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07 novembre 2024

“Les ordures, ce sont les supporters de Trump » : la dernière petite phrase de Joe Biden

Lors de l’une de ses dernières grandes réunions de campagne, le 27 octobre, au Madison Square Garden de New York, Donald Trump a fait chauffer la salle par Tony Hinchcliffe. Cet humoriste connu pour ses saillies souvent agressives et racistes a présenté Porto Rico comme « a floating island of garbage » (une île flottante d’ordures). L’expression désigne les vortex de déchets, masses de débris d’origine humaine constatées dans la plupart des océans. Cette blague douteuse a évidemment suscité des protestations, mais c’était Hinchcliffe, quoi…

L’affaire en serait restée là si le président Joe Biden, qui a tenté d’apporter son concours à Kamala Harris en fin de campagne, ne s’en était emparé. Le surlendemain, s’exprimant juste avant un discours majeur de la candidate démocrate à Washington, il a déclaré, parlant de Donald Trump : « The only garbage I see floating out there is his supporters » (les seules ordures que je vois flotter par ici, ce sont ses partisans). L’invective, pas forcément calculée, a scandalisé les milieux républicains et plus encore épouvanté l’état-major démocrate.


En effet, elle rappelait fortement une déclaration de Hillary Clinton, candidate démocrate contre Donald Trump, le 9 septembre 2016 : « You could put half of Trump’s supporters into what I call the basket of deplorables » (vous pourriez ranger la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des déplorables). Face à d’innombrables protestations, Hillary Clinton s’était excusée le surlendemain. « Les généralisations à propos d’un groupe de gens sont presque toujours malvenues », a-t-elle plus tard analysé dans What Happened (Simon & Schuster, 2017). « Je regrette d’avoir fait un cadeau politique à Trump avec mon commentaire sur les "déplorables". » À ses propres yeux, sa petite phrase avait joué un rôle dans son échec électoral.

Kamala Harris a tenté de se distancier de cette déclaration. Donald Trump, au contraire, a exploité le mot « garbage » dans sa communication en se montrant en tenue d’éboueur au volant d’une benne à ordures et en accusant sa rivale de « mener une campagne de haine ». La Maison Blanche n’a fait qu’aggraver la situation en tentant de corriger la déclaration du Président, publiant après coup un communiqué pour assurer qu'il avait dit en réalité « The only garbage I see floating out there is his supporter’s ». L’apostrophe était censée tout changer : les ordures n’étaient plus les partisans mais ce qu’avait dit Hinchcliffe. Joe Biden a tout de suite plussoyé que telle était son intention. Certains journaux démocrates ont bien voulu se ranger à  cette présentation. Pour d’autres, elle aggravait le désastre.

Joe Biden a commis d’autre gaffes pendant la campagne, mais celle-ci est évidemment la pire. Elle contient un mot fort, « garbage », qui réagit non seulement sur l’ethos du Président mais aussi sur celui de Kamala Harris, qu’il tentait de soutenir, et est reçu comme une insulte par la moitié des électeurs américains. A-t-elle joué un rôle dans la victoire de Donald Trump ? Le fait est qu’à la date de la déclaration de Joe Biden, les sondages le donnaient un point derrière la candidate démocrate, et qu’il a finalement été élu aisément une semaine plus tard.

Michel Le Séac’h

19 juin 2023

La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, de Christian Salmon : les petites phrases comme éléphant dans la pièce

Les petites phrases sont parfois un « éléphant dans la pièce ». Leur quasi-absence pourrait être éminemment révélatrice dans La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque, petit livre de Christian Salmon initialement paru à l’automne 2020, que Les Liens qui libèrent (LLL) vient de rééditer.

Mais avant d’en venir aux petites phrases, notons combien le temps qui passe est parfois cruel. Cet ouvrage d’un ton enlevé, aux confins du pamphlet, consacre de nombreuses pages aux réactions des chefs d’État devant la pandémie de covid-19, l’un des traits communs des « bouffons » (Donald Trump, Boris Johnson, Jair Bolsonaro, Narendra Modi, etc.) étant de traiter le virus par le mépris. La pandémie apaisée, la nouvelle édition aurait été l’occasion de corriger avec le recul du temps les affirmations trop rapides de 2020. Au contraire, l’auteur persiste : « ces chefs d’État que les médias qualifiaient de "populistes" se sont retournés contre leur peuple, refusant d’instaurer le confinement de la population, se gaussant des gestes barrières, gesticulant face au virus et finissant par être eux-mêmes contaminés. Ils furent les acteurs d’un carnaval macabre qui coûta la vie à des millions de gens » (p. 15).

Outre que bien des chefs d’État ayant instauré le confinement ont pareillement été contaminés, les études ex-post sur les confinements concluent souvent que leurs inconvénients surpassent leurs avantages. Selon certaines, y compris de très officielles, ils ont pu coûter jusqu'à vingt fois plus de vies qu’il n’en ont sauvées. En tout état de cause, parler de « millions de gens » victimes de l’absence de confinement est excessif : la différence de taux de mortalité par covid-19 entre les États-Unis non confinés de Donald Trump et la France confinée d’Emmanuel Macron est inférieure à 1 pour mille.

Christian Salmon répète au passage que « Trump alla jusqu’à préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du covid-19 » (p. 15), idée bouffonne sans doute (et d’une bouffonnerie accentuée par la substitution d’« eau de javel » au « disinfectant » d’origine) mais soumise à des médecins et non « préconisée » par un président qui rappelait : « I’m not a doctor ».

Le diable est dans les détails

Le livre est d’ailleurs plombé par plusieurs imprécisions ou détournements de ce genre. Ainsi ce passage :

Les statues de Trump nu élevées par ses partisans sur les places des villes américaines pendant la campagne de 2016 […] célébraient une forme de sacralité kitsch, de statuaire dégradée. Elles constituaient la représentation spontanée du pouvoir grotesque. (p. 38)

Des statues de Trump nu ont en effet été installées dans cinq villes américaines mais évidemment pas par ses partisans. Intitulées The Emperor Has No Balls, ce qui dénote assez l’intention caricaturale, elles étaient dues à un collectif d’artistes hostiles au candidat républicain. Toujours pendant la campagne de 2016, indique l’auteur, « Hillary Clinton a qualifié les supporters de Trump d’individus "déplorables", en visant la mouvance des nazillons et des suprémacistes blancs qui gravitaient autour de Trump » (p. 38). La déclaration ayant été filmée, il est facile de constater que la candidate démocrate ne visait pas une frange extrémiste mais « half of Trump’s supporters ».

Ces glissements ne sont pas réservés à Trump. À propos de Bolsonaro, on lit qu’il est « considéré comme un mythe vivant par ses partisans, qui l’ont surnommé "Bolsomito", "Bolso le mythe" » (p. 64). L’expression a été utilisée, mais de manière marginale, surtout lors de la sortie d’un jeu vidéo dénommé « Bolsomito 2k18 ». Les recherches via Google sur « Bolsomito » n’ont été plus nombreuses au Brésil que celles sur « Macron », par exemple, que pendant quelques jours de 2018 – et considérablement moins nombreuses le reste du temps.

On lit aussi que « La ministre d’extrême droite israélienne Ayelet Shaked […] joue les mannequins et vante les qualités d’un parfum dont le nom n’apparaît qu’à la fin. Il s’appelle "Fasciste" » (p. 69). Il s’appelle en réalité « Fascism » et son nom apparaît dès la première image. Ce qui ne change rien du tout, bien entendu, mais nourrit l’impression d’un travail mal bordé. De même que cette dernière pour la route : « la mort de George Floyd, un Américain noir étouffé par quatre policiers blancs lors d’une interpellation à Minneapolis le 25 mai 2020 » (p. 148). Parmi ces « quatre policiers blancs » figuraient un Asiatique et un Noir.

Un retournement de petite phrase

Pour en venir enfin au sujet qui nous intéresse, les petites phrases, on s’attendrait à les trouver omniprésentes dans un ouvrage voué à dénoncer le caractère « bouffon » de plusieurs chefs d’État contemporains. Or elles sont presque absentes. Ce qui est en soi remarquable.

Paradoxalement, la seule petite phrase relatée de manière saillante est celle de Hillary Clinton évoquée ci-dessus : « You could put half of Trump’s supporters into what I call the basket of deplorables ». Steve Bannon, directeur exécutif de la campagne de Donald Trump, l’a aussitôt retournée au profit de son candidat. « Loin de protester, Bannon a choisi très habilement de s’approprier l’insulte », relève Christian Salmon : « OK ! Nous sommes les "déplorables", nous les Bannons. Et le terme "déplorable" est devenu pour les partisans de Trump un signe de ralliement » (p. 38). Il aurait été très intéressant d’analyser l’incroyable erreur commise par la candidate démocrate en affichant son mépris pour, grosso modo, un quart des électeurs américains.

L’absence d’une telle analyse, et des petites phrases en général, illustre un aspect majeur du livre : focalisé sur les dirigeants, il s’intéresse fort peu au peuple, aux électeurs. « Le pouvoir grotesque a imposé un nouveau théâtre du leadership », note l’auteur (p. 24). Mais qui dit leadership dit nécessairement suiveurs, et ses « bouffons » ne sont pas des personnages fictifs comme Arturo Ui ou le Dictateur de Chaplin. Il les désigne nommément : Trump, Salvini, Orban, etc. Autrement dit, des élus du peuple – d’un peuple qui dispose de plus de moyens d’information et de comparaison que jamais dans l’histoire.

Et quand, par exemple, il dénonce Cyril Hanouna comme une « incarnation en France » du bouffon sur la scène publique, il oublie qu’à l’heure où l’animateur se montre à la télévision, le public a le choix entre des dizaines d’autres émissions, et toutes sortes d’occupations autres que la télévision. D’ailleurs, presque 98 % des Français choisissent de ne pas regarder « Baba » puisque l’audience de TPMP est d’environ 1,4 million de téléspectateurs. Hillary Clinton elle-même ne se montre pas aussi oublieuse du peuple puisque, selon elle, les 50 % restants des partisans de Trump « ont le sentiment que l’État les a laissés tomber » et « aspirent au changement ».

C'est quand même l'électeur qui vote

L’omission du peuple n’est évidemment pas un oubli de la part de Christian Salmon. Selon lui, les bouffons sont des « agitateurs vortex », le vortex étant un mélangeur de laboratoire. « Il ne s’agit plus au sens strict de propagande, car la propagande s’adresse à tous de manière indifférenciée, alors que l’agitateur vortex ajuste ses messages à des profils particuliers à travers les réseaux sociaux. Ces messages sont fondés sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data et profilés par les algorithmes. L’agitateur vortex doit son efficacité moins à son pouvoir de conviction ou à la pertinence de ses arguments qu’à la dynamique des interactions qu’il est capable d’impulser sur les réseaux sociaux. Il ne fonctionne pas à la persuasion ni même à la séduction, mais au profilage des conduites via les algorithmes et le Big Data » (p.61).

Pourtant, il n’est pas vrai que la propagande s’adresse « à tous de manière indifférenciée ». De tout temps les propagandistes et ont su différencier leurs messages, et l’on s’est souvent moqué des politiciens capables de promettre une chose à un public et son contraire à un autre.

Surtout, il est douteux que les électeurs soit réductibles à des « conduites » repérées par le Big Data. « L’algorithme se substitue à l’agora, et le microciblage des électeurs à la délibération démocratique » (p. 234), assure Christian Salmon, mais l’élégance de la formule binaire ne suffit pas à dissimuler un chaînon manquant. Ce n’est pas le Big Data qui vote mais des électeurs en chair et en os. Implicitement, l’auteur en convient : « en l’absence d’un récit collectif, c’est la puissance mythologique d’une identité archaïque qui refait surface : peuple, race, nation, ordre » (p. 122). Le voilà bien, le véritable éléphant dans la pièce.

M.L.S.

Christian Salmon
La Tyrannie des bouffons – Sur le pouvoir grotesque
LLL Les Liens qui libèrent, 2023
240 pages, 9,90 €
ISBN : 979-10-209-2497-1

28 octobre 2016

Les petites phrases alimentent l’essor de YouTube

Alphabet devrait-il subventionner les petites phrases ? Le groupe, maison-mère de Google et de YouTube, vient d’annoncer pour le troisième trimestre 2016 des résultats financiers en hausse de 27 % d’une année sur l’autre. Une bonne partie de sa réussite est due au site de vidéos YouTube.

Après l’avoir racheté voici dix ans, Google s’est attaché à faire de YouTube un site beaucoup plus carré, pourchassant les copies de films pirates et les contenus injurieux, violents ou pornographiques (au risque de tomber dans le politiquement correct, mais c’est une autre histoire). YouTube est devenu un support publicitaire de première importance, notamment auprès des jeunes, et a très bien réussi son adaptation au smartphone.

L’élection présidentielle américaine aura été un triomphe pour le site : les recherches en rapport avec la campagne électorale qui s’achève ont été multipliées par six par rapport à celles de 2012. Pendant et après le premier débat entre Hillary Clinton et Donald Trump, les utilisateurs du site ont regardé 88 millions de vidéos. Les consultations ont bondi à 124 millions pour le second débat et plus de 140 millions pour le troisième. En moyenne, les utilisateurs ont visionné les débats pendant 22 minutes, c’est-à-dire qu’une grande partie d’entre eux n’en ont regardé que des extraits – parfois très brefs.

Les internautes recherchent notamment les vidéos des petites phrases ("sound bites") dont Donald Trump a émaillé la campagne. Et quand ils regardent les vidéos mises en ligne par le camp démocrate… ils y retrouvent souvent les petites phrases de Donald Trump ! L’équipe internet de Hillary Clinton, qui compte une centaine de personnes, s’est attachée à prélever les formules les plus contentieuses du candidat républicain pour les utiliser contre lui, comme dans cette publicité politique où Donald Trump est présenté comme un mauvais exemple pour les enfants.

Les vidéos satiriques et humoristiques autour des petites phrases de l’un ou l’autre candidat sont aussi très recherchées sur YouTube, comme cette parodie de La Guerre des étoiles garantie « fabriquée à 100 % avec des petites phrases authentiques de Donald Trump », vue près de 4,4 millions de fois en onze mois.

La conclusion est claire : pour soutenir leur croissance future, YouTube, Google et Alphabet ont tout intérêt à encourager l’utilisation des petites phrases chez le personnel politique !


Michel Le Séac’h