09 juillet 2017

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : Emmanuel Macron dédouane Michel Rocard

Lors de la réunion préparatoire du G20 à Berlin, le 29 juin 2017, Emmanuel Macron a cité Michel Rocard. Selon le communiqué officiel allemand, il a déclaré : « Michel Rocard hat in Frankreich einmal gesagt: Man kann nicht die gesamte Misere der Welt auf sich nehmen, aber jeder muss seinen Anteil übernehmen. » Ce qui en langue rocardienne d’origine doit signifier : « Michel Rocard disait un jour : La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre sa part. » La presse française a peu relevé cette déclaration. Il s’agit pourtant d’un marqueur politique.

« La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », qui date de 1989, est assurément l’une des petites phrases politiques les plus célèbres de la fin du 20e siècle[i]. À première vue, c’est un truisme. Selon la Banque mondiale, 767 millions de personnes vivent dans une extrême pauvreté, dont la moitié en Afrique subsaharienne. Les accueillir toutes propulserait la densité de la population française au-delà de 1 240 personnes par km² : moins que Monaco, la bande de Gaza ou le Vatican, mais bien plus que le Bangladesh. Pourquoi, alors, cette simple évidence est-elle devenue petite phrase ?

Une petite phrase est ce qu’en fait le public

Sans doute parce que, reprise à droite et à l’extrême-droite, elle a vite été comprise comme « halte à l’immigration ! » voire comme « les immigrés dehors ! ». Elle a pris un sens implicite qui n’était probablement pas dans l’intention de son auteur : une petite phrase n’en fait qu’à sa tête – ou plutôt elle est ce qu’en fait le public. Par contrecoup, la formule de Michel Rocard, alors premier ministre de François Mitterrand, est devenue scandaleuse à gauche. Dans Le Monde diplomatique, le journaliste Thomas Deltombe y a vu une « tache indélébile », un exemple type de ces « ces ‘petites phrases’ compromettantes qui trottent dans toutes les têtes, et que les journalistes — toujours prompts à jouer leur rôle de contre-pouvoir, comme on sait… — aiment à rappeler. » La même petite phrase est appréciée des uns et honnie des autres, dans les deux cas au nom d’une signification qu’on lui prête au second degré. Ce qui dénote au minimum une césure culturelle : il y a bien un « peuple de droite » et un « peuple de gauche ».

Michel Rocard a tenté de redresser le tir. En 1996, il a publié dans Le Monde une tribune libre intitulée : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde mais elle doit en prendre fidèlement sa part ». Il y sous-entendait, dans une de ces explications obscures dont il avait le secret, que sa déclaration, au « destin imprévisible », avait été tronquée. Il a réitéré sa tentative en 2009. Objectivement, les deux formules sont parfaitement compatibles : l’une dit que la France ne peut accueillir 100 % de la misère du monde, l’autre qu’elle doit en accueillir davantage que 0 %. Subjectivement, elles sont radicalement différentes : l’une est comprise comme une condamnation de l’immigration, l’autre comme un plaidoyer pour l’accueil des migrants.

Division au sein de la gauche

Réécrire sa phrase d'origine était a priori une tentative baroque de la part de Michel Rocard. En effet, une vidéo de l’INA permet à quiconque de vérifier ce qu'il a réellement dit. Et pas seulement une fois puisqu’il a répété sa phrase en janvier 1990 dans un discours officiel : « Je l'ai déjà dit et je le réaffirme : " nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde " ».

Néanmoins, à cette époque où l’on ne parlait pas encore de fake news, beaucoup ont affecté de croire l’ancien premier ministre sur parole. Et même, note Thomas Deltombe, « on entendra de nombreux journalistes conspuer ceux qui osent reprendre la phrase rocardienne ‘hors de son contexte’ ». Au-delà de la presse, « la gauche reprend en chœur » la partie ajoutée de la phrase, indique Geoffroy Clavel dans le Huffington Post au lendemain de la mort de Michel Rocard, en juillet 2016.

Ce n’est pourtant pas totalement exact. Il est vrai que la droite a continué à citer la petite phrase dans sa version d’origine, à l’instar d’Alain Juppé sur TF1 le 25 août 2015. Mais à la césure gauche/droite s’est ajoutée une cassure à l’intérieur de la gauche entre ceux qui, voulant bien faire, font mine de croire à la rectification, et les adversaires de Michel Rocard pour qui sa formule d’origine révélait la noirceur du personnage. C’est à gauche que la tentative de transformation de la petite phrase a été le plus énergiquement dénoncée, par exemple par Pascal Riché dans Le Nouvel Observateur ou Juliette Deborde dans Libération. Inversement, Michel Rocard est cité ainsi qu’il le souhaitait par le Dicocitations du Monde. Et donc désormais par le président de la République. 

Michel Le Séac’h



[i] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Paris, Eyrolles, 2015, p. 101-103.

Photo : Michel Rocard à la conférence du MEDEF 2008, par Olivier Ezratty via Wikipedia

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