« Les Cubains se sont inspirés de la Révolution
française sans pour autant connaître la Terreur » : si elle avait été prononcée par
Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères, cette déclaration aurait
probablement été reçue dans l’indifférence habituelle. On y aurait vu un de ces
hommages forcés qu’il est usuel de prononcer aux funérailles des grands de ce
monde, en l'occurrence celles de Fidel Castro. Au pire, un effet du décalage horaire.
Pour Ségolène Royal, au contraire, aucune mansuétude, tout
de suite un soupçon de turpitude, si ce n’est de « cruchitude »,
comme elle dit elle-même, depuis ce jour funeste de janvier 2007 où, frigorifiée au pied de la Grande muraille de
Chine, elle déclara face
aux caméras : « Comme le disent les Chinois : qui n’est
pas venu sur la Grande muraille n’est pas un brave, et qui vient sur la Grande
muraille conquiert la bravitude »[1].
Ce lapsus était né sous des auspices favorables : Ségolène
Royal était alors candidate à l’élection présidentielle de 2007. Selon un
sondage, elle était même en passe de la remporter avec 50,5 % des voix au
second tour. Ses faits et gestes étaient donc observés avec attention.
Pire : au lieu de se placer du côté des rieurs, son entourage a tenté
d’expliquer sa « bravitude » comme un néologisme signifiant « plénitude
d’un sentiment de bravoure ». Les moqueries ont évidemment redoublé,
relayées par des réseaux sociaux en plein essor. L’avenir présidentiel de Ségolène
Royal s’en est trouvé instantanément compromis.
Depuis lors, la « bravitude » poursuit la
ministre de l’Environnement. C’est devenu une petite phrase en un seul
mot : sous
des dehors anodins, elle a incontestablement marqué les esprits. C’est même
devenu un « snowclone » :
le suffixe « tude » suffit à l’invoquer. On a parlé de ridiculitude,
de ségolénitude… (et ce blog est intitulé Phrasitude). Les petites phrases se
nourrissent de la répétition : chaque position contestée de Ségolène Royal lui vaut une réactivation de cette « bravitude » qui signifie
implicitement quelque chose comme « Ségolène dit n’importe quoi ». Sa déclaration du 3 décembre à Santiago de Cuba a relancé la mécanique. « Castritude »
a titré Le Figaro en Une lundi dernier : d’un mot, tout était dit,
le reste de l’éditorial était superflu. Depuis lors, le mot roule aux quatre
coins de l’internet.
On compare souvent les petites phrases auto-dommageables au
sparadrap du capitaine Haddock. Dans certains cas, c’est très au-dessous de la
vérité.
Michel Le Séac’h
[1] Voir Michel
Le Séac’h, La Petite phrase, Eyrolles, 2015, p. 85.
Photo : Ségolène Royal à la COP21, Flickr, domaine public