans la bouche de Mona Ozouf, bretonnante de naissance : Emmanuel Macron ne parle pas vraiment la même langue que les Français, il est « dans un autre monde ». Le fond du problème est personnel et culturel. Pour l’historienne, il vient de « cette faculté que nous avons de tout ramener à des petites phrases »[ii]. Tout ramener à des petites phrases… C’est dire en deux mots l’importance de celles-ci.

Car dans ses petites phrases, les Français voient un portrait d’Emmanuel Macron. Notre cerveau suit aisément les pistes qu’on lui suggère. Daniel Kahneman illustre ainsi le phénomène : « Quand on pose la question "Sam est-il aimable ?", on évoque des idées sur le comportement de Sam qui ne sont pas les mêmes que celles qu’éveillerait la question "Sam est-il désagréable ?"[iii] » Il est tentant de remplacer Sam par Emmanuel. Les phrases du président acquièrent le sens que leur donne l’opinion. Celle-ci y cherche de quoi confirmer l’image qu’elle s’est faite de lui.

« Je traverse la rue, je vous trouve un emploi », réponse à un jeune chômeur qui visitait l’Élysée à l’occasion des Journées du patrimoine, est une phrase parfaitement anodine, en concurrence avec des centaines d’autres prononcées publiquement ce jour-là par le président de la République. Elle n’est pas vraiment « détachable », elle ne signifie pas grand chose hors de son contexte. Pourtant, elle est brevetée « petite phrase » par de nombreux médias (Le Midi libre, Paris Match, Gala, RTL, Sud Radio, LCI…). Biais de confirmation : depuis que les « illettrées de Gad » ont donné le ton, beaucoup recherchent systématiquement des propos méprisants dans chacune de ses interventions. Ils sont repris des milliers de fois sur les réseaux sociaux, souvent sur un ton moqueur – témoin le hashtag #TraverseLaRueCommeManu lancé sur Twitter, qui ne s’appelle pas encore X.

 Emmanuel Macron en juin 2021, photo OTAN via Flickr, licence CC BY-NC-ND 2.0

Les optimistes pourraient y voir de la sollicitude. La plupart des Français y voient un manque d’empathie, si ce n’est du mépris. La presse s’aligne : Emmanuel Macron s’exprime par petites phrases. La formule « encore une petite phrase » se multiplie à son sujet (« encore une petite phrase qui risque de créer des remous », « encore une petite phrase qui agite les réseaux sociaux », etc.) : un effet boule de neige est à l’œuvre. Les remarques du genre « Emmanuel Macron remet une pièce dans la machine »[iv] ne sont pas rares non plus.

« J'ai sans doute laissé paraître quelque chose que je ne suis pas et que les gens ont fini par détester », s’inquiète le président de la République le 14 juillet 2020. Ce « fini » est venu assez vite, en fait. « Emmanuel Macron enfile les petites phrases polémiques comme des perles », remarque L’Express dès le début de l’été 2015[v]. « Durant ses deux années à ce poste, il a multiplié les petites phrases et provocations », commente La Croix quand il quitte le ministère de l’Économie fin août 2016[vi].

Occasions manquées

Lui-même ne peut ignorer l’effet de ses déclarations. Mais il le reproche d’abord à ceux qui les entendent. Le 29 janvier 2016, il aborde explicitement le sujet lors de ses vœux à la presse. « Les petites phrases, c’est parfois l’univers dans lequel nous vivons les uns et les autres », dit-il[vii]. Surtout les autres : « Je crois que la seule façon d'en sortir, c'est de remettre les choses dans leur contexte, dans leurs intentions, d'éviter finalement qu'on ne préfère collectivement la comédie humaine à l'explication du cours du monde. Pour ma part, j'ai choisi mon camp. »

Puisqu’il montre des dispositions pour les petites phrases, Emmanuel Macron pourrait tenter d’en faire un atout, une marque de fabrique. Jules César, Henri IV, Gambetta, Clemenceau, Churchill, de Gaulle y ont excellé. Lui qui cite volontiers Kennedy, il pourrait se souvenir du conseil donné au président américain par sa secrétaire : « un grand homme est fait d’une seule phrase »[viii]. Mais il ignore ce potentiel. Et la mécanique s’enclenche dans le mauvais sens : ses petites phrases fonctionnent comme un « poison lent », estime Frédéric Dabi, directeur de l’IFOP[ix]. « Emmanuel Macron a aussi construit son image auprès des Français par son parler vrai », relève Gabriel Attal, futur Premier ministre[x] : ce n’est que trop « vrai » ! Son entourage ne l’aide pas. Sa conseillère en communication, Sibeth Ndiaye, se dit exaspérée par ses petites phrases[xi]. Pourtant, elle en rajoute : « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux », c’est d’elle.

L’origine du problème semble évidente : ses proches et lui-même manquent de métier politique. Il n’a pas fait ses classes électorales. Bernard Poignant analyse ainsi le cas des « illettrées » de Gad à la lumière de ses quarante ans d’expérience comme député du Finistère, maire de Quimper et proche de François Hollande : « Erreur de jeunesse, si je puis dire. Un vieux de la vieille en politique n’aurait pas parlé comme ça. Il aurait dit : "dans cette entreprise que j’ai visitée, il y a des gens qui sont attachés à leur travail, qui le font avec un grand professionnalisme, mais il y en a un certain nombre pour qui il faudrait une formation complémentaire de ceci-cela". Mais le mot illettré ça donnait l’impression qu’il traitait une entreprise d’illettrée. Et… ah bien, ça lui revient dans la gueule, quoi[xii] ! »

De bric et de broc

Et le vieux notable socialiste d’enfoncer le clou, cette fois à propos de « Je traverse la rue » : « Emmanuel Macron, c’est quelqu’un qui n’a pas fait d’élection locale. On a tous connu ça quand on est élu local. Vous devez apprendre à leur parler, à ces personnes. Qu’est-ce qu’aurait fait un Mitterrand ? "Je vous comprends, jeune homme, je vous comprends" – et à un conseiller : "Prenez note" –, écrivez-moi, je vous aiderai. Voilà. Parce qu’il y a du travail". » À défaut de régler les problèmes, la langue de bois évite qu’ils ne se retournent contre vous ; la petite phrase, elle, les exacerbe.

« Il lui manquait sans doute, au début de son mandat, cette connaissance des Français et de ce territoire si complexe qu’est "l’archipel français" », confirme le journaliste suisse Richard Werly[xiii]. Sa discipline de parole laisse aussi à désirer. « S’ils veulent un responsable, il est devant vous », lance-t-il en 2018 devant les parlementaires LREM. « Qu’ils viennent me chercher ! »[xiv]. Une formule « inutilement western », regrette François Bayrou.

Faute d’antériorité et de recul, l’image politique d’Emmanuel Macron se construit autour des éléments disponibles, des déclarations prononcées par lui et interprétées par d’autres, qui deviennent petites phrases. Elles font office de cours de rattrapage pour une opinion publique découvrant un nouveau leader. Et elles forment comme un test de Rorsach collectif. Au cours de son premier mandat, à de rares exceptions près (« Make our planet great again »…), ce qui est répété et donc retenu, ce ne sont pas des proclamations explicites et saillantes mais des formules décousues, disparates, puisées dirait-on au petit bonheur la chance dans des discours qui parlent d’autre chose. Un amas probablement indéchiffrable vu d’ailleurs mais d’où émerge, pour beaucoup de Français, le portrait d’un homme qui manque d’empathie.


[i] Voir Thomas Monnier, « Emmanuel Macron, un président déconnecté ? », Gala, 7 février 2020. https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/video-emmanuel-macron-un-president-deconnecte-il-est-dans-un-autre-monde_442824.
[ii] Idem.
[iii] Daniel Kahneman, Système 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2012, p. 102.
[iv] Voir par exemple L’Opinion, 3 septembre 2017, L’Express, 6 octobre 2017, Le JDD, 25 janvier 2019, Le Figaro, 19 mai 2020.
[v] Voir https://www.lexpress.fr/economie/emmanuel-macron-enfile-les-petites-phrases-polemiques-comme-des-perles_1697350.html.
[vi] « Emmanuel Macron, l’art des déclarations polémiques », La Croix, 30 août 2016, https://www.la-croix.com/France/Politique/Emmanuel-Macron-lart-declarations-polemiques-2016-08-30-1200785502.
[vii] « Emmanuel Macron dit vouloir remplacer "les petites phrases" par de "l’explication" », Franceinfo, 29 janvier 2016. Franceinfo.
[viii] Daniel Pink, Drive ‑ The Surprising Truth About What Motivates Us, Boston, Harvard University Press, 2009. Édition française : La Vérité sur ce qui nous motive, Paris, Leduc.s, 2011.
[ix] Frédéric Dabi, « Emmanuel Macron peut-il perdre la prochaine élection présidentielle ? », Commentaire n° 173, 2021/1, p. 51-56.
[x] Marie-Estelle Pech et Mathilde Siraud, entretien avec Gabriel Attal, Le Figaro, 11 novembre 2018.
[xi] Saveria Rojek, Résurrection: Les coulisses d'une reconquête, Stock, 2022.
[xii] Thomas Raguet, Petites phrases, grandes conséquences ‑ La Gauche contre le peuple, documentaire diffusé par La Chaîne parlementaire (LCP) le 15 février 2021, https://www.youtube.com/watch?v=5Je384Nu55w
[xiii] Marie-Laetitia Bonavita, entretien avec Richard Werly, Le Figaro, 4 septembre 2020.
[xiv] Voir par exemple « "Qu’ils viennent me chercher" : la "provoc" de Macron », L’Express, 25 juillet 2018, https://www.lexpress.fr/actualite/politique/le-qu-ils-viennent-me-chercher-de-macron-moque_2027544.html.

 Michel Le Séac’h


02 juillet 2024

Élections législatives : petites phrases et tectonique des leaders

La brève campagne des élections législatives a bien sûr donné lieu à de nombreuses petites phrases. Peu laissent des traces durables. D’une part, le rythme de la campagne est rapide. D’autre part, le Rassemblement national (RN), acteur central du débat et prétendant réel au pouvoir, ne recherche visiblement pas les formules fortes ‑ que ce soit par stratégie, par manque d’expérience ou par peur d’un nouveau « détail ».

Le président de la République, en revanche, demeure un fournisseur privilégié – un « verbomoteur sans frein », assure Catherine Nay[i]. Parmi ses déclarations expressément qualifiées de « petites phrases » par certains médias figurent par exemple : 

« Ses petites phrases plus ou moins provocatrices et maîtrisées, lancées ici ou là, n’arrangent pas les choses », estime le sociologue Jean-Pierre Le Goff. « Elles alimentent l’"essoreuse à idées" des réseaux sociaux, et des émissions de chaînes d’info, qui mélangent tous les genres et noient tout dans l’indistinction[ii]. »

Pourtant, l’indistinction n’est pas partout. Cette campagne aura aussi été marquée par des petites phrases d’un type plus original : les formules de distanciation.

La plupart des petites phrases politiques expriment une aspiration à exercer le pouvoir ou à s’en rapprocher. Quand le vent tourne, il en va autrement. « Je ne connais pas cet homme » assure saint Pierre lors du procès de Jésus ; trois jours plus tôt, lors de son entrée triomphale dans Jérusalem, il était le plus proche de lui. « Avant que le coq ne chante, tu m’auras renié par trois fois », avait prévu Jésus, sans illusion.

Le contexte n’est pas nécessairement aussi dramatique. Pourtant, à l’approche d’une défaite annoncée, des leaders importants s’efforcent de recadrer leur ethos – ce que l’opinion croit savoir de leur caractère et de leur position. Ce travail de recadrage n’est pas propre aux campagnes électorales. Dans la politique contemporaine, le cas le plus notable est sans doute celui de Laurent Fabius en 1984. Récemment nommé Premier ministre par un François Mitterrand autour duquel le mécontentement monte, il est interrogé lors d’un entretien télévisé sur ses rapports avec le président. « Lui c’est lui, moi c’est moi », répond-il.

Les médias de l’époque y voient à peu près unanimement une prise de distance, voire une franche critique. C’est en fait une manipulation : « Lui et moi avons mis au point ensemble cette formule, dans son bureau, le stylo à la main », raconte Laurent Fabius quelques années plus tard[iii]. Mais le simulacre de distanciation fonctionne ; surtout, les commentaires sont réorientés vers la petite phrase elle-même et non vers les causes éventuelles de désaccord au sommet de l’État

Deux piliers de la « macronie » s’écartent

En juin 2024, on remarque particulièrement une petite phrase de Bruno Le Maire. Il s’était déjà illustré début juin, pendant la campagne de l’élection européenne en affirmant : « J’ai sauvé l’économie française[iv]. » Un lapsus ? Manifestement pas ; plutôt l’affirmation d’une position de leadership, avec peut-être le pressentiment de bouleversements prochains. Après la dissolution de l’Assemblée nationale, il déclare sur TV5 Monde : « les parquets des ministères et des palais de la République sont pleins de cloportes[v] ». La métaphore est impitoyable. Est-elle suffisante pour marquer une différence avec le pouvoir en place ? Ministre depuis sept ans, Bruno Le Maire connaît peut-être trop bien ces parquets. Et employer un terme fort comme « cloportes » peut être dangereux. Dans la mémoire d’une opinion approximative, il risque de rester vaguement associé à celui qui le prononce.

Édouard Philippe, pour sa part, marque sa distance de manière moins populaire et davantage « politologique ». « C'est le président de la République qui a tué la majorité présidentielle […] Il a décidé de la tuer, on passe à autre chose », déclare-t-il à TF1[vi]. L’ancien Premier ministre semble chercher un repositionnement de son ethos non directement auprès de l’électorat mais auprès des milieux politiques – en particulier des députés macronistes qui ne seront pas réélus.


M.L.S.


[i] Catherine Nay, « Avec Emmanuel Macron, trop de parole tue la parole », Le Figaro, 13 juin 2024.
[ii] Jean-Pierre Le Goff, « Le chef de l’État a encouragé l’autodestruction du politique », Le Figaro, 26 juin 2024
[iii] Voir Michel Le Séac’h, La petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 58.
[iv] Voir par exemple Rachel Garrat-Valcarcel, « Bruno Le Maire a-t-il le boulard ? », 20 minutes, 3 juin 2024, https://www.20minutes.fr/politique/4094215-20240603-sauve-economie-francaise-bruno-maire-boulard#
[v] Voir par exemple Sylvain Chazot, Chez Pol, « Bruno Le Maire flingue Bruno Roger-Petit et «les cloportes» qui conseillent Emmanuel Macron à l’Elysée », Libération, 21 juin 2024, https://www.liberation.fr/politique/bruno-le-maire-flingue-bruno-roger-petit-et-les-cloportes-qui-conseillent-emmanuel-macron-a-lelysee-20240621_Q6BO6WXP6BAQPMIUNJRY4IHGXA/
[vi] Paul Larrouturou, TF1 Info, sur X, 20 juin 2024, https://x.com/PaulLarrouturou/status/1803851311861108864?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1803851311861108864%7Ctwgr%5Edd5ab0f62d5a52f2ada870107c9b9b355e642316%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Fwww.tf1info.fr%2Felections%2Flegislatives-2024-video-edouard-philippe-accuse-emmanuel-macron-d-avoir-tue-la-majorite-presidentielle-2305043.html

Photo : Bruno Le Maire en septembre 2023, photo EU2023ES via Flickr, CC BY-NC-ND 2.0, recadrée sur le ministre