À l’heure ou certains s’inquiètent d’un déclin de la lecture, Julien Barret se félicite d’un sursaut de la parole. Elle est partout et, montre-t-il dans la première partie de son livre, elle l’est de manière consciente et organisée. Les concours d’éloquence sont redevenus à la mode, la Conférence du stage a fait école et l’épreuve reine du baccalauréat est depuis 2021 le « grand oral », qui n’a pas pour but de « répéter des choses apprises en cours » mais de « valider la faculté de parler en public ». L’enseignement supérieur fait place à la rhétorique depuis plusieurs décennies et de nombreuses formations pratiques sont aussi proposées, comme les ateliers théâtre des lycées ou le dispositif « slam a l’école ». Et bien entendu, les médias et les réseaux sociaux mettent en valeur l’usage de la parole.
Dans une seconde partie, Julien Barret s’attache à retracer l’histoire de l’art oratoire, depuis la naissance de la rhétorique dans la Sicile du Ve siècle av. J.-C. jusqu’à sa fin au XIXe siècle dans la plupart des pays d’Europe, en passant par la disputatio médiévale et les envolées révolutionnaires.Le livre s’achève sur un plaidoyer vigoureux et détaillé en
faveur de l’éloquence comme savoir pratique ; Julien Barret, qui est aussi
formateur, s’y montre convaincant ! Si elle sert à dire, soigner,
théâtraliser, etc., elle répond aussi à des enjeux majeurs à l’école et dans
l’entreprise ainsi que dans le monde social, aussi bien dans un but de pouvoir
que de compréhension.
Marquer les esprits
Les petites phrases ne font, sous cette appellation, qu’une seule apparition explicite, plutôt dépréciative : « Les moyens de
communication promeuvent des discours brefs et interrompus, des petites phrases
et des punchlines faites pour emporter l’adhésion en quelques minutes, sinon en
quelques secondes, loin des discours fleuves qui ont pu servir de modèle
délibératif à l’époque révolutionnaire. » C’est leur accorder une
puissance extraordinaire qui, en soi, justifierait qu’on s’y intéresse : à
quoi bon de grands discours si des petites phrases permettent d’emporter une
adhésion quasi immédiate ?
Ce petit livre, qui traite de l’éloquence en bloc et non
dans ses détails, fait néanmoins une place aux formes brèves. Le pitch
commercial, par exemple, « devrait être, comme le sont en général les
titres d’œuvres, à la fois synthétique et incitatif » (p. 55), et renvoie « aux
concepts scénaristiques de tagline (slogan intrigant) et logline
(histoire résumée en une phrase) qui complètent celui de punchline, cet énoncé
percutant destiné à marquer les esprits ». Rappelons que l’Académie
française définit la « petite phrase » comme une « formule
concise […] qui vise à marquer les esprits ».
Leçon essentielle : « l’éloquence se définit par
rapport à un public : c’est un discours adressé à une assemblée » (p.
13). L’enjeu d’une culture commune entre l’orateur et l’auditeur transparaît à maintes
reprises, comme à propos du « mème », « détournement parodique
de séquences populaires », qui au fond « actualise le bon vieux
cliché, cette vérité partagée du lieu commun. Ainsi, la rhétorique classique et
celle des réseaux sociaux poursuivent les mêmes buts, en commençant par la captatio
benevolentiae et en terminant par un appel à l’action » (p. 62-63).
Le lieu est commun parce que la vérité est partagée. Mais si
elle ne l’est pas ? Prendre la parole, c’est courir le risque « que
la mémoire défaille, que la langue fourche, lâche un gros mot ou dise le
contraire de ce que l’on veut dire » (p. 152). Ce « contraire de ce
que l’on veut dire » dit bien ce qu’il veut dire : le risque essentiel
n’est pas ce qui est dit mais ce qui est entendu, c’est celui d’un logos qui
ne rencontre pas le pathos. « L’orateur prend conscience des mots
qu’il prononce au moment où il les articule » : c’est plus vrai
encore de l’auditeur !
Rhétorique de l’incompréhension
Julien Barret ne fait pourtant pas l’impasse sur ce dernier.
L’un des objectifs de la formation à l’éloquence, souligne-t-il, est d’« Éduquer
à la réception ». Là encore, il met en cause les petites phrases :
« À l’heure où la punchline et l’invective font loi dans une
société marquée par l’hyper-susceptibilité de ses membres, il devient utile de
former des citoyens capables d’écouter, de déjouer les manipulations, d’évaluer
chaque prise de parole en fonction du contexte d’énonciation. […] Ainsi des
polémistes s’imposent sur la scène publique à force de punchlines incendiaires,
de clashs et de buzz. Cette rhétorique de la manipulation œuvre à coups de
phrases péremptoires, accompagnées de chiffres anxiogènes et invérifiables, peu
contextualisés » (p. 143). La formation viserait à « résister à ces
discours par un processus de décryptage, voire d’autodéfense
intellectuelle ».
Mais à la « rhétorique de la manipulation », Julien
Barret devrait ajouter une rhétorique de l’incompréhension. Les brandons de la
discorde, souvent, n’ont pas de but belliqueux. Quand Emmanuel Macron, par
exemple, dit « je traverse la rue, je vous trouve du travail » ou
« on met un pognon dingue dans les minima sociaux », le pouvoir
incendiaire de ces petites phrases tient à « l’hyper-susceptibilité »
du corps social. Ces formules concises contiennent beaucoup de sens sous forme
d’allusions, de métaphores, de litotes, etc. Une formation à l’éloquence permet
d’en prendre conscience, pas de combler un fossé culturel.
Corrélativement, la conscience de ce fossé risque de paralyser la parole. Comme le dit l’auteur, « le surmoi social est si prégnant, la peur de déranger si communément partagée, la crainte de n’être pas légitime si répandue que le travail des coachs […] consiste le plus souvent à rassurer le client qui souhaite s’améliorer à l’oral » (p. 145). Au risque de déranger en effet ? L'éloquence ne peut ignorer que la diversité de la société rend la parole plus dangereuse que jamais.
Julien Barret
Retour à la parole – De la rhétorique antique aux concours d’éloquence
ACTES SUD, mai 2025
La Compagnie des langues
ISBN : 978-2-330-20693-2
176 pages10.00 x 19.00 cm, 19,00 €
Michel Le Séac’h