« En France plus qu’ailleurs la politique nous apprend à ne jamais être définitif » : Arnaud Benedetti, politologue et directeur de La Revue politique et parlementaire, avait sans doute un pressentiment en écrivant cette phrase qui conclut son dernier livre, Aux portes du pouvoir ‑ RN, l’inéluctable victoire ? Rédigé dans la perspective de la présidentielle de 2027, il s’est trouvé propulsé en pleine actualité avec la dissolution de l’Assemblée nationale : les portes pourraient être plus proches que prévu.
Ce livre dense et opportun analyse une situation politique dans une démarche prospective ; il traite de sociologie électorale, de stratégies, de mécanique interne des partis, fort peu de campagne électorale ou de communication. L’essentiel de son contenu est donc étranger au champ de ce blog consacré aux petites phrases. Il lui arrive néanmoins de noter combien ces dernières contribuent aux mouvements de la politique nationale. Mais celles qu’il cite viennent rarement du RN : « Des gars qui fument des clopes et roulent au diesel » (Benjamin Griveaux, p. 15), « un panier de gens déplorables » (Hillary Clinton, p. 16), « Alors qu’il me faut présenter la démission de mon gouvernement » (Michel Rocard puis Élisabeth Borne, p. 88), « Il ne faut pas se contenter d’annoncer que des têtes vont tomber mais dire lesquelles et le dire rapidement » (Paul Quilès, p. 135), « Entre nous et les communistes, il n’y a rien » (André .Malraux, p. 218).
Un ouvrage consacré au Rassemblement National ne pourrait cependant ignorer la petite phrase qui a imposé à Jean-Marie Le Pen une sorte de plafond de verre : « après l’affaire du détail, il avait compris que l’accès au pouvoir lui serait définitivement barré » (p. 40). Le livre ne se donne pas la peine de revenir sur cet épisode archi-connu. Le 13 septembre 1987, interrogé sur les chambres à gaz lors d’un Grand jury RTL-Le Monde, le fondateur du Front National répond : « Je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé, je n’ai pas pu moi-même en voir, je n’ai pas étudié spécialement la question, mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. » Ainsi, une seule phrase bien exploitée par ses adversaires peut briser la carrière d’un homme politique représentant plus de 10 % de l’électorat. « Marine Le Pen, elle, ne dévie pas de sa trajectoire », constate Arnaud Benedetti. « Sur les échecs du père, elle espère construire sa victoire future… » : ainsi, la petite phrase de Jean-Marie Le Pen reste, trente-six ans plus tard, une sorte de cadavre dans le placard.
Stratégie de la proximité ou profil bas ?
Mais ce que révèle ce livre est plutôt en creux : il
illustre la puissance des petites phrases à travers leur absence. « Entre 2017
et 2022, Emmanuel Macron, lui aussi, est devenu "l’homme du
passif" », écrit Arnaud Benedetti en référence à la flèche décochée
par Mitterrand à Giscard avant la présidentielle de 1981. Marine Le Pen
va-t-elle s’en inspirer au cours de son débat avec Emmanuel Macron en
2022 ? « Pour faire oublier la prestation ratée d’il y a cinq ans,
Marine Le Pen doit être résolument offensive », estiment ses conseillers. Car
le président de la République s’est lui-même mis en position de faiblesse, y
compris par des petites phrases : « la rue à traverser pour trouver
un emploi, les gens qui ne sont rien », etc. Ce sont autant de
« petits cailloux de la colère » (p. 23).
On connaît la suite : « Empruntée, telle
apparaîtra Marine Le Pen durant cette joute, laissant le privilège de l’attaque
au roi qui non sans morgue opérera à front renversé. […] C’est lui qui est à
l’offensive, alors que sa concurrente retient ses coups, ne le traque pas sur
son bilan, se laissant passivement déborder » (p. 26) par un président qui
« s’implique vraiment ». Elle « reste en deçà, presque enfermée
dans un complexe d’infériorité, semblant surtout animée par la volonté
subliminale de corriger l’image d’agressivité brouillonne qu’elle a donnée
d’elle-même cinq ans plus tôt ». Résultat : pour la plupart des
commentateurs, Marine Le Pen a « perdu » le débat. « Elle n’est
jamais vraiment entrée dans le jeu, esquivant en quelque sorte le choc des
armes, cherchant à éviter la faute comportementale rédhibitoire mais mutatis
mutandis s’interdisant de combattre. »
Sa « stratégie de la proximité » ne tombe pas du
ciel », estime Arnaud Benedetti. « À l’époque des réseaux sociaux, de
la sursaturation communicante, de la recherche permanente de la punchline
et du storytelling qui s’efforcent d’imprimer leur empreinte sur la
trame du flux continu de l’info, Marine Le Pen tend à installer une présence
familière et tranquille. » La campagne des législatives de 2022 est
marquée par la même modération. « Durant toute une campagne marquée par le
tonitruant appel de la Nupes et de LFI, en particulier, à faire de Jean-Luc
Mélenchon le Premier ministre de cohabitation, le Rassemblement national, par
contraste, semble entrer dans la bataille mezzo voce, sans trop
d’enthousiasme apparent, comme s’il était sonné par le nouvel échec de sa
leader. » Puis, à l’Assemblée nationale, « le tout nouveau groupe
s’attèle dès son accès au Palais-Bourbon à adopter un comportement
irréprochable ».
Davantage de petites phrases chez Bardella
On parle donc rarement de « petites phrases » à
propos de Marine Le Pen, et Aux portes du pouvoir n’en signale
qu’exceptionnellement (« La prestation agressive à mon encontre du
ministre de l’Intérieur témoigne d’une rage inutile, et surtout
contre-productive. En réalité, Monsieur Darmanin est un marin de petit
temps. » ‑ p. 66). Après tout, peut-être est-ce pour cela qu’elle a pu
surmonter le gender gap signalé par le sondeur Jérôme Fourquet et se
faire une place dans l’électorat féminin. « Les femmes apaiseront le débat
public », assure Christine Kelly dans Femmes en politique :
premier bilan (Cherche Midi, 2024).« Avec elles, vous verrez, c’en
sera terminé des petites phrases, de la colère, de la violence, des coups de
Jarnac, des magouilles ».
Une recherche sur le web révèle en revanche une plus grande
fréquence des « petites phrases » récentes associées au nom de Jordan
Bardella. Cela contribuerait-il cette fois à expliquer sa percée dans
l’électorat jeune ? « Jordan Bardella se dit prêt, jeune homme pressé
qui déclare début février qu’il n’hésitera pas à demander la dissolution si sa
liste vire largement en tête au soir du 9 juin », note Arnaud Benedetti.
« Effet de communication sans conteste à peu de frais, mais qui a pour
vocation d’attester que le parti qu’il dirige est en état de marche, disposé à
gouverner dès lors que les électeurs le décideraient » (p. 178). Et
peut-être aussi d’attester que le désir de leadership que sa présidente n’a pas
voulu afficher est bien présent en lui ?
Arnaud Benedetti
Aux portes du pouvoir - RN, l'inéluctable victoire ?
Michel Lafon, 2024, ISBN 13 : 978-2749955407
240 pages, 18,45 euros
Michel Le Séac’h