Les petites phrases sont parfois un « éléphant dans la
pièce ». Leur quasi-absence pourrait être éminemment révélatrice dans La
Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, petit livre de Christian
Salmon initialement paru à l’automne 2020, que Les Liens qui libèrent (LLL)
vient de rééditer.
Mais avant d’en venir aux petites phrases, notons combien le
temps qui passe est parfois cruel. Cet ouvrage d’un ton enlevé, aux confins du
pamphlet, consacre de nombreuses pages aux réactions des chefs d’État devant la
pandémie de covid-19, l’un des traits communs des « bouffons »
(Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Narendra Modi, etc.) étant de
traiter le virus par le mépris. La pandémie apaisée, la nouvelle édition aurait
été l’occasion de corriger avec le recul du temps les affirmations trop rapides
de 2020. Au contraire, l’auteur persiste : « ces chefs d’État que
les médias qualifiaient de "populistes" se sont retournés contre
leur peuple, refusant d’instaurer le confinement de la population, se gaussant
des gestes barrières, gesticulant face au virus et finissant par être eux-mêmes
contaminés. Ils furent les acteurs d’un carnaval macabre qui coûta la vie à des
millions de gens » (p. 15).
Outre que bien des chefs d’État ayant instauré le
confinement ont pareillement été contaminés, les études ex-post sur les
confinements concluent souvent que leurs inconvénients surpassent leurs
avantages. Selon certaines, y compris de très officielles, ils ont pu coûter
jusqu'à vingt fois plus de vies qu’il n’en ont sauvées. En tout état de cause,
parler de « millions de gens » victimes de l’absence de
confinement est excessif : la différence de taux de mortalité par covid-19
entre les États-Unis non confinés de Donald Trump et la France confinée d’Emmanuel Macron est
inférieure à 1 pour mille.
Christian Salmon répète au passage que « Trump alla
jusqu’à préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du
covid-19 » (p. 15), idée bouffonne sans doute (et d’une bouffonnerie
accentuée par la substitution d’« eau de javel » au « disinfectant »
d’origine) mais soumise
à des médecins et non « préconisée » par un président qui rappelait : « I’m not a doctor ».
Le diable est dans les détails
Le livre est d’ailleurs plombé par plusieurs imprécisions ou
détournements de ce genre. Ainsi ce passage :
Les statues de Trump nu
élevées par ses partisans sur les places des villes américaines pendant la
campagne de 2016 […] célébraient une forme de sacralité kitsch, de
statuaire dégradée. Elles constituaient la représentation spontanée du pouvoir
grotesque. (p. 38)
Des statues de Trump nu ont en effet été installées dans
cinq villes américaines mais évidemment pas par ses partisans. Intitulées The
Emperor Has No Balls, ce qui dénote assez l’intention caricaturale, elles
étaient dues à un collectif d’artistes hostiles au candidat républicain.
Toujours pendant la campagne de 2016, indique l’auteur, « Hillary
Clinton a qualifié les supporters de Trump d’individus "déplorables",
en visant la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient
autour de Trump » (p. 38). La déclaration ayant
été filmée, il est facile de constater que la candidate démocrate ne visait
pas une frange extrémiste mais « half of Trump’s supporters ».
Ces glissements ne sont pas réservés à Trump. À propos de
Bolsonaro, on lit qu’il est « considéré comme un mythe vivant par ses
partisans, qui l’ont surnommé "Bolsomito", "Bolso le
mythe" » (p. 64). L’expression a été utilisée, mais de manière
marginale, surtout lors de la sortie d’un jeu vidéo dénommé « Bolsomito
2k18 ». Les recherches via Google sur « Bolsomito » n’ont été
plus nombreuses au Brésil que celles sur « Macron », par exemple, que
pendant quelques jours de 2018 – et considérablement moins nombreuses le reste
du temps.
On lit aussi que « La ministre d’extrême droite
israélienne Ayelet Shaked […] joue les mannequins et vante les qualités
d’un parfum dont le nom n’apparaît qu’à la fin. Il s’appelle
"Fasciste" » (p. 69). Il s’appelle en réalité
« Fascism » et son nom apparaît dès la première image.
Ce qui ne change rien du tout, bien entendu, mais nourrit l’impression d’un
travail mal bordé. De même que cette dernière pour la route : « la
mort de George Floyd, un Américain noir étouffé par quatre policiers blancs
lors d’une interpellation à Minneapolis le 25 mai 2020 » (p. 148).
Parmi ces « quatre policiers blancs » figuraient un Asiatique
et un Noir.
Un retournement de petite phrase
Pour en venir enfin au sujet qui nous intéresse, les petites
phrases, on s’attendrait à les trouver omniprésentes dans un ouvrage voué à
dénoncer le caractère « bouffon » de plusieurs chefs d’État
contemporains. Or elles sont presque absentes. Ce qui est en soi remarquable.
Paradoxalement, la seule petite phrase relatée de manière saillante est celle de Hillary
Clinton évoquée ci-dessus : « You could put half of Trump’s
supporters into what I call the basket of deplorables ». Steve
Bannon, directeur exécutif de la campagne de Donald Trump, l’a aussitôt
retournée au profit de son candidat. « Loin de protester, Bannon
a choisi très habilement de s’approprier l’insulte », relève Christian
Salmon : « OK ! Nous sommes les "déplorables", nous
les Bannons. Et le terme "déplorable" est devenu pour les partisans
de Trump un signe de ralliement » (p. 38). Il aurait été très
intéressant d’analyser l’incroyable erreur commise par la candidate démocrate
en affichant son mépris pour, grosso modo, un quart des électeurs
américains.
L’absence d’une telle analyse, et des petites phrases en
général, illustre un aspect majeur du livre : focalisé sur les dirigeants,
il s’intéresse fort peu au peuple, aux électeurs. « Le pouvoir
grotesque a imposé un nouveau théâtre du leadership », note l’auteur
(p. 24). Mais qui dit leadership dit nécessairement suiveurs, et ses
« bouffons » ne sont pas des personnages fictifs comme Arturo Ui ou
le Dictateur de Chaplin. Il les désigne nommément : Trump, Salvini, Orban,
etc. Autrement dit, des élus du peuple – d’un peuple qui dispose de plus de
moyens d’information et de comparaison que jamais dans l’histoire.
Et quand, par exemple, il dénonce Cyril Hanouna comme une « incarnation
en France » du bouffon sur la scène publique, il oublie qu’à l’heure
où l’animateur se montre à la télévision, le public a le choix entre des
dizaines d’autres émissions, et toutes sortes d’occupations autres que la
télévision. D’ailleurs, presque 98 % des Français choisissent de ne pas
regarder « Baba » puisque l’audience de TPMP est d’environ 1,4
million de téléspectateurs. Hillary Clinton elle-même ne se montre pas aussi
oublieuse du peuple puisque, selon elle, les 50 % restants des partisans
de Trump « ont le sentiment que l’État les a laissés tomber » et
« aspirent au changement ».
C'est quand même l'électeur qui vote
L’omission du peuple n’est évidemment pas un oubli de la
part de Christian Salmon. Selon lui, les bouffons sont des « agitateurs
vortex », le vortex étant un mélangeur de laboratoire. « Il ne
s’agit plus au sens strict de propagande, car la propagande s’adresse à tous de
manière indifférenciée, alors que l’agitateur vortex ajuste ses messages à des
profils particuliers à travers les réseaux sociaux. Ces messages sont fondés
sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data
et profilés par les algorithmes. L’agitateur vortex doit son efficacité moins à
son pouvoir de conviction ou à la pertinence de ses arguments qu’à la dynamique
des interactions qu’il est capable d’impulser sur les réseaux sociaux. Il ne
fonctionne pas à la persuasion ni même à la séduction, mais au profilage des
conduites via les algorithmes et le Big Data » (p.61).
Pourtant, il n’est pas vrai que la propagande s’adresse « à
tous de manière indifférenciée ». De tout temps les propagandistes et
ont su différencier leurs messages, et l’on s’est souvent moqué des politiciens
capables de promettre une chose à un public et son contraire à un autre.
Surtout, il est douteux que les électeurs soit réductibles à
des « conduites » repérées par le Big Data. « L’algorithme
se substitue à l’agora, et le microciblage des électeurs à la délibération
démocratique » (p. 234), assure Christian Salmon, mais l’élégance de
la formule binaire ne suffit pas à dissimuler un chaînon manquant. Ce n’est pas
le Big Data qui vote mais des électeurs en chair et en os. Implicitement,
l’auteur en convient : « en l’absence d’un récit collectif, c’est
la puissance mythologique d’une identité archaïque qui refait surface :
peuple, race, nation, ordre » (p. 122). Le voilà bien, le véritable éléphant dans
la pièce.
M.L.S.
Christian Salmon
La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque
LLL Les Liens qui libèrent, 2023
240 pages, 9,90 €
ISBN : 979-10-209-2497-1