27 septembre 2023

« La France a perdu une bataille mais la France n’a pas perdu la guerre » : ceux qui ont entendu la petite phrase

« La France a perdu une bataille, la France n’a pas perdu la guerre » est incontestablement l’une des paroles historiques les plus connues du 20e s. L’historien Alain Decaux a raconté avec vivacité, dans un livre préfacé par Alain Peyrefitte[i], comment le général de Gaulle a été amené à la prononcer : « le lendemain, 18 juin [1940], à 18 heures, de Gaulle se rend à la BBC pour y prononcer son premier appel aux Français. Un studio de radio. De Gaulle, escorté du lieutenant Geoffroy de Courcel, s’assied derrière le micro posé sur une table. Il prend la parole […] ″La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre !″ »

« Qui peut l’entendre, cette phrase ? », demande sérieusement un autre historien, Max Gallo[ii]. « D'abord, matériellement, rares sont ceux, peut-être une dizaine de milliers, qui ont pu prendre cet appel à la radio. » En fait, comme chacun sait aujourd’hui, « matériellement », personne n’a pu entendre cette phrase. Elle n’a pas été prononcée le 18 juin 1940 à la radio mais placardée sur une affiche fin juillet 1940.

Pourtant, plaisante un troisième historien, Guy Bechtel, « J'en ai vu de ces amoureux de la première heure qui juraient avoir été émus par la terrible phrase : "La France a perdu une bataille, mais la France n'a pas perdu la guerre[iii]." ». Parmi ces auditeurs inspirés figure, selon ses biographes, le futur maréchal Leclerc, alors lieutenant :

J'entends, le 18 juin 1940, la Marseillaise qui s'échappe du petit poste de radio caché dans un coin du grenier, puis la voix du général de Gaulle retentit : « La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre[iv] ! »

Parmi ces privilégiés figure aussi l’avocat socialiste Jean-Yves Goëau-Brissonnière :

Cette plage solitaire... Est-ce au poste de galène de la cabane que j'ai entendu, un soir de juin de l'an 40, une voix lointaine qui semblait sortir de l'ombre entre fading et parasites ? "La France a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre[v]."

Et le comte Henry d’Ornano, haut fonctionnaire gaulliste :

De ce soldat, je ne connaissais même pas le nom, je n'avais jamais lu son livre Vers l'armée de métier, lorsque mon oreille entendit, de Londres, cette voix inconnue et grave dont l'accent était celui des Prophètes !: "La France a perdu une bataille, la France n'a pas perdu la guerre[vi] !"

Ou encore le célèbre journaliste et patron de presse Pierre Lazareff :

J'atteignis, non sans nouvelles difficultés, le Portugal, dans les derniers jours de juin. Et c'est au Portugal, dans la petite ville de Guarda, perdue dans les montagnes, que j'entendis la Voix que la France attendait. Sur la petite place de cette minuscule cité médiévale, un coiffeur avait installé un haut-parleur et l'avait branché sur la B.B.C. de Londres. Je passais par là au moment où le général de Gaulle répétait sa phrase célèbre : "la France a perdu une bataille...[vii]"

De nombreux mémorialistes moins capés ont eux aussi raconté dans quelles circonstances ils ont entendu la phrase fameuse, à la radio, le 18 juin 1940, tels Lucienne-Marie Enfrey (« Je l'ai gardée dans le dédale de mes oreilles, comme les coquillages gardent le bruit de la mer dans leur circonvolutions[viii] »), Janine Elissetche (« Je bois ces paroles avec ferveur me sentant lavée de la souillure, envahie d'un désir de revanche[ix] ! »), Josette Lassalle (« Je me rappelle très bien le visage soudainement coloré de notre père, d'habitude plus pâle[x] ») ou Albert de Pouzols (« Quelqu'un tourna le bouton et tout à coup, par-dessus le brouhaha des consommateurs, une voix s'éleva, grave et simple[xi] »).

Il est facile d’ironiser, bien sûr, devant cet afflux de paramnésies. Cependant, il nous administre une leçon évidente : les petites phrases peuvent être puissantes au point de transcender la vérité et de plier les mémoires. Que « La France a perdu une bataille mais elle n'a pas perdu la guerre ! » n'ait pas été prononcée le 18 juin 1940 ne change rien à l'engagement des personnes qui disent l'avoir entendue. La petite phrase n'en est pas la cause ; son absence n'y a pas fait obstacle. Mais il leur a néanmoins fallu l'intégrer à leur parcours personnel.

Michel Le Séac’h


[i] Alain Decaux, 1940-1945 : De Gaulle, celui qui a dit non, Paris, TF1 éditions, 1999.

[ii] Max Gallo, Le XXe siècle, Paris, Perrin, 1979

[iii] Guy Bechtel, Le Général n'existe pas, ou du peu de réalité d'un officier supérieur, Mayenne, Éditions de l’esprit nouveau, 1963.

[iv] Paul Dupays, Renaissance de l'A.F.N.: Chronique historique. La vie reprend, janvier-avril 1943, Londres, Éditions de la critique, 1943.

[v] Jean-Yves Goëau-Brissonnière, Mission secrète pour la paix en Algérie : 1957, Paris, Lieu commun, 1992.

[vi] Henry d'Ornano, L'action gaulliste aux États-Unis, 1940-1945, Paris, Central presse, 1948.

[vii] Pierre Lazareff, De Munich à Vichy, New York, Brentano’s, 1944

[viii] Lucienne-Marie Enfrey, Une femme entre les femmes, Nice, Société d’impression méditerranéenne, 1958.

[ix] Janine Elissetche, Comment je suis devenue lieutenant-colonel "le", Paris, Éditions La Bruyère, 1991.

[x] Josette Lassalle, entretiens avec Jacques Balié, Une Bordelaise dans la Résistance, Bordeaux, Mollat, 1996.

[xi] Albert de Pouzols, Les rebelles du "Saint-Pierre", Genève, Éditions du Milieu du monde, 1945.

Photo Thomas Citharel, via Wikimedia Commonslicence CC-AS 4.0, statue du général de Gaulle par Françoise Boudier

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