Comme toutes les panthéonisations depuis un demi-siècle, la
cérémonie du 27 mai 2015 a été l’occasion de rappeler le discours prononcé par André Malraux le 19 décembre 1964, lorsque le corps de Jean Moulin* est entré
dans le temple républicain.
Aujourd’hui, tout ce discours, toute la cérémonie même,
voire pour certains tous les hommages aux morts illustres, si ce n’est
l’ensemble du Panthéon et de ce qu’il représente, semblent contenus dans cette
petite phrase : « Entre ici, Jean Moulin ».
C’est le résultat d’une longue distillation. Deux
ans et demi après la fin de la guerre d’Algérie (et quelques mois avant
l’élection présidentielle où il serait candidat à sa propre succession…), le
général de Gaulle avait voulu une grande manifestation d’unité nationale
glorifiant la Résistance. Il avait choisi de l’organiser autour de Jean Moulin.
« Les noms de Charles Delestraint, Jean Cavaillès, Jacques Bingen,
Berthie Albrecht, Pierre Brossolette, tous morts héroïquement, auraient pu
s'imposer » a noté l’historien Michel Fratissier**. « Comment
comprendre que Jean Moulin, héros parmi tant d'autres de la Résistance, fut lui
seul désigné ? A partir de quand se construit son souvenir, par qui et pourquoi
? Comment aussi saisir la pérennité de son souvenir dans la mémoire collective,
à tel point que le nom de Jean Moulin efface presque complètement ceux
précédemment cités ? »
Une miette d’un grand discours lyrique
Intéressante remarque ! Ainsi, le nom même de Jean
Moulin est devenu à lui seul une sorte de petite phrase désignant l’ensemble de
la Résistance. Et il l’est devenu au terme d’un processus d’identification
voulu par le général de Gaulle. Et cela contribue à expliquer pourquoi
l’histoire a retenu, dans ce discours de plus de vingt minutes, cette petite
phrase en quatre mots : « Entre ici, Jean Moulin ».
Quelques-uns ajoutent : « …avec ton terrible
cortège ». Mais personne ne se rappelle spontanément l’intégralité de
la phrase de Malraux, pas si petite que ça : « Comme Leclerc entra
aux Invalides, avec son cortège d'exaltation dans le soleil d'Afrique, entre
ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. » Une phrase de
vingt-trois mots contenant quatre noms propres et quatre concepts
différents n’avait aucune chance de devenir une petite phrase : comme
souvent, le public l’a spontanément abrégée***.
Pourquoi a-t-on retenu ces quatre mots banals de préférence
aux nombreuses envolées lyriques d’André Malraux (« C'est le temps où,
dans la campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond de la
nuit », « C'est le temps des caves et de ces cris désespérés que
poussent les torturés avec des voix d'enfants », « Pauvre roi
supplicié des ombres, regarde ton peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin
constellée de tortures »…) ?
Trois simplifications en quatre mots
L’intonation grandiloquente du ministre de la Culture n’est
pas une explication suffisante puisque tout le discours a été prononcé sur le
même ton. L’impératif « entre ici » a pu favoriser la
mémorisation, mais ce n’était pas le seul du discours. Il n’est même pas relevé
dans l’analyse détaillée effectuée au lendemain du discours par le chroniqueur
littéraire Émile Bouvier****. Celui-ci ne signale que deux apostrophes : « chef
de la Résistance, regarde ! » et « Écoute ce soir, jeunesse de
mon pays ! ».
L’attention ne s’est focalisée que plus tard sur « Entre
ici, Jean Moulin », peut-être parce que cette formule réunit trois
simplifications : un moment (« Entre ») pour représenter
deux journées d’hommage à quatre ans de combats, un lieu (« ici »)
pour représenter la patrie réunie, un nom (« Jean Moulin »)
pour représenter la Résistance -- un peu comme « Je suis Charlie »
signifie en réalité « tous contre le terrorisme ».
Michel Le Séac'h
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* Du moins, ses cendres présumées, car un doute demeure ; cf. Benoît Hopquin, « Le mystère des cendres de Jean Moulin », Le Monde, 19 décembre 2014.
** Michel Fratissier, Jean Moulin, ou la fabrique d'un
héros, Paris, L’Harmattan, 2011, 755 p., p. 10.
*** Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris,
Eyrolles, à paraître. Voir p. 210.
**** Le Midi Libre, 8 janvier 1965, cité par
Michel Fratissier, op. cit., p. 9.
Photo d'André Malraux : André Pic, Bibliothèque nationale de France, domaine public, via Wikipedia.
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