Mercredi 11 janvier à 20h40, dans La Curiosité est un vilain défaut, l'émission de Sidonie Bonnec et Thomas Hugues sur RTL : http://admedia.rtl.fr/online/sound/2017/0111/7786693178_les-petites-phrases-en-politique.mp3
Enregistrement audio de l'émission : http://admedia.rtl.fr/online/sound/2017/0111/7786693178_les-petites-phrases-en-politique.mp3
L'auteur du blog
11 janvier 2017
01 janvier 2017
« On ira buter les terroristes jusque dans les chiottes » : l’investissement-image de Vladimir Poutine
« I always knew [V. Putin] was very smart »
(j’ai toujours su que V. Poutine était très intelligent) a déclaré avant-hier Donald Trump dans un tweet repris urbi et orbi. Cet hommage explicite du
président-élu américain au président en exercice russe porte à son sommet la réputation de
ce dernier. Mais la principale qualité qu’on lui reconnaît en général n'est pas tant l’intelligence que la détermination. Il le doit pour une part à une déclaration
de 1999 : « On ira buter les terroristes jusque dans
les chiottes ». Cette petite phrase est de très loin la plus connue de
Vladimir Poutine, en France comme dans le monde entier.
L'argot russe le plus grossier
La formule de Poutine citée par l’agence de presse russe
Interfax (« Vy menja izvinite, v tualete pojmaem – my ix i v sortire
zamochim ») avait été traduite ainsi à l’époque : « Nous
poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes,
eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. » Curieusement,
tualete et sortire sont deux synonymes issus du français, l’un convenable, l’autre
vulgaire. Mais « i v sortire zamochim », approximativement rendu par « nous les buterons dans les chiottes »,
appartient sans conteste à l’argot russe le plus grossier, en vigueur dans les
cercles mafieux des années 1990 – ainsi qu’au goulag, selon l’ancien dissident
Vladimir Boukovski.
La saillie de Vladimir Poutine avait provoqué un bond immédiat de sa popularité en Russie mais avait été peu remarquée ailleurs à
l’époque (les Russes eux-mêmes sont surpris aujourd’hui quand
on leur dit qu’elle date du siècle dernier). D’abord, son sens n’est pas
totalement clair. Au terme d’une
analyse savante et détaillée, un universitaire français, le professeur Rémi
Camus, en a proposé trois interprétations différentes. Mais surtout, à 46 ans,
Vladimir Poutine était alors un personnage peu connu qui avait fait l’essentiel
de sa carrière dans l’ombre, comme agent du KGB puis comme adjoint au maire de
Saint-Pétersbourg.
La formule est présente le 29 janvier 2000 dans un
dossier de Libération sur l’ascension de Poutine grâce à la guerre
en Tchetchénie. « ‘S'il le faut, nous irons buter les terroristes
jusque dans les chiottes’, lâche-t-il un jour », écrit l’auteur de
l’article, Véronique Soulé. Mais elle ne fait que de rares apparitions dans la
presse française avant 2011.
Une réplique à la Michel Audiard
« On ira buter les terroristes jusque dans les
chiottes » semble dater de septembre 2011 ; cette version,
apparemment de source AFP, paraît alors dans Le
Point et Le
Figaro. Elle s’éloigne nettement de la formule d’origine (« Nous
poursuivrons les terroristes partout. (…) Si on les prend dans les toilettes,
eh bien, excusez-moi, on les butera dans les chiottes. »). Mais elle
est débarrassée de tout détail inutile et dynamisée par le pronom « on ».
Bien qu’étranger à la langue russe, il accroît la sonorité de la phrase et en
quelque sorte la francise : on la croirait sortie d’un film de Michel
Audiard.
Sous cette forme « optimisée », la petite phrase
connaît désormais un succès croissant. Surtout après les attentats du
Stade de France et du Bataclan en novembre 2015. Elle devient alors « virale » sur les réseaux sociaux. Seize ans après avoir été
prononcée (sous une autre forme…), la petite phrase apparaît comme un mot
d’ordre pour l’opinion française ; la popularité du président russe fait un bond,
comme le montre le fort pic de recherches sur son nom enregistré par Google Trends dans la
semaine suivant les attentats (graphique ci-dessous). Aujourd’hui, Google en recense plus
de 20 000 occurrences sur le web français, loin devant toute autre
version.
![]() |
Google Trends : recherches sur « Poutine » en France au cours de l'année 2015 |
Interrogé en 2011, Vladimir Poutine disait
avoir d’abord regretté son langage grossier. Ce n’est pas ainsi qu’un
premier ministre doit s’exprimer, lui avait-on fait savoir à l’époque. Pourtant,
sa petite phrase s’est révélée à retardement un excellent investissement dans
son image internationale. Conclusions : On ne sait jamais à l’avance quel
sera le destin d’une petite phrase, elle échappe à son auteur et acquiert une
vie propre. Et une grossièreté placée à bon escient, à
l’instar du « Merde ! » du général Cambronne, peut
avoir un effet puissant(1).
Michel Le Séac’h
Illustration : photo de Vladimir Poutine par Lhooqvsjoconda,
CC 4.0 via Wikimedia
Commons
__________________________________(1) Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 206.
29 décembre 2016
Le cerveau se mobilise pour défendre ses idées politiques
La petite phrase la plus percutante du monde n’est pas
suffisante pour changer des opinions contraires. C’est ce que laisse supposer un article publié par Nature
voici quelques jours sous le titre « Neural correlates of maintaining
one’s political beliefs in the face of counterevidence » (Corrélations
neuronales de la préservation des opinions politiques face à la preuve
contraire).
Les auteurs de l’article, Jonas T. Kaplan et Sarah I. Gimbel
(University of Southern California Los Angeles) et Sam Harris (Project Reason Los Angeles), ont constitué un
échantillon de quarante liberals (progressistes) bon teint. Ils leur ont
présenté des arguments qui contredisaient certaines de leurs opinions
politiques et observé les réactions de leur cerveau à l’aide d’un IRM. À titre
de comparaison, ils ont aussi effectué le même test sur des opinions non
politiques du genre « Edison a inventé l’ampoule électrique ».
Opinions et contre-arguments étaient exprimés sous forme
brève (environ 11 mots en moyenne pour les première, une vingtaine pour les
seconds). Il n’est pas question ici de « petites phrases », mais pas
non plus de raisonnements bien étayés. Après lecture des contre-arguments, les
opinions politiques évoluaient moins que les opinions non politiques.
Mais
surtout, les parties du cerveau activées n’étaient pas les mêmes dans
les deux cas. Les arguments non politiques activaient le cortex préfrontal dorsolatéral
et le cortex orbitofrontal. Les arguments contestant des opinions politiques
donnaient lieu à une activité accrue dans les régions du réseau du mode par
défaut (DMN) : précunéus, cortex cingulaire postérieur, cortex préfrontal
médian, etc. Or des études antérieures ont montré que les mêmes régions
interviennent dans les croyances religieuses fortes. Le DMN se mobilise pour la
défense des opinions profondes en rapport avec l’identité sociale.
Cette étude en laisse espérer d’autres. Puisque les
« progressistes » sont si réticents à modifier leurs idées, en
va-t-il de même chez les conservateurs ? Et si, au lieu de formulations
génériques, on soumettait au test des petites phrases politiques très connues,
les résultats seraient-ils différents ?
Michel Le Séac’h
______
21 décembre 2016
Zsa Zsa Gabor : sa légende est aussi dans ses petites phrases
« Le meilleur rôle de Zsa Zsa Gabor a été le sien », notait Time voici quelques jours en annonçant la mort à 99
ans de l’une des actrices les plus légendaires de Hollywood. Ses rôles au
cinéma ont associé Zsa Zsa Gabor à quelques répliques fameuses, comme celle-ci,
dans Moulin Rouge, le film qui a assis sa célébrité en 1952 : « J’ai
eu 25 ans pendant quatre ans ».
Sa carrière professionnelle prestigieuse et sa vie
personnelle tapageuse (elle a eu neuf maris et d’innombrables amants) lui ont
valu de participer à des centaines d’émissions de divertissement à la radio et
à la télévision. Elle y déployait une verve ravageuse rehaussée par une pointe
d’accent hongrois. Les petites phrases qu’on lui prête ne sont peut-être pas
toutes authentiques, mais on ne prête qu’aux riches... Voici certaines des plus
fameuses :
- « Le
sexe, je n’y connais rien car j’ai toujours été mariée. »
- « Les
hommes n’aiment la profondeur chez les femmes que dans leur
décolleté. »
- « Il est toujours plus difficile de
satisfaire son mari que celui d’une autre. »
- « Combien
j’ai eu de maris ? Vous voulez dire à part les miens ? »
- « Je
suis pour les grandes familles. Une femme devrait avoir au moins trois
maris. »
- « Je
sais très bien tenir une maison. Chaque fois que je quitte un homme, je
garde sa maison. »
- « Les
meilleurs amis d’une femme, ce sont ses bijoux. Le meilleur ami d’un
homme, c’est son chien. Vous voyez quel est le sexe le plus sensé. »
- « Je
n’ai jamais détesté un homme au point de lui rendre ses bijoux. »
- « Mon
mari m’a dit un jour : ‘c’est moi ou le chat’. Je le regrette quand
même un peu. »
- « Je veux un homme gentil et
compréhensif. Est-ce trop demander à un millionnaire ? »
- « Le
mariage, c’est du 50/50. L’homme doit avoir au moins 50 ans et 50 millions
de dollars. »
- « Une
femme doit se marier par amour. Et recommencer jusqu’à ce qu’elle le
trouve. »
- « Être aimée est une force. Aimer
est une faiblesse. »
- « Je
ne fais la cuisine que quand je suis amoureuse. »
- « Un
homme amoureux est incomplet tant qu’il n’est pas marié. Après, il est fini. »
- « Divorcer parce qu’on n’aime pas un homme est aussi idiot que de l’épouser parce qu’on l’aime. »
________________________
Illustration : Zsa Zsa Gabor dans Moulin Rouge, domaine public via Wikimedia Commons.
20 décembre 2016
« Ich bin Charlie » : un double snowclone en avance sur une actualité tragique
« Ich bin Charlie », titraient voici quelques
jours de nombreux journaux, dans la presse française
aussi bien qu’allemande
ou anglophone.
Ils annonçaient la parution de la première édition internationale, en allemand,
de Charlie Hebdo.
La formule vous rappelle une chose, bien sûr. Ou peut-être
deux ? Elle est formée sur deux formules qui ont couru dans le monde entier :
- « Ich bin ein Berliner » (« je suis un Berlinois »), phrase prononcée par John Fitzgerald Kennedy à Berlin en juin 1963. Il exprimait ainsi la solidarité des États-Unis avec les habitants de Berlin-Ouest soumis au blocus soviétique.
- « Je suis Charlie », slogan créé par le graphiste Joachim Roncin en janvier 2015 après l’attentat contre Charlie Hebdo et qui a déferlé en quelques heures sur le web français puis international[1].
Ces deux petites phrases sont si connues qu’elles sont
toutes deux devenues des snowclones,
c’est-à-dire des formules dont ont réutilise des éléments caractéristiques pour
former d’autres phrases présentant une parenté sémantique, sous la forme
« Ich bin ein XXXer » pour l’une, « Je suis XXX » (avec
souvent reprise du graphisme d’origine) pour l’autre. Le titre né de leur
fusion bénéficie d’emblée d’une grande puissance évocatrice. L’attentat commis
au marché de Noël de Berlin hier lui a donné un caractère terriblement
prophétique.
Au passage, « Ich bin Charlie » donne une nouvelle illustration de la capacité de l’Agence France Presse (AFP) à imposer des petites phrases. La formule, qui figurait dans une de ses dépêches, a simplement été reprise par un certain nombre de journaux.
Michel Le Séac’h
[1] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 228. Sur « Ich bin ein Berliner », voir Pierrick Geais, « 'Ich bin ein Berliner', une petite phrase dont l'histoire continue de s'écrire », Vanity Fair, 20 décembre 2016.
13 décembre 2016
Fake news et petites phrases
Punir les « allégations, indications ou présentations faussées et de nature à induire intentionnellement en erreur » qui viseraient à dissuader des femmes d'avorter : tel est l'objectif de la loi « relative à l’extension du délit d’entrave à l’interruption
volontaire de grossesse » adoptée voici quelques jours par l'Assemblée nationale. Spécialement visé,
l’internet – car c’est là en pratique que s’exerce le militantisme anti-IVG.
Pourquoi borner cette exigence de vérité, sanctions pénales à la clé (deux ans de prison quand même) aux questions
relatives à l’IVG ? Pourquoi ne pas punir tout simplement la diffusion
d’allégation, indications ou présentations faussées, quelle qu'en soit l'intention ? Justement, le débat
fait rage aux États-Unis. Les rumeurs et les bobards ont toujours joué un rôle
en politique ; l’internet n’a fait qu’accélérer leur diffusion. On l’a
bien vu pendant la campagne présidentielle américaine. Barack Obama s’est
publiquement inquiété de la désinformation et des théories du complot
circulant sur les réseaux sociaux. La presse écrite, très majoritairement favorable à
Hillary Clinton, a critiqué certains sites web pour n’avoir pas fait le ménage
dans les messages de leurs utilisateurs concernant la candidate démocrate.
Depuis une quinzaine de jours, à
la suite du Washington Post, certains journaux affirment même que le
gouvernement russe a volontairement répandu des fausses nouvelles sur
l’internet pour favoriser l’élection de Donald Trump (le complotisme serait-il
en train de changer de bord ?).
L’Oxford English Dictionary vient de valider l’expression « post-truth »
(post-vérité), qui désigne « les circonstances dans lesquelles les faits
objectifs exercent moins d’influence sur la formation de l’opinion publique que
les appels à l’émotion et aux croyances individuelles ». Les grands de
l’internet, Google et Facebook en tête ont annoncé leur intention de priver de
publicité les sites qui contiennent des fausses nouvelles. Pendant la campagne
électorale américaine, le compte Twitter de Donald Trump était intitulé
@realDonaldTrump pour tenter de se distinguer de tous les faux Trump.
Les petites phrases fausses ont parfois l'air plus vraies que nature
Mais en quoi consistent les fake news ? Dans le New
York Times, un professeur de philosophie, Michael P. Lynch, a tenté un
distinguo entre « mensonge » et « tromperie ».
« Mentir », selon lui, « c’est délibérément dire ce
que vous pensez faux avec l’intention de tromper votre auditoire. Je peux vous
tromper sans mentir (un silence à un moment clé, par exemple, peut être
trompeur). Et je peux vous mentir sans tromperie. Cela peut être parce que vous
êtes sceptique et ne me croyez pas, mais aussi parce que mon propos se trouve par
hasard être vrai. » Cette manière de couper les cheveux en quatre
annonce d’intéressants débats à venir !
L’observation des petites phrases pourrait apporter des
éléments à ces débats. Une petite phrase qui réussit est largement répétée, mais
pas toujours comme elle a été prononcée (d’ailleurs, comme le dit le professeur
Lynch, un silence peut être trompeur, or la petite phrase n'en rend pas compte). Il est
difficile aujourd’hui de vérifier que Marie-Antoinette a dit, ou pas : « s’ils
n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche »[1].
Mais il n’est pas difficile de vérifier qu’Emmanuel Macron a dit « la vie d'un entrepreneur est
bien plus dure que celle d'un salarié » : la petite phrase ne
date que de janvier dernier. Et alors là, surprise : le voyant rouge « fake
news » se met à clignoter. En réalité, Emmanuel Macron a dit : « la
vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié ».
L’omission du mot « souvent » change beaucoup la tonalité
de la phrase – s’agirait-il du silence trompeur dont parlait Michael P.
Lynch ? Or la première formule (fausse) est dix fois plus fréquente sur
l’internet que la seconde (vraie) !
La
presse américaine n’est pas à l’abri de ce genre de fantaisies, volontaires ou pas.
Washington Post et New York Times en tête, en dépit de leur
hostilité aux « fake news », de nombreux journaux ont tronqué
une déclaration de Donald Trump (« I will accept the results of the
election – if I win »), lui donnant ainsi une tonalité putschiste. Le « sound bite » a fait un tabac sur l’internet. On voit plus aisément une paille dans
l’œil du voisin que le fake qui est dans son œil à soi.
[1] Michel Le
Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 95.
09 décembre 2016
« Wir schaffen das » : Angela Merkel est-elle débarrassée de sa petite phrase ?
Angela Merkel a été réélue cette semaine à la tête de la CDU après avoir tourné la page de son « wir schaffen das! » (« nous y
arriverons »). Cette petite phrase date d’une conférence de presse du 31 août 2015. Très affectée,
dit-on, par la découverte en Autriche, quelques jours plus tôt, de 71 cadavres de clandestins dans un camion frigorifique, la chancelière allemande avait
décidé d’accueillir sans réserve les migrants qui affluaient via les Balkans.
L’Allemagne est un pays puissant, avait-elle dit, « wir haben so vieles
geschafft – wir schaffen das » (« Nous avons déjà tant fait –
nous y arriverons »).
Pendant des mois, ce « wir schaffen das » lui a été reproché par ses
opposants – et par une opinion allemande qu’un sondage disait hostile à
82 %. Cité par Politico,
Joachim Scharloth, professeur de linguistique à l’université technique de
Dresde, assure que c’était inévitable car la formule d’Angela Merkel renvoyait
à « une référence complètement obscure ». Arriver à
quoi ? On n’en savait rien.
Certes, mais on pourrait en dire autant du « Yes we
can » de Barack Obama lors de sa campagne présidentielle de 2008[1].
Or cette petite phrase-ci, au contraire, a été reçue positivement en Amérique et dans le monde
occidental – alors que peu de gens pourtant auraient pu dire qui était
« nous » et surtout ce que ce nous pouvait.
Dès leurs débuts, les deux petites phrases ont connu des
sorts différents[2]. Celle de
Barack Obama a été instantanément plébiscitée par le public, au point de
supplanter le slogan officiel de la campagne (« Change we can believe
in »). Celle d’Angela Merkel est d’abord passée inaperçue. Les
statistiques de Google Search ne révèlent aucun intérêt particulier pour elle
dans la semaine du 30 août au 5 septembre 2015 (voir le graphique Google Trends
ci-dessous).
Pour qu’une petite phrase marque les esprits, il faut
qu’elle soit répétée. Angela Merkel s’en est chargée
elle-même. Elle a réitéré sa formule, et les résultats n’ont pas tardé :
les manifestations hostiles se sont multipliées et le parti anti-immigration
Alternativ fûr Deutschland a décollé dans les sondages, puis dans les urnes.
Angela Merkel en a tiré les conséquences : elle a fait
machine arrière. Mais peut-on effacer à volonté la marque laissée par une petite phrase ? Michel Rocard n’a jamais pu faire
oublier « la France ne peut pas accueillir toute la misère du
monde » (autres temps, autres petites phrases !). Il avait tenté
sans grand succès d’y ajouter après coup un appendice (« mais elle doit
en prendre sa part »)[3].
Angela Merkel a fait plus direct et plus radical : au mois de juillet elle a répudié expressément son
« wir schaffen das » devenu selon elle une « formule
creuse ».
Il semble que ses partisans ne lui en tiennent pas rigueur : la CDU l'a réélue par 89,5 % des voix – une élection de maréchal, même si son score avait atteint 96,7 % en 2014. Est-ce à dire que la petite phrase est oubliée, alors que plusieurs centaines de migrants sont entrés en Allemagne dans l'intervalle ? Il faudra attendre des résultats électoraux grandeur nature. Mais ce n’est pas impossible : la dissonance était telle entre une personnalité populaire et une position impopulaire que cette dernière pourrait avoir disparu comme si elle n’avait jamais existé.
Michel Le Séac'h
[1] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 121.
[2] « Wir
schaffen das » n’est pas la traduction exacte de « yes we can »
mais, curieusement, elle pourrait avoir la même origine : un personnage de
dessins animés pour enfant, Bob le Bricoleur (Bob the Builder aux États-Unis,
Bob der Baumeister en Allemagne). À son équipe d’ouvriers, Bob demande
rituellement : « Pouvons-nous le faire ? ». Et les autres
de répondre « Yes we can » dans la version en anglais… et « Yo !
wir schaffen das » dans la version
allemande.
Photo : copie partielle d'écran Phoenix
[3] Voir Michel Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 101.
07 décembre 2016
Ségolène Royal, de la « bravitude » à la « castritude »
« Les Cubains se sont inspirés de la Révolution
française sans pour autant connaître la Terreur » : si elle avait été prononcée par
Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères, cette déclaration aurait
probablement été reçue dans l’indifférence habituelle. On y aurait vu un de ces
hommages forcés qu’il est usuel de prononcer aux funérailles des grands de ce
monde, en l'occurrence celles de Fidel Castro. Au pire, un effet du décalage horaire.
Pour Ségolène Royal, au contraire, aucune mansuétude, tout
de suite un soupçon de turpitude, si ce n’est de « cruchitude »,
comme elle dit elle-même, depuis ce jour funeste de janvier 2007 où, frigorifiée au pied de la Grande muraille de
Chine, elle déclara face
aux caméras : « Comme le disent les Chinois : qui n’est
pas venu sur la Grande muraille n’est pas un brave, et qui vient sur la Grande
muraille conquiert la bravitude »[1].
Ce lapsus était né sous des auspices favorables : Ségolène
Royal était alors candidate à l’élection présidentielle de 2007. Selon un
sondage, elle était même en passe de la remporter avec 50,5 % des voix au
second tour. Ses faits et gestes étaient donc observés avec attention.
Pire : au lieu de se placer du côté des rieurs, son entourage a tenté
d’expliquer sa « bravitude » comme un néologisme signifiant « plénitude
d’un sentiment de bravoure ». Les moqueries ont évidemment redoublé,
relayées par des réseaux sociaux en plein essor. L’avenir présidentiel de Ségolène
Royal s’en est trouvé instantanément compromis.
Depuis lors, la « bravitude » poursuit la
ministre de l’Environnement. C’est devenu une petite phrase en un seul
mot : sous
des dehors anodins, elle a incontestablement marqué les esprits. C’est même
devenu un « snowclone » :
le suffixe « tude » suffit à l’invoquer. On a parlé de ridiculitude,
de ségolénitude… (et ce blog est intitulé Phrasitude). Les petites phrases se
nourrissent de la répétition : chaque position contestée de Ségolène Royal lui vaut une réactivation de cette « bravitude » qui signifie
implicitement quelque chose comme « Ségolène dit n’importe quoi ». Sa déclaration du 3 décembre à Santiago de Cuba a relancé la mécanique. « Castritude »
a titré Le Figaro en Une lundi dernier : d’un mot, tout était dit,
le reste de l’éditorial était superflu. Depuis lors, le mot roule aux quatre
coins de l’internet.
On compare souvent les petites phrases auto-dommageables au
sparadrap du capitaine Haddock. Dans certains cas, c’est très au-dessous de la
vérité.
Michel Le Séac’h
[1] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 85.
Photo : Ségolène Royal à la COP21, Flickr, domaine public
05 décembre 2016
Quelle petite phrase pour annoncer la candidature de Manuel Valls ?
Manuel Valls doit annoncer ce soir sa candidature à la
présidence de la République. Dans sa déclaration on cherchera « la » petite phrase. La sortie soupesée pour une entrée en campagne,
qui fera les titres et les tweets des heures suivantes. Car Manuel Valls est un
virtuose des petites phrases, il en joue comme Mme Valls de son archet. Il
connaît la puissance de ces « formules concises qui sous des dehors
anodins visent à marquer les esprits », pour reprendre l’excellente
définition de l’Académie française.
Avant même les phrases, Manuel Valls s’intéresse aux mots.
Il a préconisé en juin 2009 de changer le nom de son parti, « car
le mot socialisme est sans doute dépassé » ‑‑ et à partir d’un
seul mot voilà déjà une petite phrase. Peu de politiques oseraient manier comme
lui les mots apartheid (« il
y a un apartheid territorial, social, ethnique qui s’est imposé à notre
pays »), guerre (« le
FN peut conduire à la guerre civile »), antisionisme (« l’antisionisme,
c’est-à-dire tout simplement le synonyme de l’antisémitisme et de la haine
d’Israël »).
Ses discours officiels comportent souvent une phrase
destinée à être reprise par les médias et les réseaux sociaux. Son premier
discours de politique générale, après sa nomination à Matignon en 2014,
commençait ainsi : « Trop de souffrance, pas assez d’espérance,
telle est la situation de la France ». La triple rime était
habile : les sciences cognitives ont montré que les rimes donnent un
sentiment de vérité. En l’occurrence trop habile, peut-être : quatorze
mots étaient déjà trop pour faire un titre. Raccourcie à « Trop de
souffrance, pas assez d’espérance » dans le titre d’une dépêche AFP,
la phrase a souvent été reproduite dans cette version croupion.
Petite phrase en attaque ou en défense
Manuel Valls sait aussi qu’une phrase sans malice peut
devenir une petite phrase proprio motu[1]
– le plus souvent défavorable à son auteur – y compris sur les thèmes les plus
inattendus. Il a éprouvé lui-même le phénomène au mois de mars 2016 après avoir
déclaré sur RTL que « les conditions ne sont pas réunies pour que Karim
Benzema revienne en équipe de France ». Cette opinion avait soulevé la
fureur de l’intéressé et un certain émoi chez les passionnés de football. Il
avait fait de son mieux pour la déminer quelques jours plus tard sur Stade 2
(on note le choix d’une émission sportive pour éviter d’élargir le débat) en
déclarant : «Je ne veux absolument pas polémiquer avec Benzema. C'est
par ailleurs un formidable footballeur». Lors de la même émission, il avait
aussi cherché à faire oublier sa première petite phrase par une seconde,
positive : « L’Euro
2016 doit se tenir et il va se tenir ».
Manuel Valls apprécie aussi les petites phrases chez les
autres. Dans Pour en finir avec le vieux socialisme et être enfin de gauche
(2008), il a dit son admiration pour Clemenceau, grand spécialiste des formules
qui font mouche. De Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen, il a cité dans un
discours officiel : « le Code du travail se veut protecteur et
rassurant, il est devenu obscur et inquiétant ». Et il sait qu’il faut
parfois intervenir, au cas où une phrase menacerait de devenir trop marquante.
Ce fut le cas fin janvier 2016. Christiane Taubira venait de démissionner en
lançant : « Parfois résister c’est partir », formule
reprise à l’envi par la presse et les médias sociaux. Dès le lendemain,
profitant d’une réception de la presse, Manuel Valls avait répliqué : « Résister
aujourd’hui, ça n’est pas proclamer, ça n’est pas faire des discours, résister
c’est se confronter à la réalité du pays ».
Une petite phrase pour l’appareil ou pour l’opinion ?
D’après les moteurs de recherche, Manuel Valls est le
troisième homme politique français le plus souvent associé à l’expression
« petite phrase », derrière les deux derniers présidents de la
République. Nul n’illustre mieux que lui la différence entre langue de bois et
petite phrase : ses formules ne sont pas destinées à être aussitôt
oubliées, elles visent à marquer les esprits. Plus d’une fois, il a heurté les
adhérents de son parti avec des formules comme « la
gauche peut mourir », « je
suis contre l’instauration de quotas de migrants », « la
TVA sociale est une mesure de gauche » ou « nous devons
déverrouiller les 35 heures ». Délibérément. Jouer l’opinion contre
l’appareil socialiste, c’est ce que deux biographes appellent la « méthode
vallsiste »[2]. Ils
citent ainsi Manuel Valls : « Le jeu médiatique a une fonction
d’existence. Exister, c’est un bouclier. Ça vous protège. Si vous n’êtes pas
fort dans l’appareil, il faut être fort dans les médias. J’ai donc bâti une
construction dans l’opinion. »
Cette méthode est-elle valable pour une élection primaire ? Là, il
s’agit de satisfaire les électeurs socialistes et sympathisants. Or la
proportion des « durs » a progressé dans le parti tandis que les
modérés s’en détournaient. Il est vrai aussi que la proportion relative des élus et de
leurs entourages qui ont des postes à défendre s’est aussi accrue – et ceux-là
devraient être plus enclins à suivre un candidat qui « joue
l’opinion », si cela peut sauver l’appareil. Laquelle de ces deux logiques
Manuel Valls aura-t-il choisie ? La petite phrase phare de sa déclaration
de ce soir devrait en dire beaucoup sur la stratégie retenue.
Michel Le Séac'h
[1] Mais parfois
avec l’aide de certains médias. En l’occurrence, la petite phrase de Manuel
Valls avait été reprise par l’AFP dans un titre de dépêche.
[2] David
Revault d’Allonnes et Laurent Borredon, Valls à l’intérieur, Robert
Laffont, 2014.
Photo : [c] Claude
Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
Note d’après discours : Finalement, Manuel Valls n’a
pas vraiment choisi ! Sa petite phrase, sur laquelle il a conclu sa
déclaration de candidature, n’est autre que le slogan qu’on pouvait lire dès la
première seconde sur son pupitre : « Faire gagner tout ce qui nous
rassemble ». Habitué des formules clivantes, il change de personnage
pour devenir consensuel. Cette mutation suffit-elle à susciter l’émotion et
marquer les esprits ? On peut en douter. À ce discours, il manquait
quelque chose. Même les meilleurs communicants ont parfois des passages à vide
– mais le moment, en l’occurrence, était malencontreux. À défaut de texte,
Manuel Valls a-t-il soigné l’image, nouant sa cravate de travers en signe de
continuité avec le président de la République ? On note aussi que les
« minorités visibles » formaient environ un tiers de la brigade d’acclamations
réunie autour de Manuel Valls. Mais peut-être était-elle simplement représentative
de la population d’Évry et non porteuse de quelque message politique. (Illustration : copie partielle d'un écran BFM TV)
29 novembre 2016
Martine Aubry déteste les petites phrases – du moins celles des autres
La plus récente condamnation des petites phrases vient d’où
on ne l’attendait pas : « Les petites phrases, c’est ce que je
déteste », a déclaré Martine Aubry ce week-end. Organisatrice à Bondy
d’un Carrefour des gauches et de l'écologie, elle faisait allusion à une
déclaration de Claude Bartolone : « Je souhaite que Valls
participe à la primaire, je souhaite que Hollande participe à la
primaire ».
Telle était alors la tension supposée entre les deux
premiers personnages de l’État que cette prise de position du quatrième ne
pouvait que compliquer la situation. Agacée, la maire de Lille a
commenté : « Il a le droit de dire ce qu'il veut, chacun a son
opinion, les petites phrases c’est ce que je déteste, voilà, je n'envoie jamais
des scud contre les gens, je me bats sur des idées, voilà. »
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Martine Aubry et Claude Bartolone. Mais c'était en 2011... |
Admettre la liberté de parole tout en la contestant dans le même mouvement, n’est-ce pas l’occasion d’invoquer ce précepte fameux : « Quand
c’est flou, il y a un loup » ? Il est de Martine Aubry elle-même !
Circonstance aggravante, il était dirigé contre… François Hollande. Candidats à
la primaire de la gauche avant l’élection présidentielle de 2012, tous deux
venaient de s’affronter dans un débat. Martine Aubry poursuivait le débat par
médias interposés. « Je ne veux pas être dans la dévalorisation, je
n'ai pas besoin, moi, de dénigrer, de dévaluer, de dénoncer », avait
répondu François Hollande, qui lui aussi « n’envoie jamais de
scud ».
Ce loup n’est pas une petite phrase unique dans la bouche de
Martine Aubry, classée l'an dernier au 11e rang de notre palmarès des personnages politiques associés à une petite phrase. D’elle, on retient aussi :
- « Que M. Blondel m'explique enfin sa position sur les 35 heures, je ne la sens pas. » (1998)
- « Quand Nicolas Sarkozy nous donne des leçons de maîtrise budgétaire, c'est un peu M. Madoff qui administre quelques cours de comptabilité. » (2010)
- « Mais oui mais bon, elle est un petit peu impatiente la Ségolène. » (2011)
- « Macron ? Comment vous dire… ras-le-bol. » (2015)
- « Je ne suis pas Monsieur Estrosi, je prends mes responsabilités. » (2016)
Faut-il voir dans ces petites phrases des débats d’idées qui
volent haut ou des « scud contre les gens » qui volent bas ?
La question peut en tout cas se poser.
Michel Le Séac’h
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Photo Chris93
via Wikimedia
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