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17 juin 2025

Pourquoi les intellectuels se trompent, de Samuel Fitoussi : lecture au filtre des petites phrases

Les intellectuels choisissent-ils leurs idées parce qu’elles sont justes ou parce qu’ils en tirent un avantage social ?

Après Gustave Le Bon, George Orwell, Raymond Aron, Jules Monnerot – qu’étrangement il ne cite pas –, Roger Scruton, Jean-François Revel, Raymond Boudon et bien d’autres, Samuel Fitoussi tente d’expliquer pourquoi les intellectuels, ou du moins beaucoup d’entre eux, se vautrent dans l’erreur et le mensonge. Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes et Michel Foucault se retournent dans leur tombe une fois de plus.

Il y a beaucoup de neuf, pourtant, dans ce livre. Fitoussi n’est pas condamné à répéter ce qu’ont écrit ses prédécesseurs, d’abord parce que de nouveaux errements sont venus s’ajouter aux anciens, ensuite parce qu’il peut s’appuyer sur les travaux récents des sciences cognitives et de la psychologie évolutive. Il cite largement Steven Pinker, Hugo Mercier et Dan Sperber, Jonathan Haidt, Melvin Lerner, Pascal Boyer, etc.

Souvent, soutient-il, ce n’est pas parce qu’on a été convaincu par des arguments qu’on adopte une opinion ; c’est au contraire parce qu’on a adopté cette opinion qu’on se laisse convaincre par les arguments en sa faveur. Les intellectuels, dont l’opinion est le royaume, disposent d’un luxe formidable : ils peuvent choisir des idées qui rapportent de la reconnaissance, du prestige, des positions. Car le cerveau humain fonctionne ainsi, « nous exerçons nos capacités cognitives en partie pour accéder à la vérité, certes, mais aussi et surtout pour marquer des points sociaux, soigner notre réputation, faciliter la coopération avec nos pairs » (p. 22).

Se tromper, chez les intellectuels, peut être profitable. Même après vingt ans d’erreurs lourdes et systématiques, des experts restent considérés comme des autorités crédibles dans leur domaine, comme l’a montré Tetlock (p. 30). Les intellectuels ne sont pas devenus pour autant des adeptes cyniques de la « post-vérité ». Il semble plutôt que « toutes les factions idéologiques tiennent à la vérité, c’est pourquoi elles projettent leurs certitudes quant à ce qu’elles croient être la vérité sur l’actualité » (p. 82)

La logique du groupe est essentielle. « Pourquoi l'adhésion à des idées fausses permet-elle de démontrer efficacement sa loyauté envers le groupe d'appartenance ? » demande Fitoussi. Réponse, inspirée par Pinker : « parce qu'elle envoie un signal : je suis plus fidèle au groupe qu'à la réalité" (p. 193). Le sacrifice de la vérité n’est d’ailleurs pas le seul consenti pour avoir sa place dans une collectivité : plus l’appartenance à un groupe est coûteuse (respecter des interdits alimentaires ou changer de sexe, par exemple) plus on prouve sa fidélité. Au contraire, l’intellectuel qui dénonce l’erreur de son groupe est voué aux ténèbres extérieures...

Des petites phrases au service des erreurs ?

Fitoussi s’intéresse au fond, au contenu de l’erreur, et non à la forme sous laquelle elle est exprimée. Dans son livre, il n’est donc pas question de petites phrases. Mais elles ne sont pas loin.

C’est l’élite culturelle qui définit ce qui relève de l’erreur ou de la vérité. Ses idées ne sauraient donc être considérées comme fausses (p. 210). Et c’est elle qui transforme la complexité du monde en « contenu digérable », à travers des « cadres de référence » soumis à une subjectivité. Celle-ci, «  inévitablement, est celle de l’élite : elle est fonction de l’humeur intellectuelle du moment, des visions dominantes au sein de la classe urbaine et cultivée ».

Si la plupart des gens « font confiance à un petit cercle de leaders d’opinion, au jugement desquels il se rangent presque aveuglément » (p. 214), de longs discours sont inutiles. Par ailleurs, « de nombreux travaux classiques suggèrent que les croyances idéologiques se diffusent rapidement du haut vers le bas : l’opinion publique peut fluctuer rapidement au gré de l’évolution de quelques influenceurs intellectuels, pour le meilleur comme pour le pire » (p. 214). Les petites phrases, phénomène cognitif réunissant un logos bref, l’ethos du locuteur et le pathos des auditeurs, sont bien adaptées à la circulation rapide d’idées formatées par le cadre de référence de leaders à destination d’un public acquis d’avance. Elles assurent la diffusion rapide d’idées ou de consignes sous une forme facilitant leur mémorisation et leur répétition.

Cette dernière est importante, car « nous succombons tous au biais de vérité illusoire, c’est-à-dire que nous avons tendance à accorder une valeur de vérité à une chose que nous entendons beaucoup, simplement parce que nous l’entendons beaucoup ». La répétition fait le consensus, et « comme le formule Rémy de Gourmont, "une erreur tombée dans le domaine public n’en sort jamais" » (p. 211). À quoi Jean-François Revel ajoutait : « Les opinions se transmettent héréditairement. Cela finit par faire l’histoire. » On songe assez aisément au nombre de recueils de citations consacrés à Ces petites phrases qui ont fait l’histoire, et autres titres analogues !

Des petites phrases ne peuvent rendre compte de grands débats, sans doute. Mais, observe Fitoussi, « la "majorité silencieuse", dans nos sociétés, pourrait être avant tout une majorité docile qui regarde de loin la bataille des idées se disputer, et se range, après le combat, du côté des vainqueurs » (p. 225). La petite phrase d’un leader dominant pourrait être, comme la devise d’un chef de guerre, un signe de ralliement. Elle n’a pas besoin de dire grand-chose explicitement : l’essentiel est relationnel et chargé de métaphores, de sous-entendus et d’euphémismes(1) qui témoignent d’une connivence entre le locuteur et son public.

La lecture de Samuel Fitoussi a inspiré à Philippe Bilger une chronique(2) sur « Jean-Luc Mélenchon, un intellectuel qui se trompe... », à propos du tweet(3) où le chef des Insoumis écrit : « Rima [Hassan] à Paris, c’est Victor Hugo de retour de Guernesey ». Pour l’ancien magistrat, il « devrait nous faire exploser de rire ou nous étouffer d'indignation ». Mais on notera aussi qu’il confirme les vertus de l’erreur décrites par Fitoussi : pour Mélenchon, qu'on dit prompt à l'exclusion et très attaché à la fidélité inconditionnelle de son entourage, une telle énormité pourrait servir à vérifier qui lui est vraiment fidèle au point de le suivre dans l’absurdité.

Avant les intellectuels

Jeune intellectuel fougueux remarqué pour ses billets satiriques dans Le Figaro, Samuel Fitoussi aime pousser un peu le bouchon. Cela lui a valu une protestation de Luc Ferry, qui s’est sans doute senti visé (« non, les intellectuels ne se sont pas tous trompés »). Mais il lui arrive aussi de rester en retrait. Ainsi, il évite de trop se demander si la croyance en un Dieu « qui n’existe peut-être pas » doit être rangée parmi les erreurs.

Il consacre son étude aux erreurs des intellectuels sans se demander pourquoi on n’a commencé à s’en inquiéter qu’au 20e siècle. La réponse est probablement que les intellectuels ne sont entrés en scène que dans les dernières années du 19e siècle avec Gustave Le Bon. De sa première édition en 1694 à sa septième édition en 1878, le Dictionnaire de l’Académie française a donné une définition quasi identique du mot « intellectuel », qui était un adjectif :

Qui appartient à lintellect, qui est dans l’entendement. La faculté intellectuelle. L’espérance et la foi sont des vertus intellectuelles. Objet intellectuel. Vérités intellectuelles.

Dans la huitième édition, en 1935, le mot reste un adjectif mais peut être substantivé :

Il se dit aussi des Personnes chez qui prédomine l’usage de l’intelligence et, dans ce sens, il s’emploie souvent par opposition à Manuel.

Il faut attendre la 9e édition, publiée en novembre 2024, pour voir le mot défini aussi comme un nom :

Spécialement. Personne qui, exerçant une profession intellectuelle, intervient dans la vie publique au nom de son savoir, de ses idées. L’engagement des intellectuels. Le terme d’intellectuel fut surtout utilisé, dans ce sens, à partir de l’affaire Dreyfus.

Bien avant ces intellectuels prompts à l’erreur, il y avait évidemment les philosophes et surtout les religieux, élite intellectuelle unie par une « vérité révélée » qui ne protège pas forcément de l’erreur. Mais le temps n’est sans doute pas venu pour Samuel Fitoussi de se brouiller avec tout le monde.

Michel Le Séac’h

(1)  Fait intéressant, les euphémismes gomment le sentiment d’erreur. Voir Alexander C. Walker, Martin Harry Turpin, Ethan A. Meyers, Jennifer A. Stolz, Jonathan A. Fugelsang, Derek J. Koehler, “Controlling the narrative: Euphemistic language affects judgments of actions while avoiding perceptions of dishonesty”, Cognition, vol. 211, 2021, https://doi.org/10.1016/j.cognition.2021.104633

(2)  Philippe Bilger, « Jean-Luc Mélenchon, un intellectuel qui se trompe… », Justice au Singulier, 15 juin 2025, https://www.philippebilger.com/blog/2025/06/jean-luc-m%C3%A9lenchon-un-intellectuel-qui-se-trompe.html

(3)  https://x.com/JLMelenchon/status/1933280019532398992

 

02 mars 2021

Les magistrats « petits pois » : des dangers potentiels d’une petite phrase

Nicolas Sarkozy a-t-il été condamné pour une petite phrase ? Évidemment non, mais même si elle ne figure pas au dossier, elle pourrait bien en être un élément à charge.

Le 7 octobre 2007, invité de l'émission Vivement dimanche prochain sur France 2, le président de la République racontait une séance solennelle à la Cour de cassation. Il avait été frappé par l’homogénéité des hauts magistrats : « mêmes origines, même formation, même moule, la tradition des élites françaises, respectables, bien sûr, mais pas assez de diversité ». Et il avait décidé d’y changer quelque chose : « je n'ai pas envie d'avoir le même moule, les mêmes personnes, tout le monde qui se ressemble aligné comme des petits pois, la même couleur, même gabarit, même absence de saveur ».

La métaphore étrange des « petits pois » avait intrigué. Brièvement. Google Trends ne révèle à l’époque qu’un bref surcroît de recherches sur l’expression « petits pois ». Il est probable que l’immense majorité des Français ont vite oublié cette petite phrase un peu ésotérique, dont ils ne savaient que faire. 

Mais ce que dit un dirigeant, fût-il le président de la République, ne touche pas nécessairement l’ensemble du public de la même manière. Bien des petites phrases frappent des sous-ensembles : personnes habitant un certain endroit, exerçant une certaine profession, adeptes de certains comportements, etc. Le public des petites phrases se choisit lui-même. Nicolas Sarkozy lui-même avait pu s’en rendre compte, déjà en 2005, comme ministre de l’Intérieur, avec les « racailles d’Argenteuil ». Sa petite phrase avait été reçue comme une offense non par les seules « racailles d’Argenteuil » mais par une fraction plus large de la jeunesse de banlieue.

De toute évidence, les magistrats français, et pas seulement ceux de la Cour de cassation, ont dû se sentir visés de manière assez générale par ces « petits pois ». En tout cas, leurs relations institutionnelles et autres avec le président de la République ont dès lors été exécrables. Nicolas Sarkozy a été visé par une ribambelle d’enquêtes auxquelles ses prédécesseurs Jacques Chirac et François Mitterrand n’avaient jamais eu droit. Acharnement judiciaire ? C’est probable, puisque plusieurs de ces enquêtes se sont achevées par un non-lieu. Enfin, ce 1er mars, voici Nicolas Sarkozy condamné pour corruption et trafic d’influence.

Indices et subjectivité

Et les petits pois reviennent aussitôt dans le débat. « La condamnation de Nicolas Sarkozy, une décision suspecte », estime Nicolas Beytout ce 2 mars à l’antenne d’Europe 1. « Tout est suspect, insiste le chroniqueur. D’abord, son histoire d’ancien président de la République et cette sourde bataille qui l’avait constamment opposé au monde judiciaire. Ce monde de petits pois ne lui a jamais pardonné. » Pour lui, la condamnation « souligne le corporatisme de cette profession. » Qui dit corporatisme dit identité collective – et les petites phrases font partie de celle-ci. Ce n’est pas une question d’orientation politique. Philippe Bilger, ancien avocat général, n’est pas connu pour ses opinions de gauche. Il exultait néanmoins hier sur Cnews à l’annonce de la condamnation, retrouvant le ton qu’il employait en 2014 pour dénoncer sur son blog « les grosses ficelles de Nicolas Sarkozy ».

Conscient de la charge psychologique qui intervenait dans son attitude, il concédait alors : « certains vont me reprocher mon manque de mesure, mon hostilité ». Ce côté passionnel ne fait aucun doute aujourd’hui. Le tribunal correctionnel de Paris l’a d’ailleurs signalé lui-même en assortissant son jugement d’hier de considérations morales (des actes ayant « lourdement porté atteinte à la confiance publique », etc.).

Ce qui ne poserait aucun problème si la condamnation était fondée sur des aveux ou des preuves matérielles. Mais elle l’est sur « un faisceau d’indices graves et concordants », c’est-à-dire sur l’interprétation subjective d’informations parcellaires. On imagine aisément que, le subconscient étant ce qu’il est, les petits pois ont pu faire partie du faisceau.

Michel Le Séac’h

Photo N. Sarkozy :  European People's Party - EPP Summit October 2010 via Wikipedia et FlickrCC BY 2.0