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12 décembre 2025

Le journal d’un prisonnier : les titres de livres comme petites phrases

 Les files d’acheteurs s’allongent devant les librairies où Nicolas Sarkozy signe Le Journal d’un prisonnier, son livre tout juste sorti des presses. Sur le plan financier du moins, ses vingt et un jours de prison s’annoncent fructueux. En ira-t-il de même sur le plan politique ?

L’étude des livres politiques forme une branche des sciences politiques bien particulière et un peu méconnue, a noté le professeur Christian Le Bart, qui en est le spécialiste incontesté[1] :

Du point de vue littéraire, il est acquis que la prose des politiques est médiocre […]. Ainsi les critiques littéraires n’accordent-ils aucune attention aux livres politiques, ces derniers étant commentés par les journalistes politiques. Est- ce à dire que ces livres sont mieux accueillis dans le champ politique ? Rien n’est moins sûr. Les journalistes politiques tirent aujourd’hui leur légitimité de leur capacité à nourrir un regard distancié, critique, sur l’activité des professionnels de la politique. Il n’est pas question pour eux de se laisser enfermer dans le rôle du lecteur docile […]. Doublement déconsidérés, les livres politiques retiennent également peu l’attention des chercheurs en sciences sociales et en science politique.

Pourtant, la production de livres politiques demeure abondante depuis les années 1980. « Face à un électorat que l'on dit pressé, peu politisé, obsédé par les petites phrases et l'art de bien passer à la télévision, éditeurs et politiques jouent tout au contraire la carte (désuète ?) de l'écriture », note le professeur Le Bart[2]. Le livre, antagoniste des petites phrases ? Ce n’est pas sûr du tout.


Bien entendu, 200 pages d'exposé politique n’ont rien à voir avec une petite phrase. Mais quel que soit son succès de librairie, un livre politique ne touche qu’une partie minuscule de l’électorat. À supposer que tous ses acheteurs le lisent, un bestseller vendu à 100 000 exemplaires, score exceptionnel, n’est lu que par 0,2 % du corps électoral. Son titre, en revanche, est connu beaucoup plus largement. Il est destiné non aux seuls lecteurs mais à l’ensemble du public.

En tant qu’outil de communication politique, le livre joue ainsi sur deux registres fort différents (voire davantage : on pourrait distinguer aussi la quatrième de couverture, les communiqués de l’éditeur, les apparitions de l’auteur à la radio ou à la télévision…). À l’instar d’une petite phrase, le titre est une « microrhétorique » : sa partie visible, son logos, doit s’accorder avec l’ethos de l’auteur et avec le pathos d’une partie au moins de l’électorat.

L’ethos est dans le titre

D’une manière générale, quel que soit le contenu du livre politique (souvenirs, propositions, plaidoyer, critique, voire étude historique, économique, sociale, culturelle, etc.) sa première mission est certainement de construire l’ethos de son auteur. « Le livre occupe une place stratégique dans les carrières politiques » et « il se joue dans ce type de document des enjeux de construction d’un certain ethos », confirme Alice Krieg-Planque[3]. Or, de ce point de vue, la simple existence du livre est déjà capitale : « publier est à la fois l'indice et la condition d'acquisition d'un statut de présidentiable », souligne le professeur Le Bart. L’existence d’un titre, déjà, atteste la publication – et elle raconte le début d’une histoire.

Certains titres portent plus que d’autres. Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez ont décrit en détail le cas du petit ouvrage rédigé par François Mitterrand avant l’élection présidentielle de 1988 : « lorsque paraît la Lettre à tous les Français, le Président-candidat n’accouche pas d’un texte, il installe une image […] celle d’un Mitterrand-écrivain de toujours qui […] s’est changé, selon le titre d’un article de presse, en Balzac élyséen pour les besoins de la compétition électorale du moment »[4]. Son principal adversaire, Jacques Chirac, serait bien en peine de répliquer sur ce terrain qualitatif. Lequel n’est pas synonyme de distanciation puisque le concept de « lettre » évoque la proximité avec les électeurs et non un exposé programmatique. Un commentaire de Libération cité par les trois auteurs souligne la parfaite association du logos, de l’ethos et du pathos : « cette Lettre fera date dans l’histoire de la communication », non pour des raisons de fond, mais parce qu’elle constitue « un rendez vous personnel quasi contractuel entre le candidat et 38 millions d’électeurs ».

À l’inverse, également selon Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, Valéry Giscard d’Estaing a commis une erreur en publiant en 1981 un livre-bilan de son septennat censé préparer sa réélection : « Le titre de l’ouvrage fut une véritable catastrophe en termes de communication. L’État de la France. Ce titre, tourné vers le passé est un choix fâcheux pour un candidat à l’élection qui fixera le sort de la France pour les sept prochaines années. Titre qui faisait plus penser à "dans quel état je vous laisse la France" qu’il n’évoquait un espoir ou un quelconque bilan positif ».

Il n’y a pas que l’Élysée

Le travail sur l’ethos est manifeste dans beaucoup de titres d’ouvrages politiques français. Quelques exemples entre cent : Le Nœud gordien (Georges Pompidou), La paille et le grain (François Mitterrand),  Les blessures de la vérité (Laurent Fabius, 1995), Promis, j’arrête la langue de bois (Jean-François Copé, 2006), Un ouvrier, c’est là pour fermer sa gueule ! (Philippe Poutou), Pas une goutte de sang français (Manuel Valls),  Le moment est venu de dire ce que j’ai vu (Philippe de Villiers), Mais qui va garder les enfants ? (Ségolène Royal), Le prix de nos mensonges (Édouard Philippe), Aurons-nous encore de la lumière en hiver ?: Pour une écologie du réel (Bruno Retailleau).

La place du livre politique n’est pas propre à la France. Aux États-Unis, écrit la journaliste Karen Heller, « les livres sont devenus le signe témoignant qu’une personne occupant une responsabilité compte sérieusement être candidate à une autre »[5]. Barack Obama s’est signalé comme un candidat à statut d’intellectuel avec Les Rêves de mon père (1995) et L’Audace d’espérer (2006). L’Art du deal est souvent cité comme le titre de gloire « littéraire » de Donald Trump. Il est vrai que ce livre de 1987 est resté pendant quarante-huit mois sur la liste des bestsellers du New York Times, dont treize comme numéro un. Mais, le président américain a publié quatorze autres livres, dont trois à vocation directement politique : The America We Deserve, Time To Get Tough: Making America #1 Again, Crippled America: How to make America Great Again. Le message de ces titres est clair.

Le titre Le Journal d’un prisonnier invite-t-il aux conjectures quant aux intentions de Nicolas Sarkozy ? On note l’article indéfini qui fait de lui un prisonnier parmi d’autres, tandis que le mot « journal » évoque sans doute une relation objective des faits. Ce n’est pas Le Comte de Monte-Christo. Mais comme on sait, une modestie peut être vraie ou fausse. Et puis, il n’y a pas que la présidence de la République dans la vie. Le titre de livre peut-être un instrument à des niveaux plus modestes. À Nantes, par exemple, le candidat d’opposition pour l’élection municipale de mars 2026 a lancé sa campagne avec la parution d’un Abécédaire amoureux de Nantes[6], dont la vocation est à l’évidence de définir un ethos d’homme de culture bienveillant.

M.L.S.

[1] Christian Le Bart, « L’analyse des livres politiques – Les présidentiables de 2007 face à l’exigence de proximité », Questions de communication, n° 15, 2009.

[2] Christian Le Bart, «Les livres (des) politiques : Hypothèses sur l'individualisation du champ politique», Cahiers de Science politique [En ligne], Cahier n°25, URL : https://popups.uliege.be/1784-6390/index.php?id=668.

[3] Alice Krieg-Planque, « Le genre « livre politique » comme espace d’expression d’un discours transgressif : ethos de rupture et réflexivité langagière », SHS Web Conf., 78 (2020) 01002, 4 septembre 2020, https://doi.org/10.1051/shsconf/20207801002

 [4] Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez Plumes de l’ombre – Les nègres des hommes politiques, Ramsay, 1991

[5] Karen Heller, “Every candidate's an author: The ceaseless boom in books by politicians”, The Washington Post, 28 mai 2015.

 [6] Foulques Chombart de Lauwe, Abécédaire d’un amoureux de Nantes, Association Infiniment Nantes, 2025.

14 mars 2025

La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique, par Chloé Morin : lecture au filtre des petites phrases

Après avoir dénoncé dans On a les politiques qu’on mérite le désamour des citoyens envers les élus, Chloé Morin expose dans La Broyeuse – Les coulisses de la décomposition médiatique (1) les mauvaises manières du microcosme médiatique. Pour avoir commencé très haut très jeune comme collaboratrice de deux premiers ministres, elle n’a été confrontée que tardivement à une vie politique dont la brutalité n’étonne plus ceux qui y ont fait leurs classes. Cela en fait une observatrice particulièrement sensible.

Bien entendu, Chloé Morin sait que la violence n’est pas nouvelle dans la presse et les médias. Elle évoque par exemple des débats à la chambre « absolument effroyables » sous la IVe République ou un discours antisémite de Xavier Vallat « d’une violence inouïe » en 1936. Oui mais, « c’était fait avec un certain talent oratoire, pas des mots grossiers ». Dès les premières pages du livre, ainsi, une réalité de la communication politique s’impose : la lettre des déclarations n’est pas tout, la forme a son importance.

Pour rédiger son nouveau livre, Chloé Morin a rencontré plusieurs dizaines de personnalités des médias. Trente-quatre d’entre elles sont nommément désignées. D’autres, en nombre indéterminé, ont préféré ne pas être citées. Globalement, le tableau est sombre : les médias sont extrêmement politisés, se laissent aller à des mouvements extrêmes comme #MeToo, cultivent le sensationnalisme, abandonnent les exigences professionnelles du journalisme, etc. Par chance, ces mauvaises façons sont étrangères aux interlocuteurs de Chloé Morin, bien qu’ils siègent ou aient siégé aux rangs les plus élevés du microcosme. Celui-ci n’est donc pas uniforme. La Broyeuse a deux modes de fonctionnement, l’un brutal, l’autre amical.

Trois grandes journalistes et les petites phrases

Les petites phrases ont évidemment leur place dans ce livre. « "La petite phrase", gangrène du débat public ? » se demande Chloé Morin dès le premier chapitre. Elle lui consacre un long développement où elle rapporte notamment ce que lui a dit Anne Sinclair. Celle-ci déplore « la volonté de tout polariser, les informations trop vite diffusées, le commentaire de plateau pour remplir le temps d’antenne à tout prix, le règne de la "petite phrase"… Je me rappelle très bien, à l’époque où je faisais 7 sur 7, déjà la petite phrase avait trop d’importance, on ne retenait qu’elle. »

Chloé Morin ne le rappelle pas, mais Anne Sinclair doit beaucoup aux petites phrases. Elles lui ont même mis le pied à l’étrier dans la presse audiovisuelle. Stagiaire chez Europe 1 à ses débuts, elle scrute les débats de l’Assemblée nationale et, ajoutent ses biographes, « il arrive même qu'elle repère la petite phrase qui, le lendemain, fera le bonheur des journaux de la "matinale" (2). Sa réputation de journaliste est vite établie, comme en témoigne Danielle Mitterrand, presque fataliste quand elle est son invitée en 1986 : « je savais bien qu'un malin plaisir pousserait une bonne journaliste à me conduire vers la petite phrase dont on ne se relève pas » (3).

Parmi les perles qui avaient « trop d’importance » à 7 sur 7 entre 1981 et 1997, figure par exemple « Je me sens tout à fait responsable, mais pour autant, je ne me sens pas coupable » de la ministre Georgina Dufoix en 1991, à propos de l’affaire du sang contaminé, phrase restée fameuse sous la forme abrégée « responsable mais pas coupable ». Anne Sinclair aurait pu citer aussi « la gauche caviar découvre la tête de veau », de Balladur, en 1995. Quant à « dégraisser le mammouth », s’il ne figure pas à son tableau de chasse, elle ne s’est pas privée d’y revenir en recevant Claude Allègre en 1997.

Ruth Elkrief affiche elle aussi sa retenue. Un cran au-dessous, toutefois. « Moi, je résistais autant que je le pouvais, se souvient Ruth Elkrief de ses années passées à BFMTV. Quand on me disait "Tiens, il y a cette petite phrase", je disais "Oui, mais elle est tronquée". C’était souvent difficile à vivre pour moi, mais il était impossible de ne pas participer à nourrir la mécanique. Quand vous êtes dans la machine, c’est très difficile de résister. On sort la petite phrase, et elle devient un fait politique » (p. 42). Il lui est pourtant arrivé de faire mieux que résister. Il faut lire le récit de la « chasse à l’éléphant », dans lequel on la voit, sur LCI, titiller longuement Michel Rocard dans l’espoir d’en obtenir une déclaration intempestive. Et l’auteur de l’article, Daniel Schneidermann, de conclure : « Ruth Elkrief désirait "de la reprise", une petite phrase que les grands médias pussent citer, citant aussi LCI » (4).

Nathalie Saint-Cricq paraît plus franche du collier que ses consoeurs. « Quand les gens disent qu’ils en ont marre des petites phrases et des clashs, c’est totalement faux ! La preuve, ils se souviennent parfaitement des petites phrases, ils ne retiennent même que ça. La politique se réduire à des clips, des pitchs courts, rapides, qui cognent. Ça cogne dans l’action, ça cogne dans les images, ça cogne dans les mots » (p. 42). Au bord du cynisme, elle note : le pire, c’est que l’on ne se souvienne pas de vous, « ou plus exactement que l’on se souvienne de vous mais que rien de ce que vous avez dit n’ait imprimé » (p. 280). 

De la déploration à l’explication

Les journalistes critiquent souvent les petites phrases mais peuvent y trouver leur intérêt (5). Implicitement, Chloé Morin n’écarte pas l’hypothèse d’une certaine connivence entre un journaliste et sa « victime » quand elle écrit : « Je ne démordrai pas de l’idée que la vertu ne procède pas de l’érection de murs de Berlin face à une classe politique jugée forcément sale et corrompue ». « La carrière exceptionnelle d’Anne Sinclair en est la preuve éclatante », ajoute-t-elle. Anne Sinclair elle-même lui explique ce qui la préservait des « œillères idéologiques » : « Tout le monde acceptait de venir dans mon émission, 7 sur 7 ». Elle ajoute quand même : « sauf Le Pen, que je ne voulais pas recevoir » (p. 259). Certains murs de Berlin, ou certaines œillères, ont quand même des avantages pratiques.

Pour le meilleur ou pour le pire, ces pratiques sont efficaces. Ainsi, « les petites phrases, surtout lorsqu’elles étaient sorties de leur contexte, ont souvent coûté très cher à Nicolas Sarkozy » (p. 147). Les hommes politiques le savent bien et tentent de composer avec cette réalité. Témoin l’attitude cocasse de Michel Rocard après qu’il eut déclaré « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (encore un butin d’Anne Sinclair et de 7 sur 7). Gêné par cette déclaration volontiers citée par la droite, il tentera de la corriger a posteriori, en lui ajoutant un codicille : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part » (6). Ses amis bienveillants, et jusqu’à Emmanuel Macron, embrayeront sans hésitation pour tenter de faire prévaloir la formule corrigée, plus agréable aux oreilles de gauche quoique fausse, comme le montre une vidéo de l’INA. Chloé Morin elle-même s’y laisse prendre (p. 41), à moins qu’elle ne soit elle-même dans la bienveillance ?

Puisqu’il en est ainsi, puisque politiques, journalistes et citoyens sont à ce point sous l’influence des petites phrases, il est dommage que Chloé Morin ne s’interroge pas sur les raisons de leur puissance. La matière d’un prochain livre, peut-être ?

Chloé Morin
La Broyeuse - Les coulisses de la décomposition médiatique
Éditions de l’Observatoire, Paris, 2025
ISBN 979-10-329-3423-4
320 pages, 22 €.

Michel Le Séac’h

(1)     Curieusement, le livre porte deux sous-titres différents, l’un en couverture (Les coulisses de la décomposition médiatique), l’autre en belle-page (Chronique d’une décomposition médiatique annoncée). Le premier paraît plus représentatif de son contenu.

(2)     Alain Hertoghe, Marc Tronchot, Anne Sinclair, femme de tête, dame de cœur, Calmann-Lévy, 2011.

(3)      Danielle Mitterrand, La Levure du pain, Edition°1, 1992.

(4)     Daniel Schneidermann, « Récit de la chasse à l’éléphant sur le câble », Le Monde, 8 février 1998, https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/02/08/chasse-a-l-elephant-sur-le-cable_3652656_1819218.html

(5)     Voir Michel Le Séac'h, Petites phrases : des microrhétoriques dans la communication politique; BoD, 2025, p. 44 s.

(6)     Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.


Voir aussi :

On a les Politiques qu’on mérite, par Chloé Morin (autrement dit : « Vous l’avez bien cherché » ?)

09 octobre 2024

Gérald Darmanin : un répertoire de petites phrases à reconstruire, si c’est possible

« Le budget tel qu’il est annoncé me paraît inacceptable », fulmine Gérald Darmanin sur FranceInfo le 3 octobre. La faute à 20 milliards d’euros d’impôts nouveaux. Au nom d’une somme qui représente 1,1 % de la dépense publique totale, il entre en rébellion contre un Premier ministre soutenu par son propre parti et nommé par un président qu’il a lui-même servi pendant sept ans.

« Je me suis engagé devant les électeurs de Tourcoing et de ma circonscription : pas d’augmentation d’impôt – je ne voterai aucune augmentation d’impôt », affirme l’ex-ministre de l’Intérieur. Les promesses faites aux électeurs, divers commentateurs en ont vu d’autres et soupçonnent plutôt Gérald Darmanin, redevenu simple député, de chercher plutôt à faire encore les gros titres. Une sorte de déformation professionnelle, peut-être. « Gérald Darmanin est un peu le ministre des polémiques », assurait Renaud Dély sur Radio France (https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/l-edito-politique/edito-gerald-darmanin-s-est-il-rendu-indispensable-a-emmanuel-macron_5713427.html) du temps du gouvernement précédent. « La fonction y est pour beaucoup. Un locataire de la place Beauvau transparent, qui ne fait pas de vagues, passe vite pour un faible aux yeux de l’opinion. Et puis Gérald Darmanin aime les petites phrases choc, les formules provocatrices. »

Dès ses débuts au gouvernement comme ministre de l’Action et des comptes publics, en 2017, Gérard Darmanin apparaissait comme « le miracle macroniste », selon l'expression de Frédéric Says sur France Culture (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-billet-politique/gerald-darmanin-le-miracle-macroniste-8769060). Ce qui lui valait cette appréciation flatteuse était « d’abord, un goût inaltéré pour la petite phrase bien placée (…) il n'hésite pas à monter au front, le doigt sur la gâchette, la répartie à la bouche. »

Sarkozy et Darmanin

Devenu ministre de l’Intérieur, en 2020, Gérald Darmanin apparaît comme « un ministre omniprésent qui joue la carte du terrain et des petites phrases », selon Marie-Pierre Haddad sur RTL (https://www.rtl.fr/actu/politique/darmanin-un-ministre-omnipresent-qui-joue-la-carte-du-terrain-et-des-petites-phrases-7800742743). « En plus de ses nombreux déplacements et de la publication régulière et à un rythme soutenu de tweets, Gérald Darmanin a aussi eu recours à la stratégie de la petite phrase. » Ce n’est pas un comportement original : Gérald Darmanin s’inscrit « dans les pas de Nicolas Sarkozy qui a occupé le même poste de 2005 à 2007 (…) pour couvrir un maximum de terrain politique. »

Sarkozy et Darmanin : la comparaison est inéluctable. « Quand je vois Gérald Darmanin, je vois la méthode Sarkozy », s’étonne un syndicaliste policier  cité par Antoine Albertini dans Le Monde (https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/07/06/gerald-darmanin-aux-petits-soins-avec-la-police_6180798_823448.html). « Un discours sécuritaire, la petite phrase qui fait polémique mais aussi des moyens, du matériel, des hausses de rémunération ». Mais si les méthodes se ressemblent, les objectifs sont-ils les mêmes ?

Avec des formules comme « on va nettoyer au Kärcher la cité », en 2005, Sarkozy visait sans nul doute l’Élysée. Il était quinquagénaire. Gérald Darmanin n’a aujourd’hui que 41 ans. « Gérald Darmanin s’émancipe peu à peu d’Emmanuel Macron et vise de plus en plus clairement la présidentielle 2027 » assure néanmoins Florent Buisson dans Le Monde en 2023. « Un cas de figure qui rappelle à certains égards le Nicolas Sarkozy du début des années 2000 » (https://www.parismatch.com/actu/politique/ressemblances-et-differences-gerald-darmanin-et-nicolas-sarkozy-la-loupe-228595). 

Le communicant Nicolas de Chalonge évoque lui aussi « l’héritage tactique sarkozyste que porte Gérald Darmanin, consistant précisément à faire siens des termes ou thématiques forgées à l’extrême droite pour créer des séquences médiatiques » (https://www.motscles.net/blog/novlangue/ensauvagement). Témoin « l’ensauvagement » : l’expression ne date pas d’hier mais « ce n’est que depuis cet été [2020] et son utilisation par Gérald Darmanin qu’elle acquiert le statut de formule ou de petite phrase politique. »

Au service d’Emmanuel Macron, et après ?

Cependant, Philippe Moreau-Chevrolet, cité par Marie-Pierre Haddad, voit plutôt derrière Darmanin ‑ derrière ce Darmanin-là ‑ la main d’Emmanuel Macron. Ce dernier l’aurait transféré au ministère de l’Intérieur en 2020 pour occuper le terrain dans la perspective d’une élection présidentielle de 2022 qui se jouerait à droite : « En s'exposant médiatiquement en première ligne, l'ancien membre des Républicains veut éviter à Emmanuel Macron de devoir intervenir sur ces sujets. Faire monter les thèses du Rassemblement national puis revenir rapidement sur des bases républicaines, voilà la stratégie d’Emmanuel Macron ».

De fait, les formules choc de Gérald Darmanin apparaissent plutôt comme des armes tactiques. Leur espérance de vie, en général, est brève : une nouvelle phrase chasse la précédente. « Ensauvagement : une phrase choc, à durée de vie limitée », écrit par exemple Nicolas de Chalonge. Cette mission tactique au service d’un président peut-elle coïncider avec une stratégie personnelle de conquête de l’Élysée ? Gérald Darmanin est-il à la fois un bon petit soldat et un futur leader ? Grâce à des déclarations comme «  il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société » ou « les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », il se construit activement un ethos autoritaire à partir de l’été 2020. Mais, sans doute pour ne pas se trouver enfermé sur un terrain occupé par le RN, il tente aussi, dans un « en même temps » tout macronien, de s’en distancier, en particulier sur les thèmes relatifs à l’immigration.

Une petite phrase est emblématique à cet égard. Interrogé au Sénat sur l’identité des personnes interpellées lors des émeutes du début de l’été 2023, il répond : « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre ». L’année d’avant, contre toute évidence, il avait incriminé les supporters anglais dans les troubles qui avaient entouré la finale de la Ligue des Champions. Tout en portant la loi Asile & immigration, il compte ouvertement qu’elle sera retoquée par le Conseil constitutionnel.

Rebondir à gauche

Et puis, chaque fois que l’occasion lui en est donnée, il ne manque pas d’évoquer son grand-père tirailleur algérien et sa mère prolétaire : « le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. » En quittant le gouvernement, en septembre 2024, il gauchit son ton : « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident, si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup ». Cette étrange déclaration paraît faire écho aux accusations de « racisme systémique » adressées par l’extrême-gauche à la société française.

Il est peu probable que de telles proclamations suffisent à le rabibocher avec la gauche après tant de positions sécuritaires. « Gérard Darmanin découvre le racisme le jour de son départ du ministère de l’Intérieur », titre Libération le 23 septembre. « Trop facile ! » commente Rachid Laireche (https://www.liberation.fr/societe/immigration/gerald-darmanin-decouvre-le-racisme-le-jour-de-son-depart-du-ministere-de-linterieur-20240923_GV7VXLW5HVBNFLK33WZIEFQHYQ/). Mais elles brouillent à coup sûr son image à droite et embarrassent son propre camp. En tout état de cause, se costumer en immigré bien assimilé ne serait probablement pas une voie royale vers l’Élysée aujourd’hui. À tenter de construire deux ethos contradictoires, il est probable que Gérard Darmanin heurte dans l’électorat deux pathos irréconciliables. Le « en même temps » façon Emmanuel Macron paraît avoir fait son temps, s’il en a jamais eu un.

Plus qu’un soupçon de mysoginie

Par ailleurs, Gérald Darmanin pourrait souffrir d’une autre faiblesse. Dans le débat politique, une bonne partie des petites phrases servent à affirmer des relations de pouvoir – surtout quand elles sont prononcées lors de débats entre personnalités. Or il paraît plus à l’aise dans le registre du mépris que dans celui de l’autorité. Pire, cette attitude se manifeste particulièrement à l’égard des femmes – quand il évoque Marine Le Pen, Raquel Garrido, Christiane Taubira ou Giorgia Meloni. Voire quand il parle de son propre camp. Le jour où on lui demande si « c’est sympa » de travailler avec Élisabeth Borne, alors première ministre, il répond : « C’est professionnel ».

La plus toxique de ces petites phrases restera sans doute sa sortie à l’égard d’Apolline de Malherbe, qui lui posait une question délicate sur BFM TV : « Calmez vous madame, ça va bien se passer… ça va bien se passer… ça va bien se passer ! »  Le podcast Mansplaining (https://www.youtube.com/watch?v=38RqrvP3no0) estime que « cette petite phrase (…) a fait polémique pour sa misogynie. Mais le problème est en réalité plus profond. Non, Gérald Darmanin, ça ne va pas "bien se passer" ». La vidéo est impitoyable : l’air supérieur de Gérard Darmanin insupporte beaucoup de femmes. « Je pense que Gérald Darmanin n’aurait probablement pas dit cela à un homme », commente la journaliste. Le ministre s’excusera plus tard mais il a commis « une petite phrase qui pourrait le poursuivre longtemps », estime Décideurs Magazine (https://www.decideurs-magazine.com/politique-societe/53709-politique-les-pires-petites-phrases-de-2022.html). L’équivalent pour Darmanin de « la République c’est moi » pour Mélenchon ? En tout cas un épisode toxique qui réapparaîtra le jour où Gérald Darmanin aspirerait à de hautes fonctions.

Michel Le Séac'h

°°°

Florilège

Gérald Darmanin est prodigue en déclarations tonitruantes. Les déclarations ci-dessous ont été qualifiées de « petites phrases » par un ou plusieurs médias. Cependant, elles ne le sont que de façon minoritaire, ce qui pourrait dénoter que leur force est limitée :

·         « La différence avec vous, madame Le Pen, c'est que Judas restera dans l'Histoire », octobre 2017

·         « Wauquiez a fait allemand première langue. Il est peut-être normalien mais il n’a rien de normal », février 2018

·         « Il n'y a pas deux catégories de Français, il n'y a pas deux catégories de territoires », mars 2018

·         « ce que c’est de vivre avec 950 euros par mois quand les additions dans les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros lorsque vous invitez quelqu’un et que vous ne prenez pas de vin », novembre 2018

·         « Il manque sans doute autour [d’Emmanuel Macron] des personnes qui parlent à la France populaire, des gens qui boivent de la bière et mangent avec les doigts », décembre 2019

·         «  Il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société », juillet 2020

·         « Quand j’entends le mot "violences policières", moi, personnellement, je m’étouffe », juillet 2020, six mois après la mort de Cédric Chouviat, mort après avoir dit « j’étouffe » lors d’un placage ventral (affaire pas encore jugée)

·         « Le brigadier Benmohamed a dénoncé -alors pardonnez-moi de vous le dire, mais c’est exactement ce qu’il y a à ma connaissance- avec retard -c’est d’ailleurs ce qui lui est un peu reproché, on en reparlera plus tard si vous le souhaitez- a dénoncé ces camarades qui auraient, je mets du conditionnel, mais les faits reprochés sont graves, énoncer des insultes à caractère sexistes, homophobes et racistes », juillet 2020

·         « Les trafiquants de drogue vont arrêter de dormir », août 2020

·         « Moi, ça m'a toujours choqué de rentrer dans un supermarché et de voir en arrivant un rayon de telle cuisine communautaire et de telle autre à côté. C'est mon opinion, c'est comme ça que ça commence le communautarisme », octobre 2020

·         « C'est aux Marocains de s'occuper des mineurs marocains, c'est une évidence, nous devons les ramener sur leur territoire national », octobre 2020

·         « Nous ne pouvons plus discuter avec des gens qui refusent d’écrire sur un papier que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu », janvier 2021

·         « Il vous faut prendre des vitamines, je ne vous trouve pas assez dure là », février 2021

·         « Calmez-vousMadame, ça va bien se passer » (à Apolline de Malherbe), février 2022

·         « C’est la faute des supporters anglais », mai 2022

·         « Je n’ai pas à donner la nationalité des personnes que nous interpellons », juin 2022

·         « Nous devons parler aux tripes des Français »», juillet 2022

·         « La Nupes ne cherche qu’à bordéliser le pays », janvier 2023

·         « "Moi, j’espère avoir une sorte de contrat moral avec le président de République. C’est comme cela que j’ai compris ma mission qui est d’aller jusqu’aux jeux Olympiques », février 2023

·         «  "Pardon de cette provocation, mais je l'ai dit à la représentante du Front national (sic) : si je devais virer tous les étrangers qui travaillent en France, il n'y aurait pas beaucoup ou en tout cas moins de curés dans les paroisses en France », février 2023

·         « Je refuse de céder au terrorisme intellectuel », avril 2023

·         « Je ne connais pas la subvention donnée par l’État [à la LDH], mais ça mérite d’être regardé », avril 2023

·         « Mme Meloni, gouvernement d’extrême droite choisi par les amis de Mme Le Pen, est incapable de régler les problèmes migratoires sur lesquels elle a été élue », mai 2023

·         « Le petit-fils d'immigré, le fils de femme de ménage que je suis serais indigne de ses responsabilités si (...) il oubliait la chance qu'il a de servir son pays. Je ferai ce que le président me dira de faire » mai 2023

·         « Oui il y a des gens qui, apparemment, pourraient être issus de l’immigration. Mais il y a eu beaucoup de Kevin et de Mathéo, si je peux me permettre », juillet 2023

·         « Ce qui m’intéresse, ce n’est plus de regarder ce qu’il s’est passé en 2017 et 2022. Ce qui m’inquiète maintenant, c’est ce qui se passera en 2027 », août 2023

·         « Je n’ai hérité d’aucune ville, d’aucune circonscription, je ne suis pas élu sur une liste à la proportionnelle. Je suis, c’est vrai, différent : d’origine modeste et issu de l’immigration, cela gêne peut-être », août 2023

·         « C’est professionnel » (en réponse à la question : « est-ce sympa de travailler avec Élisabeth Borne), octobre 2023

·         « La sécurité fait peu de bruit, l’insécurité en fait un peu plus  », octobre 2023

·         « [Karim] Benzema est en lien, on le sait tous, notoire avec les Frères musulmans...Nous nous attaquons à une hydre, qui sont les Frères musulmans, parce qu'ils donnent un djihadisme d'atmosphère », octobre 2023

·         « il m'est actuellement impossible d'expulser ou d'éloigner énormément de personnes sous OQTF, surtout lorsqu'elles ont commis des crimes et des délits, en raison des réserves d'ordre public inventées par le législateur », novembre 2023

·         « la majorité des députés ne représente pas la majorité des Français », décembre 2023

·         « Je suis très heureux que les joueurs de football ou de rugby viennent sur notre territoire et paient justement beaucoup d’impôts et font payer beaucoup d’impôts de recettes. Si Neymar n’était pas venu, aucun impôt n’aurait été payé, aucun maillot de foot n’aurait été vendu en son nom et aucune cotisation sociale ne serait rentrée », janvier 2024

·         « Après les Jeux olympiques, un cycle au ministère de l'Intérieur sera atteint », janvier 2024

·         « On ne répond pas à la souffrance en envoyant des CRS », janvier 2024

·         « Elle a de grands discours Mme Garrido, mais elle ne parle pas à ma maman qui est obligée de travailler jusqu'à plus de 67 ans pour avoir une retraite à peu près convenable, parce qu'elle n'est pas propriétaire de son patrimoine », février 2024

·         « [Jordan Bardella] c’est la politique du tango : un pas en avant, deux pas en arrière », juin 2024

·         « Je m'appelle Gérald Moussa Jean Darmanin. (...) Il est assez évident si nous sommes honnêtes, que si je m'étais appelé Moussa Darmanin, je n'aurais pas été élu maire et député, et sans doute n'aurais-je pas été ministre de l'Intérieur du premier coup », septembre 2024.


Photo Suella Braverman, UK Home Office, via Wikimedia, CC Attribution 2.5 Generic

13 juin 2023

Silvio Berlusconi laisse un riche héritage de petites phrases

Rarement leader politique aura été autant associé à l’expression « petite phrase » que Silvio Berlusconi, qui vient de disparaître. Ses innombrables piques, bons mots et jugements lapidaires lui valent de ce côté-ci des Alpes l’image d’un personnage outrancier, fantasque, exotique et forcément disqualifié. Pourtant, sa carrière politique offre des leçons importantes sur le rôle des petites phrases dans la communication politique.

Avec elles, il affirme d’abord son statut de leader au plus haut niveau. On a souvent cité sa sortie de novembre 2008 à propos du président Barack Obama : « E giovane, bello, e anche abbronzato » (il est jeune, beau et bronzé). Le plus souvent, on y voit une blague raciste au premier degré. Mais Silvio Berlusconi a souvent été moqué pour son apparence, notamment son « jeunisme » et son bronzage permanent. Il retourne la moquerie en se comparant implicitement à l’homme le plus puissant du monde.

Il le confirme l’année suivante lors d’un G20 : « Ma réponse à la crise économique mondiale n'est pas la même que celle d'Obama car je suis plus pâle que lui, ça fait longtemps que je n'ai pas eu le temps de prendre un bain de soleil. » Cette fois, la comparaison explicite est même à son avantage. La blague reste « borderline » mais non foncièrement raciste : la différence dans la couleur de peau ne connote pas une différence de nature mais une différence d’assiduité entre « collègues ».

Silvio Berlusconi manque certes de respect envers le président américain mais adopte la même attitude avec tous les dirigeants politiques – y compris lui-même : « dans une démocratie, je suis au service de tout le monde et tout un chacun peut me critiquer, voire m'insulter » ‑ ce dont personne ne se prive, assurément. « Je n'ai jamais insulté personne », soutient-il en 2018. « En revanche, j'ai reçu tellement d'insultes. » À défaut d’insultes, cependant, il manie volontiers l’ironie.

En 2003, alors président du Conseil européen, il lance ainsi à Martin Schulz : « en Italie, on produit un film sur les camps de concentration nazis, vous seriez parfait dans le rôle du Kapo ». Certains veulent y voir une agression contre l’Allemagne en général. Mais l’eurodéputé social-démocrate venait de prononcer un discours très virulent à son encontre. La petite phrase est pour le dirigeant italien une manière de le remettre à sa place en quelque mots, tout en mettant les rieurs (sous cape) de son côté : l’un des personnages principaux du feuilleton américain à succès Hogan’s Heroes, diffusé à l’époque par les télévisions européennes, est un gardien de Stalag nommé Schultz (le feuilleton est même diffusé en France sous le titre Papa Schultz).

Même Nicolas Sarkozy a droit à son sarcasme. Un jour de 2010, le président français se laisse aller à une comparaison rhétorique – et acrobatique – entre journalistes et pédophiles. « J'ai l'intime conviction qu'aucun de vous n'est pédophile. Bon travail et tenez-vous bien », plaisante Berlusconi le lendemain à la fin d’une conférence de presse. Nicolas Sarkozy retient la leçon. Quelques années plus tard, critiqué pour une petite phrase internationale, il rétorque : « L’important dans la démocratie, c’est d’être réélu. Regardez Berlusconi, il a été réélu trois fois[i]. »

Sous-entendus et connivence

En fait, Silvio Berlusconi ne craint pas de se situer très haut dans la hiérarchie des dirigeants politiques mondiaux « Je suis le Jésus-Christ des politiques », déclare-t-il en 2006. « Je me sacrifie alors que je pourrais avoir une vie beaucoup plus amusante ». Ironie toujours.

On le voit, l’ironie de Silvio Berlusconi repose en grande partie sur des sous-entendus. Ceux-ci lui permettent d’entretenir une connivence avec une large fraction de l’opinion italienne. C’est ainsi que l’affaire « Papa Schultz » lui est favorable quand il s’en explique en Italie : « cela lui permet d’établir une solide empathie avec son auditoire : le souvenir d’un passé plus glorieux que le présent, la représentation qu’il donne de lui-même, comme de quelqu’un qui sait toujours placer un bon mot, même face à des critiques mordantes, doivent assurer à Berlusconi l’accueil bienveillant de son public[ii]. » Pour cela, il joue de « micro-effets rhétoriques, argumentatifs et pragma-énonciatifs, se situant tous sur le plan implicite (fausse ironie, allusions, sous-entendus, présuppositions, jeu entre auto-dialogisme et dialogisme, etc.) ».

D’abord encensé par la gauche française, reçu avec égards par François Mitterrand, le « Cavaliere » ne tarde pas à être accusé de nostalgies fascistes dans son pays. On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, disait le cardinal de Retz : quand Silvio Berlusconi affirme en 2003 que « Mussolini n’a jamais tué personne », il soulève un tollé dans la classe politique italienne. Sans cesse, on le compare au Duce : « des tribuns hors pair, virils, maîtrisant la psychologie des masses. Des rêveurs pragmatiques, travailleurs acharnés qui sont parvenus à tout maîtriser, à commencer par les médias […] Il y a dans le berlusconisme le même fonds culturel que dans l’idéologie portée par Mussolini[iii]. » Ce qui est loin de lui aliéner toute l’opinion italienne : « quand je dis certaines vérités, je dis ce que pensent les gens », assure-t-il.

Petites phrases et amnésie

Et il le dit avec d’autant plus de force que, en professionnel, il maîtrise parfaitement la télévision . « Il y a bien eu un avant et un après Berlusconi en termes de communication politique car il a révolutionné celle-ci », estime l’historien Marc Lazar. « Forza Italia est l’archétype d’un parti personnel qui n’avait nul précédent en Italie ni ailleurs[iv]. » Car tel est « le seul véritable modèle que Forza Italia a toujours adopté », confirme le politologue Giovanni Orsina : « le parti comme instrument du leader, Forza Italia comme extension de Berlusconi »[v].

Tout au long de sa carrière depuis la création de Forza Italia en 1994, maints commentateurs annoncent la fin imminente de Silvio Berlusconi. Prennent-ils leurs désirs pour des réalités ? « J'ai déjà trop souvent parié sur la disparition de Berlusconi pour ne pas craindre de me tromper encore une fois », conjecture l’un de ses anciens collaborateurs, le médiologue Carlo Freccero, en 2013. « Il y a peu de temps, La7 (Channel 7) a diffusé le film Le Caïman, de Nanni Moretti. Ce film de 2006 imagine le crépuscule de Berlusconi, et c'est ce que l'on vit actuellement[vi]. » Or seule la mort aura raison de lui, dix ans plus tard !

S’il se trompe, Carlo Freccero a du moins une explication de la longévité du « Cavaliere » : dans sa conception de sa politique, « celui qui est élu par la majorité entre dans une sphère d'impunité. Il ne peut pas être attaqué par celui qui n'a pas été consacré, comme lui, directement par le peuple […] C'est ainsi que fonctionne la communication. Elle est faite de petites phrases et d'amnésie. » Il est probable que la postérité fonctionne de même : ce que l’Histoire retiendra de Silvio Berlusconi, ce sont surtout ses petites phrases.

Michel Le Séac’h

Photo : Sergio Berlusconi au congrès du PPE en 2017. Photo PPE. Source : Flickr, sous licence CC BY 2.0


[i] Dominique Maingueneau. « Sur une petite phrase de N. Sarkozy : Aphorisation et auctorialité ». Communication & langages, 2011, 2 (168), pp.43-56. ffhal-03983367f. Consulté le 13 juin 2023.

[ii] Paola Paissa, Françoise Rigat, « Berlusconi, l’Allemagne et la mémoire de la Shoah : l’’ethos de bonhomie’ pour une réparation impossible », Langage et société 2018/2, n° 164, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2018-2-page-57.htm

[iii] Antoine Aubert, lecture de Lo statista. Il ventennio berlusconiano tra fascismo e populismo par Giannini Massimo, Non Fiction, 29 juin 2009, https://www.nonfiction.fr/article-2657-silvio-berlusconi-litalie-du-xxie-siecle.htm, consulté le 13 juin 2023.

[iv] Marc Lazar, « James L. Newell, Silvio Berlusconi. A Study in Failure », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2020, consulté le 13 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/753 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.753

[v] Le Grand continent, bonnes feuilles de Giovanni Orsina et David Allegranti,  Antipolitica. Populisti, tecnocrati e altri dilettanti del potere, Rome, Luiss University Press, 2021, 144 pages, ISBN 978-886105626, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/08/25/quest-ce-que-le-berlusconisme-1/, consulté le 13 juin 2023.

[vi] « "Berlusconi sait qu'il a une erreur à ne pas commettre : démissionner en plein scandale », entretien entre Carlo Freccero et Hervé Brusini, 19 octobre 2013, https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/berlusconi/berlusconi-sait-qu-il-a-une-erreur-a-ne-pas-commettre-demissionner-en-plein-scandale_428838.html, consulté le 13 juin 2023.

12 mai 2023

Laurent Wauquiez sans petites phrases… au risque de l’oubli ?

Laurent Wauquiez n’aime plus les petites phrases. Il le dit dans l’entretien qu’il vient de donner à Nathalie Schuck et Valérie Toranian pour Le Point (11 mai 2023) -- et même deux fois plutôt qu’une. « J’ai été porte-parole du gouvernement et je me suis laissé intoxiquer un temps par cette facilité qui consiste à penser qu’en sortant une petite phrase, en faisant le buzz, on remplit » sa mission, raisonne-t-il. Puis : « Je me suis, par moments, laissé abîmer, entraîner vers le bas par une politique médiocre, par l’affrontement politicien et le jeu des petites phrases. »

Il ne se demande pas ce qu’il pourrait néanmoins leur devoir. Dès 2007, jeune porte-parole du gouvernement, il fait de leur surveillance un pivot de son rôle : « La difficulté c'est que comme on est là pour défendre la politique du Gouvernement, c'est d'être tellement vigilant sur la moindre petite phrase et la moindre petite expression, qu'on finit par ne plus rien dire » (déclaration du 26 juin 2007 au site gouvernemental vie-publique.fr). On remarque, en creux, cette position implicite : si à pourchasser les petites phrases on ne dit plus rien, c’est sans doute qu’elles disent quelque chose.

En 2012, Vanessa Schneider publie dans Le Monde un portrait intitulé : « Laurent Wauquiez : le sniper de l’UMP », ce qui est déjà assez éloquent. L’article commence ainsi : « Consacré ministre polyvalent sous l'ère Sarkozy, il manie avec brio la petite phrase assassine. » Si lui-même y voit aujourd’hui un « jeu », l’adjectif « assassine » dénote que l’affaire n’est pas si ludique à l’époque.

Les petites phrases de Laurent Wauquiez ne s’attaquent pas toutes au personnel politique, au moins à première vue. En mai 2011, par exemple, il déclare à Europe 1, pointant le RSA : « la différence entre le travail et l'assistanat est aujourd'hui un des vrais cancers de la société française parce que ça n'encourage pas les gens à reprendre un travail, parce que ça décourage ceux qui travaillent. » Les ténors de son parti le condamnent, l’opposition s’indigne. Pourtant, note Vanessa Schneider, « avec sa dénonciation du "cancer de l'assistanat", le ministre parvient tout de même à ses fins : il crève le plafond de verre médiatique et s'impose dans les baromètres de popularité. »

Et cette recherche d’exposition médiatique n’est peut-être pas le seul objectif. « Avec sa petite phrase, M. Wauquiez n’a pas agi en chien fou solitaire, il s’inscrit dans un mouvement », estiment Matthieu Goar et Alexandre Lemarié dans Le Monde. Ils citent Frédéric Lefebvre, alors secrétaire national de l’UMP : « Certains ont toujours estimé qu’il fallait taper sur Sarkozy pour qu’il vous remarque. Laurent Wauquiez pense, lui, qu’il faut être meilleur que Sarkozy sur son propre terrain pour être considéré. » Sous la prise de position politique, il y pourrait donc y avoir en réalité une sorte de petite phrase ad hominem rapprochant son auteur du pouvoir.

Dans l’attaque, la mécanique de la petite phrase wauquiezienne est en général indirecte : la « cible » finale n’est pas désignée nommément. Le message est d’autant plus puissant que le locuteur laisse à l’auditeur le soin de le comprendre. Cela crée un certain sentiment de connivence. Vanessa Schneider en livre un exemple frappant : « "Dans un pays qui a trois millions de chômeurs, est-ce que le problème est de parler de pains au chocolat ? ", fait-il mine de s'interroger » en 2012. Candidat à la présidence de l’UMP, Jean-François Copé vient de raconter qu’un élève de sa circonscription « s’est fait arracher son pain au chocolat à la sortie du collège par des voyous qui lui expliquent qu’on ne mange pas pendant le ramadan ». En exploitant cette sortie (elle-même qualifiée de « petite phrase »), Laurent Wauquiez flingue sans le nommer l’un des ténors de son propre parti, concurrent du candidat qu’il soutient lui-même, François Fillon.

La théorie du boomerang

Ce dernier a pu en tirer une leçon : mutatis mutandis, son « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » de la primaire de la droite, en 2016, adopte la même technique. Laurent Wauquiez s’insurge (dans Le Réveil de la Haute-Loire). Car il a changé de rôle : président par intérim des Républicains, il lui appartient de maintenir l’ordre dans son parti. Mais il connaît la musique ! « Quand on est dans le royaume des petites phrases et coups en dessous de la ceinture ce n’est plus le débat d’idées », déclare-t-il de façon un peu tautologique. En dépit de son expérience personnelle, pas si contre-productive pourtant, il assure : « Tous ceux qui pratiquent les petites phrases seront sanctionnés car ces attaques passent très mal et leur reviendront comme un boomerang. »

On connaît la suite : en fait de boomerang, contre toute attente, François Fillon sort vainqueur de la compétition. Laurent Wauquiez redécouvre-t-il ainsi la puissance des petites phrases ? Quelques mois plus tard, une escarmouche l’oppose à Xavier Bertrand. « Ne laissons pas les médiocres aigreurs nous détourner du seul objectif qui compte : la reconstruction d'une droite fière de ses valeurs », rétorque-t-il sur Twitter. Une fois de plus, la cible visée n’est pas désignée nommément. Ce qui encourage la presse à compléter le message, donc à en parler : ce tweet allusif remporte un grand succès médiatique. Et Xavier Bertrand rentre dans le rang.

L’explicite réussit moins bien à Laurent Wauquiez. Début 2018, devant des étudiants de l’EM Lyon, il dit tout le mal qu’il pense de nombreux responsables politiques, désignés sans détour (Alain Juppé a « totalement cramé la caisse » à Bordeaux, etc.). Malgré sa demande, un étudiant enregistre et diffuse ses déclarations ravageuses. L’affaire fait scandale. Mais Christophe Malbranque, l’un des principaux communicants du parti présidentiel LREM, alerte son entourage : « Il est tout à fait possible que, bien malgré lui, Wauquiez nous tende un piège », conjecture-t-il dans un message cité par Agathe Ranc, de L’Obs. Lui répondre serait se placer à son niveau, « celui de la petite phrase, de la politique à l’ancienne, au risque de reproduire un schéma que l'opinion déteste et qui a été sanctionné dans les urnes » (encore la théorie du boomerang !).

Comment se faire oublier

En réalité, les scandales « ont permis à M. Wauquiez de devenir le nouveau héros des militants », pensent Matthieu Goar et Alexandre Lemarié. Ses petites phrases illustrent un tempérament de chef. « Laurent Wauquiez n’a jamais manifesté […] un sens de la fidélité et de la mesure. Il est plutôt dans l’énergie et la volonté personnelle », estime Gérard Longuet, cité en 2018 par Public Sénat. Mais tant que la partie n’est pas pliée, tant que le parti ne lui est pas acquis, elles offrent aussi un angle d’attaque aux autres aspirants leaders (voire à l’ex-leader Sakozy).

La presse aussi, première consommatrice de petites phrases, cherche parfois à se dédouaner par la distanciation, à l’instar du Progrès, qui répertorie en 2018 les « Phrases assassines, polémiques et gros clashs de la mandature Wauquiez ». Mais Émilie Chaumet y convient que « la "petite phrase" est rarement anodine […] Certains diront qu'elles "sont le niveau zéro du débat politique" pourtant les "meilleures" ne passent jamais inaperçues. » Peu après, le leader républicain met de l’eau dans son vin, assure Antoine Comte dans La Tribune de Lyon : « Fini les déclarations à l’emporte-pièce et la course au buzz médiatique, Laurent Wauquiez a décidé désormais de prendre son temps et de réfléchir mûrement avant de s’exprimer publiquement. »

Et il tient parole en respectant pendant près de deux ans un silence, qu’il vient de rompre, ce 11 mai, par un long entretien avec les journalistes du Point. Un entretien très conceptuel, même si l’on sent que la fibre de la petite phrase pourrait être réactivée (« Emmanuel Macron n’a jamais été Jupiter. À force de vouloir décider de tout, il ne décide plus de rien »… « Les Français […] ont vu les limites d’un président de la République auquel il aura sans doute manqué d’avoir appris en gravissant les échelons petit à petit », « il a réussi des choses, mais il n’a pas enrayé la décadence »…)

Laurent Wauquiez, dirait-on, ne veut faire de peine à aucun électorat. Mais si les médias s’intéressent encore à sa personne – l’entretien du Point a été largement relayé par les confrères – il n’est pas dit que les électeurs y restent aussi sensibles. Il est probable qu’en politique, dans une cure de silence, ce sont des voix qu’on perd. Les requêtes enregistrées par Google Tendance des recherches ne révèlent pas de fortes attentes des internautes à son égard ces dernières années (graphique ci-dessous). Un sursaut apparaît le 9 mai, quand Le Point communique sur son entretien, et le 11 mai, lors de la parution de l’hebdomadaire, mais les requêtes viennent de sa région, Auvergne-Rhône-Alpes, presque six fois plus que d’Île-de-France, et le mouvement retombe dès le 12. Laurent Wauquiez a voulu se faire oublier et pourrait avoir réussi au-delà de ses espérances.

Michel Le Séac’h

Photo : Laurent Wauquiez en 2010 par Alesclar, via Wikimedia Commons, licence CC BY-SA 3.0