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27 avril 2025

L’Empire du discrédit, de Christian Salmon : lecture au filtre des petites phrases

« Le discrédit est partout », affirme d’emblée Christian Salmon dans son nouveau livre paru fin 2024, c’est un « monstre aux mille visages » qui englobe aussi bien la haine et la colère que le « mutisme de l’époque » et le « trash-talk ». Ce dernier est lui-même multiforme : englobant provocations verbales, bouffonneries, chambrages, autoglorification et insultes, il «  est devenu le principe performatif à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés, selon lequel les experts du sport et de la politique produisent à partir de petites questions portées à l’extrême des affrontements génériques. » (p. 18).

Réunir en un même « empire » tant de phénomènes de communication et psychosociologiques est une démarche ambitieuse. Christian Salmon propose même de la théoriser davantage en introduisant Mandelbrot dans les sciences humaines : toute communication contemporaine obéirait à un comportement de « fractales » dans lequel chaque partie, même minime, reproduit le caractère discréditif du tout. La question centrale du livre, résumée par l’auteur, est celle-ci : « Comment la laideur, l’infâme, l’indigne sont-ils devenus désirables dans nos sociétés ? Comment la notoriété s’acquiert-elle sur les réseaux sociaux au prix du discrédit jeté sur toutes les formes de discours et d’action légitime ? » (p. 21).


Cette double question paraît étrangement moralisatrice. Si la société considère un comportement comme désirable, le dire laid, infâme, indigne ne revient-il pas à le juger au nom de valeurs supérieures qu’il conviendrait d’expliciter ? Et si toutes les formes d’action légitime se trouvent discréditées, c’est peut-être qu’elles ne sont pas si légitimes que cela, après tout. Il se pourrait aussi que le discrédit soit moins généralisé que ne le ressent l’auditeur des chaînes d’information, nécessairement focalisées sur ce qui va de travers : les trains qui arrivent à l’heure ne sont pas de l’information.

La question ne sera pas posée. Christian Salmon procède par affirmations et ne lésine pas sur le performatif. Ce n’est pas un hasard si son essai se réfère souvent aux Mythologies de Raymond Barthes, qu’il cite lui-même à plusieurs reprises. À juste titre, d’ailleurs, car il en a le talent de plume et le foisonnement conceptuel. Son livre est construit en grande partie, surtout dans les derniers chapitres, autour de mots clés comme « Carnavalisation, Éclipse, Meutes, Dévoration, Confinement, Offuscation… Un « essaim » de mots plutôt qu’un ordre discursif ou une narration. »

La novlangue du discrédit

Ce parti pris étonne puisque les passages consacrés au récit et au langage sont parmi les plus convaincants du livre. Christian Salmon est fasciné par le cas de Barack Obama, pour qui « le seul vrai pouvoir est celui de mettre en récit le monde » (p. 101) et qui « au fond n’aura fait qu’un seul métier. De l’auteur du livre Les Rêves de mon père au candidat à la présidence des États-Unis, du président au producteur, c’est le narrateur animé par sa "foi en la puissance du récit" qui poursuit sa route, une route qui conduit au-delà du politique » (p. 104).

L’épisode du covid-19 serait en revanche une « épidémie verbicide » : « le virus qui répand la terreur ne s’attaque pas au corps mais au langage ; il se transmet non par le toucher ou la respiration, mais par l’ouïe. […] Tout individu contaminé par le virus voit aussitôt dépérir ses fonctions langagières ; il se met à parler une langue incompréhensible, une sorte de bande-son constituée de paroles liquéfiées, débris de phrases broyées, désarticulées, une kyrielle de mots incohérents, d’onomatopées, d’interjections qui ne sont plus langage mais maelström de mots » (p. 162).

En dépit de cette désarticulation, la « langue du discrédit » est un outil de communication, et aussi « un moyen de reconnaissance, le signe d’appartenance à une tribu sportive, culturelle, médiatique » (p. 271). Revoilà le trash-talk, qui est « le principe à la base de tout divertissement populaire, de la télé-réalité aux débats télévisés… C’est l’art de créer de la rivalité à partir de rien et de porter ce rien à l’incandescence. » Il « ravive les passions, mobilise les partisans, tente de désarçonner l’adversaire », et bien entendu, « les politiciens y ont recours quand il s’agit d’attaquer un opposant ».

Ambivalence du discrédit

L’illustration qu’en donne l’auteur surprend néanmoins : « Quoi de plus représentatif de cette perte d’aura de la chose politique que le fameux "Ferme ta gueule" du président du Sénat Gérard Larcher à l’adresse de Jean-Luc Mélenchon ? » À cette question rhétorique, on pourrait répondre : Quoi de plus représentatif ? ...mais le tweet de Jean-Luc Mélenchon (9,1 millions de vues !) qui en est la cause : « Ruth Elkrief. Manipulatrice. Si on n’injurie pas les musulmans, cette fanatique s'indigne. Quelle honte ! » Le discrédit apparaît ainsi comme une affaire de point de vue.

Christian Salmon ne prétend pas à la neutralité. Il range implicitement le communiste Fabien Roussel dans le camp du discrédit pour avoir « enfourché lui aussi le cheval de bataille de la viande pendant la campagne électorale de 2020 en décrivant ses concurrents de gauche comme de "tristes mangeurs de soja" », mais n’évoque pas l’autrement plus discréditif « Il y a du Doriot dans Roussel » de Sophia Chikirou.

Le traitement réservé à Donald Trump est un autre exemple d’ambivalence : « Visage fermé, sourcils froncés, regard de défi, Donald Trump surjoue à l’évidence le rôle de l’homme en colère. Ce n’est pas une attitude chez lui, c’est une seconde nature. La colère est sa chair, son éthos » (p. 32). Cet accent mis sur l’ethos est capital. Christian Salmon évoque le désarroi d’un photographe : après sa victoire de 2016, Trump « souriait gentiment », et « ça n’avait pas l’air naturel ». Pour y remédier, il « lui a proposé de rejouer son fameux "You are fired!" de l’émission The Apprentice. » Si l’on consulte Google Images, on voit aussi un Trump fier, interloqué, interrogatif, etc. « L’air naturel » qu’on retient de lui (ou qu’on veut retenir de lui) est néanmoins une mimique surjouée dans une émission de téléréalité !

Ambivalence encore à propos de l’opération menée par Steve Bannon en 2016 pour exploiter la célèbre petite phrase de Hillary Clinton sur le « basket of deplorables » (bande de minables) du clan Trump : « le terme "déplorable" est devenu un signe de ralliement pour les supporters de Trump » souligne Christian Salmon (p. 48) qui semble y voir un comportement de discrédit. Il reste pourtant que l’insulte originelle a été proférée par Hillary Clinton, non par Bannon, qui l’a retournée en une revendication positive. (Christian Salmon reproduit ici un passage de son précédent livre, La Tyrannie des bouffons, et maintient à tort que Hillary Clinton « visait la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Donald Trump et de Steve Bannon lui-même » ; en réalité, son attaque publique désignait « half of Trump’s supporters ».)

Discrédit générationnel

Globaliser sous l’appellation « discrédit » l’ensemble des phénomènes contemporains d’incivilité, de brutalité ou de mépris est nouveau ; en revanche, l’incivilité, la brutalité ou le mépris ne le sont pas. Les guerres de religion, la Fronde ou les années 30, et bien sûr la Révolution française, ont connu des déferlements de haine, d’insultes et de liquidations physiques. La France a toujours produit des pamphlets, des libelles et des caricatures. Le Canard enchaîné prospère depuis 1915. Le sentiment d’un « discrédit » omniprésent pourrait être propre à la génération des boomers dans une société transformée par la diversité : quand un « jeune » trace « ACAB » (pour « All Cops Are Bastards ») sur un mur de sa cité, le graffiti est probablement discréditif, mais tout aussi probablement le geste est positif, si ce n’est héroïque, pour son auteur et ses copains.

Ce caractère générationnel, Christian Salmon le constate implicitement : « Depuis la fin des années 2000, nos mythologies contemporaines trouvent leur source […] dans le discrédit » (p. 277), « Depuis les années 2000, la télévision par câble et ses talk-show ont promu un nouveau modèle de journalisme », « Depuis les années 2000, le débat public s’est déplacé […] vers les chaînes d’info en continu et les réseaux sociaux » (p. 279), « L’imaginaire du cyborg inspire désormais les collections de haute couture de la fin des années 2000 ». Il s’est passé quelque chose en ces années 2000 : les boomers ont amorcé leur déclin. Toute génération vieillissante estime que « c’était mieux avant ».

Michel Le Séac’h

Christian Salmon
L'empire du discrédit
LLL Les Liens qui libèrent
, 2024

ISBN9791020923233
290 pages, 22,50 €

à lire aussi : 

Note de lecture 

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque,
de Christian Salmon :
les petites phrases comme éléphant dans la pièce


13 juin 2023

Silvio Berlusconi laisse un riche héritage de petites phrases

Rarement leader politique aura été autant associé à l’expression « petite phrase » que Silvio Berlusconi, qui vient de disparaître. Ses innombrables piques, bons mots et jugements lapidaires lui valent de ce côté-ci des Alpes l’image d’un personnage outrancier, fantasque, exotique et forcément disqualifié. Pourtant, sa carrière politique offre des leçons importantes sur le rôle des petites phrases dans la communication politique.

Avec elles, il affirme d’abord son statut de leader au plus haut niveau. On a souvent cité sa sortie de novembre 2008 à propos du président Barack Obama : « E giovane, bello, e anche abbronzato » (il est jeune, beau et bronzé). Le plus souvent, on y voit une blague raciste au premier degré. Mais Silvio Berlusconi a souvent été moqué pour son apparence, notamment son « jeunisme » et son bronzage permanent. Il retourne la moquerie en se comparant implicitement à l’homme le plus puissant du monde.

Il le confirme l’année suivante lors d’un G20 : « Ma réponse à la crise économique mondiale n'est pas la même que celle d'Obama car je suis plus pâle que lui, ça fait longtemps que je n'ai pas eu le temps de prendre un bain de soleil. » Cette fois, la comparaison explicite est même à son avantage. La blague reste « borderline » mais non foncièrement raciste : la différence dans la couleur de peau ne connote pas une différence de nature mais une différence d’assiduité entre « collègues ».

Silvio Berlusconi manque certes de respect envers le président américain mais adopte la même attitude avec tous les dirigeants politiques – y compris lui-même : « dans une démocratie, je suis au service de tout le monde et tout un chacun peut me critiquer, voire m'insulter » ‑ ce dont personne ne se prive, assurément. « Je n'ai jamais insulté personne », soutient-il en 2018. « En revanche, j'ai reçu tellement d'insultes. » À défaut d’insultes, cependant, il manie volontiers l’ironie.

En 2003, alors président du Conseil européen, il lance ainsi à Martin Schulz : « en Italie, on produit un film sur les camps de concentration nazis, vous seriez parfait dans le rôle du Kapo ». Certains veulent y voir une agression contre l’Allemagne en général. Mais l’eurodéputé social-démocrate venait de prononcer un discours très virulent à son encontre. La petite phrase est pour le dirigeant italien une manière de le remettre à sa place en quelque mots, tout en mettant les rieurs (sous cape) de son côté : l’un des personnages principaux du feuilleton américain à succès Hogan’s Heroes, diffusé à l’époque par les télévisions européennes, est un gardien de Stalag nommé Schultz (le feuilleton est même diffusé en France sous le titre Papa Schultz).

Même Nicolas Sarkozy a droit à son sarcasme. Un jour de 2010, le président français se laisse aller à une comparaison rhétorique – et acrobatique – entre journalistes et pédophiles. « J'ai l'intime conviction qu'aucun de vous n'est pédophile. Bon travail et tenez-vous bien », plaisante Berlusconi le lendemain à la fin d’une conférence de presse. Nicolas Sarkozy retient la leçon. Quelques années plus tard, critiqué pour une petite phrase internationale, il rétorque : « L’important dans la démocratie, c’est d’être réélu. Regardez Berlusconi, il a été réélu trois fois[i]. »

Sous-entendus et connivence

En fait, Silvio Berlusconi ne craint pas de se situer très haut dans la hiérarchie des dirigeants politiques mondiaux « Je suis le Jésus-Christ des politiques », déclare-t-il en 2006. « Je me sacrifie alors que je pourrais avoir une vie beaucoup plus amusante ». Ironie toujours.

On le voit, l’ironie de Silvio Berlusconi repose en grande partie sur des sous-entendus. Ceux-ci lui permettent d’entretenir une connivence avec une large fraction de l’opinion italienne. C’est ainsi que l’affaire « Papa Schultz » lui est favorable quand il s’en explique en Italie : « cela lui permet d’établir une solide empathie avec son auditoire : le souvenir d’un passé plus glorieux que le présent, la représentation qu’il donne de lui-même, comme de quelqu’un qui sait toujours placer un bon mot, même face à des critiques mordantes, doivent assurer à Berlusconi l’accueil bienveillant de son public[ii]. » Pour cela, il joue de « micro-effets rhétoriques, argumentatifs et pragma-énonciatifs, se situant tous sur le plan implicite (fausse ironie, allusions, sous-entendus, présuppositions, jeu entre auto-dialogisme et dialogisme, etc.) ».

D’abord encensé par la gauche française, reçu avec égards par François Mitterrand, le « Cavaliere » ne tarde pas à être accusé de nostalgies fascistes dans son pays. On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment, disait le cardinal de Retz : quand Silvio Berlusconi affirme en 2003 que « Mussolini n’a jamais tué personne », il soulève un tollé dans la classe politique italienne. Sans cesse, on le compare au Duce : « des tribuns hors pair, virils, maîtrisant la psychologie des masses. Des rêveurs pragmatiques, travailleurs acharnés qui sont parvenus à tout maîtriser, à commencer par les médias […] Il y a dans le berlusconisme le même fonds culturel que dans l’idéologie portée par Mussolini[iii]. » Ce qui est loin de lui aliéner toute l’opinion italienne : « quand je dis certaines vérités, je dis ce que pensent les gens », assure-t-il.

Petites phrases et amnésie

Et il le dit avec d’autant plus de force que, en professionnel, il maîtrise parfaitement la télévision . « Il y a bien eu un avant et un après Berlusconi en termes de communication politique car il a révolutionné celle-ci », estime l’historien Marc Lazar. « Forza Italia est l’archétype d’un parti personnel qui n’avait nul précédent en Italie ni ailleurs[iv]. » Car tel est « le seul véritable modèle que Forza Italia a toujours adopté », confirme le politologue Giovanni Orsina : « le parti comme instrument du leader, Forza Italia comme extension de Berlusconi »[v].

Tout au long de sa carrière depuis la création de Forza Italia en 1994, maints commentateurs annoncent la fin imminente de Silvio Berlusconi. Prennent-ils leurs désirs pour des réalités ? « J'ai déjà trop souvent parié sur la disparition de Berlusconi pour ne pas craindre de me tromper encore une fois », conjecture l’un de ses anciens collaborateurs, le médiologue Carlo Freccero, en 2013. « Il y a peu de temps, La7 (Channel 7) a diffusé le film Le Caïman, de Nanni Moretti. Ce film de 2006 imagine le crépuscule de Berlusconi, et c'est ce que l'on vit actuellement[vi]. » Or seule la mort aura raison de lui, dix ans plus tard !

S’il se trompe, Carlo Freccero a du moins une explication de la longévité du « Cavaliere » : dans sa conception de sa politique, « celui qui est élu par la majorité entre dans une sphère d'impunité. Il ne peut pas être attaqué par celui qui n'a pas été consacré, comme lui, directement par le peuple […] C'est ainsi que fonctionne la communication. Elle est faite de petites phrases et d'amnésie. » Il est probable que la postérité fonctionne de même : ce que l’Histoire retiendra de Silvio Berlusconi, ce sont surtout ses petites phrases.

Michel Le Séac’h

Photo : Sergio Berlusconi au congrès du PPE en 2017. Photo PPE. Source : Flickr, sous licence CC BY 2.0


[i] Dominique Maingueneau. « Sur une petite phrase de N. Sarkozy : Aphorisation et auctorialité ». Communication & langages, 2011, 2 (168), pp.43-56. ffhal-03983367f. Consulté le 13 juin 2023.

[ii] Paola Paissa, Françoise Rigat, « Berlusconi, l’Allemagne et la mémoire de la Shoah : l’’ethos de bonhomie’ pour une réparation impossible », Langage et société 2018/2, n° 164, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2018-2-page-57.htm

[iii] Antoine Aubert, lecture de Lo statista. Il ventennio berlusconiano tra fascismo e populismo par Giannini Massimo, Non Fiction, 29 juin 2009, https://www.nonfiction.fr/article-2657-silvio-berlusconi-litalie-du-xxie-siecle.htm, consulté le 13 juin 2023.

[iv] Marc Lazar, « James L. Newell, Silvio Berlusconi. A Study in Failure », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 21 janvier 2020, consulté le 13 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/histoirepolitique/753 ; DOI : https://doi.org/10.4000/histoirepolitique.753

[v] Le Grand continent, bonnes feuilles de Giovanni Orsina et David Allegranti,  Antipolitica. Populisti, tecnocrati e altri dilettanti del potere, Rome, Luiss University Press, 2021, 144 pages, ISBN 978-886105626, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/08/25/quest-ce-que-le-berlusconisme-1/, consulté le 13 juin 2023.

[vi] « "Berlusconi sait qu'il a une erreur à ne pas commettre : démissionner en plein scandale », entretien entre Carlo Freccero et Hervé Brusini, 19 octobre 2013, https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/berlusconi/berlusconi-sait-qu-il-a-une-erreur-a-ne-pas-commettre-demissionner-en-plein-scandale_428838.html, consulté le 13 juin 2023.

12 août 2017

La « ligne rouge » d’Obama prolongée jusqu’à Trump

Donald Trump, le 8 août, promet à la Corée du Nord des représailles terribles au cas où elle continuerait à menacer les États-Unis. Aussitôt, le thème de la « ligne rouge » resurgit. « Trump vient de fixer sa propre ‘ligne rouge’ infranchissable – et la Corée du Nord l’a franchie instantanément », titre NBC News. Les guillemets à « ligne rouge » peuvent donner l’impression que l’expression est de Donald Trump. Elle renvoie en fait à son prédécesseur à la Maison Blanche[1].

Voici presque exactement cinq ans, le 20 août 2012, Barack Obama déclare à propos de la guerre civile en Syrie : « Une ligne rouge serait franchie si nous constations le déplacement ou l’utilisation d’une certaine quantité d’armes chimiques  ». Cette petite phrase – une formule brève, détachable, relativement anodine mais pleine de sous-entendus menaçants – s’adresse-t-elle vraiment aux belligérants ? En tout cas, elle frappe l’opinion américaine. Très souvent condensée dans son élément le plus significatif (« red line »), elle véhicule l’image d’un chef d’État énergique et déterminé.

Un an plus tard exactement, des armes chimiques sont effectivement utilisées en Syrie. Barack Obama accuse formellement le gouvernement de Bachar el Assad. La ligne rouge est donc franchie. So what? Barack Obama ne prend pas les décisions radicales que sa « ligne rouge » semblait annoncer. Son image en est aussitôt affectée. Il tente de recadrer ses propos de 2012, affirmant qu’il n’a fait que résumer la position de la communauté internationale à l’époque (« I didn’t set a red line. The world set a red line »).

Mais si la « red line » de 2012 était une erreur, celle de 2013 est une faute. On ne se débarrasse pas aussi facilement d’une petite phrase : une fois qu’elle a marqué l’opinion, il appartient à cette dernière de l’oublier ou pas. Or toute nouvelle mention tend à la rendre moins oubliable… La ligne rouge de Barack Obama a un côté sparadrap du capitaine Haddock : elle colle à son image. Et désormais, son sens s’est inversé : au lieu d’un président énergique, elle signale un président faible. De nombreux commentateurs, comme le professeur David Rothkopf, ont analysé la perte de crédibilité qu’Obama s’était ainsi auto-infligée.

Donald Trump n’a pas qualifié de « red line » son avertissement à la Corée. Certains commentateurs le font pour lui[2]. Pour le mettre en valeur par rapport à son prédécesseur ? Ou plutôt pour le pousser dans le même corner ? Cette petite phrase en deux mots, pourrait alors signifier quelque chose comme : « Barack Obama était peut-être un président inconséquent, mais Donald Trump ne vaut pas mieux ». Cette ligne n’est d’ailleurs pas réservée aux partisans de Barack Obama : on la retrouve aussi dans la bouche de Lindsey Graham, sénateur républicain de Caroline du Sud et candidat malheureux à la candidature présidentielle face à Donald Trump.

Michel Le Séac'h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles 2015, p. 142.
[2] Ce n’est pas la première fois. L’expression « red line » a déjà été appliquée à des déclarations ou des décisions de Donald Trump à propos de la Syrie. 

Photo [cc] Gage Skidmore via Wikipedia Commons

09 décembre 2016

« Wir schaffen das » : Angela Merkel est-elle débarrassée de sa petite phrase ?

Angela Merkel a été réélue cette semaine à la tête de la CDU après avoir tourné la page de son « wir schaffen das! » (« nous y arriverons »). Cette petite phrase date d’une conférence de presse du 31 août 2015. Très affectée, dit-on, par la découverte en Autriche, quelques jours plus tôt, de 71 cadavres de clandestins dans un camion frigorifique, la chancelière allemande avait décidé d’accueillir sans réserve les migrants qui affluaient via les Balkans. L’Allemagne est un pays puissant, avait-elle dit, « wir haben so vieles geschafft – wir schaffen das » (« Nous avons déjà tant fait – nous y arriverons »).

Pendant des mois, ce  « wir schaffen das » lui a été reproché par ses opposants – et par une opinion allemande qu’un sondage disait hostile à 82 %. Cité par Politico, Joachim Scharloth, professeur de linguistique à l’université technique de Dresde, assure que c’était inévitable car la formule d’Angela Merkel renvoyait à « une référence complètement obscure ». Arriver à quoi ? On n’en savait rien.

Certes, mais on pourrait en dire autant du « Yes we can » de Barack Obama lors de sa campagne présidentielle de 2008[1]. Or cette petite phrase-ci, au contraire, a été reçue positivement en Amérique et dans le monde occidental – alors que peu de gens pourtant auraient pu dire qui était « nous » et surtout ce que ce nous pouvait.

Dès leurs débuts, les deux petites phrases ont connu des sorts différents[2]. Celle de Barack Obama a été instantanément plébiscitée par le public, au point de supplanter le slogan officiel de la campagne (« Change we can believe in »). Celle d’Angela Merkel est d’abord passée inaperçue. Les statistiques de Google Search ne révèlent aucun intérêt particulier pour elle dans la semaine du 30 août au 5 septembre 2015 (voir le graphique Google Trends ci-dessous).


Pour qu’une petite phrase marque les esprits, il faut qu’elle soit répétée. Angela Merkel s’en est chargée elle-même. Elle a réitéré sa formule, et les résultats n’ont pas tardé : les manifestations hostiles se sont multipliées et le parti anti-immigration Alternativ fûr Deutschland a décollé dans les sondages, puis dans les urnes.

Angela Merkel en a tiré les conséquences : elle a fait machine arrière. Mais peut-on effacer à volonté la marque laissée par une petite phrase ? Michel Rocard n’a jamais pu faire oublier « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (autres temps, autres petites phrases !). Il avait tenté sans grand succès d’y ajouter après coup un appendice (« mais elle doit en prendre sa part »)[3]. Angela Merkel a fait plus direct et plus radical : au mois de juillet elle a répudié expressément son « wir schaffen das » devenu selon elle une « formule creuse ».

Il semble que ses partisans ne lui en tiennent pas rigueur : la CDU l'a réélue par 89,5 % des voix – une élection de maréchal, même si son score avait atteint 96,7 % en 2014. Est-ce à dire que la petite phrase est oubliée, alors que plusieurs centaines de migrants sont entrés en Allemagne dans l'intervalle ? Il faudra attendre des résultats électoraux grandeur nature. Mais ce n’est pas impossible : la dissonance était telle entre une personnalité populaire et une position impopulaire que cette dernière pourrait avoir disparu comme si elle n’avait jamais existé.

Michel Le Séac'h


[1] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 121.
[2] « Wir schaffen das » n’est pas la traduction exacte de « yes we can » mais, curieusement, elle pourrait avoir la même origine : un personnage de dessins animés pour enfant, Bob le Bricoleur (Bob the Builder aux États-Unis, Bob der Baumeister en Allemagne). À son équipe d’ouvriers, Bob demande rituellement : « Pouvons-nous le faire ? ». Et les autres de répondre « Yes we can » dans la version en anglais… et « Yo ! wir schaffen das » dans la version allemande.
[3] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.

Photo : copie partielle d'écran Phoenix