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27 avril 2025

L’Empire du discrédit, de Christian Salmon : lecture au filtre des petites phrases

« Le discrédit est partout », affirme d’emblée Christian Salmon dans son nouveau livre paru fin 2024, c’est un « monstre aux mille visages » qui englobe aussi bien la haine et la colère que le « mutisme de l’époque » et le « trash-talk ». Ce dernier est lui-même multiforme : englobant provocations verbales, bouffonneries, chambrages, autoglorification et insultes, il «  est devenu le principe performatif à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés, selon lequel les experts du sport et de la politique produisent à partir de petites questions portées à l’extrême des affrontements génériques. » (p. 18).

Réunir en un même « empire » tant de phénomènes de communication et psychosociologiques est une démarche ambitieuse. Christian Salmon propose même de la théoriser davantage en introduisant Mandelbrot dans les sciences humaines : toute communication contemporaine obéirait à un comportement de « fractales » dans lequel chaque partie, même minime, reproduit le caractère discréditif du tout. La question centrale du livre, résumée par l’auteur, est celle-ci : « Comment la laideur, l’infâme, l’indigne sont-ils devenus désirables dans nos sociétés ? Comment la notoriété s’acquiert-elle sur les réseaux sociaux au prix du discrédit jeté sur toutes les formes de discours et d’action légitime ? » (p. 21).


Cette double question paraît étrangement moralisatrice. Si la société considère un comportement comme désirable, le dire laid, infâme, indigne ne revient-il pas à le juger au nom de valeurs supérieures qu’il conviendrait d’expliciter ? Et si toutes les formes d’action légitime se trouvent discréditées, c’est peut-être qu’elles ne sont pas si légitimes que cela, après tout. Il se pourrait aussi que le discrédit soit moins généralisé que ne le ressent l’auditeur des chaînes d’information, nécessairement focalisées sur ce qui va de travers : les trains qui arrivent à l’heure ne sont pas de l’information.

La question ne sera pas posée. Christian Salmon procède par affirmations et ne lésine pas sur le performatif. Ce n’est pas un hasard si son essai se réfère souvent aux Mythologies de Raymond Barthes, qu’il cite lui-même à plusieurs reprises. À juste titre, d’ailleurs, car il en a le talent de plume et le foisonnement conceptuel. Son livre est construit en grande partie, surtout dans les derniers chapitres, autour de mots clés comme « Carnavalisation, Éclipse, Meutes, Dévoration, Confinement, Offuscation… Un « essaim » de mots plutôt qu’un ordre discursif ou une narration. »

La novlangue du discrédit

Ce parti pris étonne puisque les passages consacrés au récit et au langage sont parmi les plus convaincants du livre. Christian Salmon est fasciné par le cas de Barack Obama, pour qui « le seul vrai pouvoir est celui de mettre en récit le monde » (p. 101) et qui « au fond n’aura fait qu’un seul métier. De l’auteur du livre Les Rêves de mon père au candidat à la présidence des États-Unis, du président au producteur, c’est le narrateur animé par sa "foi en la puissance du récit" qui poursuit sa route, une route qui conduit au-delà du politique » (p. 104).

L’épisode du covid-19 serait en revanche une « épidémie verbicide » : « le virus qui répand la terreur ne s’attaque pas au corps mais au langage ; il se transmet non par le toucher ou la respiration, mais par l’ouïe. […] Tout individu contaminé par le virus voit aussitôt dépérir ses fonctions langagières ; il se met à parler une langue incompréhensible, une sorte de bande-son constituée de paroles liquéfiées, débris de phrases broyées, désarticulées, une kyrielle de mots incohérents, d’onomatopées, d’interjections qui ne sont plus langage mais maelström de mots » (p. 162).

En dépit de cette désarticulation, la « langue du discrédit » est un outil de communication, et aussi « un moyen de reconnaissance, le signe d’appartenance à une tribu sportive, culturelle, médiatique » (p. 271). Revoilà le trash-talk, qui est « le principe à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés… C’est l’art de créer de la rivalité à partir de rien et de porter ce rien à l’incandescence. » Il « ravive les passions, mobilise les partisans, tente de désarçonner l’adversaire », et bien entendu, « les politiciens y ont recours quand il s’agit d’attaquer un opposant ».

Ambivalence du discrédit

L’illustration qu’en donne l’auteur surprend néanmoins : « Quoi de plus représentatif de cette perte d’aura de la chose politique que le fameux "Ferme ta gueule" du président du Sénat Gérard Larcher à l’adresse de Jean-Luc Mélenchon ? » À cette question rhétorique, on pourrait répondre : Quoi de plus représentatif ? ...mais le tweet de Jean-Luc Mélenchon (9,1 millions de vues !) qui en est la cause : « Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette fanatique s'indigne. Quelle honte ! » Le discrédit apparaît ainsi comme une affaire de point de vue.

Christian Salmon ne prétend pas à la neutralité. Il range implicitement le communiste Fabien Roussel dans le camp du discrédit pour avoir « enfourché lui aussi le cheval de bataille de la viande pendant la campagne électorale de 2020 en décrivant ses concurrents de gauche comme de "tristes mangeurs de soja" », mais n’évoque pas l’autrement plus discréditif « Il y a du Doriot dans Roussel » de Sophia Chikirou.

Le traitement réservé à Donald Trump est un autre exemple d’ambivalence : « Visage fermé, sourcils froncés, regard de défi, Donald Trump surjoue à l’évidence le rôle de l’homme en colère. Ce n’est pas une attitude chez lui, c’est une seconde nature. La colère est sa chair, son éthos » (p. 32). Cet accent mis sur l’ethos est capital. Christian Salmon évoque le désarroi d’un photographe : après sa victoire de 2016, Trump « souriait gentiment », et « ça n’avait pas l’air naturel ». Pour y remédier, il « lui a proposé de rejouer son fameux "You are fired!" de l’émission The Apprentice. » Si l’on consulte Google Images, on voit aussi un Trump fier, interloqué, interrogatif, etc. « L’air naturel » qu’on retient de lui (ou qu’on veut retenir de lui) est néanmoins une mimique surjouée dans une émission de téléréalité !

Ambivalence encore à propos de l’opération menée par Steve Bannon en 2016 pour exploiter la célèbre petite phrase de Hillary Clinton sur le « basket of deplorables » (bande de minables) du clan Trump : « le terme "déplorable" est devenu un signe de ralliement pour les supporters de Trump » souligne Christian Salmon (p. 48) qui semble y voir un comportement de discrédit. Il reste pourtant que l’insulte originelle a été proférée par Hillary Clinton, non par Bannon, qui l’a retournée en une revendication positive. (Christian Salmon reproduit ici un passage de son précédent livre, La Tyrannie des bouffons, et maintient à tort que Hillary Clinton « visait la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Donald Trump et de Steve Bannon lui-même » ; en réalité, son attaque publique désignait « half of Trump’s supporters ».)

Discrédit générationnel

Globaliser sous l’appellation « discrédit » l’ensemble des phénomènes contemporains d’incivilité, de brutalité ou de mépris est nouveau ; en revanche, l’incivilité, la brutalité ou le mépris ne le sont pas. Les guerres de religion, la Fronde ou les années 30, et bien sûr la Révolution française, ont connu des déferlements de haine, d’insultes et de liquidations physiques. La France a toujours produit des pamphlets, des libelles et des caricatures. Le Canard enchaîné prospère depuis 1915. Le sentiment d’un « discrédit » omniprésent pourrait être propre à la génération des boomers dans une société transformée par la diversité : quand un « jeune » trace « ACAB » (pour « All Cops Are Bastards ») sur un mur de sa cité, le graffiti est probablement discréditif, mais tout aussi probablement le geste est positif, si ce n’est héroïque, pour son auteur et ses copains.

Ce caractère générationnel, Christian Salmon le constate implicitement : « Depuis la fin des années 2000, nos mythologies contemporaines trouvent leur source […] dans le discrédit » (p. 277), « Depuis les années 2000, la télévision par câble et ses talk-show ont promu un nouveau modèle de journalisme », « Depuis les années 2000, le débat public s’est déplacé […] vers les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux » (p. 279), « L’imaginaire du cyborg inspire désormais les collections de haute couture de la fin des années 2000 ». Il s’est passé quelque chose en ces années 2000 : les boomers ont amorcé leur déclin. Toute génération vieillissante estime que « c’était mieux avant ».

Michel Le Séac’h

Christian Salmon
L'empire du discrédit
LLL Les Liens qui libèrent
, 2024

ISBN9791020923233
290 pages, 22,50 €

à lire aussi : 

Note de lecture 

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque,
de Christian Salmon :
les petites phrases comme éléphant dans la pièce


21 avril 2025

Le Québec « ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : écho lointain d’une petite phrase de Michel Rocard

Depuis que Donald Trump a annoncé un durcissement de la politique d’accueil aux États-Unis, les migrants affluent à la frontière du Canada. Les plus nombreux sont les Haïtiens, potentiellement un demi-million d’expulsables, dont beaucoup voudraient chercher refuge au Québec.

Longtemps très ouverts à l’immigration, les Canadiens ont profondément évolué sur ce sujet depuis deux ou trois ans. Le Premier ministre Justin Trudeau, qui incarnait l’ouverture aux migrants, était en chute libre dans les sondages. Début janvier, il a préféré annoncer sa démission. Son successeur à la tête du Parti Libéral, Mark Carney est favorable à une politique de quotas restrictive.

À l’approche des élections législatives du 26 avril prochain, les débats se tendent spécialement dans la Belle Province. Interrogé le 8 avril par la chaîne d’information publique ICI RDI, Jean-François Roberge, ministre québécois de l'Immigration, de la Francisation et de l'Intégration, a déclaré : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».

Capture d'écran d'ICI RDI ; à gauche,
Gérard Fillion, à droite Jean-François Roberge

Le présentateur Gérard Fillion a tenté de le chapitrer : « Si c'est pas le Canada qui accueille la misère du monde, qui sur la planète Terre peut accueillir des personnes expulsées, avec une politique sur l'immigration, les migrants, très brutale de la part de l'administration américaine ? » M. Roberge, a persisté : « Le fait qu'il y ait des drames humains (…), ça n’augmente pas à chaque fois notre capacité d'accueil, on peut pas prendre sur nos épaules toute la misère du monde. » Et aussi : « Oui, on doit faire notre part, mais on ne peut pas accueillir toute la misère du monde.(…) Oui le cœur sur la main, oui il faut faire notre part, mais on peut pas faire plus que notre part. »

Trois petites phrases vénéneuses

Plus encore que la « misère du monde », ce « il faut faire notre part » indique clairement d’où vient l’inspiration de M. Roberge. On se souvient que Michel Rocard, Premier ministre socialiste, avait déclaré en 1989 : « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Cette petite phrase, sa citation la plus connue, est abondamment reprise depuis lors dans les débats sur l’immigration, souvent sans mention d’origine, comme une sorte de dicton.  Elle n’est plus nécessairement attachée à Michel Rocard. Mais, poursuivi par les critiques de ses amis, celui-ci avait plus tard prétendu ‑ contre toute évidence ‑ qu’on avait tronqué sa phrase. Elle aurait été assortie en réalité de cette réserve : « …mais elle doit en prendre fidèlement sa part ». Ses amis avaient fidèlement pris part à cette tentative de correction, jusqu’à Emmanuel Macron qui la validait en 2017.

La journaliste québécoise Nathalie Collard voit dans cette version corrigée « une tentative de révisionnisme de la part de Rocard qui semble vouloir réécrire l’Histoire en transformant une déclaration anti-immigration en déclaration d’ouverture ». À ses yeux, ce « prendre sa part » n’atténue en rien la déclaration de M. Roberge mais en réalité l’aggrave.

Une autre journaliste québécoise, Marie-France Bazzo, s’inquiète de l’évolution du débat politique en évoquant « trois petites phrases vénéneuses », « trois petites phrases toutes faites qui ont beaucoup tourné ces derniers temps » : 

  • D’abord, celle de Jean-François Roberge : « le Québec ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
  • Ensuite, la réponse que lui oppose l’écrivain et académicien franco-canadien d’origine haïtienne Dany Laferrière. Il a « rétorqué que l’immigration haïtienne était au contraire "toute la richesse du monde". "Ils seront la richesse du Québec dans une génération". » Pour la journaliste, un pays a le droit de fixer des limites de nombre. 
  • Enfin, « la troisième petite phrase déroutante vient de Trump : "These countries are calling us up, kissing my ass". ("Ces pays nous appellent et me lèchent le cul.") »

« Ces trois phrases représentent bien un monde façonné par Trump », assure Mme Bazzo. « Il est en voie de détruire non seulement l’économie planétaire et l’ordre mondial. Mais il ruine aussi l’empathie. » Quel précurseur que Michel Rocard !

M.L.S.

voir aussi :

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : Emmanuel Macron dédouane Michel Rocard


27 janvier 2025

Quelle phrase pour désigner le discours inaugural de Donald Trump ?

Politologues et journalistes américains désignent classiquement les discours inauguraux des présidents des États-Unis par leur phrase ou leur expression la plus significative, par exemple :

  • « Nous sommes tous républicains, nous sommes tous fédéralistes » (Thomas Jefferson)
  • « La seule chose dont nous devons avoir peur est la peur elle-même » (Franklin D. Roosevelt)
  • « Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous mais ce que vous pouvez faire pour votre pays » (John F. Kennedy)

Le premier discours inaugural de Donald Trump, le 20 janvier 2017, est souvent désigné comme l’« American Carnage speech » à cause de cette petite phrase, vers le milieu d’une allocution à la tonalité très sombre : « This American carnage stops right here and stops right now ». (Ce carnage américain cesse ici et maintenant).


Avant le second discours inaugural de Donald Trump, ce 20 janvier 2025, certains Américains ont proclamé qu’ils ne l’écouteraient pas. La journaliste et historienne Alexis Coe a tenté de les convaincre, qu’ils aient ou non voté pour Trump, d’assister quand même à l’événement :

Alors que se prépare la seconde inauguration de Donald Trump, lundi, l’historienne de la présidence que je suis est surprise d’apprendre que beaucoup de gens l’ignorent joyeusement, comme si c’était une simple frivolité, du remplissage pour les médias, une absurdité dont on peut aisément se passer. […] Et l’on n’échappera pas à son résumé pendant au moins 24 heures. N’est ce pas suffisant ?

Absolument pas. Que ce soit deux heures ou deux cents ans plus tard, je vous l’assure, ce n’est pas la même chose. Rien ne remplace le spectacle de l’histoire en train de se faire en temps réel.

Et cette histoire en train de se faire se confond avec la petite phrase qui donnera son sens au discours :

Peut-être êtes-vous encore traumatisé par 2017 et l’allocution inaugurale « American Carnage » de Trump, une fièvre dystopique de seize minutes. Sa vision lugubre de l’Amérique – que vous y adhériez ou pas – est devenue une partie notoire de l’histoire américaine. Une petite phrase [catchphrase] est une petite phrase.

Donald Trump a un peu compliqué la question : le 20 janvier, il a prononcé deux discours au lieu d’un. Le premier, l’inaugural address proprement dite, a été prononcé devant un parterre d’invités de marque réunis à Washington dans la Rotonde du Capitole. Le second a été prononcé devant un public de partisans. Selon certains, Trump aurait retenu ses coups lors du premier discours, le plus « officiel », et se serait davantage lâché devant ses proches.

Le discours de la Rotonde abonde néanmoins en petites phrases candidates à rester dans l’histoire. En voici quelques-unes :  

  • Drill, baby, drill ! (Fore, bébé, fore). Cette « petite phrase familière » déjà utilisée pendant la campagne avait été un slogan du Parti républicain il y a une quinzaine d’années. Elle est cependant compromise depuis qu’elle a été détournée en « Spill, baby, spill » (Pollue, bébé, pollue) après un grave accident de forage dans le golfe du Mexique (que Donald Trump veut rebaptiser « golfe d’Amérique »).
  • From this moment on, America’s decline is over. (À partir de maintenant, le déclin de l’Amérique est fini)
  • I was saved by God to make America great again. (Dieu m’a épargné pour que l’Amérique retrouve sa grandeur)
  • We will strive together to make his [Martin Luther King] dream a reality. (Nous nous efforcerons ensemble pour que faire de son rêve une réalité)
  • We will not forget our country, we will not forget our Constitution, and we will not forget our God. (Nous n’oublierons pas notre pays, nous n’oublierons pas notre Constitution et nous n’oublierons pas notre Dieu)
  • The American dream will soon be back and thriving like never before. (Le rêve américain sera bientôt de retour et plus prospère que jamais)
  • We are going to bring law and order back to our cities. (Nous ramènerons la loi et l’ordre dans nos cités)
  • We will pursue our Manifest Destiny into the stars, launching American astronauts to plant the stars and stripes on the planet Mars. (Nous poursuivrons notre Destinée manifeste jusqu’aux étoiles, nous enverrons des astronautes américains planter le « stars & stripes » sur la planète Mars)
  • In America, the impossible is what we do best. (En Amérique, l’impossible est ce que nous faisons le mieux)
  • With your help, we will restore America promise and we will rebuild the nation that we love — and we love it so much. (Avec votre aide, nous rétablirons la promesse de l’Amérique et nous reconstruirons la nation que nous aimons – et nous l’aimons tant)

C’est beaucoup. Un grand discours est identifié à une petite phrase, pas deux, encore moins une demi-douzaine ! Plutôt que les formules ci-dessus, la petite phrase de l’inaugural address pourrait bien être en définitive celle qui ouvre le discours :

  • «  The golden age of America begins right now ». (L’âge d’or de l’Amérique commence dès à présent)
D'autant plus que cette formule déjà utilisée plusieurs fois au cours de la campagne présidentielle est reprise dans la péroraison du discours : « The future is ours, and our golden age has just begun » (L’avenir est à nous et notre âge d’or vient seulement de commencer).

Ainsi, le discours pourrait bien rester dans l’histoire comme le « Golden Age speech ». À moins que les Américains n’en décident autrement. Comme le dit Alexis Coe, “la vraie force de l’Amérique n’a jamais résidé uniquement dans les paroles de ses leaders mais dans la résilience et l’idéalisme de son peuple. Même si l’on nous présente un discours confus, des prétentions fantastiques et des songeries lunatiques, appliquer délibérément le message reste de notre responsabilité. En définitive, les vrais architectes de l’histoire ne sont pas sur le podium – ils sont parmi la foule. »

Une petite phrase est choisie par son public, dont le jugement est parfois inattendu. La foule américaine pourrait-elle imposer un autre choix ? Elle a semblé très sensible à une phrase bien particulière :

  • « It will henceforth be the official policy of the United States government that there are only two genders: male and female.  » (La politique officielle du gouvernement des États-Unis sera désormais qu’il n’y a que deux sexes : homme et femme).

Cette phrase a provoqué une réaction enthousiaste au Capitole et des applaudissements frénétiques chez la foule de partisans réunis dans un stade voisin, note le correspondant de la BBC. « C’est le signe que les questions culturelles – à propos desquelles Trump affiche les contrastes les plus nets avec les démocrates – resteront pour le nouveau président l’un des moyens les plus puissants de garder le contact avec sa base. »

Michel Le Séac’h

Photo Donald Trump en 2024 : Gage Skidmore, licence CC BY-SA 2.0, via Flickr

Parmi les articles précédents : 

02 décembre 2024

Une élection sans petite phrase pour Donald Trump ?

L’idée qu’une petite phrase puisse déterminer le résultat d’une élection présidentielle paraît extravagante. Elle est néanmoins partagée par de bons esprits. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considéraient tous deux que la présidentielle de 1974 s’est jouée sur « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Ils n’étaient pas seuls. « Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel(1). L’Institut national de l’audiovisuel (INA) introduit à peine un léger doute quand il relate l’histoire de « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République »(2).


Aux États-Unis, les trois mots « Yes We Can », à l’origine une petite phrase plébiscitée par les auditeurs, auraient pour certains assuré la victoire de Barack Obama lors de la campagne présidentielle américaine de 2008. Idem huit ans plus tard pour Donald Trump avec « Make America Great Again » (MAGA), message de félicitations adressé au président Obama réélu en 2012 puis massivement retweeté par les internautes.

Nombre d’observateurs ont donc recherché dans la campagne présidentielle de 2024 la petite phrase qui ferait l’élection. Ils l’attendaient surtout dans les débats télévisés, en fondant cette conviction sur une référence largement admise : le débat du 28 octobre 1980 entre Ronald Reagan et Jimmy Carter, une semaine avant l’élection présidentielle américaine.

Reagan reste une référence en 2024

Ce jour-là, assure l’écrivain Larry Elliott(3), « dix mots brefs se sont avérés décisifs » : « Are you better off than you were four years ago? » (Allez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?). Question moins élémentaire qu’il n’y paraît : la plupart des candidats focalisent plutôt leurs interventions sur ce qu’ils feront s’ils sont élus et non sur le passé. La question simplissime de Ronald Reagan a irrémédiablement déstabilisé le président sortant. Elle a même « remodelé l’histoire de l’Amérique », selon l’essayiste Daniel Pink(4) ! Pour Lou Cannon, biographe de Reagan, elle a en tout cas « réglé le débat »(5).

Quarante-quatre ans plus tard, en 2024, des journalistes américains affirment toujours que cette question a probablement fait perdre l’élection à Carter(6) ou qu’elle est peut-être la phrase la plus fameuse de tous les débats présidentiels(7), tandis que la rédaction du Washington Post  y voit une « question immortelle » qui structure encore les débats économiques des élections présidentielles(8). Quant à ChatGPT, Interrogé sur les petites phrases qui auraient pu déterminer le résultat d’une élection, il cite en premier lieu la question de Ronald Reagan (devant « It’s the economy, stupid », de Bill Clinton, en 1992, « Read my lips : no new taxes », de George H.W. Bush, en 1988 et “Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country », de John F. Kennedy, en 1960).

En 2020, c’est une question plus agressive qui avait marqué le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden. Interrompu par Trump à de nombreuses reprises, Biden lui avait lancé : « Will you shut up, man ? » (Tu vas la fermer, bonhomme ?). La phrase avait été appréciée d’une partie du public et l’équipe de Joe Biden avait aussitôt diffusé des T-shirts la reproduisant. Mais en 2024, semble-t-il, le président sortant n’est plus en état d’afficher une attitude bagarreuse lors du débat présidentiel qui l’oppose à Trump au mois de juin. Puis il s’enferre en désignant les partisans de Trump comme des « ordures »(9). Et aucune des invectives mutuelles de l’unique débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris, le 10 septembre, ne sort du lot. Avec le recul du temps, la phrase qui rappellera le mieux cette élection présidentielle de 2024 pourrait bien être « Fight, fight, fight »(10).

Michel Le Séac’h

(1) Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o
(3) Larry Elliott, «  Are you better off than four years ago? Why US voters should – but can’t – say yes », The Guardian, 18 octobre 2024, https://www.theguardian.com/business/2024/oct/18/us-voters-economy-inflation-growth-presidential-election
(4) Daniel Pink, « Questions vs. Answers: Which Wins? », LinkedIn, novembre 2024, https://www.linkedin.com/posts/danielpink_questions-vs-answers-which-wins-in-1980-activity-7259188818728120320-GJz7/
(5) Lou Cannon, « Ronald Reagan : Campaign and Elections », University of Virginia Miller Center, https://millercenter.org/president/reagan/campaigns-and-elections
(6) Timothy Noah, « You Are Way Better Off Than You Were Four Years Ago », The New Republic, 12 septembre 2024, https://newrepublic.com/article/185893/harris-better-off-four-years
(7) Howard Schneider, «  Are you better off today ? A question for voters as Biden, Trump debate », Reuters, 26 juin 2024, https://www.reuters.com/world/us/are-you-better-off-today-question-voters-biden-trump-debate-2024-06-26/
(8) Editorial Board, Washington Post, 12 septembre 2024, «  How Harris could answer the 'are you better off' question », https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/09/12/harris-economy-census-incomes/
(9) Michel Le Séac’h, « “Les ordures, ce sont les supporters de Trump" » : la dernière petite phrase de Joe Biden », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/11/les-ordures-ce-sont-les-supporters-de.html
(10) Michel Le Séac’h, « “Fight, fight, fight" : portrait résumé d’un Trump héroïque », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/07/fight-fight-fight-portrait-resume-dun.html

Photo [cc] Gage Skidmore via Wikipedia Commons


21 juillet 2024

« Fight, fight, fight » : portrait résumé d’un Trump héroïque

Une image vaut mille mots, mais un mot peut valoir une image qui en vaut mille. Saisi en contre-plongée, Donald Trump, le visage ensanglanté, brandit le poing au-dessus d’un essaim de gardes du corps, sous un drapeau américain déployé : qui douterait que cette photo prise par Evan Vucci le 13 juillet 2024 restera dans l’histoire ? Jason Farago, du New York Times, la compare à La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Cette image à un son : « Fight, fight, fight » (« battez-vous »), prononcé par l’ancien président des États-Unis alors qu’il vient d’échapper à un attentat. 

L’homme qui voulait tuer Donald Trump le fait entrer dans la légende. Les médias comprennent dans l’instant le potentiel de cette scène. Certains d’entre eux, très engagés contre Trump, tentent comme par réflexe de la tourner à son détriment, ou du moins de la désamorcer. Quelques-uns ciblent particulièrement le « Fight, fight, fight » ‑ et après tout, avec le poing levé, c’est le principal apport personnel de l’ancien président dans cet épisode. Nicolas Ghorzi, de BFMTV, va jusqu’à transformer le « Fight » (battez-vous) en « Wait » (attendez). « "Wait! Wait! Wait!" : le moment où Trump a levé le poing juste après s’être fait tirer dessus », titre-t-il, esquissant une scène plutôt burlesque. 

Poings brandis 

D’autres affectent de considérer le « Fight, fight, fight ! », au moins implicitement, comme un acte de communication délibéré. « Donald Trump a eu la présence d’esprit de penser à la scénographie de ce moment politique », écrit Piotr Smola dans Le Monde. Ainsi, en à peine plus d’une minute (de 18 h 11 et 34 secondes à 18 h 12 et 47 secondes, précise Julien Peyron dans Le Point), l’orateur frappé d’une balle et bousculé par ses gardes du corps aurait conçu une mise en scène, sans bénéficier des conseils du moindre spin doctor ? Quelle « présence d’esprit » en effet ! « “Fight! Fight! Fight!“: Trump emerges as an American messiah with swagger » (Trump apparaît en plastronnant comme un Messie américain) titre David Smith, du Guardian, à propos de la convention républicaine de Milwaukee, le surlendemain. Il insiste : « Trump a suscité colère, sympathie et extase rien qu’en appuyant sur un bouton, ce qui évoque des chapitres sombres de l’Europe du 20e siècle. » L’allusion est obscure. Le journaliste l’éclaire ainsi : « “Fight! Fight! Fight!”, scandaient [les participants à la convention], brandissant leurs propres poings à l’unisson. Trump avait pris une balle pour eux. Leur ferveur indiquait qu’ils en prendraient volontiers une pour lui. Une armée MAGA en marche. Un spectacle terrifiant pour la démocratie américaine. »


Une présentation aussi venimeuse risque fort d’être contre-productive. D’autres commentateurs, qu’on ne pourra soupçonner de nourrir une plus grande sympathie pour Donald Trump, analysent l’épisode sous un angle plus réaliste et plus informatif. « Cet instant a été une illustration extraordinaire des instincts politiques naturels de Trump et de sa vive conscience de l’image qu’il projette », écrit ainsi Jill Colvin, d’AP News. « Même pendant un chaos inimaginable, Trump a pris le temps de livrer son message, suscitant des images et vidéos iconiques qui deviendront à coup sûr un moment d’histoire indélébile. » Carlos Lozada, du New York Times, assure que « ces quelques mots adressés aux milliers de participants à la réunion de Butler (Pennsylvanie) et aux millions de gens qui ont regardé la scène en boucle sur leur écran, ne sont pas moins emblématiques, pas moins essentiels pour comprendre le message et la signification de Trump. »

Logos, ethos, pathos

Et il en donne une explication remarquable : « Avec ce refrain laconique et provocateur, Trump réalise de nombreuses choses à la fois. Il confirme qu’il demeure lui-même, sain et sauf, il ordonne à ses partisans comment réagir à ceux qui l’attaquent et il capte l’état émotionnel d’un pays qui était à cran bien avant l’horreur d’une tentative d’attentat. » 

Autrement dit, la formule « Fight, fight, fight ! » fonctionne comme une petite phrase ! Avec un logos « laconique », Trump affiche un ethos de leader qui surmonte l’adversité et montre la voie, en phase avec le pathos de son public. L’ethos est clair. «  L’image de l’ancien Président, visage en sang, poing levé et criant « fight, fight, fight ! » sous la bannière étoilée, lui confère un statut iconique de Warrior, de guerrier », analyse Jean-Dominique Merchet dans L’Opinion. « En quelques secondes, Donald Trump a réussi à incarner les mythes virilistes. » Quant au pathos des Républicains américains, s’il en fallait une démonstration, elle intervient bruyamment le surlendemain : « “Fight ! Fight ! Fight !“ : Donald Trump accueilli en héros à la convention républicaine de Milwaukee », titre Le Parisien. 

L’équation est si claire que Trump lui-même en a peut-être été effrayé. Dans les jours suivant l’attentat, il tente de calmer le jeu en insistant sur la nécessité de l’union nationale et en usant d’un vocabulaire pacifique, débarrassé de ses imprécations habituelles. Mais cette fois, peut-être les spin doctors ont-ils eu le temps d’intervenir. 

Michel Le Séac’h

19 juin 2023

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, de Christian Salmon : les petites phrases comme éléphant dans la pièce

Les petites phrases sont parfois un « éléphant dans la pièce ». Leur quasi-absence pourrait être éminemment révélatrice dans La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, petit livre de Christian Salmon initialement paru à l’automne 2020, que Les Liens qui libèrent (LLL) vient de rééditer.

Mais avant d’en venir aux petites phrases, notons combien le temps qui passe est parfois cruel. Cet ouvrage d’un ton enlevé, aux confins du pamphlet, consacre de nombreuses pages aux réactions des chefs d’État devant la pandémie de covid-19, l’un des traits communs des « bouffons » (Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Narendra Modi, etc.) étant de traiter le virus par le mépris. La pandémie apaisée, la nouvelle édition aurait été l’occasion de corriger avec le recul du temps les affirmations trop rapides de 2020. Au contraire, l’auteur persiste : « ces chefs d’État que les médias qualifiaient de "populistes" se sont retournés contre leur peuple, refusant d’instaurer le confinement de la population, se gaussant des gestes barrières, gesticulant face au virus et finissant par être eux-mêmes contaminés. Ils furent les acteurs d’un carnaval macabre qui coûta la vie à des millions de gens » (p. 15).

Outre que bien des chefs d’État ayant instauré le confinement ont pareillement été contaminés, les études ex-post sur les confinements concluent souvent que leurs inconvénients surpassent leurs avantages. Selon certaines, y compris de très officielles, ils ont pu coûter jusqu'à vingt fois plus de vies qu’il n’en ont sauvées. En tout état de cause, parler de « millions de gens » victimes de l’absence de confinement est excessif : la différence de taux de mortalité par covid-19 entre les États-Unis non confinés de Donald Trump et la France confinée d’Emmanuel Macron est inférieure à 1 pour mille.

Christian Salmon répète au passage que « Trump alla jusqu’à préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du covid-19 » (p. 15), idée bouffonne sans doute (et d’une bouffonnerie accentuée par la substitution d’« eau de javel » au « disinfectant » d’origine) mais soumise à des médecins et non « préconisée » par un président qui rappelait : « I’m not a doctor ».

Le diable est dans les détails

Le livre est d’ailleurs plombé par plusieurs imprécisions ou détournements de ce genre. Ainsi ce passage :

Les statues de Trump nu élevées par ses partisans sur les places des villes américaines pendant la campagne de 2016 […] célébraient une forme de sacralité kitsch, de statuaire dégradée. Elles constituaient la représentation spontanée du pouvoir grotesque. (p. 38)

Des statues de Trump nu ont en effet été installées dans cinq villes américaines mais évidemment pas par ses partisans. Intitulées The Emperor Has No Balls, ce qui dénote assez l’intention caricaturale, elles étaient dues à un collectif d’artistes hostiles au candidat républicain. Toujours pendant la campagne de 2016, indique l’auteur, « Hillary Clinton a qualifié les supporters de Trump d’individus "déplorables", en visant la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Trump » (p. 38). La déclaration ayant été filmée, il est facile de constater que la candidate démocrate ne visait pas une frange extrémiste mais « half of Trump’s supporters ».

Ces glissements ne sont pas réservés à Trump. À propos de Bolsonaro, on lit qu’il est « considéré comme un mythe vivant par ses partisans, qui l’ont surnommé "Bolsomito", "Bolso le mythe" » (p. 64). L’expression a été utilisée, mais de manière marginale, surtout lors de la sortie d’un jeu vidéo dénommé « Bolsomito 2k18 ». Les recherches via Google sur « Bolsomito » n’ont été plus nombreuses au Brésil que celles sur « Macron », par exemple, que pendant quelques jours de 2018 – et considérablement moins nombreuses le reste du temps.

On lit aussi que « La ministre d’extrême droite israélienne Ayelet Shaked […] joue les mannequins et vante les qualités d’un parfum dont le nom n’apparaît qu’à la fin. Il s’appelle "Fasciste" » (p. 69). Il s’appelle en réalité « Fascism » et son nom apparaît dès la première image. Ce qui ne change rien du tout, bien entendu, mais nourrit l’impression d’un travail mal bordé. De même que cette dernière pour la route : « la mort de George Floyd, un Américain noir étouffé par quatre policiers blancs lors d’une interpellation à Minneapolis le 25 mai 2020 » (p. 148). Parmi ces « quatre policiers blancs » figuraient un Asiatique et un Noir.

Un retournement de petite phrase

Pour en venir enfin au sujet qui nous intéresse, les petites phrases, on s’attendrait à les trouver omniprésentes dans un ouvrage voué à dénoncer le caractère « bouffon » de plusieurs chefs d’État contemporains. Or elles sont presque absentes. Ce qui est en soi remarquable.

Paradoxalement, la seule petite phrase relatée de manière saillante est celle de Hillary Clinton évoquée ci-dessus : « You could put half of Trump’s supporters into what I call the basket of deplorables ». Steve Bannon, directeur exécutif de la campagne de Donald Trump, l’a aussitôt retournée au profit de son candidat. « Loin de protester, Bannon a choisi très habilement de s’approprier l’insulte », relève Christian Salmon : « OK ! Nous sommes les "déplorables", nous les Bannons. Et le terme "déplorable" est devenu pour les partisans de Trump un signe de ralliement » (p. 38). Il aurait été très intéressant d’analyser l’incroyable erreur commise par la candidate démocrate en affichant son mépris pour, grosso modo, un quart des électeurs américains.

L’absence d’une telle analyse, et des petites phrases en général, illustre un aspect majeur du livre : focalisé sur les dirigeants, il s’intéresse fort peu au peuple, aux électeurs. « Le pouvoir grotesque a imposé un nouveau théâtre du leadership », note l’auteur (p. 24). Mais qui dit leadership dit nécessairement suiveurs, et ses « bouffons » ne sont pas des personnages fictifs comme Arturo Ui ou le Dictateur de Chaplin. Il les désigne nommément : Trump, Salvini, Orban, etc. Autrement dit, des élus du peuple – d’un peuple qui dispose de plus de moyens d’information et de comparaison que jamais dans l’histoire.

Et quand, par exemple, il dénonce Cyril Hanouna comme une « incarnation en France » du bouffon sur la scène publique, il oublie qu’à l’heure où l’animateur se montre à la télévision, le public a le choix entre des dizaines d’autres émissions, et toutes sortes d’occupations autres que la télévision. D’ailleurs, presque 98 % des Français choisissent de ne pas regarder « Baba » puisque l’audience de TPMP est d’environ 1,4 million de téléspectateurs. Hillary Clinton elle-même ne se montre pas aussi oublieuse du peuple puisque, selon elle, les 50 % restants des partisans de Trump « ont le sentiment que l’État les a laissés tomber » et « aspirent au changement ».

C'est quand même l'électeur qui vote

L’omission du peuple n’est évidemment pas un oubli de la part de Christian Salmon. Selon lui, les bouffons sont des « agitateurs vortex », le vortex étant un mélangeur de laboratoire. « Il ne s’agit plus au sens strict de propagande, car la propagande s’adresse à tous de manière indifférenciée, alors que l’agitateur vortex ajuste ses messages à des profils particuliers à travers les réseaux sociaux. Ces messages sont fondés sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data et profilés par les algorithmes. L’agitateur vortex doit son efficacité moins à son pouvoir de conviction ou à la pertinence de ses arguments qu’à la dynamique des interactions qu’il est capable d’impulser sur les réseaux sociaux. Il ne fonctionne pas à la persuasion ni même à la séduction, mais au profilage des conduites via les algorithmes et le Big Data » (p.61).

Pourtant, il n’est pas vrai que la propagande s’adresse « à tous de manière indifférenciée ». De tout temps les propagandistes ont su différencier leurs messages, et l’on s’est souvent moqué des politiciens capables de promettre une chose à un public et son contraire à un autre.

Surtout, il est douteux que les électeurs soit réductibles à des « conduites » repérées par le Big Data. « L’algorithme se substitue à l’agora, et le microciblage des électeurs à la délibération démocratique » (p. 234), assure Christian Salmon, mais l’élégance de la formule binaire ne suffit pas à dissimuler un chaînon manquant. Ce n’est pas le Big Data qui vote mais des électeurs en chair et en os. Implicitement, l’auteur en convient : « en l’absence d’un récit collectif, c’est la puissance mythologique d’une identité archaïque qui refait surface : peuple, race, nation, ordre » (p. 122). Le voilà bien, le véritable éléphant dans la pièce.

M.L.S.

Christian Salmon
La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque
LLL Les Liens qui libèrent, 2023
240 pages, 9,90 €
ISBN : 979-10-209-2497-1

19 janvier 2021

Petites phrases et « confusion des scènes »

Damien Deias, de l’Université de Lorraine, dont un article sur « Les petites phrases en temps de pandémie » paru dans The Conversation a été reproduit ici, poursuit son travail sur les petites phrases. Il vient de publier dans la Revue Algérienne des Sciences du Langage une étude intitulée « De ‘Casse-toi pov-con’ à Jair Bolsonaro : la confusion des scènes dans le discours politique à l’ère de la communication numérique ».

Il y introduit le concept de « confusion des scènes », qui rebondit sur celui de « mise en scène de l’officiel ». Pourquoi confusion des scènes ? Parce que  d’un personnage politique on attend une certaine retenue dans ses déclarations publiques. Or, avec le développement des réseaux sociaux, on voit apparaître une « catégorie de petites phrases politiques, produites par des personnalités officielles, [qui] tendent à diffuser un contenu violent, à invectiver, à ridiculiser, à parodier, à choquer ». D’où cette définition : « La confusion des scènes, c’est la confusion de la voix officielle des Hommes politiques, et de la voix privée, de par l’usage d’une scénographie en décalage avec le cadre des discours politiques ».

Entre autres exemples, Damien Deias cite les moqueries de Jair Bolsonaro et de Recep Tayyip Erdogan à l’égard d’Emmanuel Macron, de Donald Trump à l’égard de Kim Jong-un ou de Rodrigo Duterte à l’égard du pape François. Mais la confusion des scènes touche aussi la vie politique française. Signe d’un développement du populisme ? Cette idée paraît insuffisante à l’auteur, qui cite, outre le « Casse-toi pov’ con » de Nicolas Sarkozy, des sorties de Valérie Pécresse ou d’Emmanuel Macron.

Quousque tandem…

Cette « nouvelle manière de communiquer » ne se résumerait pas à une « vulgarisation » du discours politique mais révélerait « un changement plus profond du mode de communication, du rapport au citoyen et au monde ». Un changement induit par la technologie. Car la confusion des scènes se serait « développée en concomitance avec la montée en puissance des médias numériques et des réseaux sociaux ».

Est-ce si sûr ? Bien avant l’invention de la locution « petites phrases », on parlait de « pointes », de « traits », de « saillies », termes qui dénotent une certaine brutalité du discours. La parole politique a souvent été violente, même en régime démocratique. Des générations de latinistes se sont exercés à traduire les Catilinaires de Cicéron. Leur incipit, l’une des petites phrases les plus célèbres de l’Antiquité, est franchement agressif : « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra » (« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »). Le langage vulgaire du quotidien y fait irruption sur les travées du temple de Jupiter Stator devant le Sénat de Rome. La confusion des scènes pourrait être bien antérieure au développement des réseaux sociaux.

Michel Le Séac’h

Illustration : gravure de Jean-Baptiste Simonet d’après Jean-Michel Moreau le jeune, 1800, collections du British Museum, n° 759549001, sous licence CC BY-NC-SA 4.0

04 décembre 2019

« L’Otan est en état de mort cérébrale » et les petites phrases internationales d’Emmanuel Macron

Les lycéens de bonne famille se dévergondent lors de leurs premiers séjours à l’étranger. Le cliché vaudrait-il aussi pour un jeune président ? Parmi les petites phrases les plus retentissantes d’Emmanuel Macron, plusieurs ont été prononcées hors de la métropole, notamment

en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »),
au Danemark (« le Gaulois réfractaire au changement »),
en Roumanie (« les Français détestent les réformes »),
aux États-Unis (« présentez-moi une femme qui a décidé d'avoir sept,huit ou neuf enfants »),
à Mayotte (« le kwassa-kwassa ramène surtout du Comorien »).

Parler à la presse étrangère, fût-ce depuis l’Élysée, pourrait provoquer aussi une désinhibition. La dernière saillie présidentielle en date, « l’Otan est en état de mort cérébrale » a fait le titre d’un entretien publié le 7 novembre par The Economist. Lieu du décès : la Syrie, dont les États-Unis se sont retirés sans coordination avec leurs partenaires de l’Alliance et où la Turquie, membre de l’Otan, se livre à une « agression » pas davantage coordonnée.

Un titre de The Economist est toujours remarqué à l’étranger. Toute la presse française a cité celui-là, presque toujours en le simplifiant, quitte à le déformer un peu. L’hebdomadaire britannique avait titré : « Emmanuel Macron warns Europe: NATO is becoming brain-dead ». Il aurait donc été plus juste de traduire par : « L’Otan va vers la mort cérébrale ».

Il n’est de petite phrase qu’en fonction d’un public. L’état de l’Otan n’a guère ému l’opinion française. En revanche, on vient de le voir au sommet de Londres, les chefs d’États membres de l’Alliance en ont été marqués et l'ont fait savoir. MM. Trump et Erdogan ne se voient pas dans le rôle des parents de Vincent Lambert. Ils ont réagi envers Emmanuel Macron, toutes proportions gardées, comme l’avaient fait les Français face à « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou au « Gaulois réfractaire ».

Emmanuel Macron doit-il pour autant éviter de s’exprimer en anglais ? Non : sa plus belle réussite en matière de petite phrase reste quand même « Make our planet great again ».

Michel Le Séac’h

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Illustration : MM. Trump et Macron en 2017, extrait d’une photo de Shealah Craighead pour la présidence des États-Unis, domaine public, via Wikimedia Commons

08 janvier 2016

« Do we want a candidate who could be tied up in court for two years? » : Trump contre Cruz

« Voulons-nous un candidat qui pourrait se retrouver englué devant les tribunaux pendant deux ans ? » À la veille des primaires pour l’élection présidentielle américaine, cette petite phrase de Donald Trump fait sensation.

Elle vise Ted Cruz, aujourd’hui considéré comme le principal rival de Trump dans la course à l’investiture républicaine. Interrogé lundi soir par le Washington Post, Trump a expliqué : « Je n’aimerais pas qu’un obstacle de ce genre se dresse devant lui. Mais beaucoup de gens en parlent et je sais même que certains états regardent cela de très près, le fait qu’il est né au Canada et qu’il a eu un double passeport. » Il n’y a pas qu’en France que la double nationalité est un sujet de débat !

On ne va pas entrer ici dans le fond de l’affaire. En bref, la Constitution américaine dispose que le président des États-Unis doit être citoyen de naissance (« natural-born citizen »). Ted Cruz est né au Canada d’un père cubain et d’une mère américaine. Pourrait-il devenir président ? Les constitutionnalistes ne semblent pas l’exclure. Or, contrairement à l’habitude, cette sortie de Donald Trump n’a pas été accueillie par des quolibets. Au contraire, elle a été relayée par les responsables du Parti républicain. Pourquoi ?

Le journaliste conservateur Rush Limbaugh a son idée sur la question : « l’establishment républicain déteste Cruz. Ils détestent Cruz plus qu’ils ne détestent Trump, car ils se disent que Trump serait plus ou moins malléable, qu’ils auraient une petite chance de travailler avec lui. Mais ils voient Cruz comme un conservateur rigide et inflexible, rien à faire, ils le méprisent. » Les grands journaux comme le Daily News ou le Wall Street Journal, pas davantage séduits par le fondamentalisme chrétien de Ted Cruz, se font un plaisir de reprendre l’interrogation, transformant en petite phrase ce qui aurait pu rester une simple pique.

N.B. : une interrogation n’est pas propice à la naissance d’une petite phrase*. Ici, de toute évidence, la question est rhétorique. Elle signifie simplement : « Cruz n’est pas un bon candidat ». Mais au lieu de le dire directement, elle l’exprime avec toute la puissance d’un sous-entendu.

Michel Le Séac'h
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