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02 décembre 2024

Une élection sans petite phrase pour Donald Trump ?

L’idée qu’une petite phrase puisse déterminer le résultat d’une élection présidentielle paraît extravagante. Elle est néanmoins partagée par de bons esprits. Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand considéraient tous deux que la présidentielle de 1974 s’est jouée sur « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Ils n’étaient pas seuls. « Chacun s’accorde pour dire que Giscard a gagné l’élection à cet instant », rapporte Olivier Duhamel(1). L’Institut national de l’audiovisuel (INA) introduit à peine un léger doute quand il relate l’histoire de « Vous n’avez pas le monopole du cœur, une petite phrase de quelques secondes grâce à laquelle, peut-être, Valéry Giscard d’Estaing est devenu à 48 ans le plus jeune président de la Cinquième République »(2).


Aux États-Unis, les trois mots « Yes We Can », à l’origine une petite phrase plébiscitée par les auditeurs, auraient pour certains assuré la victoire de Barack Obama lors de la campagne présidentielle américaine de 2008. Idem huit ans plus tard pour Donald Trump avec « Make America Great Again » (MAGA), message de félicitations adressé au président Obama réélu en 2012 puis massivement retweeté par les internautes.

Nombre d’observateurs ont donc recherché dans la campagne présidentielle de 2024 la petite phrase qui ferait l’élection. Ils l’attendaient surtout dans les débats télévisés, en fondant cette conviction sur une référence largement admise : le débat du 28 octobre 1980 entre Ronald Reagan et Jimmy Carter, une semaine avant l’élection présidentielle américaine.

Reagan reste une référence en 2024

Ce jour-là, assure l’écrivain Larry Elliott(3), « dix mots brefs se sont avérés décisifs » : « Are you better off than you were four years ago? » (Allez-vous mieux qu’il y a quatre ans ?). Question moins élémentaire qu’il n’y paraît : la plupart des candidats focalisent plutôt leurs interventions sur ce qu’ils feront s’ils sont élus et non sur le passé. La question simplissime de Ronald Reagan a irrémédiablement déstabilisé le président sortant. Elle a même « remodelé l’histoire de l’Amérique », selon l’essayiste Daniel Pink(4) ! Pour Lou Cannon, biographe de Reagan, elle a en tout cas « réglé le débat »(5).

Quarante-quatre ans plus tard, en 2024, des journalistes américains affirment toujours que cette question a probablement fait perdre l’élection à Carter(6) ou qu’elle est peut-être la phrase la plus fameuse de tous les débats présidentiels(7), tandis que la rédaction du Washington Post  y voit une « question immortelle » qui structure encore les débats économiques des élections présidentielles(8). Quant à ChatGPT, Interrogé sur les petites phrases qui auraient pu déterminer le résultat d’une élection, il cite en premier lieu la question de Ronald Reagan (devant « It’s the economy, stupid », de Bill Clinton, en 1992, « Read my lips : no new taxes », de George H.W. Bush, en 1988 et “Ask not what your country can do for you – ask what you can do for your country », de John F. Kennedy, en 1960).

En 2020, c’est une question plus agressive qui avait marqué le premier débat entre Donald Trump et Joe Biden. Interrompu par Trump à de nombreuses reprises, Biden lui avait lancé : « Will you shut up, man ? » (Tu vas la fermer, bonhomme ?). La phrase avait été appréciée d’une partie du public et l’équipe de Joe Biden avait aussitôt diffusé des T-shirts la reproduisant. Mais en 2024, semble-t-il, le président sortant n’est plus en état d’afficher une attitude bagarreuse lors du débat présidentiel qui l’oppose à Trump au mois de juin. Puis il s’enferre en désignant les partisans de Trump comme des « ordures »(9). Et aucune des invectives mutuelles de l’unique débat télévisé entre Donald Trump et Kamala Harris, le 10 septembre, ne sort du lot. Avec le recul du temps, la phrase qui rappellera le mieux cette élection présidentielle de 2024 pourrait bien être « Fight, fight, fight »(10).

Michel Le Séac’h

(1) Olivier Duhamel, Histoire des présidentielles, Paris, Le Seuil, 2008, p. 130.
(2) https://www.youtube.com/watch?v=Y8vfxuwtr4o
(3) Larry Elliott, «  Are you better off than four years ago? Why US voters should – but can’t – say yes », The Guardian, 18 octobre 2024, https://www.theguardian.com/business/2024/oct/18/us-voters-economy-inflation-growth-presidential-election
(4) Daniel Pink, « Questions vs. Answers: Which Wins? », LinkedIn, novembre 2024, https://www.linkedin.com/posts/danielpink_questions-vs-answers-which-wins-in-1980-activity-7259188818728120320-GJz7/
(5) Lou Cannon, « Ronald Reagan : Campaign and Elections », University of Virginia Miller Center, https://millercenter.org/president/reagan/campaigns-and-elections
(6) Timothy Noah, « You Are Way Better Off Than You Were Four Years Ago », The New Republic, 12 septembre 2024, https://newrepublic.com/article/185893/harris-better-off-four-years
(7) Howard Schneider, «  Are you better off today ? A question for voters as Biden, Trump debate », Reuters, 26 juin 2024, https://www.reuters.com/world/us/are-you-better-off-today-question-voters-biden-trump-debate-2024-06-26/
(8) Editorial Board, Washington Post, 12 septembre 2024, «  How Harris could answer the 'are you better off' question », https://www.washingtonpost.com/opinions/2024/09/12/harris-economy-census-incomes/
(9) Michel Le Séac’h, « “Les ordures, ce sont les supporters de Trump" » : la dernière petite phrase de Joe Biden », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/11/les-ordures-ce-sont-les-supporters-de.html
(10) Michel Le Séac’h, « “Fight, fight, fight" : portrait résumé d’un Trump héroïque », blog Phrasitude, 7 novembre 2024, https://www.phrasitude.fr/2024/07/fight-fight-fight-portrait-resume-dun.html

Photo [cc] Gage Skidmore via Wikipedia Commons


21 juillet 2024

« Fight, fight, fight » : portrait résumé d’un Trump héroïque

Une image vaut mille mots, mais un mot peut valoir une image qui en vaut mille. Saisi en contre-plongée, Donald Trump, le visage ensanglanté, brandit le poing au-dessus d’un essaim de gardes du corps, sous un drapeau américain déployé : qui douterait que cette photo prise par Evan Vucci le 13 juillet 2024 restera dans l’histoire ? Jason Farago, du New York Times, la compare à La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Cette image à un son : « Fight, fight, fight » (« battez-vous »), prononcé par l’ancien président des États-Unis alors qu’il vient d’échapper à un attentat. 

L’homme qui voulait tuer Donald Trump le fait entrer dans la légende. Les médias comprennent dans l’instant le potentiel de cette scène. Certains d’entre eux, très engagés contre Trump, tentent comme par réflexe de la tourner à son détriment, ou du moins de la désamorcer. Quelques-uns ciblent particulièrement le « Fight, fight, fight » ‑ et après tout, avec le poing levé, c’est le principal apport personnel de l’ancien président dans cet épisode. Nicolas Ghorzi, de BFMTV, va jusqu’à transformer le « Fight » (battez-vous) en « Wait » (attendez). « "Wait! Wait! Wait!" : le moment où Trump a levé le poing juste après s’être fait tirer dessus », titre-t-il, esquissant une scène plutôt burlesque. 

Poings brandis 

D’autres affectent de considérer le « Fight, fight, fight ! », au moins implicitement, comme un acte de communication délibéré. « Donald Trump a eu la présence d’esprit de penser à la scénographie de ce moment politique », écrit Piotr Smola dans Le Monde. Ainsi, en à peine plus d’une minute (de 18 h 11 et 34 secondes à 18 h 12 et 47 secondes, précise Julien Peyron dans Le Point), l’orateur frappé d’une balle et bousculé par ses gardes du corps aurait conçu une mise en scène, sans bénéficier des conseils du moindre spin doctor ? Quelle « présence d’esprit » en effet ! « “Fight! Fight! Fight!“: Trump emerges as an American messiah with swagger » (Trump apparaît en plastronnant comme un Messie américain) titre David Smith, du Guardian, à propos de la convention républicaine de Milwaukee, le surlendemain. Il insiste : « Trump a suscité colère, sympathie et extase rien qu’en appuyant sur un bouton, ce qui évoque des chapitres sombres de l’Europe du 20e siècle. » L’allusion est obscure. Le journaliste l’éclaire ainsi : « “Fight! Fight! Fight!”, scandaient [les participants à la convention], brandissant leurs propres poings à l’unisson. Trump avait pris une balle pour eux. Leur ferveur indiquait qu’ils en prendraient volontiers une pour lui. Une armée MAGA en marche. Un spectacle terrifiant pour la démocratie américaine. »


Une présentation aussi venimeuse risque fort d’être contre-productive. D’autres commentateurs, qu’on ne pourra soupçonner de nourrir une plus grande sympathie pour Donald Trump, analysent l’épisode sous un angle plus réaliste et plus informatif. « Cet instant a été une illustration extraordinaire des instincts politiques naturels de Trump et de sa vive conscience de l’image qu’il projette », écrit ainsi Jill Colvin, d’AP News. « Même pendant un chaos inimaginable, Trump a pris le temps de livrer son message, suscitant des images et vidéos iconiques qui deviendront à coup sûr un moment d’histoire indélébile. » Carlos Lozada, du New York Times, assure que « ces quelques mots adressés aux milliers de participants à la réunion de Butler (Pennsylvanie) et aux millions de gens qui ont regardé la scène en boucle sur leur écran, ne sont pas moins emblématiques, pas moins essentiels pour comprendre le message et la signification de Trump. »

Logos, ethos, pathos

Et il en donne une explication remarquable : « Avec ce refrain laconique et provocateur, Trump réalise de nombreuses choses à la fois. Il confirme qu’il demeure lui-même, sain et sauf, il ordonne à ses partisans comment réagir à ceux qui l’attaquent et il capte l’état émotionnel d’un pays qui était à cran bien avant l’horreur d’une tentative d’attentat. » 

Autrement dit, la formule « Fight, fight, fight ! » fonctionne comme une petite phrase ! Avec un logos « laconique », Trump affiche un ethos de leader qui surmonte l’adversité et montre la voie, en phase avec le pathos de son public. L’ethos est clair. «  L’image de l’ancien Président, visage en sang, poing levé et criant « fight, fight, fight ! » sous la bannière étoilée, lui confère un statut iconique de Warrior, de guerrier », analyse Jean-Dominique Merchet dans L’Opinion. « En quelques secondes, Donald Trump a réussi à incarner les mythes virilistes. » Quant au pathos des Républicains américains, s’il en fallait une démonstration, elle intervient bruyamment le surlendemain : « “Fight ! Fight ! Fight !“ : Donald Trump accueilli en héros à la convention républicaine de Milwaukee », titre Le Parisien. 

L’équation est si claire que Trump lui-même en a peut-être été effrayé. Dans les jours suivant l’attentat, il tente de calmer le jeu en insistant sur la nécessité de l’union nationale et en usant d’un vocabulaire pacifique, débarrassé de ses imprécations habituelles. Mais cette fois, peut-être les spin doctors ont-ils eu le temps d’intervenir. 

Michel Le Séac’h

19 juin 2023

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, de Christian Salmon : les petites phrases comme éléphant dans la pièce

Les petites phrases sont parfois un « éléphant dans la pièce ». Leur quasi-absence pourrait être éminemment révélatrice dans La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, petit livre de Christian Salmon initialement paru à l’automne 2020, que Les Liens qui libèrent (LLL) vient de rééditer.

Mais avant d’en venir aux petites phrases, notons combien le temps qui passe est parfois cruel. Cet ouvrage d’un ton enlevé, aux confins du pamphlet, consacre de nombreuses pages aux réactions des chefs d’État devant la pandémie de covid-19, l’un des traits communs des « bouffons » (Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Narendra Modi, etc.) étant de traiter le virus par le mépris. La pandémie apaisée, la nouvelle édition aurait été l’occasion de corriger avec le recul du temps les affirmations trop rapides de 2020. Au contraire, l’auteur persiste : « ces chefs d’État que les médias qualifiaient de "populistes" se sont retournés contre leur peuple, refusant d’instaurer le confinement de la population, se gaussant des gestes barrières, gesticulant face au virus et finissant par être eux-mêmes contaminés. Ils furent les acteurs d’un carnaval macabre qui coûta la vie à des millions de gens » (p. 15).

Outre que bien des chefs d’État ayant instauré le confinement ont pareillement été contaminés, les études ex-post sur les confinements concluent souvent que leurs inconvénients surpassent leurs avantages. Selon certaines, y compris de très officielles, ils ont pu coûter jusqu'à vingt fois plus de vies qu’il n’en ont sauvées. En tout état de cause, parler de « millions de gens » victimes de l’absence de confinement est excessif : la différence de taux de mortalité par covid-19 entre les États-Unis non confinés de Donald Trump et la France confinée d’Emmanuel Macron est inférieure à 1 pour mille.

Christian Salmon répète au passage que « Trump alla jusqu’à préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du covid-19 » (p. 15), idée bouffonne sans doute (et d’une bouffonnerie accentuée par la substitution d’« eau de javel » au « disinfectant » d’origine) mais soumise à des médecins et non « préconisée » par un président qui rappelait : « I’m not a doctor ».

Le diable est dans les détails

Le livre est d’ailleurs plombé par plusieurs imprécisions ou détournements de ce genre. Ainsi ce passage :

Les statues de Trump nu élevées par ses partisans sur les places des villes américaines pendant la campagne de 2016 […] célébraient une forme de sacralité kitsch, de statuaire dégradée. Elles constituaient la représentation spontanée du pouvoir grotesque. (p. 38)

Des statues de Trump nu ont en effet été installées dans cinq villes américaines mais évidemment pas par ses partisans. Intitulées The Emperor Has No Balls, ce qui dénote assez l’intention caricaturale, elles étaient dues à un collectif d’artistes hostiles au candidat républicain. Toujours pendant la campagne de 2016, indique l’auteur, « Hillary Clinton a qualifié les supporters de Trump d’individus "déplorables", en visant la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Trump » (p. 38). La déclaration ayant été filmée, il est facile de constater que la candidate démocrate ne visait pas une frange extrémiste mais « half of Trump’s supporters ».

Ces glissements ne sont pas réservés à Trump. À propos de Bolsonaro, on lit qu’il est « considéré comme un mythe vivant par ses partisans, qui l’ont surnommé "Bolsomito", "Bolso le mythe" » (p. 64). L’expression a été utilisée, mais de manière marginale, surtout lors de la sortie d’un jeu vidéo dénommé « Bolsomito 2k18 ». Les recherches via Google sur « Bolsomito » n’ont été plus nombreuses au Brésil que celles sur « Macron », par exemple, que pendant quelques jours de 2018 – et considérablement moins nombreuses le reste du temps.

On lit aussi que « La ministre d’extrême droite israélienne Ayelet Shaked […] joue les mannequins et vante les qualités d’un parfum dont le nom n’apparaît qu’à la fin. Il s’appelle "Fasciste" » (p. 69). Il s’appelle en réalité « Fascism » et son nom apparaît dès la première image. Ce qui ne change rien du tout, bien entendu, mais nourrit l’impression d’un travail mal bordé. De même que cette dernière pour la route : « la mort de George Floyd, un Américain noir étouffé par quatre policiers blancs lors d’une interpellation à Minneapolis le 25 mai 2020 » (p. 148). Parmi ces « quatre policiers blancs » figuraient un Asiatique et un Noir.

Un retournement de petite phrase

Pour en venir enfin au sujet qui nous intéresse, les petites phrases, on s’attendrait à les trouver omniprésentes dans un ouvrage voué à dénoncer le caractère « bouffon » de plusieurs chefs d’État contemporains. Or elles sont presque absentes. Ce qui est en soi remarquable.

Paradoxalement, la seule petite phrase relatée de manière saillante est celle de Hillary Clinton évoquée ci-dessus : « You could put half of Trump’s supporters into what I call the basket of deplorables ». Steve Bannon, directeur exécutif de la campagne de Donald Trump, l’a aussitôt retournée au profit de son candidat. « Loin de protester, Bannon a choisi très habilement de s’approprier l’insulte », relève Christian Salmon : « OK ! Nous sommes les "déplorables", nous les Bannons. Et le terme "déplorable" est devenu pour les partisans de Trump un signe de ralliement » (p. 38). Il aurait été très intéressant d’analyser l’incroyable erreur commise par la candidate démocrate en affichant son mépris pour, grosso modo, un quart des électeurs américains.

L’absence d’une telle analyse, et des petites phrases en général, illustre un aspect majeur du livre : focalisé sur les dirigeants, il s’intéresse fort peu au peuple, aux électeurs. « Le pouvoir grotesque a imposé un nouveau théâtre du leadership », note l’auteur (p. 24). Mais qui dit leadership dit nécessairement suiveurs, et ses « bouffons » ne sont pas des personnages fictifs comme Arturo Ui ou le Dictateur de Chaplin. Il les désigne nommément : Trump, Salvini, Orban, etc. Autrement dit, des élus du peuple – d’un peuple qui dispose de plus de moyens d’information et de comparaison que jamais dans l’histoire.

Et quand, par exemple, il dénonce Cyril Hanouna comme une « incarnation en France » du bouffon sur la scène publique, il oublie qu’à l’heure où l’animateur se montre à la télévision, le public a le choix entre des dizaines d’autres émissions, et toutes sortes d’occupations autres que la télévision. D’ailleurs, presque 98 % des Français choisissent de ne pas regarder « Baba » puisque l’audience de TPMP est d’environ 1,4 million de téléspectateurs. Hillary Clinton elle-même ne se montre pas aussi oublieuse du peuple puisque, selon elle, les 50 % restants des partisans de Trump « ont le sentiment que l’État les a laissés tomber » et « aspirent au changement ».

C'est quand même l'électeur qui vote

L’omission du peuple n’est évidemment pas un oubli de la part de Christian Salmon. Selon lui, les bouffons sont des « agitateurs vortex », le vortex étant un mélangeur de laboratoire. « Il ne s’agit plus au sens strict de propagande, car la propagande s’adresse à tous de manière indifférenciée, alors que l’agitateur vortex ajuste ses messages à des profils particuliers à travers les réseaux sociaux. Ces messages sont fondés sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data et profilés par les algorithmes. L’agitateur vortex doit son efficacité moins à son pouvoir de conviction ou à la pertinence de ses arguments qu’à la dynamique des interactions qu’il est capable d’impulser sur les réseaux sociaux. Il ne fonctionne pas à la persuasion ni même à la séduction, mais au profilage des conduites via les algorithmes et le Big Data » (p.61).

Pourtant, il n’est pas vrai que la propagande s’adresse « à tous de manière indifférenciée ». De tout temps les propagandistes et ont su différencier leurs messages, et l’on s’est souvent moqué des politiciens capables de promettre une chose à un public et son contraire à un autre.

Surtout, il est douteux que les électeurs soit réductibles à des « conduites » repérées par le Big Data. « L’algorithme se substitue à l’agora, et le microciblage des électeurs à la délibération démocratique » (p. 234), assure Christian Salmon, mais l’élégance de la formule binaire ne suffit pas à dissimuler un chaînon manquant. Ce n’est pas le Big Data qui vote mais des électeurs en chair et en os. Implicitement, l’auteur en convient : « en l’absence d’un récit collectif, c’est la puissance mythologique d’une identité archaïque qui refait surface : peuple, race, nation, ordre » (p. 122). Le voilà bien, le véritable éléphant dans la pièce.

M.L.S.

Christian Salmon
La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque
LLL Les Liens qui libèrent, 2023
240 pages, 9,90 €
ISBN : 979-10-209-2497-1

19 janvier 2021

Petites phrases et « confusion des scènes »

Damien Deias, de l’Université de Lorraine, dont un article sur « Les petites phrases en temps de pandémie » paru dans The Conversation a été reproduit ici, poursuit son travail sur les petites phrases. Il vient de publier dans la Revue Algérienne des Sciences du Langage une étude intitulée « De ‘Casse-toi pov-con’ à Jair Bolsonaro : la confusion des scènes dans le discours politique à l’ère de la communication numérique ».

Il y introduit le concept de « confusion des scènes », qui rebondit sur celui de « mise en scène de l’officiel ». Pourquoi confusion des scènes ? Parce que  d’un personnage politique on attend une certaine retenue dans ses déclarations publiques. Or, avec le développement des réseaux sociaux, on voit apparaître une « catégorie de petites phrases politiques, produites par des personnalités officielles, [qui] tendent à diffuser un contenu violent, à invectiver, à ridiculiser, à parodier, à choquer ». D’où cette définition : « La confusion des scènes, c’est la confusion de la voix officielle des Hommes politiques, et de la voix privée, de par l’usage d’une scénographie en décalage avec le cadre des discours politiques ».

Entre autres exemples, Damien Deias cite les moqueries de Jair Bolsonaro et de Recep Tayyip Erdogan à l’égard d’Emmanuel Macron, de Donald Trump à l’égard de Kim Jong-un ou de Rodrigo Duterte à l’égard du pape François. Mais la confusion des scènes touche aussi la vie politique française. Signe d’un développement du populisme ? Cette idée paraît insuffisante à l’auteur, qui cite, outre le « Casse-toi pov’ con » de Nicolas Sarkozy, des sorties de Valérie Pécresse ou d’Emmanuel Macron.

Quousque tandem…

Cette « nouvelle manière de communiquer » ne se résumerait pas à une « vulgarisation » du discours politique mais révélerait « un changement plus profond du mode de communication, du rapport au citoyen et au monde ». Un changement induit par la technologie. Car la confusion des scènes se serait « développée en concomitance avec la montée en puissance des médias numériques et des réseaux sociaux ».

Est-ce si sûr ? Bien avant l’invention de la locution « petites phrases », on parlait de « pointes », de « traits », de « saillies », termes qui dénotent une certaine brutalité du discours. La parole politique a souvent été violente, même en régime démocratique. Des générations de latinistes se sont exercés à traduire les Catilinaires de Cicéron. Leur incipit, l’une des petites phrases les plus célèbres de l’Antiquité, est franchement agressif : « Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra » (« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? »). Le langage vulgaire du quotidien y fait irruption sur les travées du temple de Jupiter Stator devant le Sénat de Rome. La confusion des scènes pourrait être bien antérieure au développement des réseaux sociaux.

Michel Le Séac’h

Illustration : gravure de Jean-Baptiste Simonet d’après Jean-Michel Moreau le jeune, 1800, collections du British Museum, n° 759549001, sous licence CC BY-NC-SA 4.0

04 décembre 2019

« L’Otan est en état de mort cérébrale » et les petites phrases internationales d’Emmanuel Macron

Les lycéens de bonne famille se dévergondent lors de leurs premiers séjours à l’étranger. Le cliché vaudrait-il aussi pour un jeune président ? Parmi les petites phrases les plus retentissantes d’Emmanuel Macron, plusieurs ont été prononcées hors de la métropole, notamment

en Algérie (« la colonisation est un crime contre l’humanité »),
au Danemark (« le Gaulois réfractaire au changement »),
en Roumanie (« les Français détestent les réformes »),
aux États-Unis (« présentez-moi une femme qui a décidé d'avoir sept,huit ou neuf enfants »),
à Mayotte (« le kwassa-kwassa ramène surtout du Comorien »).

Parler à la presse étrangère, fût-ce depuis l’Élysée, pourrait provoquer aussi une désinhibition. La dernière saillie présidentielle en date, « l’Otan est en état de mort cérébrale » a fait le titre d’un entretien publié le 7 novembre par The Economist. Lieu du décès : la Syrie, dont les États-Unis se sont retirés sans coordination avec leurs partenaires de l’Alliance et où la Turquie, membre de l’Otan, se livre à une « agression » pas davantage coordonnée.

Un titre de The Economist est toujours remarqué à l’étranger. Toute la presse française a cité celui-là, presque toujours en le simplifiant, quitte à le déformer un peu. L’hebdomadaire britannique avait titré : « Emmanuel Macron warns Europe: NATO is becoming brain-dead ». Il aurait donc été plus juste de traduire par : « L’Otan va vers la mort cérébrale ».

Il n’est de petite phrase qu’en fonction d’un public. L’état de l’Otan n’a guère ému l’opinion française. En revanche, on vient de le voir au sommet de Londres, les chefs d’États membres de l’Alliance en ont été marqués et l'ont fait savoir. MM. Trump et Erdogan ne se voient pas dans le rôle des parents de Vincent Lambert. Ils ont réagi envers Emmanuel Macron, toutes proportions gardées, comme l’avaient fait les Français face à « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou au « Gaulois réfractaire ».

Emmanuel Macron doit-il pour autant éviter de s’exprimer en anglais ? Non : sa plus belle réussite en matière de petite phrase reste quand même « Make our planet great again ».

Michel Le Séac’h

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Illustration : MM. Trump et Macron en 2017, extrait d’une photo de Shealah Craighead pour la présidence des États-Unis, domaine public, via Wikimedia Commons

08 janvier 2016

« Do we want a candidate who could be tied up in court for two years? » : Trump contre Cruz

« Voulons-nous un candidat qui pourrait se retrouver englué devant les tribunaux pendant deux ans ? » À la veille des primaires pour l’élection présidentielle américaine, cette petite phrase de Donald Trump fait sensation.

Elle vise Ted Cruz, aujourd’hui considéré comme le principal rival de Trump dans la course à l’investiture républicaine. Interrogé lundi soir par le Washington Post, Trump a expliqué : « Je n’aimerais pas qu’un obstacle de ce genre se dresse devant lui. Mais beaucoup de gens en parlent et je sais même que certains états regardent cela de très près, le fait qu’il est né au Canada et qu’il a eu un double passeport. » Il n’y a pas qu’en France que la double nationalité est un sujet de débat !

On ne va pas entrer ici dans le fond de l’affaire. En bref, la Constitution américaine dispose que le président des États-Unis doit être citoyen de naissance (« natural-born citizen »). Ted Cruz est né au Canada d’un père cubain et d’une mère américaine. Pourrait-il devenir président ? Les constitutionnalistes ne semblent pas l’exclure. Or, contrairement à l’habitude, cette sortie de Donald Trump n’a pas été accueillie par des quolibets. Au contraire, elle a été relayée par les responsables du Parti républicain. Pourquoi ?

Le journaliste conservateur Rush Limbaugh a son idée sur la question : « l’establishment républicain déteste Cruz. Ils détestent Cruz plus qu’ils ne détestent Trump, car ils se disent que Trump serait plus ou moins malléable, qu’ils auraient une petite chance de travailler avec lui. Mais ils voient Cruz comme un conservateur rigide et inflexible, rien à faire, ils le méprisent. » Les grands journaux comme le Daily News ou le Wall Street Journal, pas davantage séduits par le fondamentalisme chrétien de Ted Cruz, se font un plaisir de reprendre l’interrogation, transformant en petite phrase ce qui aurait pu rester une simple pique.

N.B. : une interrogation n’est pas propice à la naissance d’une petite phrase*. Ici, de toute évidence, la question est rhétorique. Elle signifie simplement : « Cruz n’est pas un bon candidat ». Mais au lieu de le dire directement, elle l’exprime avec toute la puissance d’un sous-entendu.

Michel Le Séac'h
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