15 octobre 2023

Chrie : la pédagogie par la petite phrase

La rhétorique, ou art de persuader par le discours, occupait une place centrale dans la formation des jeunes de la Grèce antique, puis de Rome. Elle est restée une discipline importante longtemps après : au 19e siècle, dans les lycées français, la classe de 1ère s’appelait encore classe de rhétorique, et cette appellation a perduré dans les usages non officiels jusqu’au milieu du 20e s.

Les adolescents gréco-romains étaient préparés à la rhétorique par des exercices bien calibrés, les progymnasmata. De nombreux traités leur ont été consacrés par des auteurs de l’Antiquité ; presque tous sont perdus. Selon celui d’Aphtonius, rhéteur du 4e siècle, ces exercices étaient au nombre de quatorze : fable, narration, chrie, sentence, réfutation, confirmation, lieu commun, éloge, vitupération, comparaison, éthopée, description, thèse et législation[i].

Le nom de la chrie vient du mot grec chreia, utilité, car l’exercice était considéré comme spécialement utile. Elle « consistait à rappeler un mot, un trait remarquable pour l'appliquer adroitement, à un personnage déterminé ; le mot devait être court, pour mieux paraître en relief et forcer la jeune intelligence à plus d'efforts et de développements »[ii].

La chrie dite « de parole », par distinction avec la « chrie d’acte », se distingue de la sentence ou de la maxime principalement par le fait qu’elle se rattache toujours à un personnage désigné. C’est donc un exercice fondé sur une petite phrase.

La pratique de la chrie contribue sans doute à expliquer l’abondance des citations chez beaucoup d’auteurs de l’Antiquité comme Sénèque, lui-même fils de rhéteur. Elle est restée en usage dans les académies protestantes au moins jusqu’au 18e s. « Personne ne me surpassait, dit Goethe, dans les exercices de rhétorique, les chries et autres, et mon père en était si content qu'il me faisait à cette occasion des cadeaux d'argent considérables[iii]. » De nos jours encore, Victor Ferry, formateur qui se présente comme « fondateur de l’Artisanat rhétorique », conseille la pratique d’une chrie modernisée. « Personnellement, je n'aime pas tweeter », dit-il, « mais je m'y suis remis pour pratiquer la chrie[iv]. »

M.L.S.


[i] Aphtonius, Sophistae Progymnasmata, trad. latine Rodolpho Agricola et Ionnae Maria Catanæo, Lyon, Ioannes Lertout, 1581, p. 2.

[ii] Émile Amiel, L’Éloquence sous les Césars, Paris, Furne et Cie, 1864, p. 78.

[iii] Cité par Émile Amiel, op. cit.

[iv] Victor Ferry, Douze leçons de rhétorique pour prendre le pouvoir, Paris, Eyrolles, 2020.

Illustration : Anonyme, La mort de Démosthène, 1805, Nancy, musée des Beaux-Arts (extrait). Photo VladoubidoOo via Wikipedia Commons, licence CC AS 4.0

2 commentaires:

Jean-Philippe de Lespinay a dit…

J'ai bein peur que votre exposé complexe soit un chrie dans le désert...

Anonyme a dit…

Certes, ce n'est pas d'une cuisante actualité ! Mais cela montre que les rhéteurs antiques accordait une importance particulière à ce que nous appelons aujourd'hui "petites phrases". MLS