Jean Garrigues est assurément l’un des meilleurs
connaisseurs de la parole politique en France. Parmi ses nombreux ouvrages
figurent notamment Les grands discours parlementaires de la Cinquième
République (Armand Colin, 2006) et Les grands discours parlementaires de
Mirabeau à nos jours (Armand Colin, 2017). Il a publié voici quelques mois La
Tentation du sauveur – Histoire d’une passion française, où il décrit avec
verve, passion et précision documentée l’enthousiasme suscité chez les Français
par quelques personnages hors du commun, tous des hommes (une brève apparition
de la « Madone du Poitou » et quelques allusions à Jeanne d’Arc
soulignent le déséquilibre sans le compenser).
Ce livre est en fait une version augmentée d’un ouvrage de
2012, Hommes providentiels. Histoire d’une fascination française
(Seuil). Notons que les petites phrases y font leur entrée en même temps qu’Emmanuel
Macron :
Aux yeux de l’opinion, il
apparaissait comme un homme neuf, contrastant avec les apparatchiks socialistes
ou républicains, ces vieux routiers de la politique qui occupaient la scène
publique depuis des décennies. C’était d’ailleurs sa marque de fabrique,
cultivée à coups de petites phrases, de vraies provocations ou de fausses
naïvetés.
En réalité, elles y étaient depuis longtemps, même si ce
n’était pas sous cette appellation, ici manifestement péjorative*. Jean
Garrigues, implicitement, ne reconnaît pas les petites phrases comme un
phénomène spécifique de la communication politique. Pourtant, dans son analyse
de l’homme providentiel, il éclaire en passant, mais brillamment, leur genèse
et leur mission.
La fonction du sauveur « s’illustre par les nombreux
récits et anecdotes légendaires qui accompagnent le règne d’Henri IV »,
note-t-il par exemple. On pourrait ajouter que ces récits et anecdotes sont
souvent condensés dans une formule brève prêtée au roi : « Paris vaut
bien une messe », « Ralliez-vous à mon panache blanc », etc. Ce
qu’en langage contemporain on qualifierait volontiers de « petite
phrase ».
Spécialement instructives sont les pages consacrées à
Gambetta, dont l’immense popularité est ponctuée de formules enthousiasmantes, à
Rouen (« Si nous ne pouvons faire un pacte avec la victoire, faisons un
pacte avec la mort ! »), à Bordeaux (« Jurons tous la guerre à
outrance ! »), etc. « Chacun est bien forcé de reconnaître
l’"effet magique" de l’éloquence gambettiste », note l’auteur,
citant Raymond Poincaré : « Nous autres, adolescents, […] nous nous
répétions les passages les plus ardents des discours d’Amiens, de Belleville,
du Château-d’eau » (p. 58). Ces « passages ardents » répétés
pourraient bien être des synonymes d’époque de nos petites phrases partagées
sur les réseaux sociaux.
La culture de l’ethos
Mais ce que révèle surtout Jean Garrigues, en creux, c’est
ce qui précède les petites phrases, leur terreau fertile. L’homme providentiel
ne naît pas ex nihilo, il acquiert d’abord une image. Le moteur de son
ascension n’est jamais l’exégèse de son programme politique. C’est l’éloge de
sa personnalité. Parmi de nombreux exemples, l’auteur note ainsi que « les
élections législatives des 23 et 30 novembre 1958 confirment cette sacralisation
du pouvoir, car c’est autour de la personne du Général que se focalise la
campagne. » (p. 175). Une petite phrase ne résume pas un programme mais un
personnage.
En fait, le seul thème « programmatique »
récurrent chez les hommes providentiels paraît être celui de la guerre, ou
plutôt de la paix, qu’il s’agisse de mettre fin à la guerre d’Indochine pour
Mendès France, de ramener l’ordre en Algérie pour de Gaulle ou de chasser les
Prussiens pour Gambetta. Ce sont des thèmes plus existentiels que politiques.
Devenir un homme providentiel ne suppose pas forcément une
personnalité flamboyante. Le livre s’attache entre autres au cas de Pierre
Mendès France. On aime se représenter ses partisans comme des citoyens
obéissant à une rationalité politique. En réalité, il est porté par une faveur
de la presse qui se soucie assez peu de détailler son programme politique. Au
mieux, on vante sa « haute compétence », sans préciser même dans quel
domaine elle s’exerce. À l’égard de ce type de personnage, le rôle essentiel
de la presse n’est pas celui d’exégète : rien ne vaut un reportage dans Paris
Match.
La campagne de « Monsieur X », devenu Gaston
Defferre, en 1963, face au général de Gaulle, est l’exemple même de ce tournoi inégal (p. 194) :
« Les Français auront alors à choisir entre, d’une part, cette politique
et l’homme qui se sera engagé à l’appliquer et, d’autre part, le personnage
historique, séduisant mais mystérieux, et qui considère qu’il n’a
pas à exposer une politique, ni à rendre des comptes ». La victoire de la
légende sur le programme est sans appel.
La condition du pathos
Reconnaît-on l’homme providentiel à ce qu’il dit ? Ou
plutôt l’inverse ? Ses paroles portent dans la mesure où elles expriment
ce qu’il est censé être ‑ son ethos, pour reprendre les catégories d’Aristote.
Mais la personnalité du leader elle-même est une œuvre dialectique : elle
est, au minimum, choisie par le peuple, guidé plus par le sentiment que par la
raison. « Pierre Mendès France, entre ses adversaires et lui, voit se
dresser pour le défendre cette espérance d’un peuple reclus de honte et de
douleur… » écrit par exemple François Mauriac dans L’Express (p.
149).
Jean Garrigues souligne « la grande diversité des
motivations qui suscitent ces engouements » (p. 151). Cependant, elles se
rapportent le plus souvent à une personnalité, fantasmée ou pas : désir de
modernité, confiance, affection, etc. Les choix politiques paraissent
secondaire. L’auteur compare même Mendès France à Pétain : « Aussi
différents que soient les deux hommes, les projets et les valeurs qu’ils
véhiculent, ils se rejoignent dans cette sphère de la complicité fusionnelle
avec les Français qui fait le succès ou l’échec de la mythographie
providentialiste » (p. 158). Il rappelle la petite phrase chargée de sens
du président Georges Pompidou au journal télévisé le surlendemain de la mort de
son prédécesseur : « Françaises, Français, le général de Gaulle est
mort. La France est veuve » (p. 184) : l’avis de décès officialise en
quelque sorte les noces du pathos et de l’ethos.
Noces restées à l’état de fiançailles interrompues, en
revanche, pour le général Boulanger (1837-1891), porté par un enthousiasme
populaire autoalimenté, puis apparemment évaporé d’un coup. On date
classiquement sa défaveur du jour où il refusa de lancer un coup d’État. Mais
son incapacité à fournir des petites phrases n’avait-elle pas préparé cette
chute ? Le discours majeur de sa carrière politique, en 1888, est, relate
Jean Garrigues, « un long pensum débité d’une voix monocorde » (p.
81). Cette fois, pas de France veuve. « Ci-gît le général Boulanger qui
mourut comme il vécut : en sous-lieutenant », propose Clemenceau** en guise d'épitaphe après le suicide de l’homme provisoirement
providentiel sur la tombe de sa maîtresse.
La « passion française » telle que la décrit Jean
Garrigues est faite avant tout « d’une rencontre entre le désir collectif
d’un peuple et la prophétie d’un sauveur, c’est-à-dire d’une alchimie complexe
où les mots et les images comptent tout autant que les faits » (p. 14).
Autrement dit, une rencontre entre un pathos, un ethos et un logos, au sens le
plus élémentaire qui soit : les petites phrases sont de la partie■
Jean Garrigues, La
Tentation du sauveur : histoire d'une passion française
Payot, collection Histoire
ISBN 978-2-228-93024-6
256 pages, 20,00 €
*
Dans Les grands discours parlementaires de Mirabeau à nos jours, Jean Garrigues
citait cette critique de Michel Rocard, alors Premier ministre : « Le
rythme politique auquel nous vivons tous, passant de l’élection au sondage, de
la petite phrase au coup médiatique, érigera, si nous n’y prenons garde, la
myopie en art de gouvernement et rabaissera la responsabilité du citoyen à
l’opinion passagère à la mode ».
**
Qui le connaissait de longue date : ils avaient été camarades de lycée à
Nantes.
Michel Le Séac’h